Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXX

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 179-187).


CHAPITRE XXX[1]
DU PUR SUJET DE LA CONNAISSANCE


La conception d’une idée, l’introduction de cette idée dans notre conscience demande en nous pour condition préalable un changement qu’on pourrait aussi regarder comme un acte de renoncement à soi-même. Ce changement consiste en effet dans une séparation momentanée et complète de la connaissance d’avec la volonté propre : la connaissance doit alors perdre totalement de vue le précieux gage qui lui est confié et considérer les choses comme si elles ne pouvaient jamais concerner en rien la volonté. Car c’est le seul moyen pour la connaissance de devenir le pur reflet de la nature objective des choses. Toute œuvre d’art véritable doit avoir pour principe et pour base une connaissance soumise à ces conditions. La modification ainsi réclamée dans le sujet, par cela même qu’elle consiste dans l’élimination de tout vouloir, ne peut dériver de la volonté ; elle n’est donc pas le fait de notre libre arbitre, c’est-à-dire que nous n’en sommes pas les maîtres. Tout au contraire, elle a pour unique origine une prédominance momentanée de l’intellect sur la volonté, ou, au point de vue physiologique, une forte excitation de l’activité cérébrale intuitive, sans aucune excitation des penchants ou des passions. Pour plus de clarté, je rappelle que notre conscience a deux faces : elle est d’une part conscience du moi propre, c’est-à-dire volonté ; d’autre part, conscience des autres choses, et à ce titre tout d’abord connaissance intuitive du monde extérieur, aperception des objets. Plus l’un des côtés de la conscience totale se dessine nettement, plus l’autre s’efface. La conscience des autres choses, ou connaissance intuitive, sera donc d’autant plus parfaite, c’est-à-dire d’autant plus objective, que nous aurons moins conscience de notre propre moi. Il se produit ici un véritable antagonisme. Plus nous avons conscience de l’objet, moins nous en avons du sujet ; plus au contraire le sujet occupe la conscience, plus faible et imparfaite est notre intuition du monde extérieur. L’état requis pour une objectivité pure de l’intuition comporte d’une part des conditions permanentes, la perfection du cerveau et en général tout ce qui dans sa constitution physiologique favorise son activité, d’autre part des conditions passagères, puisqu’il est soutenu par tout ce qui accroît la tension et la réceptivité du système nerveux cérébral, sans exciter pourtant la moindre passion. Qu’on n’entende pas par là les boissons spiritueuses ou l’opium, mais bien plutôt une nuit entière d’un sommeil tranquille, un bain froid, et tout ce qui, en calmant la circulation et la force des passions, donne à l’activité cérébrale une prédominance acquise sans effort. Ces stimulants naturels du travail des nerfs cérébraux exercent une action qui grandit avec le développement et l’énergie générale du cerveau ; ils détachent de plus en plus l’objet du sujet et finissent par produire cet état de pure objectivité de l’intuition, qui élimine de lui-même la volonté de la conscience, et dans lequel toutes choses apparaissent avec une clarté et une précision plus intenses ; nous ne connaissons pour ainsi dire alors que les choses, sans presque plus rien savoir de nous ; et toute notre conscience n’est plus que l’intermédiaire qui sert à faire pénétrer l’objet de l’intuition dans le monde de la représentation. La connaissance pure, sans mélange de volonté, se produit donc, lorsque la conscience des autres choses s’élève à une telle puissance que la conscience du moi propre disparaît. Car, pour embrasser le monde d’une vue purement objective, il faut ne plus savoir qu’on y appartient ; et les choses gagnent en beauté à nos yeux, à mesure que la conscience extérieure s’accroît et que la conscience individuelle s’évanouit. — Mais toute souffrance procède de la volonté, fondement du moi propre ; par l’effacement de ce côté de la conscience, toute possibilité de souffrance se trouve donc supprimée, et l’état d’objectivité pure de l’intuition devient en même temps un état de félicité absolue : aussi ai-je montré qu’il était l’un des deux éléments de la jouissance esthétique. La conscience du moi propre, c’est-à-dire la subjectivité, la volonté, reprend-elle au contraire le dessus, aussitôt il se produit un degré correspondant de malaise et de trouble : de malaise, par le sentiment que nous retrouvons de notre matérialité, c’est-à-dire de l’organisme qui en soi est la volonté ; de trouble, par l’effet des désirs, des émotions, des passions, des soucis dont la volonté, aidée de l’intelligence, recommence à remplir notre conscience. Car partout la volonté, en tant que principe de subjectivité, est l’opposé, l’antagoniste de la connaissance. La plus grande concentration de la subjectivité se produit dans l’acte volontaire proprement dit, qui nous donne la conscience la plus nette de notre moi. Toutes les autres excitations de la volonté ne sont que des préparations à l’acte : l’acte même est à la subjectivité ce que le jaillissement de l’étincelle est à l’appareil électrique. — Toute sensation corporelle est en soi excitation de la volonté, et plus souvent, à vrai dire, de la noluntas que de la voluntas. L’excitation du vouloir par voie intellectuelle est celle qui est due aux motifs : c’est alors l’objectivité même qui éveille et met en jeu la subjectivité. Cet effet se réalise, dès qu’une chose n’est plus l’objet d’une perception purement objective, c’est-à-dire désintéressée, mais provoque, directement ou indirectement, du désir ou de la répugnance, ne serait-ce même que par le souvenir : car elle agit dès lors comme motif, au sens le plus étendu du mot.

Remarquons ici que la réflexion abstraite et la lecture, toutes deux liées aux mots, appartiennent aussi sans doute, dans un sens plus large, à la conscience des autres choses, c’est-à-dire à l’occupation objective de l’esprit. Mais ce n’est encore qu’indirectement, car elles réclament l’intermédiaire des concepts ; or ceux-ci sont un produit artificiel de la raison, et par suite déjà une œuvre intentionnelle. De plus, tout travail abstrait de l’esprit est dirigé par la volonté qui donne à l’intelligence la direction conforme à ses vues et soutient l’attention : un tel travail est ainsi toujours mêlé de quelque effort, et l’effort suppose une activité de la volonté. Ce genre d’occupation intellectuelle ne comporte donc pas l’objectivité parfaite de la conscience, telle qu’elle accompagne, à titre de condition nécessaire, la conception esthétique, c’est-à-dire la connaissance des idées.

Il résulte de tout ce qui précède que la pure objectivité de l’intuition, moyen de reconnaître non plus l’objet isolé comme tel, mais l’idée de son espèce, demande qu’on ait conscience, non plus de soi-même, mais des seuls objets perçus, et que la conscience propre ne subsiste qu’à titre de soutien de l’existence objective de ces objets. La difficulté pour cet état de se produire et par là sa rareté ont pour cause que l’accident (l’intellect) doit y dominer et annuler en quelque sorte la substance (la volonté), ne fût-ce qu’un instant. C’est là aussi le principe de l’analogie et même de la parenté de cet état avec la négation de la volonté exposée par moi à la fin du livre suivant. — La connaissance en effet, quoique issue de la volonté, ainsi que je l’ai montré dans le livre précédent, et fondée sur le phénomène de cette volonté, sur l’organisme, n’en est pas moins corrompue par cette même volonté, comme la flamme est obscurcie par la matière en combustion et la fumée qui s’en dégage. Aussi ne pouvons-nous concevoir l’essence purement objective des choses et les idées présentes en elles qu’en ne prenant aucun intérêt aux choses mêmes, parce qu’elles n’offrent aucun rapport avec notre volonté. De là vient aussi que les idées des êtres ressortent plus facilement pour nous de l’œuvre d’art que de la réalité. En effet, ce que nous apercevons seulement dans un tableau ou dans une poésie se trouve en dehors de toute relation possible avec notre volonté ; car cela n’existe déjà en soi même que pour la connaissance et ne s’adresse immédiatement qu’à elle seule. Au contraire, pour saisir l’idée du milieu de la réalité, il faut en quelque sorte faire abstraction de sa volonté propre, s’élever au-dessus de son intérêt, ce qui exige une énergie particulière de l’intelligence. Cette énergie n’appartient au plus haut degré et pour quelque durée qu’au seul génie ; le génie en effet consiste précisément dans la possession d’une force intellectuelle plus grande que n’en demande le service de la volonté individuelle, et dans l’emploi de l’excédent resté libre à la connaissance pure du monde sans souci de la volonté. Si l’œuvre d’art facilite la conception des idées, source de la puissance esthétique, ce n’est pas seulement pour donner aux choses plus de netteté et plus de relief par la mise en évidence de l’élément essentiel et par l’exclusion de l’accessoire ; c’est encore et tout au moins autant par ce mutisme complet, nécessaire à la conception purement objective de la nature des choses, auquel l’art réduit à coup sûr la volonté, en présentant à notre intuition un objet situé lui-même hors du domaine des choses capables d’intéresser la volonté, en nous présentant une simple image, et non une réalité. Cette vérité s’applique non seulement aux œuvres des arts plastiques, mais encore à la poésie ; l’effet de la poésie suppose aussi pour condition une conception désintéressée, détachée du vouloir, et par là purement objective. C’est une conception de ce genre qui nous fait paraître pittoresque un objet aperçu, et poétique un événement de la vie réelle : car seule elle peut répandre sur la réalité cet éclat enchanteur que l’on nomme le pittoresque dans les objets de l’intuition sensible, et la couleur poétique pour les visions de l’imagination. Quand le poète célèbre la sérénité du matin, la beauté du soir, le calme du clair de lune, etc., l’objet véritable de ses chants, c’est, à son insu, le pur sujet de la connaissance, qu’évoquent ces beautés naturelles et devant lequel la volonté s’efface et disparaît de la conscience : ainsi naît cette tranquillité du cœur, qui hors de là ne se peut obtenir sur cette terre ; sinon d’où viendrait l’influence bienfaisante, l’action magique exercée sur nous par ces vers :

Nox erat, et cœlo fulgebat luna sereno,
Inter minora sidera.

La nouveauté complète d’objets inconnus pour nous en favorise la conception désintéressée et tout objective. Par là s’explique cet effet pittoresque ou poétique attribué par l’étranger ou par le simple voyageur à des objets qui sont loin de produire la même impression sur les indigènes : ainsi la vue d’une ville étrangère laisse au touriste une impression des plus agréables, qu’elle est loin d’exercer sur l’habitant ; la raison en est que le voyageur, placé en dehors de tout rapport avec la ville et ses habitants, la contemple à un point de vue tout objectif. C’est là-dessus que repose en grande partie le charme des voyages. C’est pourquoi encore on cherche à accroître l’effet des œuvres narratives ou dramatiques, en en transportant la scène dans des temps et des pays éloignés, les Allemands en Italie et en Espagne, les Italiens en Allemagne, en Pologne, ou même en Hollande. — Si la conception intuitive, entièrement objective, purifiée de tout vouloir, est la condition de la jouissance esthétique, à plus forte raison est-elle indispensable à la création des œuvres esthétiques. Tout bon tableau, toute poésie véritable porte l’empreinte de cette situation d’esprit. Car seuls les sentiments puisés dans la contemplation objective pure, ou directement excités par elle, contiennent le germe vivant d’où peuvent naître des productions vraies et originales, aussi bien en poésie et même en philosophie que dans les arts plastiques. Le punctum saliens de toute œuvre belle, de toute pensée grande ou profonde est une intuition entièrement objective. Or la condition d’une telle intuition est le silence complet de la volonté, qui ne laisse subsister dans l’homme que le pur sujet de la connaissance. Le génie n’est autre chose qu’une disposition à faire prévaloir cet état.

Avec cette disparition de la volonté hors de la conscience coïncide la suppression de l’individualité et des tristesses, des misères qui l’accompagnent. Aussi ai-je décrit ce pur sujet de la connaissance, qui seul demeure alors, comme l’œil du monde ; cet œil, quoique avec plus ou moins de clarté, regarde en toute créature vivante ; il est à l’abri de la naissance et de la mort, et ainsi, identique à lui-même, toujours un, toujours le même, il est le support du monde des idées permanentes, c’est-à-dire de l’objectivité adéquate de la volonté, tandis que le sujet individuel, troublé dans sa connaissance par cette individualité même sortie de la volonté, n’a pour objet que des choses isolées et est passager comme elles. — Au sens ici marqué on peut attribuer à tout homme deux existences. En tant que volonté, c’est-à-dire en tant qu’individu, il est une créature une, exclusivement une, et comme tel il a suffisamment à faire et à souffrir. Comme contemplateur purement objectif, il est le pur sujet de la connaissance, dans la conscience duquel seulement le monde objectif existe ; comme tel, il est toutes les choses, en tant qu’il les perçoit, et leur existence en lui ne comporte ni gêne ni fardeau. C’est en effet sa propre existence, puisqu’elle est tout entière contenue dans sa représentation ; mais ici elle est dégagée de la volonté. En tant au contraire qu’elle est volonté, elle n’est pas en lui. Chacun est heureux, quand il est toutes choses ; et malheureux, quand il n’est plus qu’individu. — Il suffit à toute condition, à toute créature, à toute scène de la vie, d’être conçue objectivement, d’être décrite par le pinceau ou par la parole, pour sembler intéressante, délicieuse, enviable : mais est-on soi-même mêlé dans l’affaire, est-on la chose même, alors on s’écrie plus d’une fois que le diable en personne ne pourrait y tenir. Aussi Gœthe dit-il : « Ce qui nous contrarie dans la vie, nous fait plaisir dans un tableau[2]. »

Dans ma jeunesse, il y a eu une période pendant laquelle je m’efforçais sans cesse de me contempler, de me dépeindre du dehors, moi-même et mes actions : c’était sans doute pour me les rendre supportables.

Comme les considérations que j’expose ici n’ont jamais été discutées avant moi, je veux y joindre quelques explications psychologiques.

Dans l’intuition directe du monde et de la vie, nous ne considérons d’ordinaire les choses que dans leurs relations, c’est-à-dire dans leur essence, dans leur existence relative et non absolue. Nous regarderons par exemple des maisons, des vaisseaux, des machines, avec la pensée de leur destination et de leur appropriation à cette fin ; nous regarderons des hommes avec la pensée de leurs rapports avec nous, s’il en existe, puis de leurs rapports mutuels, dans leur conduite et dans leur activité, dans leur condition, et dans leur métier, ou encore dans les aptitudes qu’ils y montrent, etc. Nous pouvons pousser l’examen de ces relations plus ou moins loin, le poursuivre jusqu’aux anneaux les plus reculés de leur chaîne : la recherche gagnera ainsi en précision et en étendue ; mais l’espèce et la qualité en demeurera toujours la même. C’est toujours la considération des choses dans leurs relations, bien plus, par le moyen de ces relations, c’est-à-dire d’après le principe de raison. C’est à ce genre de considérations que nous nous adonnons le plus souvent et, en règle générale, je crois même les hommes incapables pour la plupart de se livrer à aucun autre. — Mais nous arrive-t-il par exception d’éprouver une élévation momentanée de l’intensité de notre intelligence intuitive ; aussitôt nous voyons les choses d’un tout autre œil : nous ne les concevons plus alors d’après leurs relations, mais selon ce qu’elles sont en soi et par soi, et soudain, avec leur existence relative, nous percevons encore leur existence absolue. Chaque individu représente aussitôt son espèce, et ce qui s’offre à notre esprit, c’est ce qu’il y a de général en chaque être. Ce que nous reconnaissons donc ainsi, ce sont les idées des choses, et la science qui s’exprime par ces idées est bien plus haute que la simple connaissance des relations. Notre être aussi se dégage en même temps des relations et nous sommes devenus du coup le pur sujet de la connaissance. — Quant aux causes de cet état exceptionnel, ce doivent être certains phénomènes psychologiques intérieurs, qui purifient et élèvent l’activité cérébrale au degré nécessaire pour provoquer ce flux soudain d’intelligence. La condition extérieure est que nous soyons entièrement étrangers à la scène contemplée, que nous en demeurions complètement détachés, et que nous n’y soyons nullement impliqués pour une part active.

Pour nous convaincre qu’une conception purement objective et par là exacte des choses n’est possible que si nous les considérons sans aucun intérêt personnel, c’est-à-dire dans un complet silence de la volonté, représentons-nous combien la moindre émotion ou la moindre passion trouble et altère la connaissance, combien même tout penchant favorable ou contraire suffit à dénaturer, à colorer, à défigurer, non pas le seul jugement, mais encore et déjà la perception primitive des choses. Rappelons-nous quelles teintes sereines, quel aspect riant le monde entier revêt à nos yeux, quand un heureux résultat nous a satisfaits ; sous quel air triste et sombre il nous apparaît au contraire, lorsque le chagrin nous abat. Un objet même inanimé, destiné à être l’instrument d’une opération que nous redoutons, semble prendre alors une physionomie hideuse, par exemple l’échafaud, la forteresse où on nous transporte, la trousse du chirurgien, la voiture qui emmène loin de nous la femme aimée, etc. ; bien plus, de simples chiffres, des lettres, un cachet semblent nous narguer d’un ricanement horrible et produire sur nous l’effet de monstres affreux. En revanche, les instruments qui servent à l’accomplissement de nos désirs prennent aussitôt un air aimable et bienveillant : par exemple la vieille bossue qui nous apporte une lettre d’amour, le juif qui nous compte des louis d’or, l’échelle de corde qui va aider à notre évasion, etc. Dans ces cas d’aversion ou d’inclination bien marquée, on ne peut méconnaître que la représentation soit faussée par la volonté ; elle l’est encore, à un degré moindre, dans tout objet qui présente un rapport même éloigné avec notre volonté, c’est-à-dire avec notre penchant ou notre répugnance. C’est seulement une fois que la volonté, avec tout ce qui l’intéresse, a quitté la conscience et que l’intellect suit librement ses propres lois ; lorsque, devenu pur sujet de la connaissance, il reflète le monde objectif, arrivé de son propre mouvement et sans le stimulant d’aucune volonté à un état de tension et d’activité extrêmes ; c’est alors seulement que la couleur et la forme des choses ressortent à nos yeux dans leur véritable et pleine signification ; seule, une telle conception peut donner naissance à de vraies œuvres d’art, dont la valeur durable et le succès toujours renouvelé tiennent à ce que seules elles représentent l’objectivité pure, le fondement invariable et commun des diverses intuitions subjectives et par là faussées, le thème commun qui perce à travers toutes ces variations subjectives. Car il est certain que la nature étalée devant nous s’offre à chaque cerveau différent sous un aspect très différent, et, soit par le pinceau, soit par le ciseau, par la parole ou par les gestes faits sur la scène, chacun ne peut la rendre que telle qu’il la voit. L’objectivité seule fait l’artiste ; mais elle n’est possible qu’à la condition que l’intellect, détaché de la volonté, sa racine, plane d’un libre essor, sans cesser d’agir avec la plus haute énergie.

Le jeune homme, dont l’intuition intellectuelle est encore dans toute sa fraîcheur et dans toute sa force, se représente bien souvent la nature dans une objectivité parfaite, et par suite dans toute sa beauté. Mais ce qui trouble parfois pour lui le plaisir d’un tel spectacle, c’est la réflexion que les belles choses ici présentes sont avec lui sans aucun rapport personnel, capable d’exciter son intérêt et sa joie ; il voudrait que sa vie prît la forme d’un roman intéressant : « Derrière ce rocher en saillie devrait m’attendre une troupe d’amis bien montés ; — auprès de cette cascade devrait se reposer ma bien-aimée ; — cet édifice si bien illuminé devrait être sa demeure, et cette fenêtre garnie de verdure devrait être la sienne ; — mais ce monde si beau n’est que solitude pour moi, etc. » Ces billevesées mélancoliques de jeune homme reposent au fond sur une contradiction. Car la beauté avec laquelle ces objets lui apparaissent tient justement à la pure objectivité, c’est-à-dire au désintéressement de son intuition ; elle serait aussitôt annulée par cette relation avec sa volonté dont le jeune homme regrette douloureusement l’absence, et aussitôt disparaîtrait le charme qui lui procure en ce moment une jouissance véritable, quoique mélangée d’une impression pénible. — Il en est du reste de même à tout âge et en toute circonstance : la beauté du paysage qui nous ravit à l’heure présente cesserait d’être, si nous avions avec lui quelque rapport personnel dont la conscience ne nous quitterait pas. Aucune chose n’est belle qu’aussi longtemps qu’elle ne nous concerne pas. (Il n’est pas question ici de passion amoureuse, mais de jouissance esthétique.) La vie n’est jamais belle, ses images seules le sont, une fois transfigurées par le miroir de l’art ou de la poésie ; et cela surtout pendant la jeunesse, alors que nous ne connaissons rien encore de l’existence. Plus d’un jeune homme s’apaiserait si on pouvait l’amener à cette idée.

Pourquoi la vue de la pleine lune exerce-t-elle une action si bienfaisante, si calmante, si propre à élever l’âme ? C’est que la lune est objet d’intuition, et non de volonté :

« Les étoiles, on ne les désire pas ; on ne peut que se réjouir de leur splendeur[3]. »

Elle est grande, c’est-à-dire elle nous dispose à la grandeur, parce que, sans rapport avec nous, éternellement étrangère à l’agitation terrestre, elle passe et voit tout sans prendre part à rien. Aussi, à son aspect, la volonté, avec ses misères incessantes, s’efface-t-elle de la conscience et laisse-t-elle sa place à la connaissance pure. Peut-être ici se mêle-t-il encore le sentiment que nous en partageons la vue avec des millions de créatures dont la différence individuelle s’évanouit alors, et qui dans cette contemplation ne forment plus qu’un être ; l’impression du sublime en est relevée encore. Ce qui contribue aussi à l’accroître, c’est que la lune éclaire sans échauffer ; de là le nom de chaste qu’on lui a donné et le motif de son identification avec Diane. — Par l’effet de cette impression totale si salutaire qu’elle produit sur notre âme, la lune est devenue peu à peu l’amie de notre cœur, ce que le soleil ne devient jamais, en sa qualité de bienfaiteur infini que l’on n’ose pas regarder en face.

À ce que j’ai dit au §38 du premier volume sur le plaisir esthétique dû à la lumière, à la réflexion des images et aux couleurs, ajoutons ici encore la remarque suivante. L’impression des couleurs renforcée par l’éclat métallique et encore plus par la transparence, dans les vitraux colorés par exemple, et surtout la réflexion des rayons du soleil couchant par les nuages, éveille en nous une jouissance tout immédiate, irréfléchie, mais vraiment ineffable. La raison dernière en est que c’est là le moyen le plus facile, moyen physique et infaillible, de gagner toute notre attention à la connaissance, sans exciter la volonté. Nous sommes ainsi amenés à l’état de pure connaissance ; sans doute, dans le cas présent, cette connaissance consiste en somme dans la simple sensation d’une impression rétinienne ; mais cette sensation, en tant qu’entièrement dégagée de tout plaisir et de toute douleur, ainsi que de toute excitation directe de la volonté, appartient par là même à la connaissance pure.

  1. Ce chapitre se rapporte aux §§ 33, 34 du premier volume.
  2. Was im leben uns verdrieszt
    Man im Bilde gern genieszt

  3. Goethe

    « Die Sterne, die begeht man nicht,
    Man freut sich ihrer Pracht. »