Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre IX

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 236-240).


CHAPITRE IX
À PROPOS DE LA LOGIQUE EN GÉNÉRAL.[1]

La logique, la dialectique et la rhétorique se tiennent entre elles ; car ensemble elles forment une technique de la raison. C’est sous ce titre qu’on devrait les étudier simultanément, la logique en tant que technique du penser proprement dit, la dialectique en tant que technique de la discussion avec autrui, et la rhétorique en tant que technique de la parole adressée à plusieurs (concionatio) ; ces trois sciences correspondent au singulier, au duel et au pluriel, de même que le monologue, le dialogue et le panégyrique.

Par dialectique j’entends, d’accord avec Aristote (Métaph. III, 2, et Analyt. post., I, 11), l’art du dialogue, et principalement du dialogue philosophique, tendant à la recherche en commun de la vérité. Mais un dialogue de la sorte revêt plus ou moins le caractère de la controverse ; c’est pourquoi la dialectique peut être définie aussi l’art de discuter. Les dialogues de Platon nous fournissent des exemples et des modèles de dialectique ; mais jusqu’ici on ne s’est guère occupé d’établir la théorie de la dialectique, c’est-à-dire la technique de la discussion, ou l’éristique. Pour moi, j’ai fait un travail sur ce sujet que j’ai publié dans mes Parerga ; aussi me dispenserai-je de donner ici un exposé détaillé de cette science.

En rhétorique, les figures rhétoriques sont à peu près ce que sont en logique les figures syllogistiques : en tout cas elles valent la peine qu’on les étudie. À l’époque d’Aristote, il ne semble pas qu’elles aient été l’objet de recherches théoriques, car il n’en parle dans aucune de ses rhétoriques ; il faut nous en référer à cet égard à Rutilius Lupus, lequel a fait un résumé des œuvres d’un Gorgias plus récent.

Ces trois sciences ont cela de commun qu’on en suit les règles sans les avoir préalablement apprises ; les règles ne sont là que l’expression abstraite du procédé que suit la nature. — Aussi, à côté du haut intérêt théorique qu’elles présentent, ces sciences n’offrent-elles que peu d’utilité pratique ; d’abord parce qu’elles donnent bien la règle générale, mais non le cas auquel il faut l’appliquer ; ensuite parce que les exigences de la pratique ne nous laissent pas le temps de nous rappeler les règles. En un mot, elles n’enseignent que ce que chacun sait et met en pratique par lui-même. La connaissance abstraite n’en laisse pourtant pas d’être utile et importante. La logique n’aura guère d’utilité pratique, du moins pour le penser proprement dit. Car les défauts de notre raisonnement ne consistent presque jamais ni dans les conclusions, ni dans un autre vice de forme quelconque, mais bien plutôt dans les jugements, c’est-à-dire dans la matière du penser. Toutefois elle a son utilité au point de vue de la controverse : si nous nous trouvons en face d’un adversaire qui nous présente soit à dessein, soit inconsciemment, une argumentation fallacieuse, sous le manteau d’un discours orné et continu, nous pouvons la réduire à la forme rigoureuse de raisonnements soumis aux règles, et y découvrir de la sorte des fautes contre les prescriptions de la logique, telles que simple conversion de jugements affirmatifs universels, syllogismes à quatre termes, syllogismes allant de la conséquence au principe, syllogismes de la deuxième figure uniquement composés de prémisses affirmatives, etc.

Il me semble qu’on pourrait simplifier la théorie des lois de la pensée, en les ramenant à deux, celle du tiers exclu, et celle de la raison suffisante. La première se formulerait ainsi : « Un attribut quelconque doit être ou attribué ou refusé à un sujet quelconque ». De ce dilemme il résulte que les deux alternatives ne sont pas possibles à la fois, et c’est justement ce qu’affirment les lois de l’identité et de la contradiction : ces deux lois seraient donc les corollaires du principe susdit, suivant lequel deux sphères de concepts doivent être conçues ou comme réunies, ou comme séparées, mais non comme faisant la paire : principe suivant lequel par conséquent, chaque fois qu’un assemblage de mots implique à la fois le pour et le contre, la pensée qui y est contenue est inconcevable : voir qu’elle est inconcevable, c’est là précisément avoir le sentiment du contradictoire. — La deuxième loi de la pensée, le principe de la raison suffisante, énoncerait que cette attribution ou cette négation dont nous avons parlé doit être déterminée par quelque chose de différent du jugement lui-même, c’est-à-dire par une intuition — empirique ou pure — ou simplement par un jugement différent : cette chose autre et distincte est justement la raison du jugement. En tant qu’un jugement satisfait à la première loi de la pensée, il est concevable ; en tant qu’il satisfait à la seconde, il est vrai, vrai au moins au point de vue logique et formel, si la raison du jugement n’est elle aussi qu’un jugement. Mais en dernier ressort la vérité matérielle ou absolue n’est que le rapport entre un jugement et une intuition, c’est-à-dire entre la représentation abstraite et la représentation intuitive. Ou ce rapport est immédiat, ou il est obtenu par l’entremise d’autres jugements, c’est-à-dire d’autres représentations abstraites. D’où il est facile de conclure qu’une vérité n’en peut jamais détruire une autre, mais que toutes doivent aboutir finalement à l’harmonie, car dans la réalité intuitive, leur base commune, aucune contradiction n’est possible. Aussi une vérité n’a-t-elle rien à craindre d’une autre vérité. C’est la tromperie et l’erreur qui ont à redouter toutes les vérités ; car grâce à l’enchaînement logique qui est entre elles, la plus éloignée exerce sur l’erreur un effet de répulsion. En conséquence, cette seconde loi de la pensée est le point par où la logique se rattache à ce qui n’est plus d’ordre logique, à ce qui est l’étoffe même de la pensée. Et cette harmonie des concepts, c’est-à-dire de la représentation abstraite, avec ce qui est donné dans la représentation intuitive, produit au point de vue de l’objet la vérité, au point de vue du sujet le savoir.

La copule « est », ou « n’est pas », a précisément pour fonction d’exprimer la réunion ou la séparation de deux sphères de concepts. Grâce à ces copules tout verbe peut être exprimé par le moyen de son participe. C’est pourquoi tout jugement consiste dans l’emploi d’un verbe et vice versa. La copule signifie donc uniquement que le prédicat doit être pensé dans le sujet. On voit aisément de là quelle est la vraie valeur de l’infinitif de la copule, du verbe « être ». Néanmoins ce mot « être » est devenu le thème favori de la philosophie de nos professeurs contemporains. Mais avec eux il ne faut pas y regarder de près : car la plupart n’entendent désigner par ce terme que les objets matériels, le monde des corps, monde auquel ces innocents réalistes accordent au fond du cœur la plus grande somme de réalité. Seulement il leur semble bien trop vulgaire de parler de corps ; aussi disent-ils « l’Être, » ce qui sonne bien plus noblement — et par ce mot « être » ils pensent les tables et les chaises qui se trouvent devant eux.

« Car, parce que, c’est pourquoi, donc, comme, quoique, sans doute, pourtant, mais, si, ou… ou », et autres termes de ce genre, sont proprement des particules logiques ; car leur seule fonction est d’exprimer le côté formel des processus de la pensée. Ces particules sont donc une partie précieuse du langage ; toutes les langues n’en possèdent pas un égal nombre. Le mot zwar (sans doute) principalement parait être la propriété exclusive de la langue allemande : il se rapporte toujours à un « mais » qui suit d’une manière expresse ou sous-entendue, de même que wenn (si) se rapporte toujours à un so[2] qui suit.

La règle de logique, suivant laquelle les jugements singuliers en quantité, qui ont une notio singularis pour sujet, se comportent comme les jugements généraux, repose sur ce fait, que ce sont là en réalité des jugements universels avec ce caractère d’avoir pour sujet un concept qui ne peut être rempli que par un seul objet réel. Il en est ainsi par exemple, quand le concept est désigné par un nom propre. Mais, à proprement parler, cette particularité n’entre en compte que si de la représentation abstraite on passe à la représentation intuitive, et qu’on veuille réaliser les concepts. Dans la pensée elle-même, lorsqu’on opère sur des jugements, cette particularité ne constitue pas une différence, précisément parce qu’il n’y a pas de différence logique entre des concepts singuliers et des concepts universels. « Emmanuel Kant » signifie au point de vue logique « tous les Emmanuel Kant ». Aussi la quantité des jugements est-elle de deux sortes seulement : universelle ou particulière. Une représentation singulière ne peut pas être le sujet d’un jugement, parce qu’elle n’est pas quelque chose d’abstrait, de pensé, mais quelque chose d’intuitif : tout concept au contraire est essentiellement général, et tout jugement doit avoir pour sujet un concept.

La différence entre les jugements particuliers (propositiones particulares) et les jugements universels vient souvent de cette circonstance extérieure et accidentelle, qu’il n’y a point de mot dans la langue pour exprimer en elle-même la partie détachée d’un concept universel, laquelle est le sujet d’un tel jugement ; si la langue possédait toujours le terme qu’il faut, maint jugement particulier deviendrait général. Ainsi le jugement particulier, « quelques arbres portent des noix de galle », devient général, parce qu’il y a un terme propre désignant cette partie du concept « arbre » : « tous les chênes portent des noix de galles ». Tel est encore le rapport de ce jugement : « quelques hommes sont noirs », au suivant : « tous les nègres sont noirs ». Ou bien encore la différence dont nous parlons vient de ce que la personne qui juge n’a pas nettement détaché le sujet du jugement particulier du concept général : elle le désigne comme une partie de ce dernier, au lieu qu’elle pourrait l’envisager en lui-même et énoncer par là un jugement universel. Ainsi, au lieu de ce jugement : « quelques ruminants ont des dents antéro-supérieures », on peut énoncer le suivant : « tous les ruminants sans cornes ont des dents antéro-supérieures ».

Le jugement hypothétique et le jugement disjonctif énoncent le rapport de deux jugements catégoriques entre eux (le jugement disjonctif l’énonce aussi de plusieurs). — Le jugement hypothétique affirme que de la vérité du premier des jugements catégoriques reliés entre eux dépend celle du second, que de la non-vérité du second dépend celle du premier, c’est-à-dire que ces deux propositions se trouvent, en ce qui regarde leur vérité ou leur fausseté, en liaison directe. — Le jugement disjonctif, au contraire, énonce que de la vérité d’un des jugements catégoriques mis en relation dépend la non-vérité des autres, et inversement ; c’est-à-dire que ces propositions sont contradictoirement placées à l’égard de la vérité et de la non-vérité. — La question est un jugement dont une des trois parties demeure ouverte : ou c’est la copule : « Caïus est-il un Romain — ou ne l’est-il-pas ? » ou c’est l’attribut « Caïus est-il un Romain — ou quelque chose d’autre ? » ou c’est le sujet : « Est-ce Caïus qui est Romain — ou est-ce un autre que lui ? » — La place du concept qui demeure ainsi ouvert peut aussi rester tout à fait vide. Par exemple : « Qu’est-ce que Caïus ? — qui est Romain ? »

L’ἐπαγωγή, inductio, est chez Aristote le contraire de l’ἀπαγωγή. Celle-ci démontre la fausseté d’une proposition, en montrant qu’elle aboutit à des conséquences fausses, c’est-à-dire en procédant par l’instantia in contrarium. L’ἐπαγωγή, au contraire, prouve la vérité d’une proposition, en établissant qu’elle aboutit à des conséquences vraies. Par des exemples elle nous amène à admettre une certaine chose, tandis que l’ἀπαγωγή nous amène à ne pas l’admettre. Par conséquent, l’ἐπαγωγή est un raisonnement allant des conséquences au principe, et cela modo ponente : car à l’aide de beaucoup de cas, elle établit la règle, dont ces cas deviennent ensuite des conséquences. C’est justement pourquoi elle n’arrive jamais à une entière certitude ; elle ne saurait atteindre qu’une haute probabilité. Cependant cette incertitude formelle peut, grâce au nombre des conséquences énumérées, faire place à une certitude matérielle, de même qu’en mathématique les rapports irrationnels peuvent, au moyen des fractions décimales, être infiniment rapprochés de la rationalité. L’ἀπαγωγή, par contre, commence par marcher du principe aux conséquences, puis elle procède modo tollente, en établissant la non-existence d’une conséquence nécessaire et en détruisant ainsi la vérité du principe admis. C’est pourquoi elie est toujours d’une entière certitude et prouve plus par un seul exemple bien établi in contrarium, que l’induction ne saurait le faire par des exemples innombrables en faveur de la proposition admise. Tant il est plus facile de réfuter que de prouver, de détruire que d’établir.


  1. Ce chapitre, ainsi que le suivant, correspond au § 9 du Ier volume.
  2. En allemand une proposition conditionnelle, commençant par wenn, est suivie d’une proposition conséquente commençant par so ; ce so de la seconde proposition ne se rend pas en français. (Note du trad.)