Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXXVIII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 250-257).


CHAPITRE XXXVIII[1]
DE L’HISTOIRE


Dans le passage ci-dessous indiqué du premier volume j’ai longuement montré comment et pourquoi la poésie sert plus que l’histoire à la connaissance de la nature humaine : il y aurait en ce sens à attendre plus de leçons véritables de la première que de la seconde. C’est aussi l’opinion d’Aristote qui dit : και φιλοσοφωτερον και σπουδαιοτερον ποιησις ιστοριας εστιν. (et res magis philosophica et melior poesis est, quam historia)[2]. Mais, pour éviter tout malentendu sur la valeur de l’histoire, je veux exprimer ici ce que j’en pense.

Dans tout ordre de choses les faits sont innombrables, les individus en nombre infini, et la variété de leurs différences est inexprimable. Un coup d’œil jeté sur cette foule donne le vertige à l’esprit curieux de savoir : il se voit condamné à l’ignorance, si loin qu’il pousse ses recherches. — Mais vient alors la science ; elle classe cette multiplicité innombrable, elle la groupe sous les concepts d’espèce, qu’elle range à leur tour sous les notions de genre : elle fraye ainsi la voie à une connaissance du général et du particulier, qui embrasse aussi la multitude des individus, puisqu’elle vaut pour tout, sans exiger un examen spécial de chaque chose considérée en soi. La science promet ainsi le repos à l’esprit investigateur. Puis toutes les sciences viennent se placer les unes à côté des autres et au-dessus du monde réel des individus qu’elles se sont partagé entre elles. Mais au-dessus de toutes plane la philosophie, comme la science la plus générale et par là même la plus importante, qui énonce les solutions, auxquelles les autres ne font que préparer. — Seule l’histoire ne peut vraiment pas prendre rang au milieu des autres sciences, car elle ne peut pas se prévaloir du même avantage que les autres : ce qui lui manque en effet, c’est le caractère fondamental de la science, la subordination des faits connus dont elle ne peut nous offrir que la simple coordination. Il n’y a donc pas de système en histoire, comme dans toute autre science. L’histoire est une connaissance, sans être une science, car nulle part elle ne connaît le particulier par le moyen de l’universel, mais elle doit saisir immédiatement le fait individuel, et, pour ainsi dire, elle est condamnée à ramper sur le terrain de l’expérience. Les sciences réelles au contraire planent plus haut, grâce aux vastes notions qu’elles ont acquises, et qui leur permettent de dominer le particulier, d’apercevoir, du moins dans de certaines limites, la possibilité des choses comprises dans leur domaine, de se rassurer enfin aussi contre les surprises de l’avenir. Les sciences, systèmes de concepts, ne parlent jamais que des genres ; l’histoire ne traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction. Il s’ensuit encore que les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n’existe plus jamais ensuite. De plus, si l’histoire s’occupe exclusivement du particulier et de l’individuel, qui, de sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu’à une demi-connaissance toujours imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu’elle ignorait entièrement. — Si l’on venait objecter qu’il y a aussi dans l’histoire subordination du particulier au général, par le moyen des périodes de temps, des règnes et autres changements de chefs et d’États, bref par le moyen de tous les grands événements qui trouvent place sur les tablettes de l’historien, l’objection reposerait sur une conception erronée de la notion du général. Car cette soi-disant généralité de l’histoire est purement subjective, c’est-à-dire ne tient qu’à l’insuffisance de notre connaissance individuelle des choses ; elle n’est pas objective, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une notion dans laquelle la pensée embrasse réellement une collection d’objets. Ce qu’il y a même de plus général dans l’histoire n’est toujours en soi qu’un fait individuel et isolé ; tel un long espace de temps, un événement capital ; le rapport du particulier à cette notion générale est ici celui de la partie au tout, et non celui du cas à la règle, comme dans toutes les sciences proprement dites, qui fournissent des concepts et non pas de simples faits. De là provient, dans ces dernières, la possibilité de déterminer avec précision le cas particulier actuel, grâce à la connaissance exacte du principe général. Je connais par exemple les lois générales du triangle ; je pourrai énoncer aussi les propriétés d’un triangle donné ; et les caractères communs à tous les mammifères, par exemple la division du cœur en deux ventricules, la présence de sept vertèbres cervicales, des poumons, du diaphragme, de la vessie urinaire, des cinq sens, etc. ; je puis tous les affirmer de la chauve-souris inconnue que je viens de saisir, même avant de la disséquer. Mais il n’en est pas de même dans l’histoire : il n’y a pas ici de généralité objective des concepts, il n’y a plus qu’une généralité subjective de ma connaissance, et celle-ci ne mérite le nom de générale que pour être superficielle. Je puis très bien savoir d’une manière générale que la guerre de Trente ans a été une guerre de religion du xvii siècle, mais cette connaissance toute générale ne me permet de rien dire de plus précis sur le cours même de cette guerre. — Le même contraste persiste en ce qui est de la certitude : dans les sciences véritables l’individuel et le particulier est ce qu’il y a de plus certain, puisqu’ils sont dus à une perception immédiate ; les vérités générales n’en sont tirées au contraire que par abstraction ; l’erreur peut donc s’y être glissée plus facilement. Dans l’histoire c’est l’inverse : ce qui est le plus général est aussi le plus certain, par exemple les périodes de temps, la succession des rois, les révolutions, les guerres, les conclusions de traités de paix ; au contraire, le détail des événements et de leur enchaînement est moins sûr, et l’est d’autant moins que l’on pénètre plus loin dans le particulier. Aussi l’histoire, plus intéressante à mesure qu’elle est plus spéciale, devient en même temps d’autant plus suspecte, et se rapproche alors à tous égards du roman. — On célèbre beaucoup le pragmatisme de l’histoire : pour en apprécier la juste valeur, il suffit de se rappeler qu’on ne comprend parfois les événements de sa propre vie, qu’on n’en saisit la connexion véritable que vingt ans plus tard, et cependant on possède toutes les données nécessaires : tant il est difficile de démêler l’action des motifs, compliquée sans cesse par l’intervention du hasard et dissimulée sous des intentions secrètes. — Si l’histoire n’a proprement pour objet que le particulier, le fait individuel, et le tient pour la seule réalité, elle est tout l’opposé et la contre-partie de la philosophie, qui considère les choses au point de vue le plus général et a pour matière expresse ces principes universels, toujours identiques dans tous les cas particuliers ; dans le particulier elle ne remarque que les principes, et n’attribue pas la moindre importance aux formes différentes qu’ils revêtent : φιλοκαθολου γαρ ο φιλοσοφος (generalium amator philosophus). L’histoire nous enseigne qu’à chaque moment il a existé autre chose ; la philosophie s’efforce au contraire de nous élever à cette idée que de tout temps la même chose a été, est et sera. En réalité l’essence de la vie humaine comme de la nature est tout entière présente en tout lieu, à tout moment, et n’a besoin, pour être reconnue jusque dans sa source, que d’une certaine profondeur d’esprit. Mais l’histoire espère suppléer à la profondeur par la largeur et par l’étendue : tout fait présent n’est pour elle qu’un fragment, que doit compléter un passé d’une longueur infinie et auquel se rattache un avenir non moins infini lui-même. Telle est l’origine de l’opposition entre les esprits philosophiques et historiques : ceux-là veulent sonder, ceux-ci veulent énumérer jusqu’au bout. L’histoire ne nous montre partout que la même chose, sous des formes diverses ; mais celui qui ne reconnaît pas cette identité dans une ou deux formes aura peine à y parvenir, même après les avoir passées toutes en revue. Les chapitres de l’histoire des peuples ne diffèrent au fond que par les noms et les millésimes : le contenu véritable et essentiel est partout le même.

L’art a pour matière l’idée, la science le concept ; tous deux s’occupent ainsi de ce qui est toujours et toujours identique, et non de ce qui tantôt est et tantôt n’est pas, de ce qui est tantôt d’une manière et tantôt d’une autre ; tous deux ont donc affaire à ce que Platon pose comme l’objet exclusif du véritable savoir. La matière de l’histoire au contraire, c’est le fait particulier dans sa particularité et sa contingence, c’est ce qui existe une fois et n’existe plus jamais ensuite, ce sont les combinaisons passagères d’un monde humain aussi mobile que les nuages au vent, et qu’en mainte occasion le moindre hasard suffit à bouleverser et à transformer. À ce point de vue la matière de l’histoire nous paraît être à peine un objet digne d’un examen grave et laborieux de la part de l’esprit humain, de cet esprit, qui, fini par nature, devrait choisir par là même l’infini pour sujet de ses méditations.

Enfin, pour cette tendance répandue surtout par cette pseudo-philosophie hégélienne, si propre à corrompre et à abêtir les esprits, pour cette tendance à concevoir l’histoire du monde comme un tout méthodique, ou, selon leur expression, à « la construire organiquement », elle repose au fond sur un grossier et plat réalisme, qui prend le phénomène pour l’essence en soi du monde et ramène tout à ce phénomène, aux formes qu’il revêt, aux événements par lesquels il se manifeste. Elle s’appuie encore secrètement sur certaines doctrines mythologiques, qu’elle suppose tacitement ; sans quoi on se demanderait pour quel spectateur pourrait bien se jouer une telle comédie. — L’individu seul, en effet, et non l’espèce humaine, possède l’unité réelle et immédiate de conscience ; l’unité de marche dans l’existence de l’espèce humaine n’est donc, de même, qu’une pure fiction. En outre, de même que dans la nature l’espèce seule est réelle, et que les genres (genera) sont de simples abstractions, de même dans l’espèce humaine la réalité appartient aux individus seuls et à leur vie, les peuples et leur existence sont de simples abstractions. Enfin ces constructions historiques, guidées par un plat optimisme, aboutissent toujours en définitive à un état prospère, productif, fertile, pourvu d’une constitution bien réglée, d’une bonne justice et d’une bonne police, de nombreuses fabriques et d’une belle industrie. Tout au plus mènent-elles à un certain perfectionnement intellectuel ; c’est en effet le seul possible, car le côté moral, dans sa partie principale, demeure invariable. Or cette moralité est, au témoignage de notre conscience la plus intime, l’essentiel dans notre être, et elle n’existe dans l’individu que pour diriger sa volonté. En réalité la vie de l’individu possède seule de l’unité, de la liaison et une signification véritable ; nous devons y voir un enseignement dont l’esprit est moral. Seuls les faits intimes, en tant qu’ils concernent la volonté, ont une réalité véritable et sont de vrais événements, parce que seule la volonté est chose en soi. Tout microcosme renferme le macrocosme tout entier, et le second ne contient rien de plus que le premier. La multiplicité n’est que phénomène, et les faits extérieurs, simples formes du monde phénoménal, n’ont par là ni réalité ni signification immédiate ; ils n’en acquièrent qu’indirectement, par leur rapport avec la volonté des individus. Vouloir en donner une explication et une interprétation directes équivaut donc à vouloir distinguer dans les contours des images des groupes d’hommes et d’animaux. Ce que raconte l’histoire n’est en fait que le long rêve, le songe lourd et confus de l’humanité.

Les Hégéliens, pour qui la philosophie de l’histoire devient même le but principal de toute philosophie, doivent être renvoyés à Platon. Platon ne cesse de dire que l’objet de la philosophie est l’éternel et l’immuable, et non pas ce qui est tantôt d’une façon et tantôt d’une autre. Tous les rêveurs occupés à élever ces constructions de la marche du monde, ou, comme ils disent, de l’histoire, ont oublié de comprendre la vérité capitale de toute philosophie, à savoir que de tout temps la même chose existe, que le devenir et le naître sont de pures apparences, que les idées seules demeurent et que le temps est idéal. C’est l’opinion de Platon, c’est l’opinion de Kant. Ce qu’il faut donc chercher à saisir, c’est ce qui existe, ce qui existe réellement, aujourd’hui comme toujours, c’est-à-dire les idées, au sens platonicien. Les sots pensent au contraire qu’il va seulement naître et survenir quelque chose de grand. De là l’importance qu’ils attribuent à l’histoire dans leur philosophie ; de là cette construction de l’histoire sur l’hypothèse d’un plan universel, d’après lequel tout est régi pour le mieux et qui doit aboutir au règne d’une félicité parfaite, à une vie de délices. Ils croient donc à l’entière réalité de ce monde et ils en placent le but dans ce misérable bonheur terrestre, qui, en dépit des efforts des hommes et des faveurs du sort, n’en est pas moins une illusion creuse, un présent caduc et triste, dont ni constitutions ni législations, ni machines à vapeur ni télégraphes ne pourront jamais faire un bien véritable. Ces philosophes historiens et glorificateurs sont ainsi de naïfs réalistes, optimistes et eudémonistes, de plats compagnons d’existence et des philistins incarnés ; j’ajoute, même, de mauvais chrétiens, car le véritable esprit et la substance du christianisme, comme du brahmanisme et du bouddhisme, consiste à reconnaître le néant des biens de ce monde, à les mépriser entièrement et à se tourner vers une existence tout autre et même contraire. Voilà, je le répète, l’esprit et le but du christianisme, la vraie « morale de la fable » ; et ce n’est pas le monothéisme, ainsi qu’ils se l’imaginent. Aussi le bouddhisme athée est-il plus parent du christianisme que le judaïsme optimiste et l’islamisme, simple variété du premier.

La vraie philosophie de l’histoire ne doit pas procéder ainsi. Elle ne doit pas considérer, pour parler la langue de Platon, ce qui devient toujours et n’est jamais, elle ne doit pas chercher là l’essence propre du monde, mais ce qu’elle ne doit pas perdre de vue, c’est ce qui est toujours et ne devient ni ne passe jamais. Elle ne consiste donc pas à élever les fins temporelles de l’homme à la hauteur de fins éternelles et absolues, à nous retracer la marche artificielle et imaginaire de l’humanité vers ces fins, au milieu de toutes les confusions et de toutes les erreurs. Mais il lui faut comprendre que l’histoire, non seulement dans sa forme, mais déjà dans sa matière même, est un mensonge : sous prétexte qu’elle nous parle de simples individus et de faits isolés, elle prétend nous raconter chaque fois autre chose, tandis que du commencement à la fin c’est la répétition du même drame, avec d’autres personnages et sous des costumes différents. La vraie philosophie de l’histoire revient à voir que sous tous ces changements infinis, et au milieu de tout ce chaos, on n’a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd’hui des mêmes intrigues qu’hier et que de tout temps : elle doit donc reconnaître le fond identique de tous ces faits anciens ou modernes, survenus à l’Orient comme à l’Occident ; elle doit découvrir partout la même humanité, en dépit de la diversité des circonstances, des costumes et des mœurs. Cet élément identique, et qui persiste à travers tous les changements, est fourni par les qualités premières du cœur et de l’esprit humains, — beaucoup de mauvaises et peu de bonnes. La devise générale de l’histoire devrait être : Eadem, sed aliter. Celui qui a lu Hérodote a étudié assez l’histoire pour en faire la philosophie ; car il y trouve déjà tout ce qui constitue l’histoire postérieure du monde : agitations, actions, souffrances et destinée de la race humaine, telles qu’elles ressortent des qualités en question et de la constitution physique du globe.

Nous avons reconnu jusqu’ici que l’histoire, en tant que moyen d’étudier la nature humaine, est inférieure à la poésie ; puis, qu’elle n’est pas une science au sens propre du mot ; enfin que la tentative de la construire comme un tout, pourvu d’un commencement, d’un milieu et d’une fin, d’un enchaînement et d’un sens profond, est une illusion qui repose sur un malentendu. Il semblerait que nous lui refusions toute valeur, si nous ne montrions pas en quoi cette valeur consiste. Même une fois vaincue par l’art et exclue de la science, l’histoire conserve un domaine tout différent, qui lui appartient en propre, et où elle se maintient avec grand honneur.

L’histoire est pour l’espèce humaine ce que la raison est pour l’individu. Grâce à sa raison, l’homme n’est pas renfermé comme l’animal dans les limites étroites du présent visible ; il connaît encore le passé infiniment plus étendu, source du présent qui s’y rattache : c’est cette connaissance seule qui lui procure une intelligence plus nette du présent et lui permet même de formuler des inductions pour l’avenir. L’animal, au contraire, dont la connaissance sans réflexion est bornée à l’intuition, et par suite au présent, erre parmi les hommes, même une fois apprivoisé, ignorant, engourdi, stupide, délaissé et esclave. — De même un peuple qui ne connaît pas sa propre histoire est borné au présent de la génération actuelle : il ne comprend ni sa nature, ni sa propre existence, dans l’impossibilité où il est de les rapporter à un passé qui les explique ; il peut moins encore anticiper sur l’avenir. Seule l’histoire donne à un peuple une entière conscience de lui-même. L’histoire peut donc être regardée comme la conscience raisonnée de l’espèce humaine ; elle est à l’humanité ce qu’est à l’individu la conscience soutenue par la raison, réfléchie et cohérente, dont le manque condamne l’animal à rester enfermé dans le champ étroit du présent intuitif. Toute lacune dans l’histoire ressemble ainsi à une lacune dans la conscience et la mémoire d’un homme ; et en présence d’un monument de l’antiquité primitive, qui a survécu à sa propre signification, par exemple en présence des pyramides, des temples et des palais du Yukatan, nous restons aussi déconcertés et aussi stupides que l’animal devant une action humaine, où il est impliqué à titre d’instrument, que l’homme qui considère une vieille page d’écriture chiffrée, dont il a perdu la clef, ou que le somnambule étonné de trouver le matin l’ouvrage fait par lui pendant son sommeil. L’histoire peut en ce sens être envisagée comme la raison ou la conscience réfléchie de l’humanité ; elle remplit le rôle d’une conscience de soi immédiate, commune à toute l’espèce et qui seule en fait un tout véritable, une humanité. Telle est la valeur réelle de l’histoire ; et l’intérêt général et supérieur qu’elle inspire tient en conséquence à ce qu’elle est une affaire personnelle du genre humain. — L’usage de la raison individuelle suppose à titre de condition indispensable le langage ; l’écriture n’est pas moins nécessaire à l’exercice de la raison de l’humanité : c’est avec elle seulement que commence l’existence réelle de cette raison, comme celle de la raison individuelle ne commence qu’avec la parole. L’écriture en effet, sert à rétablir l’unité dans cette conscience du genre humain brisée et morcelée sans cesse par la mort : elle permet à l’arrière-neveu de reprendre et d’épuiser la pensée conçue par l’aïeul ; elle remédie à la dissolution du genre humain et de sa conscience en un nombre infini d’individus éphémères, et elle brave ainsi le temps qui s’envole dans une fuite irrésistible avec l’oubli son compagnon. Les monuments de pierre ne servent pas moins à cette fin que les monuments écrits, et leur sont en partie antérieurs. Croira-t-on en effet que les hommes qui ont dépensé des sommes infinies, qui ont mis en mouvement les forces de milliers de bras, durant de longues années, pour construire ces pyramides, ces monolithes, ces tombeaux creusés dans le roc, ces temples et ces palais, debout depuis des siècles déjà, n’aient eu en vue que leur propre satisfaction, le court espace d’une vie, qui ne suffisait pas à leur faire voir la fin de ces travaux, ou encore le but ostensible que la grossièreté de la foule les obligeait à alléguer ? — Leur intention véritable, n’en doutons pas, était de parler à la postérité la plus reculée, d’entrer en rapport avec elle et de rétablir ainsi l’unité de la conscience humaine. Les Hindous, les Égyptiens, les Grecs même et les Romains calculaient leurs constructions pour des milliers d’années, parce qu’une culture supérieure avait élargi leur horizon ; le moyen âge et les temps modernes n’ont eu en vue dans leurs édifices que quelques siècles au plus ; la raison en est aussi pourtant qu’on s’en remettait plutôt à l’écriture, devenue d’un usage plus général, surtout depuis qu’elle avait donné naissance à l’imprimerie. Mais même ces monuments plus récents expriment l’ardent désir de communiquer avec la postérité, et il y a honte à les détruire ou à les défigurer pour les faire servir à des fins inférieures et utiles. Les monuments écrits ont à craindre moins des éléments, mais plus de la barbarie, que les monuments de pierre ; ils produisent aussi plus d’effet. Les Égyptiens, en couvrant leurs édifices d’hiéroglyphes, ont voulu réunir les deux sortes d’avantages ; ils sont même allés jusqu’à y joindre des peintures, pour le cas où les hiéroglyphes viendraient à n’être plus compris.

  1. Ce chapitre se rapporte au § 51 du premier volume.
  2. Pour le remarquer ici en passant, de cette opposition entre ποίησις et ἰστορία ressort avec une netteté surprenante l’origine et le sens véritable du premier terme : il signifie en effet la création, l’invention, par opposition à la recherche, à l’enquête.