Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre XVI

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 283-293).


CHAPITRE XVI[1]
SUR L’USAGE PRATIQUE DE LA RAISON ET SUR LE STOÏCISME

Dans mon septième chapitre, j’ai démontré qu’en théorie, la déduction des concepts aboutit à de médiocres résultats, et que pour arriver à quelque chose de mieux, il faut s’adresser à l’intuition elle-même, comme à la source de toute connaissance. Dans la pratique, c’est tout le contraire : ici il n’y a que les animaux qui soient déterminés par l’intuition ; il n’en saurait être de même de l’homme qui a des concepts pour régler sa conduite, et qui par là échappe à la puissance de l’intuition présente, à laquelle l’animal est absolument livré. C’est dans la mesure où l’homme tire parti de ce privilège que sa conduite peut être appelée raisonnable, et c’est uniquement dans ce sens qu’il peut être question de raison pratique, non dans le sens kantien, lequel est inadmissible, comme je l’ai fait voir tout au long dans mon mémoire sur le Fondement de la morale.

Mais il n’est pas facile de se déterminer uniquement par des concepts ; le caractère le mieux trempé n’est pas sans ressentir l’action puissante du monde extérieur, qui l’entoure avec toute sa réalité intuitive. Seulement, c’est précisément en tenant cette influence en échec, en comptant pour rien la fantasmagorie du monde, que l’esprit humain fait éclater sa grandeur et sa dignité. Ainsi, lorsque l’attrait du plaisir et de la jouissance le laisse indifférent, lorsqu’il n’est ébranlé ni par les menaces ni par la rage d’ennemis en fureur, que les supplications d’amis abusés ne l’ébranlent point dans sa résolution, que tous les fantômes trompeurs, dont l’entoure l’intrigue la mieux concertée, ne sauraient l’émouvoir, que les insultes des sots et de la foule ne le font point sortir de son calme et ne lui donnent point le change sur sa propre valeur : — alors il semble être sous l’influence d’un monde idéal, visible pour lui seul (c’est le monde des concepts), devant lequel toute cette réalité qu’il voit et qu’il touche s’évanouit comme un rêve. Ce qui donne au monde extérieur et à la réalité sensible une si grande force sur l’âme, c’est qu’ils en sont très rapprochés et qu’ils agissent immédiatement sur elle. Il se passe ici la même chose que pour l’aiguille aimantée, qui est maintenue dans sa direction par l’action combinée de forces naturelles éloignées et embrassant toute la terre ; il suffit d’en approcher un petit morceau de fer pour déranger sa position et la faire osciller fortement. De même, il suffit quelquefois de circonstances ou d’individus insignifiants, pourvu qu’ils agissent de près, pour troubler et déranger de son assiette l’esprit le plus solide ; alors la résolution la plus sage peut mollir et dégénérer en indécision, sous l’influence de motifs, faibles sans doute, mais dont l’action est immédiate. Car l’influence relative des mobiles est gouvernée par une loi qui est le contraire de celle qui régit l’action des poids sur les plateaux de la balance ; là, une action insignifiante, pourvu qu’elle soit rapprochée, peut en contrebalancer une autre beaucoup plus forte, mais lointaine. Mais cette disposition de l’âme qui fait que nous nous laissons déterminer par cette loi, sans essayer de nous y soustraire par un effort de la Raison vraiment pratique, c’est ce que les anciens désignaient par le mot de animi impotentia, c’est-à-dire ratio regendœ voluntatis impotens. Toute affection (animi pertubatio) vient d’une représentation qui agit sur notre volonté et qui nous est si immédiatement présente qu’elle nous cache tout le reste, au point de ne plus nous laisser voir qu’elle. Pour un moment du moins, nous sommes incapables d’envisager toute autre face de l’objet. Il y aurait un excellent remède, ce serait de s’habituer à considérer le présent comme déjà passé ; en un mot, d’introduire dans le domaine de la perception le style épistolaire des Romains. Le contraire nous est cependant très facile ; nous pouvons revoir un passé déjà vieux aussi nettement que nous voyons le présent et réveiller ainsi, avec toute leur intensité, d’anciennes sensations depuis longtemps assoupies. De même, personne ne se dérouterait ni ne sortirait de son calme pour un accident ou une contrariété, si la Raison nous représentait constamment ce qu’est l’homme au fond : un être besogneux, perpétuellement exposé à de grandes comme à de petites misères (τὸ δειλόττον ζῶον), qui vit, par conséquent, dans une crainte constante et dans un perpétuel tremblement, πᾶς ἐστιν ἆνθρωπος συμόρα (homo totus est calamitas), disait déjà Hérodote.

L’emploi de la raison dans la pratique nous amène à considérer sous toutes ses faces, et comme ne formant qu’un tout, ce qui, dans la connaissance intuitive, nous apparaît fragmenté et d’un point de vue partiel. Elle rapproche tous les contrastes de la réalité, qui se corrigent l’un par l’autre, et nous conduit à une vue juste des choses. Ainsi, lorsque nous nous bornons à percevoir avec nos yeux la mauvaise action de quelqu’un, nous le condamnons sur-le-champ ; mais si, au lieu de cela, nous envisageons seulement la nécessité qui l’y a poussé, nous lui devenons compatissants. La raison, avec ses concepts, examine l’une et l’autre et nous conduit à cette conclusion : C’est que le coupable doit être puni d’un châtiment proportionné, qu’il faut l’empêcher de nuire et le redresser.

Je rappelle encore une fois cette maxime de Sénèque Si vis tibi omnia subjicere, te subjice rationi. Si, comme je l’ai dit, dans mon quatrième livre, la souffrance est positive, tandis que le plaisir est négatif, celui qui, dans tous ses actes, prend la connaissance abstraite ou rationnelle comme fil conducteur et, par conséquent, a toujours présentes à l’esprit les suites de sa conduite à venir, celui-là a de fréquentes occasions d’appliquer le sustine et abstine ; car, pour arriver à bannir autant que possible la douleur de son existence, il doit sacrifier toutes les fortes émotions de plaisir ou de jouissance et se souvenir du précepte d’Aristote « ὁ φρόνιμος τὸ ἄλυπον διωϰεῖ, οὐ τὸ ἡδύ. Aussi, chez celui-là, l’avenir emprunte toujours au présent, tandis que chez les hommes de peu de sens, le présent emprunte à l’avenir qui, appauvri de la sorte, finit par faire banqueroute. Pour l’homme avisé, la raison ne doit être qu’un mentor morose, qui prêche perpétuellement le renoncement sans pouvoir promettre en échange autre chose qu’une vie exempte de douleurs. Cela vient de ce que la Raison, grâce à ses concepts, embrasse d’un coup d’œil tout le champ de la vie, dont le résultat, si heureux qu’on le suppose, ne peut être différent de ce que nous avons dit.

Cet effort pour arriver à une existence exempte de douleurs, — autant du moins qu’il est possible d’y atteindre par l’exercice de la raison, et par la connaissance de la vie dans son essence même, — cet effort, dis-je, lorsqu’il est conséquent avec lui-même et va jusqu’aux extrêmes, produit le cynisme dont le stoïcisme est ensuite sorti : C’est ce que je vais démontrer brièvement, pour servir de confirmation aux conclusions de mon premier livre.

Tous les systèmes de morale de l’antiquité, excepté celui de Platon, n’étaient que des méthodes pour vivre heureux : aussi le but de vertu, chez eux, ne se trouve pas au-delà de la mort, mais en ce monde même. Elle est en effet pour eux le seul chemin qui conduise au vrai bonheur ; c’est pourquoi le sage se déclare son adepte. De là, ces débats sans fin, ces discussions subtiles, sans cesse renaissantes, que nous a surtout conservés Cicéron, et dont l’objet est de savoir si la vertu toute seule et cultivée pour elle-même suffit à nous assurer le bonheur, ou s’il y faut ajouter quelque secours étranger ; si l’homme vertueux et sage, même sur l’échafaud, sur la roue, ou dans le taureau de Phalaris, peut encore être heureux ; ou si le bonheur est impossible à l’homme vertueux jeté en de telles épreuves. Car la pierre de touche d’une semblable morale, ce serait nécessairement le bonheur obtenu en appliquant ses préceptes, et cela immédiatement et sans condition. Si elle ne peut le donner, elle ne tient pas ses promesses, et se détruit elle-même. Les éclaircissements, par lesquels saint Augustin ouvre son exposé de la morale antique, sont donc aussi justes que conformes à l’esprit chrétien (De civit. Dei, XIX, c. i) « Exponenda sunt nobis argumenta mortalium, quibus sibi ipsi beatitudinem facere in hujus vitæ infelicitate moliti sunt ; ut ab eorum rebus vanis spes nostra quid differat clarescat. De finibus bonorum et malorum multa inter se philosophi disputarunt ; quam quæstionem maxima intentione versantes, invenire conati sunt, quid efficiat hominem beatum : Illud enim est finis bonorum. » Je veux faire ressortir le but eudémonique de la morale antique par quelques passages significatifs empruntés aux anciens eux-mêmes. Aristote dit (Ethic. magn. 1,4) : ἡ εὐδαιμονία ἐν τῷ εὖ ζῆν ἐστι, τὸ δὲ εὖ ζῇν ἐν τῷ ϰατὰ τὰς ἀρετὰς ζῆν. Cf. Éth. à Nicomaque, I, 5. Cicéron, Tuscul., V : « Nam quum ea causa impulerit eos, qui primi se ad philosophias studia contulerunt, ut, omnibus rebus posthabitis, totos se in optimo vitæ statu exquirendo collocarent, profecto spe beate vivendi tantam in eo studio curam operamque posuerunt. » — D’après Plutarque (De Repugn. stoïc., c. 18), Chrysippe a dit : το κατα κακιαν ζην τω κακοδαιμονως ζην ταυτον εστι, « Vitiose vivere idem est quod vivere infeliciter. » Ibid., c. 26 : Η φρονησις ουκ ετερον εστι της ευδαιμονιας καθ’εαυτο αλλ’ευδαιμονια. « Prudentia nihil differt a felicitate est que ipsa adeo felicitas. » Stobée (Eclog. lib. II, c. 7) : Τελος δε φασιν ειναι το ευδαιμονειν, ου ενεκα παντα πραττεται, « Finem esse dicunt felicitatem cujus causa fiunt omnia. Ευδαιμονιαν συνωυμειν τω τελει λεγουσιν « Finem bonorum et felicitatem synonyma esse dicunt. » Arrien (Dissert. Epict. I, 4) : Η αρετη ταυτην εχει την επαγγελιαν, ευδαιμονιαν ποιησαι, « Virtus profitetur, se felicem praestare. » Sénèque (Epist. 90) « Ceterum (sapientia) ad beatum statum tendit, illo ducit, illo vias aperit ». — Le même (Epist. 108) « Illud admoneo, auditionem philosophorum, lectionemque, ad propositum beatae vitæ trahendum ».

Vivre heureux, tel est le but que se proposait également la morale des cyniques. L’empereur Julien le dit en propres termes (Orat. VI) : της κυνικης δε φιλοσοφιας σκοπος μεν εστι και τελος, ωσπερ δη και πασης φιλοσοφιας, το ευδαιμονειν το δε ευδαιμονειν εν τω ζην κατα φυσιν, αλλα μη προς τας των πολλων δοξας. « Cynicæ philosophiæ, ut etiam omnis philosophiæ, scopus et finis est, feliciter vivere felicitas vitæ autem in eo posita est, ut secundum naturam vivatur, nec vero secundum opiniones multitudinis. » Seulement les cyniques, pour arriver à ce but, prenaient un chemin très particulier, un chemin aussi éloigné que possible de celui du vulgaire. Ils pratiquaient le détachement le plus austère. Ils partaient de ce principe : que les troubles causés dans notre volonté par les objets qui l’attirent et l’excitent, les efforts pénibles, souvent inutiles, que nous faisons pour les atteindre ; puis, quand nous les avons atteints. la crainte que nous avons de les perdre ; et enfin, leur perte, entraînent de plus grandes souffrances que l’effort nécessaire pour y renoncer. Aussi choisissaient-ils, — pour arriver à une vie exempte de douleurs, — la voie du renoncement le plus absolu. Ils fuyaient tous les plaisirs comme des pièges, qui nous exposent ensuite à la souffrance. Cela fait, ils pouvaient faire bonne contenance devant la fortune et tous ses caprices. Tel est l’esprit même du cynisme : Sénèque l’a clairement exprimé dans son huitième chapitre du De tranquilitate animi : « Cogitandum est quanto levior dolor sit, non habere, quam perdere et intelligemus paupertati eo minorem tormentorum, quo minorem damnorum esse materiam ». De même : « Tolerabilius est faciliusque non acquirere, quam amittere… Diogenes effecit, ne quid sibi eripi posset… qui se fortuitis omnibus exuit… videtur mihi dixisse age tuum negotium, Fortuna ; nihil apud Diogenem jam tuum est. » Comme pendant à cette proposition, voici une citation de Stobée (Ecl. II, 7) : Διογενης εφη νομιζειν οραν την Τυχην ενορωσαν αυτον και λεγουσαν τουτον δ’ου δυναμαι βαλεειν κυνα λυσσητηρα. « Diogenes credere se dixit videre Fortunam ipsum intuentem ac dicentem Ast hunc non potui tetigisse canem rabiosum ». C’est ce même esprit du cynisme, qui perce dans l’épitaphe de Diogène (dans Suidas au mot ~KnM<et dans Diogène Laërce, VI, 2) :

Γηρασκει μεν χαλαος υπο χρονου αλλα σον ουτι
_____κυδος ο πας αιων, Διογενες, καθελει
Μουνος επει βιοτης αυταρκεα δοξαν εδειξας
_____Θνητοις, και ζωης οιμον ελαφροτατην.

Æra quidem absumit tempus, sed tempore nunquam
  Interitura tua est gloria, Diogenes.
Quandoquidem ad vitam miseris mortalibus æquam
  Monstrata est facilis, te duce, et ampla via.

L’idée fondamentale du cynisme, c’est donc que la vie, plus on l’envisage sous sa forme la plus simple et la plus nue, avec les misères que la nature y a attachées, plus elle est supportable, et que, par conséquent, c’est celle-là qu’il faut choisir ; car toutes les commodités et tous les plaisirs, par où l’on essaie de la rendre plus douce, ne font qu’y ajouter de nouvelles calamités, plus lourdes que celles qui y sont naturellement jointes. Aussi, peut-on considérer cette proposition comme le résumé de toute la doctrine cynique : Διογενης εϐοα πολλακις λεγων, τον των ανθρωπων βιον ραδιον υπο των θεων δεδοσθαι, αποκεκρυφθαι δε αυτον ζητουντων μελιπηκτα και μυρα και τα παραπλησια. « Diogenes clamabat sæpius hominum vitam facilem a diis dari, verum occultari illam quærentibus mellita cibaria, unguenta et his similia.Diog. Laert. VI, 2). Et plus loin : « Δεον, αντι των αχρηστων πονων, τους κατα φυσιν ελομενους, ζην ευδαιμονως παρα την ανοιαν κακοδαιμονουσι… Τον αυτον χαρακτηρα του βιου λεγων διεξαγειν, ονπερ και Ηρακλης, μηδεν ελευθεριας προκρινων, « Quum igitur, repudiatis inutilibus laboribus, naturales insequi ac vivere beate debeamus, per summam dementiam infelices sumus, eamdem vitae formam quam Hercules se vivere affirmans, nihil libertati præferens. » (Ibid.)

Aussi les premiers cyniques, les purs, comme Antisthènes, Diogène, Cratès et leurs disciples, avaient-ils renoncé une fois pour toutes, à posséder quoique ce fût, à se donner aucune des commodités ni aucun des plaisirs de la vie, afin d’échapper pour toujours aux soucis, à l’esclavage et aux douleurs, qui y sont attachés, et que tous les biens du monde ne sauraient compenser. En satisfaisant seulement les besoins les plus indispensables, en renonçant à tout superflu, ils pensaient être quittes à bon compte. Ils se contentaient des choses les plus simples, que les pauvres se procuraient gratuitement à Corinthe comme à Athènes, de lupins, d’eau pure, d’un mauvais manteau, d’une besace et d’un bâton. Ils mendiaient à l’occasion, autant que cela était nécessaire pour mener cette vie ; mais ils ne travaillaient pas. Jamais ils ne prenaient rien de plus que le nécessaire pour suffire aux besoins que nous venons de dire. L’indépendance, dans le sens le plus large du mot, tel était leur but. Ils passaient leur temps à dormir, à vaguer çà et là, à causer avec les uns et les autres, à plaisanter, à se moquer et à rire : leur caractère n’était qu’insouciance et gaité. Vivant ainsi, ne poursuivant aucun but particulier, ils dominaient les soucis humains, jouissaient de complets loisirs, et se rendaient très propres, à titre d’hommes d’une force d’âme éprouvée, à devenir les conseillers et les directeurs de leurs semblables. Aussi Apulée dit-il (Floride IV) : « Crates, utlar familiaris, apud homines suæ ætatis cultus est. Nulla domus ei unquam clausa erat ; nec erat patrisfamilias tam absconditum secretum, quin eo tempestive Crates interveniret, litium omnium et jurgiorum inter propinquos disceptator et arbiter. » Ils présentent par là, comme sur bien d’autres points, une grande analogie avec les moines mendiants des temps modernes, bien entendu avec les meilleurs et les plus purs d’entre ceux-ci, dont on peut trouver l’idéal dans le capucin Christophe, du célèbre roman de Manzoni. Cependant cette analogie n’est que dans les actes, et non dans les motifs. Ils se rencontrent pour le résultat ; mais l’idée fondamentale du cynisme et celle du monachisme sont bien différentes. Pour les moines, comme pour les Sanyasis qui leur ressemblent, le but est au delà de cette vie ; quant aux cyniques, ils sont convaincus qu’il est plus facile de s’en tenir au minimum des désirs et des besoins, que d’arriver au maximum de leur satisfaction, ce qui est d’ailleurs impossible, attendu que les désirs et les besoins croissent à l’infini, à mesure qu’on les satisfait. Aussi, pour atteindre au but de toute la morale antique, au bonheur le plus complet en cette vie, prenaient-ils le chemin du renoncement comme le plus court, et le plus facile : οθεν και τον κυνισμον ειρηκασιν συντομον επ’αρετην οδον, « Unde cynismum dixere compendiosam ad virtutem viam. » (Diog. Laert., VI, 9.) La différence essentielle, entre l’esprit des cyniques et celui des ascètes, se manifeste de la façon la plus frappante par l’humilité, qui est l’âme même de l’ascétisme, et qui est si étrangère au cynisme, lequel affiche plutôt l’orgueil et le mépris d’autrui :

________Sapiens uno minor est Jove, dives,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum.
_______________________________Horace.

Au contraire, la conception de la vie des cyniques, correspond pour l’esprit, à celle de J.-J. Rousseau, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité. Lui aussi voudrait nous ramener à l’état de nature et réduire nos besoins à leur minimum, convaincu que c’est la route la plus sûre pour arriver au bonheur. D’ailleurs les cyniques étaient exclusivement des philosophes pratiques ; je ne connais rien qui nous renseigne sur leur philosophie théorique.

Le stoïcisme est sorti du cynisme, en ce sens qu’il en a converti la pratique en théorie. Selon les stoïciens, il n’est pas nécessaire de se retrancher tout ce qu’il serait possible de faire ; il suffit de regarder toujours les biens et les voluptés comme superflus et dépendant de la fortune : et ainsi la privation véritable, si d’aventure elle s’imposait, ne paraîtrait plus pénible. On peut posséder des biens immenses et jouir de toutes choses ; il ne faut qu’être convaincu de la vanité du tout et de la facilité avec laquelle on peut y renoncer, et d’autre part avoir toujours présent à l’esprit que ces biens sont incertains et dépendent du hasard, c’est-à-dire les regarder comme rien et être toujours prêt à s’en séparer. Il y a plus : celui qui aurait besoin de renoncer réellement à tous ces biens pour n’en être pas touché, montrerait par la même, qu’il les tient, dans son cœur, pour de vrais biens : ce serait pour n’être pas tenté par eux, qu’il les éloignerait de sa vue. Que le sage au contraire apprenne à n’y voir que de faux biens, qu’il les considère comme des choses indifférentes (αδιαφορα), ou en tout cas accessoires (προηγμενα). Lorsqu’ils se présentent, il ne les repousse pas, mais il est toujours prêt à les laisser partir avec la même égalité d’âme, lorsque le hasard dont ils dépendent vient à l’exiger. Ils sont en effet du nombre « τῶν οὐϰ ἐφ’ἡμῖν ». Dans ce sens, Épictète disait (Chap. 7) : « Que le sage ressemble au passager d’un navire qui serait descendu à terre ; là il fait la connaissance d’une femme ou d’un petit garçon, mais il est prêt aussitôt que le capitaine le rappelle, à les renvoyer et à partir. Les stoïciens perfectionnèrent ainsi la théorie de l’indépendance du sage, aux dépens de la pratique, en ramenant tout à un état d’âme purement subjectif, et en s’octroyant à l’aide d’arguments sophistiques, toutes les commodités de la vie, comme on peut le voir dans le premier chapitre d’Epictète. Ils n’avaient pas pris garde que toute habitude devient un besoin, et qu’on ne peut y renoncer sans douleur ; qu’on ne joue pas impunément avec la volonté, et qu’on ne peut jouir, sans prendre goût à la jouissance ; qu’un chien ne reste pas indifférent quand on fait passer un morceau de rôti sous son museau, et qu’il n’en saurait être autrement du sage, s’il est affamé ; en un mot, qu’il n’y a pas de milieu entre jouir et renoncer. Ils croyaient être en règle avec leurs principes, lorsque, s’asseyant à la table somptueuse de quelque riche romain, et ne laissant passer aucun plat, ils assuraient que tout cela est un accessoire, προηγμενα, mais non un vrai bien, αγαθα ; ou, pour le dire en bon français ils buvaient, mangeaient, se donnaient du bon temps, mais n’en savaient aucun gré à la Providence ; que dis-je ? ils fronçaient le sourcil d’un air morose et affirmaient toujours bravement, qu’ils donnaient au diable toute la mangeaille. Telle était l’échappatoire des stoïciens : ces héros ne l’étaient qu’en paroles, et il y avait entre eux et les cyniques à peu près le même rapport qu’entre des bénédictins ou des augustins gros et gras et de pauvres capucins. Plus ils négligeaient la pratique, plus ils raffinaient dans leur théorie. À la fin de mon premier volume, j’en ai donné une analyse je vais y ajouter ici quelques documents à l’appui, — et la compléter.

Si nous prenons les ouvrages que les stoïciens nous ont laissés, et qui sont tous composés sous une forme peu systématique ; si d’autre part, nous nous demandons quel était, en fin de compte, le principe de cette indifférence inébranlable, qu’on nous prêche sans cesse, nous n’en trouvons pas d’autre que la notion de l’indépendance des lois de l’univers par rapport à notre volonté, et par conséquent de la fatalité des maux qui nous frappent. Quand nous avons pris une connaissance exacte de cette loi des choses, et réglé en conséquence nos prétentions, ce serait folie de nous désoler, de gémir, craindre ou espérer, et nous ne nous y laissons plus aller. Entre temps se glisse dans leur doctrine (voir surtout Arrien, Comment. Epict.) cette idée, que tout ce qui est ουκ εφ’ημιν, c’est-à-dire qui ne dépend pas de nous, est aussi ου προς ημας, c’est-à-dire ne nous intéresse point. D’autre part cependant tous les biens de la vie sont à la merci du hasard, et dès l’instant où il nous les ravit, nous sommes malheureux, si nous avons mis en eux notre félicité. Pour échapper à ces misères indignes de nous, il suffit de recourir à la saine raison ; grâce à elle nous ne considérons plus ces biens comme nôtres ; nous nous persuadons que nous n’en avons que l’usage pour un temps déterminé, ce qui est le vrai moyen de ne pas les perdre. Aussi Sénèque dit-il « Si quid humananarum rerum varietas possit, cogitaverit, antequam senserit » (Epist. 68). Et Diogène Laërce (VII, I, 87) Ισον δε εστι το κατ’αρετην ζην τω κατ’εμπειριαν των φυσει συμϐαινοντων. « Secundum virtutem vivere idem est, quod secundum experientiam eorum, quæ secundum naturam accidunt, vivere. On peut rapprocher de cette citation un passage d’Arrien (Comment. Epict. Livre III, ch. XXIV, 84-89), — et spécialement, — comme preuve à l’appui de ce que j’ai avancé là-dessus dans mon premier volume, — cet autre passage : Τουτο γαρ εστι το αιτιον τοις ανθρωποις παντων των κακων, το τας προληψεις τας κοινας μη δυνασθαι εφαρμοζειν ταις επι μερους (Ibid. IV, 1,42) ( « Hæc enim causa est hominibus, omnium malorum, quod anticipationes generalis rebus singularibus accommodare non possunt. » ) Même pensée dans ce passage de Marc-Aurèle (IV, 29) : Ει ξενος κοσμου ο μη γνωριζων τα εν αυτω οντα, ουχ ηττον ξενος και ο μη γνωριζων τα γιγνομενα (Si l’on est étranger dans le monde, quand on ne connaît pas ce qui s’y trouve, on ne l’est pas moins quand on ne sait pas ce qui y arrive.) « Le onzième chapitre du De Tranquillitate animi de Sénèque est encore une excellente confirmation de cette manière de voir. En résumé la pensée du Stoïcisme, c’est que, pour peu qu’il perce à jour cette jonglerie qu’on appelle le bonheur, et qu’ensuite il prenne pour guide sa raison, l’homme, en ce jeu de hasard, apprendra que les coups heureux sont inconstants, et que l’argent qu’on y gagne est dépourvu de valeur ; et de la sorte il y demeurera indifférent. D’une façon générale le point de vue stoïcien peut s’exprimer ainsi : Nos souffrances viennent toujours d’un désaccord entre nos désirs et les lois du monde. Aussi faut-il changer l’un de ses termes, pour le mettre en harmonie avec l’autre. Comme le train de l’univers n’est pas en notre pouvoir (ουκ εφ’ημιν), il faut que nous y conformions notre volonté et nos désirs car la volonté seule est nôtre (εφ’ημιν). Cette accommodation de la volonté au train du monde, c’est-à-dire à la nature des choses, est souvent comprise dans l’aphorisme d’un sens élastique, κατα φυσιν ζην. Que l’on consulte plutôt Arrien (Dépert. II, 19,21,22). Sénèque met ce point de vue plus en évidence (Epist. 119), lorsqu’il dit « Nihil interest utrum non desideres, an habeas. Summa rei in utroque est eadem : non torqueberis. » De même Cicéron (Tuscul. IV, 26) « Solum habere velle, summa dementia est. » Voir encore Arrien (IV, 1,175) ου γαρ εκπληρωσει των επιθυμουμενων ελεθερια παρασκευαζεται, αλλα ανασκευη της επιθυμιας. « Non enim explendis desideriis libertas comparatur, sed tollenda cupiditate. »

On peut considérer comme preuve à l’appui de ce que j’ai dit sur le ομολογουμενως ζην des stoïciens, les considérations de Ritter et Preller à ce sujet, dans leur Histoire de la pilosophie grécoromaine. De même, cet aphorisme de Sénèque (Epist. 31 et Ep. 74) « Perfecta virtus est æqualitas et tenor vitæ per omnia consonans sibi ». Mais l’esprit du Portique respire surtout dans ce passage du même Sénèque (Epist., 92) « Quid est beata vita ? Securitas et perpetua tranquillitas. Hanc dabit animi magnitudo, dabit constantia bene judicati tenax. » On se convaincra par une étude d’ensemble du stoïcisme, que le but de sa morale, et aussi de la morale cynique d’où elle est sortie, est tout simplement de nous faire vivre d’une vie aussi exempte de maux que possible, c’est-à-dire d’une vie aussi heureuse que possible. C’est pourquoi la morale stoïcienne est une espèce particulière de l’eudémonisme. Elle n’a pas, comme la morale hindoue, la morale chrétienne, ou même platonicienne, de tendance métaphysique ; elle n’a pas de but transcendant, mais seulement un but immanent, qu’on peut atteindre dès cette vie : l’ataraxie, la félicité sans mélange du sage, que rien ne peut ébranler. Cependant il faut convenir que les derniers stoïciens, notamment Arrien, oubliaient quelquefois ce but et tendaient à l’ascétisme, ce qui s’explique par les progrès du christianisme et la diffusion de l’esprit oriental. — Si maintenant nous considérons d’un peu près ce but du stoïcisme, cette ataraxie, nous n’y trouvons qu’endurcissement et insensibilité aux coups du sort ; les stoïciens y arrivaient en se représentant sans cesse la brièveté de la vie, la vanité des jouissances, l’inconstance du bonheur, et après s’être rendu compte que la différence de la félicité à l’infortune est beaucoup plus petite qu’on ne l’imaginait par anticipation. Ce n’est cependant pas encore l’état de béatitude, ce n’est pas la résignation à la souffrance, envisagée comme inévitable. La hauteur d’esprit et la dignité de l’individu consiste précisément à se taire et à supporter la fatalité, dans un repos mélancolique, sans sortir de son calme, tandis que les autres hommes ne font que passer de la joie exultante au désespoir, et du désespoir à la joie. On peut donc considérer encore le stoïcisme comme une diététique spirituelle de même qu’on endurcit son corps aux intempéries, qu’on l’habitue à pâtir et à se fatiguer, de même aussi on s’endurcit le cœur contre l’infortune, le danger, la misère, l’injustice, la tromperie, la trahison, l’orgueil et la stupidité des hommes.

Je remarque encore que les καθηκοντα des stoïciens, que Cicéron traduit par le mot officia, signifient à peu près ce qui nous est approprié (Obliegenheiten), ce qu’il convient de faire en anglais incumbencies, en italien, quel che tocca a me di fare, o di lasciare, c’est-à-dire en général ce qu’il appartient à un homme raisonnable de faire. Voir Diogène Laërce, VII, I, 109. — Enfin le panthéisme des stoïciens, lequel répugne si fort à toutes les capucinades d’Arrien, — est exprimé de la façon la plus claire par Senèque : « Quid est Deus ? Mens universi. Quid est Deus ? quod vides totum, et quod non vides totum. Sic demum magnitudo sua illi reddatur, qua nihil majus excogitari potest : Si solus est, omnia, opus suum et extra et intra tenet. » (Quœst. natur, 1, prœfatio, 12.)



  1. Ce chapitre correspond au § 16 du Ier volume.