Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre Ier

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 139-154).


CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE VUE IDÉALISTE

Des sphères brillantes en nombre infini, dans l’espace illimité, une douzaine environ de sphères plus petites et plus éclairées, qui se meuvent autour de chacune d’elles, chaudes à l’intérieur, mais froides et solidifiées à la surface, des êtres vivants et intelligents sortis de l’espèce de moisissure qui les enduit, — voilà la vérité empirique, voilà le monde. Cependant c’est une situation bien critique pour un être qui pense, que d’appartenir à une de ces sphères innombrables emportées dans l’espace illimité, sans savoir d’où il vient et où il va, perdu dans la foule d’autres êtres semblables, qui s’efforcent, se travaillent, se tourmentent, passent rapidement et renaissent sans trêve dans le temps éternel. Là, rien de fixe que la matière, et le retour des mêmes formes diversement organisées, suivant de certaines lois, données une fois pour toutes. Tout ce que la science empirique peut nous apprendre, c’est la nature et les règles de l’apparition de ces formes. — Mais la philosophie moderne, avec Berkeley et Kant, s’est avisée enfin, que tout ce qui nous entoure n’est qu’un phénomène du cerveau, soumis à des conditions subjectives si nombreuses et si variées, que cette réalité absolue dont nous parlions doit faire place à une tout autre ordonnance du monde, et que le monde se réduit au substrat du phénomène, c’est-à-dire qu’il y a entre ceci et cela le même rapport qu’entre la chose en soi et sa manifestation.

— « Le monde est ma représentation » — voilà une proposition, semblable aux axiomes d’Euclide, que tout le monde doit admettre dès qu’il l’a comprise cependant ce n’est pas une de ces vérités qu’il suffit d’entendre pour l’admettre. — Faire comprendre cette proposition, y rattacher la question des rapports de l’idéal et du réel, c’est-à-dire du monde pensé au monde qui est en dehors de la pensée, ç’a été, avec le problème de la liberté morale, l’œuvre caractéristique de la philosophie moderne. Après des siècles de recherches dans le domaine de la philosophie objective, on découvrit pour la première fois que parmi tant de choses, qui rendent le monde si énigmatique et si digne de méditations, la plus importante à coup sûr est ce simple fait : quelle qu’en soit la grandeur et la masse, son existence cependant est suspendue à un fil très mince, j’entends la conscience, où il nous est chaque fois donné. Cette condition nécessaire de l’existence du monde lui imprime, en dehors de toute réalité empirique, un caractère d’idéalité, et partant de simple phénomène ; c’est pourquoi, — du moins par un côté, — on peut considérer ce fait comme étant de même nature que le rêve, et le classer dans la même catégorie. Car la fonction du cerveau, qui, pendant le sommeil, nous enchante par la vision d’un monde que nous voyons ou que nous touchons, peut avoir autant de part à la représentation du monde objectif pendant la veille. Ces mondes, quoique différents par la matière, procèdent visiblement d’une même forme. Cette forme est l’intellect, la fonction du cerveau. — Descartes est probablement le premier qui soit arrivé au degré de conscience que cette vérité fondamentale exige ; quoique en passant et sous forme de doute méthodique, il en a fait le point de départ de sa philosophie. En somme, en donnant le Cogito ergo sum comme la seule chose certaine, et l’existence du monde comme problématique, il avait trouvé le point de départ général, et d’ailleurs le seul juste, en même temps que le seul point d’appui de toute philosophie. Ce point d’appui, c’est essentiellement et nécessairement le subjectif, la conscience proprement dite. Car cela seul est une donnée immédiate ; tout le reste, quel qu’il soit, trouve son moyen et sa condition dans la conscience ; il lui est soumis par conséquent. Aussi est-ce avec raison que l’on considère Descartes comme le père de la philosophie moderne, et qu’on la fait commencer avec lui. Peu de temps après, Berkeley s’avance très loin dans cette voie, et aboutit à l’idéalisme proprement dit, c’est-à-dire à cette notion, que l’étendu dans l’espace, le monde objectif, matériel, — en tant que tel, — n’existe que dans notre représentation, et qu’il est faux, absurde même, de lui attribuer, en tant que tel, une existence en dehors de toute représentation, et indépendamment du sujet connaissant, c’est-à-dire d’en voir le substrat dans une matière directement perçue et existant en soi. Ce point de vue si juste et si profond est toute la philosophie de Berkeley. Il s’est épuisé à l’établir.

Le véritable philosophe doit donc être idéaliste ; il doit l’être pour être vraiment sincère. Il est évident en effet que personne ne peut sortir de soi pour s’identifier immédiatement avec des choses différentes, et que tout ce dont nous sommes sûrs, tout ce dont nous avons une conscience immédiate, réside dans notre conscience. En dehors ou au-dessus d’elle, il ne peut y avoir de certitude immédiate ; celle qu’exige la science, pour appuyer ses premiers principes, est celle de la conscience. Le point de vue empirique est conforme à l’esprit des sciences, qui considère le monde comme existant absolument, mais non pas à celui de la philosophie, qui s’efforce de remonter au premier principe. La conscience seule nous est immédiatement donnée ; voilà pourquoi toute la philosophie est renfermée dans les faits conscients, c’est-à-dire pourquoi elle est essentiellement idéaliste. — Le réalisme, qui s’impose à l’entendement grossier, parce qu’il se donne comme positif, part en réalité d’une hypothèse gratuite, et n’est ainsi qu’un système en l’air : il passe sous silence ou il nie le fait fondamental, à savoir que tout ce que nous connaissons gît au sein de la conscience. Car affirmer que l’existence des choses est conditionnée par un sujet représentant, et par conséquent que le monde n’existe que comme représentation, ce n’est pas faire une hypothèse, ce n’est rien affirmer gratuitement, c’est encore moins émettre un paradoxe inventé pour les besoins de la cause. C’est la vérité la plus certaine et la plus simple, la plus difficile de toutes à saisir, précisément parce que c’est la plus simple, et que tout le monde ne pense pas assez pour remonter des choses aux premiers éléments de la conscience. Il ne saurait y avoir une existence objective absolue, une existence objective en soi : elle serait inconcevable ; car l’objectif, par son essence même, n’existe en tant que tel que dans la conscience d’un sujet ; il n’en est par conséquent que la représentation ; il n’est conditionné que par elle, et que par les formes de la représentation, lesquelles dépendent du sujet et non de l’objet.

Que le monde existe encore, sans sujet connaissant, c’est ce qui semble évident au premier abord ; on pense cela in abstracto sans se rendre compte de la contradiction qu’il y a au fond de cette proposition. Mais lorsqu’on veut réaliser cette idée abstraite, c’est-à-dire la ramener à une représentation intuitive, dont elle tiendrait (comme toutes les idées abstraites d’ailleurs) toute sa vérité et tout son contenu, et lorsqu’on cherche à s’imaginer un monde objectif, sans sujet connaissant ; alors on finit par se convaincre que ce qu’on imagine là est en réalité le contraire de ce qu’on se proposait, c’est-à-dire uniquement la démarche d’un sujet connaissant, qui se représente un monde objectif, en d’autres termes, c’est ce qu’on se proposait d’exclure. — Ce monde réel, intuitif, est manifestement un phénomène du cerveau c’est pourquoi l’hypothèse qu’il puisse y avoir un monde, en tant que tel, en dehors de tout cerveau, est contradictoire.

L’objection qui s’élève consciemment ou non dans l’esprit de chacun contre cette idéalité essentielle et nécessaire de tout objet est la suivante : Mais ma personne aussi est un objet pour une autre personne ; elle est donc une simple représentation ; et pourtant je sais certainement que j’existe, et que je n’ai besoin de personne pour exister ; tous les autres objets sont dans le même rapport que moi-même avec le sujet connaissant ; donc ils existeraient encore, quand bien même le sujet connaissant disparaîtrait. À cela il y aurait à répondre : Cet autre, dont je considère ma personne comme l’objet, n’est pas seulement le sujet, mais encore un individu connaissant. C’est pourquoi si cet autre n’existait pas, et si j’étais le seul être connaissant, je n’existerais pas moins comme le sujet, qui seul permet aux objets d’exister dans sa représentation. Car je suis sujet, comme tout être connaissant est sujet. Par conséquent, dans le cas que nous supposons, ma personne existerait encore de toute façon, mais comme représentation, c’est-à-dire dans ma propre connaissance. Je ne la connais jamais immédiatement, mais toujours d’une façon médiate : puisque tout ce qui est dans la représentation est toujours médiat. Ainsi, je ne connais mon corps comme objet, c’est-à-dire comme étendu, remplissant l’espace et agissant, que dans une représentation de mon cerveau ; cette intuition se produit au moyen des sens et ce sont leurs données qui permettent au cerveau d’accomplir sa fonction, c’est-à-dire de remonter de l’effet à la cause : de cette façon, en voyant le corps par les yeux, en le touchant par les mains, on construit dans l’espace une figure qui se représente comme notre corps. Mais aucune espèce d’étendue, de forme ou d’activité ne m’est immédiatement donnée dans je ne sais quel sentiment général du corps, ou conscience intime, donnée qui cadrerait avec mon être, lequel n’aurait pas besoin, pour exister ainsi, d’être représenté dans un sujet connaissant. Bien plus, ce sentiment général, comme aussi ma conscience, n’existent immédiatement qu’en rapport avec la volonté, c’est-à-dire en tant qu’agréables ou désagréables, et en tant qu’actifs dans les actes de la volonté, qui sont représentés dans l’intuition extérieure comme des actes du corps. Il en résulte que l’existence de ma personne ou de mon corps, en tant qu’étendu et actif, suppose toujours un sujet connaissant qui en diffère, puisque c’est toujours une existence perçue, représentée, c’est-à-dire une existence pour un autre. En réalité, c’est un phénomène du cerveau, que ce cerveau dans lequel ce phénomène se produit soit le mien ou celui d’une autre personne. Dans le premier cas, la personne se divise en connaissant et en connu, en sujet et en objet, qui là, comme partout, sont juxtaposés, sans pouvoir être absolument réunis ou absolument séparés. Si maintenant ma propre personne, pour exister comme telle, a toujours besoin d’un sujet connaissant, cela est au moins aussi vrai de tous les autres objets, à qui le but de l’objection précédente était précisément d’attribuer une existence indépendante de la connaissance et de son sujet.

On comprend dès lors que l’existence qui est conditionnée par un sujet connaissant, n’est que l’existence dans l’espace, par conséquent la connaissance de quelque chose d’étendu et d’actif : c’est toujours une existence connue, c’est-à-dire une existence pour un autre. En revanche, toute chose qui existe de cette façon peut en outre avoir une existence en soi, pour laquelle il n’est pas besoin d’un sujet ; mais cette existence ne peut être ni étendue ni activité (c’est-à-dire être dans l’espace), il faut nécessairement que son essence soit d’une autre sorte : c’est l’essence d’une chose en soi, qui, comme telle, ne peut jamais être objet. Telle serait la réponse que l’on pourrait faire à l’objection mentionnée plus haut. Elle n’infirme en rien cette vérité fondamentale, que le monde objectif n’existe qu’en représentation, c’est-à-dire uniquement pour un sujet.

Remarquons encore ici que Kant, du moins en tant qu’il est resté conséquent avec lui-même, ne voyait pas des objets dans ses choses en soi. On peut le conclure des arguments, par lesquels il a prouvé, que l’espace et le temps ne sont que de simples formes de notre intuition, lesquelles par conséquent n’appartiennent pas aux choses en soi. Ce qui ni dans l’espace, ni dans le temps ne saurait être un objet, par conséquent l’essence des choses en soi, ne peut être objective, elle doit être d’une autre sorte, je veux dire métaphysique. Il y a donc déjà dans cette proposition de Kant cet autre principe que le monde objectif n’existe que comme représentation.

Aucune doctrine ne défie la contradiction, et d’autre part n’est exposée à de perpétuels malentendus, comme l’idéalisme, qui va jusqu’à nier la réalité empirique du monde extérieur. Par là s’expliquent ces appels constants à la saine raison, qui se reproduisent de tant de façons et sous des costumes si différents, comme par exemple « la conviction intérieure dans l’École de Duns Scot, ou la Foi à la réalité du monde extérieur chez Jacobi. En réalité, le monde extérieur ne nous est pas donné à crédit, comme le prétend Jacobi, et nous n’y croyons pas simplement par un acte de foi : il se donne pour ce qu’il est, et tient immédiatement ses promesses. Il faut rappeler que le Jacobi qui imagina ce système sur le monde, et qui parvint à l’imposer à quelques professeurs de philosophie, lesquels, pendant trente années, l’ont complaisamment et largement développé, était le même, qui dénonça Lessing comme spinoziste, et Schelling comme athée ; ce qui lui valut, ainsi que chacun sait, d’être vertement tancé par ce dernier. C’est ce beau zèle qui le poussa, en réduisant le monde à n’être qu’un objet de croyance, à ouvrir une petite porte à la foi, et à préparer le crédit pour ce qui, dans la suite, sera réellement exigé de l’homme à crédit ; c’est comme si, pour introduire le papier monnaie, on mettait en avant cette excuse, que la valeur de l’or repose tout entière sur l’estampille que l’État y appose. Jacobi, dans ses philosophèmes sur la réalité du monde extérieur devenue affaire de foi, est tout justement ce « réaliste transcendental, qui joue l’idéaliste empirique », dont Kant a fait la critique dans la Raison pure (1re édit., p. 369).

Le véritable idéalisme au contraire n’est pas l’idéalisme empirique, mais l’idéalisme transcendental. Celui-ci ne s’occupe pas de la réalité du monde extérieur il se borne à soutenir que tout objet et par conséquent toute réalité empirique en général, est doublement conditionné par ce sujet : d’abord matériellement, c’est-à-dire en tant qu’objet, attendu qu’une existence objective ne se conçoit que par rapport à un sujet, et en tant qu’elle est sa représentation ; ensuite formellement, en ce que le genre d’existence des objets, ou leur manière d’être représentés (espace, temps, cause) provient d’un sujet, est disposée d’avance dans un sujet. Ainsi la conclusion naturelle de l’idéalisme simple de Berkeley, qui concerne uniquement l’objet, est l’idéalisme de Kant, qui concerne le genre et la forme spéciale de l’existence objective. Ce système démontre que l’univers matériel tout entier, avec ses corps dans l’espace, lesquels sont étendus, et, grâce au temps, ont les uns avec les autres des rapports de causalité, en un mot que tout ce qui en dépend, n’a pas une existence indépendante de notre tête ; mais que tout cela a son principe dans les fonctions de notre cerveau. C’est grâce à ces fonctions, et c’est dans le cerveau seul que cette ordonnance objective des choses est possible ; car le temps, l’espace et la causalité, sur lesquels reposent tous ces processus objectifs, ne sont en effet que des fonctions du cerveau. Enfin il démontre que cet ordre immuable des choses, qui est le critérium et le fil conducteur de la réalité empirique, procède du cerveau et tient de lui tout son crédit. Tel est l’exposé de la critique radicale de Kant, sauf que le mot « cerveau » n’y intervient pas, qu’il est remplace par « la faculté de connaître ».

Aussi a-t-il cherché à prouver que cette ordonnance objective dans l’espace et dans le temps, soumise au principe de causalité, au sein de la matière, sur laquelle reposent en dernière analyse tous les événements du monde réel, ne peut être conçue comme existant par soi, c’est-à-dire comme étant l’ordre des choses en soi, ou comme quelque chose d’absolument objectif, de directement donné ; car il suffit de s’engager un peu loin dans cette voie pour aboutir à des contradictions. C’est ce que Kant a voulu faire voir par ses antinomies ; mais j’ai montré, dans un de mes suppléments, combien cette tentative était infructueuse. — En revanche, la doctrine kantienne, même sans les antinomies, nous amène à cette idée, que les choses et leur mode d’existence sont étroitement unis avec la conscience que nous en avons. Quiconque l’a bien compris ne tarde pas à se convaincre, que l’hypothèse d’un monde extérieur existant en dehors de la conscience et indépendamment d’elle, est profondément absurde. Il serait impossible que nous fussions si fortement engagés dans l’espace, le temps et la causalité, et dans tout le développement de l’expérience, qui repose sur ces principes, conformément à ses lois ; que nous nous y trouvassions comme chez nous (même les animaux), que nous y fussions aussi commodément, si la nature de notre intellect et celle des choses étaient différentes ; au contraire, on ne peut s’expliquer ce fait, qu’en supposant que les deux forment un tout, que l’intellect lui-même crée cet ordre, et qu’il n’existe que pour les choses, comme elles n’existent que pour lui.

Mais indépendamment des vues profondes que la philosophie kantienne seule nous a procurées, on peut juger aisément combien est fragile l’hypothèse si opiniâtrement défendue, du réalisme absolu ; on peut du moins le rendre sensible, en cherchant à éclaircir le sens de cette hypothèse, par des considérations comme celles-ci : — Le monde, conformément au réalisme, — tel du moins que nous pouvons le connaître, — doit être indépendant de notre connaissance. Supprimons-en tous les êtres connaissants, et n’y laissons subsister que la nature inorganique et végétale. Le rocher, l’arbre, le ruisseau, existent ainsi que le ciel bleu. Le soleil, la lune et les étoiles éclairent cet univers, comme avant ; mais tout cela est bien inutile, puisqu’il n’y a pas d’œil pour le voir. Introduisons maintenant un être doué de connaissance. Cet univers se représente et se répète à l’intérieur de son cerveau, exactement tel qu’il existait tout à l’heure en dehors de ce cerveau. Un second univers est venu s’ajouter au premier, et quoique profondément séparé de lui, il lui ressemble point pour point. Le monde subjectif de l’intuition dans l’espace subjectif de la connaissance, est absolument identique au monde objectif, dans l’espace objectif infini. Mais ce monde subjectif a en outre l’avantage de savoir que cet espace qui est là au dehors est infini ; il peut même indiquer à l’avance minutieusement, exactement, et sans examen préalable, l’ordonnance régulière de tous les événements qui peuvent s’y produire et qui n’y sont pas encore réalisés ; il peut l’annoncer même à l’égard de la succession dans le temps, et du rapport de la cause à l’effet, qui règle au dehors tous les changements. Tout cela, je pense, paraît assez absurde pour nous convaincre que ce monde objectif absolu, existant en dehors du cerveau, indépendamment de lui, et avant toute connaissance, ce monde que nous croyions pouvoir penser, n’est autre que le second, celui que nous connaissons subjectivement, le monde de la représentation, qui est le seul que nous puissions réellement penser. Aussi arrivons-nous tout naturellement à cette hypothèse que ce monde, tel que nous le connaissons, n’existe que par notre connaissance, uniquement dans la représentation, et non en dehors d’elle[1]. Conformément à cette hypothèse, la chose en soi, c’est-à-dire ce qui existe indépendamment de toute connaissance, est absolument différente de la représentation et de tous ses attributs, par conséquent de l’objectivité en général ce qu’est cette chose en soi, le second livre nous l’apprendra.

Mais la discussion engagée dans le chapitre V du Ier volume touchant la réalité du monde extérieur, roule sur une critique analogue de l’hypothèse d’un monde objectif et d’un monde subjectif, existant tous deux dans l’espace, et sur l’impossibilité résultant d’une telle hypothèse, d’établir un passage, et, pour ainsi dire, un pont de l’un à l’autre. En ce sens, j’ai encore à ajouter ce qui va suivre.

Le subjectif et l’objectif ne forment pas un continuum : la conscience immédiate est limitée par la périphérie, ou plutôt par les dernières ramifications du système nerveux. C’est là-dessus que repose le monde, dont nous ne savons rien, que par les images de notre cerveau. S’il existe en dehors de nous un monde, qui corresponde à celui-là, et dans quelle mesure ce monde est indépendant de notre représentation, toute la question est là. Le rapport entre les deux ne pourrait exister qu’au moyen de la loi de causalité ; car cette loi seule nous permet de passer de quelque chose de donné à quelque chose de tout différent. Mais cette loi elle-même doit d’abord justifier ses titres. L’origine doit en être objective ou subjective dans les deux cas, elle est tout entière sur l’un ou l’autre bord, et ne peut par conséquent servir de fond. Si comme Locke et Hume le supposaient, elle est à posteriori c’est-à-dire dérivée de l’expérience, elle est d’origine objective, elle appartient à ce monde extérieur, qui est précisément en question, et ne peut par conséquent en garantir la réalité : car alors, suivant la méthode de Locke, la loi de causalité se prouverait par l’expérience, et la réalité de l’expérience par la loi de causalité. Si au contraire, comme Kant le soutient, et à plus juste titre, elle est donnée à priori, elle est d’origine subjective, et alors il est clair qu’avec elle nous restons toujours dont le domaine du subjectif. Car la seule véritable donnée empirique, dans l’intuition, est l’entrée d’une sensation dans un organe des sens. L’hypothèse que cette sensation, même en général, doit avoir une cause, repose sur une loi qui a sa racine dans la forme de la connaissance, c’est-à-dire dans une fonction de notre cerveau, loi dont l’origine est par conséquent aussi subjective, que cette sensation elle-même. La cause attribuée à la sensation conformément à cette loi, se représente immédiatement dans l’intuition, comme objet, c’est-à-dire comme quelque chose dont la manifestation est soumise à la forme de l’espace et du temps. Mais ces formes sont, elles aussi, d’origine subjective elles sont le caractère même de notre faculté d’intuition. Ce passage de la sensation à sa cause, qui est à la racine de l’intuition sensible, comme je l’ai répété si souvent, suffit sans doute à nous prouver la présence empirique d’un objet, dans l’espace et dans le temps, et par conséquent répond bien à toutes les nécessités de la vie pratique ; mais cela ne suffit nullement pour nous garantir l’existence en soi de phénomènes qui se manifestent à tous de cette façon et à plus forte raison de leur substrat intelligible. De ce que certaines sensations de mes organes sensoriels sont l’occasion d’une intuition de mon cerveau, composée d’objets étendus dans l’espace, qui durent dans le temps, et qui agissent comme motifs, il n’en résulte pas que je sois autorisé à supposer que ces objets avec les qualités particulières qui leur appartiennent, existent en eux-mêmes, c’est-à-dire indépendamment de mon cerveau et en dehors de lui. — Telles sont les conclusions légitimes de la philosophie de Kant. Elles se rattachent à une théorie antérieure de Locke, laquelle est aussi juste, mais moins solidement déduite. Si en effet, comme la théorie de Locke t’accorde, les objets extérieurs se ramènent à la sensation comme étant sa cause, il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la sensation, qui est l’effet, et l’essence objective de la cause, qui l’a produite ; car la sensation, en tant que fonction organique, est déterminée par la nature artiste et complexe de nos organes, laquelle collabore à la sensation ; par suite elle est simplement occasionnée par la cause extérieure, et ensuite elle est façonnée par les lois mêmes de notre sensibilité, c’est-à-dire qu’elle est entièrement subjective. La philosophie de Locke était la critique des fonctions des sens ; la philosophie de Kant nous a donné la critique des fonctions du cerveau. Il faut ajouter à tout cela les conclusions de Berkeley que j’ai reprises à mon compte, savoir que tout objet, quelle qu’en soit l’origine en tant qu’objet, est déjà conditionné par le sujet, c’est-à-dire n’en est essentiellement que la représentation. Ainsi, le but du réalisme est un objet sans sujet, et il n’est même pas possible de savoir clairement ce que cela veut dire.

De tout cet exposé, il résulte bien clairement que vouloir atteindre l’essence intime des choses est une tentative illusoire, du moins par voie de représentation et dans la connaissance pure et simple. Car la représentation n’atteint les choses que par le dehors, et par conséquent ne peut les pénétrer. Pour y arriver, il nous faudrait nous placer à l’intérieur même des choses. Alors nous pourrions les connaître immédiatement. L’objet de mon second livre est précisément cette connaissance, dans la mesure où elle est possible. Mais tant que nous en resterons, comme dans ce premier livre, à la perception objective, c’est-à-dire à la connaissance, le monde est et reste pour nous une simple représentation, car ici il n’y a pas de chemin qui puisse nous conduire au de la.

Mais en outre il est bon de maintenir le point de vue idéaliste pour faire contrepoids au point de vue matérialiste. On peut considérer toute controverse sur le Réel et l’Idéal comme concernant l’existence de la matière ; car c’est en dernière analyse la réalité ou l’idéalité de celle-ci qui est débattue. La matière, comme telle, existe-t-elle dans notre représentation, ou est-elle indépendante de toute représentation ? Dans le dernier cas, elle serait la chose en soi, et quiconque suppose une matière existant par elle-même, doit, pour être conséquent, se déclarer aussi matérialiste, c’est-à-dire faire de la matière le principe d’explication de toutes choses. Celui au contraire qui la nie comme chose en soi, est par le fait même idéaliste. Locke, seul parmi les modernes, a soutenu absolument et sans réserves la réalité de la matière. Aussi sa doctrine, grâce à Condillac, a-t-elle produit le sensualisme et le matérialisme des Français. Berkeley seul a nié la matière absolument et sans restrictions. De là résulte l’antithèse du matérialisme et de l’idéalisme représentée dans ses extrêmes par Berkeley et par les matérialistes français (d’Holbach). Fichte ne doit pas être mentionné ici : il ne mérite aucune place parmi les vrais philosophes, parmi ces élus de l’humanité, qui cherchent avec un sérieux profond, non leur propre intérêt mais la vérité, et qui par conséquent ne peuvent être mis en parallèle avec des gens, qui, sous le même prétexte, n’ont jamais en vue que leur fortune personnelle. Fichte est le père de cette philosophie de l’apparence qui, par l’ambiguïté des termes, par l’emploi de phrases incompréhensibles et de sophismes, cherche à faire illusion, à en imposer par je ne sais quel air d’importance et par suite à duper les gens avides de savoir cette méthode, après avoir été employée par Schelling, a atteint sa perfection avec le fameux système de Hegel où elle s’épanouit en charlatanisme. Nommer Fichte à côté de Kant, c’est prouver qu’on ne sait pas ce que l’on dit. En revanche, le matérialisme a sa justification. Il est aussi vrai de dire que le sujet connaissant est un produit de la matière que de dire que la matière est une simple représentation du sujet connaissant : seulement ce sont deux points de vue également étroits ; car le matérialisme est la philosophie du sujet qui s’oublie dans ses calculs. C’est pourquoi à cette hypothèse, que je suis une simple modification de la matière, doit s’opposer cette autre, que toute matière n’existe que dans ma représentation elle n’est pas moins fondée. La notion encore obscure de ces rapports semble avoir donné naissance à l’expression platonicienne υλη αληθινον ψευδος, materia, mendacium verax.

Le réalisme conduit, comme nous l’avons dit, au matérialisme. Car si l’intuition empirique nous montre que les choses en soi existent indépendamment du sujet connaissant, l’expérience nous fournit aussi l’ordre des choses en soi, c’est-à-dire l’ordre vrai et unique du monde. Mais cela conduit à supposer qu’il n’y a qu’une chose en soi, la matière, dont tout le reste n’est que la modification, attendu qu’alors le cours de la nature est l’ordre unique et absolu du monde. Tant que l’empire du réalisme fut incontesté, on lui opposa le spiritualisme pour échapper à de semblables conclusions, c’est-à-dire qu’on imagina une seconde substance en dehors et à côté de la matière, une substance immatérielle. Ce dualisme échappant à toute expérience, sans preuve, sans consistance, fut nié par Spinoza, et démontré faux par Kant, lequel le pouvait, ayant rétabli l’idéalisme dans ses droits. Car, avec le réalisme le matérialisme tombe de lui-même, le spiritualisme en étant regardé comme le contre-poids ; alors la matière, dans la nature vivante, n’est plus qu’un simple phénomène conditionné par l’Intellect, et qui n’a d’existence qu’en lui. Par conséquent, si le spiritualisme est une arme illusoire contre le matérialisme, c’est l’idéalisme qui est la bonne et l’efficace, parce qu’il met le monde objectif dans notre dépendance, et constitue le contre-poids nécessaire à la dépendance où nous sommes vis-vis de la nature. Le monde, dont la mort me sépare, n’était d’ailleurs que ma représentation. Le centre de gravité de l’existence retombe dans le sujet. Ce n’est plus, comme dans le spiritualisme, l’indépendance du sujet connaissant par rapport à la matière, mais la dépendance d la matière par rapport au sujet, que l’on démontre. En vérité, cela ne se comprend pas aussi facilement, et ne se manie pas avec autant de commodité, que les deux substances du spiritualisme ; mais χαλεμα τα καλα[2].

D’ailleurs à l’axiome fondamental de la philosophie subjective : « le monde est ma représentation », on peut, avec autant de raison semble-t-il, opposer celui de la philosophie objective « le monde est matière », ou « la matière seule est » (en tant qu’elle n’est soumise ni à la mort, ni au devenir), ou bien encore « tout ce qui existe est matière ». Tel est l’axiome fondamental de Démocrite, de Leucippe, et d’Épicure. Mais à examiner les choses de plus près, il y a un réel avantage à chercher non plus au dehors, mais dans le sujet même, le point de départ d’un système : cela permet de faire un pas en avant, qui est pleinement justifié. Car la conscience est la seule chose immédiatement donnée, et nous passons par-dessus, lorsque nous allons directement à la matière et que nous en faisons notre point de départ. D’autre part, on pourrait très bien construire le monde avec la matière et ses propriétés, une fois définies et complètement dénombrées (mais c’est ce dénombrement qui est le point délicat). Car tout ce qui existe est le résultat de causes réelles, qui ne pouvaient agir, et agir de concert, qu’en vertu des forces fondamentales de la matière ; mais ces forces doivent au moins être démontrables objectivement, puisque nous ne pourrons jamais les connaître subjectivement. Il est vrai qu’une telle explication et une telle construction du monde n’exigeraient pas seulement l’hypothèse préalable d’une existence en soi de la matière (laquelle est en réalité conditionnée par le sujet) elles devraient encore montrer que les propriétés originelles inhérentes à cette matière sont inexplicables, et les donner comme des qualités occultes (Voir § 26, 27, 1er vol.). Car la matière n’est que le support de ces forces, comme la loi de causalité n’est que la règle de leurs manifestations. Cependant une telle explication du monde serait toujours relative et conditionnée, ce serait proprement l’œuvre d’une physique, qui, à chaque pas, sentirait le besoin d’une métaphysique. D’un autre côté, le point de départ et l’axiome fondamental de la philosophie subjective, « le monde est ma représentation », est également incomplet : d’abord parce que le monde est encore autre chose (chose en soi, Volonté), et que partout la forme ou la représentation n’est pour lui qu’une forme accidentelle ; ensuite, parce que le sujet en tant que tel est conditionné par l’objet. Car si le grossier principe de l’entendement « Le monde, l’objet existerait encore, en l’absence de tout sujet », est faux, cet autre ne l’est pas moins : « Le sujet serait encore connaissant en l’absence de tout objet, c’est-à-dire de toute représentation ». Une conscience sans objet n’est pas une conscience. Un sujet pensant a des concepts en rapport avec son objet, un sujet intuitif a des objets doués de qualités correspondantes à son organisation. Si maintenant nous dépouillons le sujet des qualités et formes les plus intimes de sa connaissance, toutes les propriétés de l’objet disparaissent en même temps, et il ne reste plus rien que la matière sans forme et sans qualités, qui est aussi peu matière d’expérience que le sujet sans les formes de la connaissance, mais qui reste cependant en face du sujet nu, lequel, étant son reflet, ne peut disparaître qu’avec lui. Bien que le matérialisme s’imagine borner ses postulats à cette matière, à l’atome, il y ajoute inconsciemment non seulement le sujet, mais aussi l’espace, le temps et la cause, qui reposent sur des déterminations particulières du sujet.

Le monde comme représentation, le monde objectif a donc deux pôles : le sujet connaissant pur et simple, dépouillé des formes de sa connaissance, et ensuite la matière brute, sans formes ni qualités. Tous deux sont absolument inconnaissables, le sujet, parce qu’il est la chose qui connaît, la matière, parce que, sans formes et qualités, elle ne peut être l’objet d’une intuition. Cependant tous deux sont les conditions essentielles de toute intuition empirique. Et ainsi, à côté de la matière brute, sans forme et sans vie (c’est-à-dire sans volonté), qui n’est donnée dans aucune expérience, mais qui est supposée dans chacune, s’élève comme un pur miroir, le sujet connaissant, en tant que tel, qui de même précède toute expérience. Le sujet n’est pas dans le temps ; car le temps est la forme la plus prochaine de son mode de représentation ; la matière, qui gît à côté, qui lui correspond, est éternelle et immortelle, fixe dans le temps infini ; elle n’est même pas étendue, car l’étendue donne une forme ; elle n’est donc pas dans l’espace. Tout le reste est dans un perpétuel mouvement de vie et de mort, tandis que le sujet et la matière représentent les deux pôles immobiles du monde comme représentation. On peut par conséquent considérer la matière immobile comme le reflet du sujet pur, en dehors du temps, envisagé comme condition pure et simple de tout objet. Tous deux appartiennent au phénomène, et non à la chose en soi ; mais ils sont le matériel indispensable de tout phénomène. On ne peut les obtenir que par abstraction ; ils ne sont pas donnés à l’état pur et en eux-mêmes.

Le vice fondamental de tous les systèmes consiste à méconnaître cette vérité, que l’Intellect et la matière sont corrélatifs, c’est-à-dire que l’un n’existe que pour l’autre que tous deux se tiennent et sont solidaires, que l’un n’est que le reflet de l’autre, en un mot qu’ils sont proprement une seule et même chose, considérée sous deux points de vue opposés et que cette unité, — ici j’anticipe —, est le phénomène de la Volonté ou de la chose en soi ; que par conséquent tous deux sont secondaires, et que par suite encore il ne faut chercher l’origine du monde ni dans l’un, ni dans l’autre. Mais tous les systèmes qui méconnaissent cette vérité sont amenés à chercher l’origine de toutes choses dans l’un de ces deux principes, excepté peut-être le spinozisme. Les uns posent un Intellect, un νους, comme premier principe et comme démiurge, et ils imaginent ensuite, au sein de l’Intellect, une représentation des choses et du monde, avant même qu’ils existent ; ils séparent donc le monde réel du monde comme représentation, ce qui est faux. Et alors la matière, — c’est-à-dire le principe par où les deux mondes se distinguent — apparaît comme une chose en soi. De là résulte la nécessité de créer cette matière, υλη, pour l’ajouter à la simple représentation du monde, et lui communiquer quelque chose de sa réalité. Et ainsi il faut supposer, ou bien que cet Intellect primordial la trouve toute faite, en face de lui, ce qui en fait un absolu comme l’Intellect, et ce qui nous donne deux principes absolus, la matière et le démiurge ; ou bien, que l’Intellect crée la matière ex nihilo, hypothèse qui est en contradiction avec notre entendement, lequel peut bien comprendre des changements au sein de la matière, mais non sa naissance ou sa destruction absolue. Et au fond cela vient justement de ce que la matière est le corrélat essentiel de l’Intellect. — Les systèmes opposés à ceux-là, ceux qui font de l’autre terme de la relation, la matière, leur premier principe absolu, posent une matière qui existerait, même sans être représentée, ce qui est une contradiction formelle comme nous l’avons suffisamment montré plus haut : parce que sous le concept d’existence de la matière, nous ne mettons jamais que celui de son mode de représentation. Mais alors se pose la nécessité, pour ces systèmes, d’ajouter l’Intellect à cette matière, qui est leur unique absolu, afin de rendre possible l’expérience. J’ai esquissé dans le chapitre 7 du premier volume ce résumé du matérialisme. Chez moi, au contraire, la matière et l’Intellect sont des corrélatifs indissolubles ; ils n’existent que l’un pour l’autre ; ils sont donc relatifs. La matière est la représentation de l’Intellect ; l’Intellect est la seule chose, dans la représentation de qui la matière existe. Tous les deux réunis forment le monde comme représentation, c’est-à-dire le phénomène de Kant, donc quelque chose de secondaire. La chose première est ce qui apparaît, la chose en soi, en qui nous apprendrons à reconnaître la Volonté. Celle-ci n’est en soi ni représentant, ni représentée ; elle se distingue absolument de son mode de représentation.

Comme conclusion naturelle de ces considérations aussi importantes que délicates, je veux personnifier ces deux abstractions (la matière et le sujet), et les faire dialoguer entre elles, à l’exemple de Prabodha Tschandro Daya on peut rapprocher de ceci un dialogue semblable entre la matière et la forme dans les Duodecim principia philosophiæ de Raymond Lulle (chap. 2).

LE SUJET

je suis, et en dehors de moi, rien n’est. Car le monde est ma représentation.

LA MATIÈRE

Illusion téméraire ! C’est moi, moi qui suis : en dehors de moi, rien n’existe. Car le monde est ma forme passagère. Tu n’es que le résultat d’une partie de cette forme, ton existence n’est qu’un pur hasard.

LE SUJET

Quelle sotte outrecuidance ! Ni toi, ni ta forme n’existeriez sans moi : vous êtes conditionnés par moi. Quiconque me néglige et croit encore pouvoir penser, est le jouet d’une grossière illusion : car votre existence, en dehors de ma représentation, est une contradiction formelle, c’est un « fer-en-bois » vous êtes veut dire simplement que vous êtes représentés en moi. Ma représentation est le lieu de votre existence, et ainsi j’en suis la première condition.

LA MATIÈRE

Par bonheur, l’insolence de tes prétentions va être rabattue non par de simples mots, mais par la réalité même. Encore quelques instants et tu n’existes plus, tu t’évanouis avec tes beaux discours, tu disparais comme une ombre, tu as le même destin que mes formes éphémères. Mais moi, je demeure intacte, jamais amoindrie, de milliers de siècles en milliers de siècles, à travers le temps infini, et j’assiste immuable au mouvement éternel de mes formes.

LE SUJET

Ce temps infini, à travers lequel tu te vantes d’exister, comme l’espace infini, que tu remplis, n’existe que dans ma représentation, n’en est que la forme, que je porte toujours prête, dans laquelle tu te représentes, qui t’embrasse, et par laquelle tu existes. L’anéantissement dont tu me menaces ne m’atteint pas ; c’est toi qui disparaîtrais. Il n’atteint que l’individu, qui est mon support pendant quelque temps, et qui est représenté par moi, comme tout le reste.

LA MATIÈRE

Mais si je t’accorde cela, et si je considère comme quelque chose d’existant par soi, ton existence liée d’une manière indissoluble à celle de l’individu éphémère, cette existence n’en est pas moins sous la dépendance de la mienne. Car tu n’es sujet qu’autant que tu as un objet : et c’est moi, qui suis cet objet. J’en suis le noyau et le contenu ; je suis la substance immuable qu’il renferme et sans laquelle il serait dépourvu de cohésion, et flotterait vide de réalité à la façon des rêves et des imaginations de l’individu, qui elles-mêmes empruntent de moi leur semblant d’existence.

LE SUJET

Tu as raison de ne pas me contester mon existence parce qu’elle est attachée aux individus. Car tu es aussi indissolublement attachée à la forme que je puis l’être à ceux-ci, et tu n’as jamais paru sans elle ; comme moi, aucun œil ne t’a vue nue et isolée car tous deux nous ne sommes que des abstractions. Un être, au fond, c’est ce qui se représente soi-même, et ce qui est représenté par soi, mais dont l’existence en soi n’est ni dans l’acte de la représentation ni dans la qualité d’objet représenté, puisque l’un et l’autre sont répartis entre nous.

TOUS DEUX

Nous sommes donc indissolublement unis, comme les parties nécessaires d’un tout, qui nous embrasse, et qui n’existe que par nous. Seul un malentendu peut nous opposer l’un à l’autre, et conduire à l’idée que l’existence de l’un est en lutte contre l’existence de l’autre, alors qu’en réalité ces deux existences s’accordent et ne font qu’un.

Ce tout embrassant ces deux termes est le monde comme représentation, ou le phénomène. Ces deux termes supprimés, il ne reste plus que l’être métaphysique pur, la chose en soi, que nous reconnaîtrons dans le second livre être la Volonté.


  1. Je recommande au lecteur le passage suivant des Mélanges de Lichtenberg (Göttingen, 1801 ; vol. II, pp. 12 sq.) « Euler, dans ses Lettres sur divers sujets de philosophie naturelle, dit (vol. II, p. 228) qu’il tonnerait encore et qu’il ferait des éclairs, alors même que nul homme ne se trouverait là pour être foudroyé. C’est là une façon de parler tout à fait répandue, mais je dois avouer que je ne suis pas arrivé à la concevoir bien clairement. Il me semble toujours que le verbe être a été emprunté à notre pensée, et que là où il n’y a plus d’êtres sentants ni pensants, il n’y a plus rien qui soit. »
  2. « Les belles choses sont difficiles. »