Le Monde byzantin. — Le sport et l’hippodrome à Constantinople

Le Monde byzantin. — Le sport et l’hippodrome à Constantinople
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 761-794).


LE MONDE BYZANTIN


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LE SPORT ET L’HIPPODROME À CONSTANTINOPLE.




I. H. Krause, Die Byzantiner des Mittelalters, Halle 1869.
II. Paparrigopoulo, Histoire du peuple grec, etc.


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L’empire byzantin, un moment délaissé depuis Ducange par nos historiens, commence à être mieux étudié ; des travaux importans ont paru en France, en Allemagne, en Angleterre. La Grèce moderne recherche les traces de ses aïeux du moyen âge ; M. Paparrigopoulo achève sa grande Histoire du peuple grec. Toutefois, pour beaucoup de lecteurs, l’empire byzantin est tout entier dans les querelles des verts et des bleus et dans les controverses des moines. C’est se faire une idée fort incomplète et fort inexacte de Cette grande civilisation. Pour être juste, il faut encore se représenter les légions de l’empire luttant sans relâche contre les invasions du nord et du midi, couvrant l’Europe, disputant ville par ville le sol de l’Orient aux conquérans barbares ; il faut se représenter les savans de Byzance copiant, compilant, conservant à l’humanité les chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque et romaine, se faisant bénévolement les bibliothécaires du genre humain ; Constantinople restée seule civilisée pendant que l’Occident était encore barbare, et répandant autour d’elle la civilisation ; les négocians de Byzance étendant leurs relations commerciales jusqu’aux régions de l’extrême Orient ; ses missionnaires portant le christianisme jusque dans le Caucase comme Grégoire l’Illuminateur, jusqu’aux Carpathes comme Cyrille et Méthode, jusque dans l’Abyssinie, qui en est restée chrétienne malgré l’Egypte musulmane, jusqu’en Russie, jusque dans l’Inde ; la Grèce inventant l’alphabet dUlphilas pour les Goths et l’alphabet de saint Cyrille pour les Slaves ; l’art byzantin provoquant partout l’émulation des artistes, depuis Venise jusqu’à Moscou.

Cependant cette fameuse rivalité des verts et des bleus, ces luttes célèbres de l’hippodrome, peuvent nous offrir comme un résumé de la mystérieuse civilisation byzantine. Dans le cirque, nous pouvons trouver tout Constantinople, tout le bas-empire : tel théâtre, tel peuple, a-t-on dit. Le théâtre des Byzantins, c’était l’hippodrome. Si les tournois sont la société féodale française, si notre Longchamps est l’image du Paris moderne, l’hippodrome c’est le miroir de la société grecque au moyen âge.


I.

Ces fameuses factions du cirque se targuaient d’une antiquité qui se perdait dans la nuit des temps mythologiques. On prétendait que l’enchanteresse Circé avait bâti le premier cirque, et qu’Œnomaüs, le roi du Péloponèse, avait attelé le premier quadrige, que Romulus avait donné aux factions leurs couleurs traditionnelles. Non-seulement elles se plaisaient, comme les loges maçonniques de notre temps, à chercher leur point de départ presque aux origines du monde, mais elles voulaient qu’on attachât à toutes les particularités de leur organisation un sens symbolique. Les évolutions des chars étaient censées rappeler les courses du soleil. De même qu’il y avait quatre élémens, il y avait quatre factions : les verts, qui représentaient la terre ; les bleus, la mer ; les rouges, le feu ; les blancs, l’air. Aussi avaient-elles pour dieux tutélaires, à l’époque du paganisme, Cybèle, Neptune, Vesta, Jupiter.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, tant que dura la république romaine, il ne fut question ni des verts, ni des bleus, ni des cochers, ni des factions : le peuple romain avait bien d’autres soucis. C’est seulement avec le pouvoir absolu des césars qu’apparaissent les frivoles et turbulentes querelles de l’hippodrome ; c’est quand le forum est « pacifié » que le cirque devient orageux. C’est alors que le fou furieux Caligula se passionne pour la faction des verts et fait charger le peuple par sa garde, parce qu’on s’est permis de huer l’un de ses cochers favoris ; c’est alors qu’on voit Néron conduire les chars sur l’arène en casaque de cocher vert, Vitellius en casaque bleue. Héliogabale et Lucius Vérus, l’indigne fils de Marc-Aurèle, étaient aussi d’enragés fauteurs de la faction verte.

Quand l’empire romain se transporta de Rome à Constantinople avec son prince, ses patriciens, son peuple, ses institutions, ses traditions, presque avec ses monumens, on n’eut garde de laisser sur les bords du Tibre les factions hippodromiques. Au contraire l’engouement et les rivalités qu’elles inspiraient s’accrurent dans d’effrayantes proportions, comme ces plantes qui, transférées du sol natal sur une terre vierge et plus féconde, s’épanouissent aussitôt et se développent d’une façon tellement luxuriante qu’elles éclipsent leurs congénères de la mère-patrie. C’est surtout au VIe et au VIIe siècle, sous les règnes de Marcien, d’Anastase, de Théodora et de Justinien, de Maurice, de Phocas, d’Héraclius, que l’histoire des factions du cirque se confond en quelque sorte avec l’histoire de l’empire, que les verts et les bleus déchaînent, dans leurs querelles hippiques, l’émeute et l’incendie sur Constantinople, la guerre civile sur l’empire, que presque pas une année ne se passe sans que, dans la ville ou ses faubourgs, n’éclate entre les partis acharnés quelque rixe sanglante ; que les factieux osent livrer au pouvoir des batailles où des milliers d’hommes périssent ; que les séditions écloses à Constantinople ont des contre-coups formidables dans les turbulentes cités de Tarse, d’Antioche et d’Alexandrie.

On s’est demandé si ces sanguinaires rivalités du cirque ne cachaient pas de profondes divisions politiques, et si sous ce frivole prétexte ce n’étaient pas de sérieuses questions qui se débattaient par les armes. Il est permis d’en douter ; le peuple byzantin s’inquiétait peu de la politique intérieure ou extérieure de l’empire ; pourvu que le gouvernement maintînt le vin et l’huile à bon marché, pourvu que l’on ne touchât pas à ses saintes images, sa grande affaire, c’était le cirque : il se préoccupait infiniment plus de savoir qui l’emporterait aux courses prochaines, des cochers verts ou des cochers bleus, que des revers ou des succès de l’armée romaine sur l’Euphrate et le Danube. Quand nous voyons dans l’histoire byzantine une certaine faction s’acharner contre un prince, soyons certains que ce n’est point parce qu’il a suivi une mauvaise politique avec les Arabes, parce qu’il a signé un traité désavantageux avec les Hongrois, parce qu’il a déclaré injustement la guerre aux Bulgares, parce qu’il a restreint une liberté ou refusé une réforme ; c’est uniquement parce qu’il a trahi ses sympathies pour la faction adverse. Quand un nouvel empereur assistait pour la première fois aux courses de chars, tout le peuple attendait anxieusement qu’il manifestât son inclination. S’il paraissait à la tribune impériale avec les insignes des bleus, la destinée du règne tout entier se trouvait engagée ; les bleus se prenaient d’un attachement fanatique pour le prince, les verts lui vouaient une haine implacable, et dans toutes les émotions de la cité on devait retrouver la trace de ce premier acte politique de l’empereur : le peuple ne demandait pas à la couronne d’autre programme politique que celui-là. On peut s’étonner que ces princes qui, à chaque émeute des factions, risquaient leur couronne et leur vie, n’aient pas eu la sagesse de cacher leurs sympathies ou leurs antipathies, au lieu de mettre l’empire en danger pour uns casaque de cocher. Hélas ! l’empereur byzantin était, lui aussi, un Byzantin. Tous n’avaient pas reçu la haute éducation philosophique de Marc Aurèle, qui, dans ses Pensées, remercie son père adoptif de l’avoir élevé de telle façon qu’il n’a jamais été tenté de favoriser ni les verts ni les rouges. Beaucoup se montraient au contraire plus fous que leur peuple, plus passionnés pour le divertissement national. Justinien eut beau être un grand constructeur, un grand législateur, un conquérant : il fut de son temps et de son pays.

Quant à penser que les factions du cirque prirent sous l’empire byzantin une teinte religieuse, et que sous les couleurs verte et bleue c’étaient les orthodoxes et les hérétiques, les catholiques et les manichéens, les iconolâtres et les iconoclastes, qui se disputaient la suprématie, pure hypothèse ! Si parfois les factions irritées traitaient l’empereur d’hétérodoxe et de chien d’hérétique, l’empereur se contentait de leur renvoyer ces épithètes banales, sortes d’injures à la disposition de tous les partis et qui faisaient le fond du vocabulaire des invectives byzantines. Il suffira de faire remarquer que les temps les plus troublés par les querelles religieuses sont précisément ceux où le rôle des factions tend à s’effacer, et que dans les factions des villes d’Orient la qualité de Juif n’était pas un motif d’exclusion.

Qu’étaient-ce donc que les factions ? Des sociétés, composées de plusieurs centaines d’adhérens, qui avaient pour objet d’entretenir des chevaux, des chars, des cochers, de concourir entre elles sur l’arène de l’hippodrome, et de donner au peuple et au prince le spectacle de leurs luttes équestres : c’étaient des sociétés de courses. Ce qui fait chez nous, surtout pour le vulgaire, l’intérêt des courses du Derby ou de Longchamps, c’est un peu la rivalité ancienne, transportée sur un terrain pacifique, des deux nations riveraines de la Manche. Dans l’empire grec, il ne pouvait être question de courses internationales. D’après les idées byzantines, il n’y avait en effet qu’un seul peuple, élu de Dieu, choisi du ciel, le peuple grec ; hors de lui, il n’y avait que des « barbares ; » l’empire byzantin constituait à lui tout seul « la terre habitée, » le reste était le « désert. » Pour donner quelque intérêt à ces courses de chars, il fallait donc que le peuple lui-même se divisât en groupes rivaux, presque ennemis ; s’enrôler dans telle ou telle faction, c’était s’initier aux plus âpres jouissances du jeu. Chez nous, ce qui intéresse aux courses beaucoup de spectateurs, ce sont les paris qu’ils ont engagés, les enjeux de livres sterling ou de billets de banque ; à Constantinople, le pauvre diable de plébéien, le batelier du Bosphore, le portefaix des chantiers de la Corne-d’Or, n’avait point d’argent à risquer : c’était lui-même, c’était son amour-propre qui formait l’enjeu. Une fois qu’il s’était assis sur certains gradins de l’hippodrome et qu’il avait arboré l’écharpe verte, il fallait nécessairement que la défaite des bleus fût un triomphe pour lui, leur victoire un crève-cœur. Son parti était-il vaincu, son cocher était-il tombé du char au moment d’arriver au but, son chagrin, son humiliation, étaient sans bornes. Comment oserait-il traverser son quartier, passer devant la boutique de ses voisins, rentrer dans sa famille avec ces couleurs déshonorées ? L’écharpe verte, qui inspirait du respect même à l’empereur, allait l’exposer aux quolibets, aux injures de tous les laquais et de tous les polissons de Constantinople. Au contraire son cocher favori avait-il remporté la palme, le calife de Bagdad n’était plus son cousin, les conquêtes du grand païen Alexandre n’étaient rien à ses yeux ; le va-nu-pieds se carrait victorieusement sous les portiques des grandes rues avec ses triomphantes couleurs, et marchait la tête haute au milieu des murmures flatteurs de la multitude.

Si aujourd’hui, avant d’engager un pari, on tient à consulter la cote des chevaux qui doivent courir, on conçoit que le Byzantin, qui allait s’engager, pour toute sa vie peut-être, sous la bannière d’une faction, étudiait soigneusement les chances de victoire, s’informait du personnel et du matériel, de la bonté des chevaux, de l’habileté des cochers, des sympathies manifestées par le puissant empereur ; c’est pour ce motif que, suivant les circonstances favorables ou défavorables, telle faction comptait un bien plus grand nombre d’adhérens que la faction adverse. Au VIIe siècle, celle des verts en avait quinze cents, celle des bleus neuf cents seulement. Si l’on songe que ces espérances, ces inquiétudes, ces joies, ces douleurs bouleversaient le cœur, non pas d’un citoyen isolé, mais d’une immense multitude, on peut juger ce qu’était le public byzantin à une représentation hippodromique. Tous les spectateurs d’une même faction, assis sur un même côté de l’hippodrome, revêtus des mêmes insignes, suivaient, le corps penché en avant, la respiration haletante, suspendus entre la crainte et l’espoir, les vicissitudes de la course. L’intensité de chaque sentiment se trouvait multipliée par le nombre de ceux qui le partageaient. Chez un seul homme, c’était vif intérêt, passion, espoir, déception ; dans la foule, fureur, frénésie, désespoir extravagant.

Ce qui achevait d’exaspérer les passions, c’est qu’en face de soi, de l’autre côté de l’hippodrome, on voyait siéger la faction adverse ; à vos craintes répondaient ses espérances, à votre défaite son triomphe, à votre désolation ses insultes. Alors on ne se contenait plus, et d’un côté à l’autre du cirque on se provoquait, on se défiait, on se bravait du regard, de la voix, du geste ; on se renvoyait les insultes, les chants, les quolibets, et les plus ardens, montés sur les gradins, agitaient furieusement leurs bras enveloppés de grandes manches flottantes. À la longue, à force de se retrouver si souvent en présence, les membres des factions adverses en venaient à se haïr, à ne plus rêver que rixes sanglantes, incendies, guerre civile. Comprend-on maintenant comment les Byzantins, avec leurs factions et leurs courses de chars, ne regrettaient plus les égorgemens de gladiateurs, les chasses et les combats de bêtes féroces, les batailles navales sur une mer factice ? Le sang qui autrefois coulait dans l’arène coulait maintenant dans les entr’actes, à la sortie des jeux. C’était le spectateur lui-même qui, au comble de la rage, tirant la courte épée cachée sous son manteau, se précipitait sur les gradins de la faction adverse, faisait en personne fonction de gladiateur, devenait tout à coup acteur d’une sanglante tragédie. Vainement les gardes de l’empereur intervenaient-ils pour séparer à coups de sabre, à coups de fouet, à coups de bâton, les combattans ; sous les coups de la milice, verts et bleus ne s’en déchiraient qu’avec plus de fureur. Quel combat de gladiateurs aux plus beaux jours de Rome eût valu cette splendide sédition du règne de Justinien, lorsque 40,600 cadavres jonchèrent les gradins et l’arène du cirque ? Une chasse de bêtes sauvages ! mais le bleu qui épiait, le poignard entre les dents, embusqué dans une rue étroite, le passage de quelque vert, éprouvait une tout autre volupté qu’à voir poursuivre dans le cirque des girafes ou des antilopes. Une naumachie ! mais on avait mieux que cela, et le soir on voyait de bons compagnons du parti vénète jeter dans les flots du Bosphore quelque prasin dûment cousu dans un sac de cuir.

Tels étaient les plaisirs que l’établissement des factions avait pour objet de procurer au peuple byzantin. Ces factions, comme on le voit, étaient de véritables associations, des clubs hippiques. Elles étaient au nombre de quatre ; mais les blancs faisaient toujours cause commune avec les bleus ou vénètes ; les rouges n’étaient qu’une section annexe des verts ou prasins. La loi reconnaissait à ces clubs la qualité de personnes morales ; en conséquence chaque association avait ses présidens, ses dignitaires, ses employés, son trésor, ses écuries, ses fermes d’élevage, ses chevaux, ses chars, son personnel de montreurs d’ours et de funambules, pour les intermèdes qu’on devait donner au public pendant la représentation hippique. Les factions étaient en effet des manières d’impresarii, des entrepreneurs en bloc de tous les plaisirs du peuple. Chacune des quatre factions se composait donc de trois élémens fort distincts : 1o les membres du club, inscrits sur un registre, payant par année une cotisation et participant à l’élection des dignitaires de la faction ; 2o les cochers, qu’on a pris trop souvent pour la faction elle-même ; 3o la masse de citoyens byzantins qui, sans être inscrits sur la « charte » et sans payer la cotisation, sans jouir d’aucun privilège, prenaient parti cependant pour telle ou telle association, et venaient s’asseoir à l’hippodrome sur certains gradins.

Les autres grandes villes de l’empire avaient, à l’instar de Constantinople, leurs clubs verts ou bleus qui étaient en correspondance avec ceux de la capitale, donnaient comme eux des représentations hippiques dans l’hippodrome de la localité, et se mettaient en insurrection dès qu’ils apprenaient que leurs confrères de Constantinople avaient pris les armes. D’un bout à l’autre de l’empire, il y avait une sorte de franc-maçonnerie vénète ou prasine qui dirigeait tous ses efforts vers le même but. L’empereur qui à Constantinople s’était déclaré pour les vénète s’était aussitôt adoré par les bleus, exécré par les verts d’Alexandrie, d’Antioche, de Nicée, de Thessalonique. Un comte d’Isaurie avait, dans la ville de Tarse, réprimé cruellement une émeute des bleus, leurs collègues de Constantinople demandèrent sa tête à Justinien ; ils ne purent rien obtenir, mais ils le guettèrent à la sortie du palais, et le laissèrent pour mort sur la place. Quand l’empereur parvenait, à force de mesures terribles, à comprimer dans sa capitale l’insolence des factions, « la terreur se propageait dans toutes les villes de l’empire romain. »

Ce qui rendait la puissance des factions encore plus redoutable, c’est que la tolérance des empereurs les avait laissées s’organiser en véritables milices. Elles s’étaient emparées de la garde de la ville, ce qui leur permettait d’y commettre impunément des désordres. La résistance énergique qu’elles étaient capables d’opposer, en cas de sédition, aux soldats exercés, aux vétérans goths ou varangiens de la garde impériale, s’expliquerait mal, si on ne supposait les factieux pourvus d’armes offensives et défensives. Comme nos gardes nationaux à certaines époques, on les convoquait pour des corvées honorables. Ils faisaient escorte à l’empereur dans ses chevauchées à travers la ville ou dans ses pèlerinages aux églises les plus vénérées ; ils formaient la haie sur le passage des processions ou panégyries, lorsque le prince, entouré de sa cour, de son patriarche, de ses évêques, à grand renfort de cierges et de chants d’église, se rendait à Sainte-Sophie ou aux Saints-Apôtres, lieu de sépulture des empereurs byzantins. Ces soldats citoyens avaient, paraît-il, assez mauvaise mine ; l’évêque de Pavie, l’Italo-Germain Luitprand, belliqueux comme tout le clergé barbare de son temps, étant allé en ambassade à Byzance vers le milieu du Xe siècle, n’a pas assez de railleries pour cette piètre milice : il nous représente les factieux formant la haie, avec de mauvaises petites piques, des boucliers brisés, en tuniques toutes rapiécées, et, « pour comble d’édification, » les pieds nus.

Les empereurs avaient à la fin réussi à apprivoiser, à domestiquer ces bandes turbulentes, à s’en faire une espèce de milice d’apparat, fort inoffensive. Chaque fois que l’empereur paraissait en public, des détachemens de verts et de bleus, apostés sur son chemin, étaient chargés de pousser en mesure des acclamations et de lui offrir des pièces de vers. Quand l’empereur se mariait, les factions étaient tenues de composer les épithalames, et le troisième jour des noces elles accompagnaient processionnellement l’impératrice, entourée des sénateurs, de ses eunuques, de ses femmes, de ses porteuses de parfums, au bain traditionnel qu’elle devait prendre au palais de la Magnaure. Quand il naissait « un porphyrogénète, » les factions étaient invitées à lui donner un nom et à le proclamer par la ville ; elles devaient aussi offrir à l’impératrice, le neuvième jour de ses couches, une sorte de breuvage épicé, le lochozema, le vin de l’accouchée.

Dans cette cour singulière de Byzance, le cérémonial prescrivait au souverain de se divertir à certains jours. Alors on invitait au palais des délégués des factions ; ils accompagnaient de leurs chants et de leurs tambourins les danses gothiques, où figuraient des géans au costume barbare, au masque effrayant, au jargon inintelligible, qui étaient censés représenter les soldats d’Alaric. Parfois ils se livraient eux-mêmes, en présence de l’empereur et de toute sa cour, à des danses d’un caractère fort grave, presque religieux, et d’où les femmes étaient bannies. Chacun des danseurs était vêtu d’un pourpoint à crevés, comme en eurent plus tard les Vénitiens, de haut-de-chausses mi-parti, comme les Français du XIVe siècle, avec des rubans aux poignets et aux jambes ; ils tenaient à la main un bâton surmonté d’un croissant.

Pour suffire à tant de tâches, organiser les plaisirs du peuple, maintenir le bon ordre dans la cité, animer et embellir la cour du prince, ces associations avaient une organisation assez compliquée. A la tête de chacune des factions ou dèmes se trouvaient deux chefs, le démocrate et le démarque. Le démocrate avait fini par n’être plus nommé que par l’empereur, celui-ci avait même soin de conférer cette charge à l’un de ses généraux commandant de la garde impériale ou de ses amiraux qui pût lui répondre de la tranquillité de ses subordonnés ; mais le vrai chef de la faction, le chef élu, aimé et populaire, qui inspirait la confiance et non la crainte, c’était le démarque. Il payait quelquefois de sa tête les méfaits de sa troupe, l’un fut brûlé vif sous Phocas. Sous les ordres de ces hauts dignitaires, il y avait encore des lieutenans, des commandans de quartier, des inspecteurs des postes militaires. Il fallait aussi dans chaque faction des notaires pour rédiger les actes et tenir les comptes, des chartulaires pour garder les archives, des mandatores pour porter les ordres du démarque, des poètes en titre pour composer les vers en l’honneur du prince, des mélistes pour les mettre en musique, des chefs d’orchestre pour les faire chanter, des organistes pour l’accompagnement des chœurs, des peintres et des sculpteurs pour fabriquer ces images de l’empereur et de l’impératrice qui ornaient l’hippodrome, la couronne de lauriers sur la tête ; il fallait des tchaous pour maintenir l’ordre dans le cirque, des officiers de l’urne pour veiller sur les opérations du tirage au sort des places que devaient occuper les chars, des gardes de barrières chargés de les abaisser lorsqu’on donnait le signal de la course, des préposés au vestiaire qui veillaient à la conservation des couronnes et des casaques d’or des cochers, une infinité d’employés pour les écuries, pour l’entretien de l’arène, pour la police des jeux, sans compter les danseurs, mimes, acrobates, saltimbanques, etc. Il leur fallait surtout des cochers et des chevaux ; les uns et les autres méritent une mention à part.


II.

Nos sociétés de courses se proposent l’amélioration de la race chevaline ; nos courses plates ou nos steeple-chases ont pour objet de mettre dans tout leur jour les qualités de vitesse, d’énergie, de résistance, d’un cheval destiné à faire un reproducteur célèbre et à procréer une race de victorieux. À Byzance, on ne paraît pas avoir eu cette préoccupation. Sans doute les Grecs du moyen âge recherchaient dans tout l’Orient les belles races de chevaux, leurs officiers de remonte parcouraient les marchés de l’Arménie, de la Syrie arabe, de la Bulgarie, les sultans d’Egypte et les califes de Bagdad envoyaient à l’empereur leurs plus fiers étalons, à l’œil de feu, aux jarrets d’acier ; mais on vantait surtout le luxe des écuries et des haras impériaux. Les chevaux étaient de la part des riches patriciens et des empereurs hippomanes l’objet des soins les plus délicats. À Rome, on avait vu Incitatus, le cheval de Caligula, devenir consul ; Héliogabale faisait servir à ses coursiers des raisins secs d’Apamée ; Vérus des dattes et des pistaches. Ce dernier empereur portait sur ses vêtemens royaux la figure de Volucris, son cheval favori, comme nos turfistes portent à leur cravate des têtes de cheval montées en épingle ; dans leurs écuries de marbre blanc, on parait ces nobles animaux de colliers de perle, on leur dorait la corne des pieds, on leur apportait, en récompense de leurs victoires, des bassins remplis de pièces d’or. Quand on voulait les préparer pour la course prochaine, on les entraînait au son des hautbois, au bruit des chants, à la lumière des flambeaux. Le sage empereur Adrien n’était pas exempt de cette folie ; quand son bon cheval Borysthène mourut, il lui fit élever un magnifique tombeau avec une inscription élogieuse comme pour un combattant de Marathon. La Grèce antique elle-même avait cette coutume d’ériger des mausolées aux grands vainqueurs de ses courses olympiques. L’empire byzantin suivit la double tradition romaine et grecque dans ce qu’elle pouvait avoir de plus extravagant. Parmi les amateurs les plus célèbres, on cite un patriarche, un chef de l’église orthodoxe universelle, un souverain pontife de l’Orient, Théophane, prélat de race impériale, qui vivait au Xe siècle et qui ne le cédait pas en débauches et en scandales aux papes romains de la même époque, Jean XI et Jean XII. Cet étrange pontife, oubliant les modestes traditions de ses prédécesseurs, qui ne chevauchaient que sur des ânes en mémoire du fils de David à son entrée dans Jérusalem, nourrissait plus de mille chevaux ; ses écuries étaient de véritables palais ; dans les boxes dorées, il n’était pas question d’avoine ou de foin, mais de blé, de pistaches, de dattes, de figues, de raisins secs ; on abreuvait, on lavait les coursiers avec les vins les plus précieux, on les parfumait avec le safran et le cinnamome. Un jour, connue il officiait à l’autel de Sainte-Sophie en présence de l’empereur et de toute sa cour, en présence des patriarches de l’Orient, des métropolites, des évêques, d’un clergé et d’un peuple innombrable accourus de toutes les villes voisines, on vint lui dire à l’oreille que sa jument favorite venait de mettre bas. Aussitôt de dépêcher à la hâte la grandiose et interminable liturgie de l’église orthodoxe, de laisser là tout ce monde, les princes, les pontifes, les moines thaumaturges, et de courir à son écurie. Un autre de ses contemporains, l’empereur Michel III, se livrait à de semblables excentricités ; il descendait lui-même sur la piste et conduisait les chars en casaque de cocher bleu. On vint l’interrompre dans une course pour lui apprendre qu’on avait reçu un télégramme sinistre : des feux allumés de montagne en montagne depuis le fond de l’Asie jusqu’aux portes de Constantino ; >le annonçaient que les armées byzantines étaient battues sur les bords de l’Euphrate. Il ordonna d’éteindre ces fanaux importuns, et continua à disputer le prix ; le peuple l’approuva. Qu’étaient les défaites à la frontière, si l’on avait des victoires dans le cirque ? Au reste, ce patriarche et cet empereur eurent une mort digne de leur vie : l’un mourut d’une chute de cheval, l’autre, assassiné dans l’hippodrome, eut pour linceul une couverture d’écurie.

Mais, quelle que fût la passion des Byzantins pour les coursiers, ceux-ci n’occupaient que le second rang dans leurs affections. Chez nous, on décerne les prix au cheval, on n’accorde au jockey que des encouragemens, — qu’en bonne justice il doit encore partager avec l’entraîneur ; à Constantinople, c’était le cocher que l’on adulait, que l’on fêtait, à qui l’on attribuait les victoires. Cette haute fonction de cocher du cirque, héniochos, ne s’obtenait pas de prime-saut ; il y avait là toute une hiérarchie avec ses grades, ses classes distinctes, son surnumérariat. C’était l’empereur lui-même qui conférait cette dignité et qui ordonnait à ses chambellans d’en délivrer les insignes au candidat ; on lui remettait son brevet signé de l’encre rouge impériale, on lui passait une ceinture autour des reins, on lui posait sur la tête une toque brodée d’argent. Les édits des empereurs accordaient au cocher de nombreux privilèges, l’immunité de certains impôts, l’exemption du fouet et de tous les autres châtimens corporels. De même que la peinture s’est ingéniée chez nous à conserver à la postérité les belles formes de Monarque, de Fille-de-l’Air, de Gladiateur, de même des statues érigées dans l’hippodrome consacraient à l’immortalité les traits des plus illustres automédons. L’engouement allait même si loin que le code théodosien dut interdire l’installation sur les places publiques des statues de cochers à côté des statues des empereurs. Celles de l’hippodrome avaient sur leurs piédestaux des inscriptions en vers où les beaux esprits de Byzance s’épuisaient à inventer d’ingénieuses flatteries. Jamais chez nous cantatrice célèbre, actrice en renom n’a été gâtée du public comme l’ont été à Byzance les Calliopes, les Uranius, les Icarius, les Anatellons, les Olympius, les Épaphrodites. « Anchise fut l’amant de Vénus, Endymion le chéri de Diane ; Porphyrius est le favori de la Victoire ! » Ou bien encore ce quatrain qu’aurait envié Benserade : « quand la Nature eut à la fin des temps enfanté Porphyrius, elle fit un serment, et, de sa bouche qui ne sait pas mentir elle dit : C’est fini, je n’enfanterai plus ; tout ce que j’avais de grâce, j’en ai doté Porphyrius. »

Comment les adulations du peuple et du prince n’auraient-elles pas tourné la tête à ces pauvres diables ? Pour gagner ces victoires qui donnaient une si glorieuse notoriété, tous les moyens leur étaient bons : ils eussent fait un pacte avec le diable ; plusieurs furent convaincus de pratiques de sorcellerie. Le cocher Hilarion fut condamné à mort pour avoir livré son fils à un nécromancien « qui devait lui apprendre l’art mystérieux, défendu par les lois, d’appeler à son aide les esprits méchans. « Tout cocher vaincu avait une tendance naturelle à soupçonner son heureux rival de sorcellerie. Avant la course, on avait soin de fouiller les concurrens, comme dans nos tournois du moyen âge on fouillait les chevaliers pour s’assurer qu’ils n’avaient point de talismans. La « race irritable » des cochers du cirque en venait parfois, sur des soupçons de ce genre, aux coups de couteau ; le concurrent malheureux attendait son vainqueur au coin d’une rue. Le code théodosien fut obligé de réprimer ces violences : « quiconque tuera un de ses rivaux, fût-il convaincu de pratiques magiques, sera puni de mort. » En général pourtant les cochers étaient des gens craignant Dieu ; leur carrière hippodromique était aussi féconde en a naufrages » que la vie du marin, à laquelle l’hippodrome aimait à emprunter beaucoup de ses expressions familières. Ils étaient pieux comme lui : après chaque journée de course, on les voyait se diriger vers l’église la plus voisine, où les appelait non pas le son de la cloche d’airain, mais, suivant la coutume orthodoxe, un marteau qu’on frappait sur une planche.


III.

L’hippodrome de Constantinople, comme le circus maximus de Rome, comme tous les hippodromes de l’antiquité gréco-romaine, se composait essentiellement d’une vaste surface plane, fermée à l’une de ses extrémités par une ligne droite, à l’autre extrémité par un hémicycle, sur ses deux grands côtés par deux lignes droites. À l’hémicycle et sur les deux lignes latérales s’élevaient les gradins où venait s’entasser la multitude. Vis-à-vis de l’hémicycle, sur le petit côté rectiligne, se dressaient des constructions, loges pour les grands personnages, écuries, vestibules pour le stationnement des chars et des attelages ; là se trouvait ce qu’on appellerait chez nous l’enceinte du pesage. Sur l’axe de l’hippodrome, on voyait une terrasse longue, étroite, haute de quelques pieds, terminée à ses deux extrémités par une triple borne : c’était ce qu’on appelait la spina, l’épine dorsale de l’hippodrome ; elle partageait l’arène en deux pistes, la piste de droite, que parcouraient les chars en sortant des places de départ, la piste de gauche, qu’ils parcouraient après avoir tourné la borne de la spina, en revenant aux places de départ. Telles étaient les dispositions générales, communes à tous les hippodromes. Ajoutons, pour en finir avec toute cette géométrie, que celui de Constantinople avait environ 370 mètres de longueur et 60 ou 70 de largeur. Nous pouvons passer maintenant à la description des diverses parties du grand monument que nous venons d’esquisser.

L’hippodrome de Constantinople fut fondé par l’empereur Septime-Sévère. Ce prince avait presque entièrement détruit l’antique Cité de Byzance pour la punir d’une révolte ; puis, frappé des avantages qu’offrait la position de cette ville, située sur deux mers, à la rencontre de deux continens, il s’était mis à la reconstruire sur de plus vastes proportions. Cent vingt-quatre ans avant Constantin, Septime-Sévère avait inventé Constantinople. Naturellement, dans ce siècle du panem et circenses, il commença par l’hippodrome ; il déploya dans cette fondation, comme pour faire oublier aux Byzantins ses premières rigueurs, une telle magnificence que cet hippodrome, destiné à une petite cité de la Thrace, ne se trouva pas indigne de Constantinople quand elle fut devenue l’héritière de l’empire romain, la capitale du monde civilisé et la Rome de l’Orient. On peut dire aussi de Septime-Sévère que déjà il commençait à bâtir la ville éternelle. Comme il ne pouvait trouver une surface plane assez vaste pour y établir son hippodrome, il créa un sol factice ; là où le terrain s’abaissait en un escarpement, il éleva des piliers, arrondit des voûtes immenses ; dans la nuit de ces souterrains s’étendirent les eaux glacées de la Citerne froide. Au-dessus, comme les jardins suspendus de Sémiramis, l’hippodrome développait sa vaste plaine de sable, son arène de 370 mètres de longueur ; les prodigieux amphithéâtres de trente ou quarante gradins, les portiques, les obélisques de granit, surchargeaient, sans les fatiguer, les voûtes indestructibles.

Les bâtimens situés à l’extrémité rectiligne de l’hippodrome comprenaient à la fois les mangana ou carceres et la tribune impériale. Les mangana étaient des espèces de loges, de vestibules, où, en attendant le signal du départ, les cochers debout sur leurs chars, le fouet entre les dents, retenaient à grand’peine de leurs rênes tendues leurs quatre coursiers à la bouche écumante. Ces loges étaient fermées par des barrières ou par des portes grillées qu’un gardien ouvrait au signal convenu, et qui étaient ornées de statues ou de cariatides. Quant à la tribune impériale, elle formait tout un palais, se rattachant au grand palais impérial et compris dans son enceinte. On sait en effet que le grand palais impérial, espèce de Kremlin byzantin, amas d’églises et de palais, était en même temps une forteresse ; les murailles crénelées en laissaient apercevoir au loin non-seulement les dômes dorés, les coupoles étincelantes de quinze ou vingt sanctuaires, non-seulement les jets d’eau retombant dans les bassins de marbre, les arbres des parcs et de voluptueux bosquets, mais aussi les tours massives où les varangiens aux cuirasses dorées montent la garde avec leur double hache sur l’épaule. Un souverain qui se gardait si bien dans son sérail ne pouvait guère se hasarder sans précautions au milieu de son peuple, surtout dans ces bruyantes solennités de l’hippodrome où un tumulte dégénérait si facilement en émeute. Aussi l’empereur s’était-il arrangé pour assister aux jeux sans sortir de chez lui ; de son triclinium d’or, aux parquets de mosaïques, aux murailles couvertes des images de saints et des portraits de ses ancêtres en émail sur fond d’or, « l’autocratôr des Romains, » par une série de jardins réservés, de cours intérieures dallées de marbre, de galeries, d’escaliers « en escargot, » se rendait à son palais de la tribune, à son cathisma. Ce palais de la tribune, comme on le voit, était une espèce de bastion du grand palais, une position avancée, mais non hasardée ; élevé de plusieurs étages au-dessus du niveau de l’arène, l’empereur se trouvait au milieu de son peuple, mais non à sa merci. Sa loge impériale, portée sur de hautes colonnes comme sur des pilotis, bravait les flots et les tempêtes populaires ; de l’hippodrome, on ne pouvait y monter, le prudent architecte avait supprimé de ce côté tout escalier. Quand le peuple ameuté commençait à lancer des pierres, le prince n’avait qu’à rentrer dans sa grande enceinte fortifiée, et la rage populaire venait se briser contre les remparts crénelés et les portes d’airain.

Le palais de la tribune se composait d’un triclinium où l’empereur, dans l’intervalle des jeux, invitait parfois à dîner ses grands dignitaires, d’un cubiculum où, loin des regards profanes, assisté de ses seuls eunuques, il procédait aux nombreux changemens de costume que lui prescrivait le cérémonial compliqué de Byzance, enfin de la loge proprement dite où il siégeait sur son trone comme autrefois les consuls et les édiles romains sur leurs chaises curules. Debout autour de lui, on voyait une nuée d’eunuques, les uns avec l’éventail, les autres avec le glaive d’or à la main ; à droite et à gauche, dans d’autres loges, les grands dignitaires de l’empire. De ces loges, on descendait sur une terrasse en saillie sur l’arène et fort élevée au-dessus du sol, elle avait la forme et portait le nom de la lettre grecque pi. C’est là que stationnaient les gardes impériaux avec les étendards de leurs corps.

Tandis qu’au palais de la tribune « l’autocrate des Romains » recevait les complimens, les génuflexions, les prosternations de ses dignitaires, et que le grand-maître des cérémonies les introduisait tour à tour, suivant leurs grades de noblesse, espacés comme les grades du tchin moscovite, — l’impératrice tenait sa cour d’un autre côté. C’était exclusivement une cour de dames, car la pruderie des orthodoxes byzantins n’admettait pas cette fréquentation des deux sexes qui a valu aux cours de François Ier et de Louis XIV un si grand renom de galanterie. La cour de l’empereur de Constantinople, pour la rigueur de son étiquette, pour la sévérité de son cérémonial, était un Versailles, mais un Versailles à la turque, un Versailles sans femmes. L’impératrice était assise sur un trône d’or, revêtue d’étoiles brochées d’or et d’une roideur métallique, parée d’une sorte de manteau pontifical qui rappelait la chasuble des prêtres grecs, la tête ceinte d’une couronne enrichie de pierreries et garnie de pendeloques, qui venaient battre ses deux joues, tombaient sur son sein, et, se rejoignant sous son menton, faisaient à son visage un encadrement d’or et de diamans. Elle était immobile, muette, impassible, parée et enchâssée d’or comme une idole de l’Hindoustan ou comme une madone byzantine ; on ne pouvait introduire auprès d’elle, au moins dans les cérémonies publiques, que des femmes, celles des grands fonctionnaires de l’empire. Dans cette étrange cour de femmes, sorte de harem chrétien, des eunuques faisaient l’office de duègnes ou de chaperons ; mais dans cette solennelle pruderie il y avait une forte dose d’hypocrisie. Au fond, le diable n’y perdait rien, et quand les chroniqueurs byzantins veulent bien se relâcher de leur sèche et ennuyeuse réserve, ils nous laissent entrevoir de piquantes intrigues dont le récit n’eût point déparé le Décaméron. Toutefois cet appareil presque pontifical et monacal en imposait au vulgaire, obligeait l’augusta elle-même à se bien tenir en public. Ce n’était point là une précaution inutile, beaucoup de ces impératrices n’étaient point issues de la fine fleur de la société grecque ; les hasards des révolutions qui amenaient tour à tour sur le trône éphémère tantôt un paysan comme Justin Ier, tantôt un grossier centurion comme Phocas, tantôt un palefrenier comme Michel Ier ou Basile le Grand, mettaient également d’étranges impératrices à la tête de l’aristocratie féminine de Byzance. La femme de Justin Ier était, comme la première Catherine de Russie, une vivandière, celle de Léon Ier une bouchère, celle de Justinien, Théodora, une pantomime, celle de Romain II la fille d’un cabaretier. Parfois des traités d’alliance et de mariage avec les nations étrangères donnaient pour compagne au « maître du monde » quelque femme barbare, une Franque, une Khazare au nez kalmouck et aux yeux bridés, une Bulgare qui faisait son entrée dans la ville éternelle vêtue de peaux mal tannées et traînée sur un lourd et grossier chariot scythique. On vous prenait pourtant cette cabaretière, cette comédienne ou cette barbare, on vous la revêtait de ces draperies presque sacerdotales, on lui posait sur la tête ce vénérable diadème où des reliques et des pierreries se trouvaient enchâssées, on l’asseyait sur un trône d’or gardé dans les trésors du grand Constantin, on l’entourait de matrones et d’eunuques, on l’enfermait dans un rigoureux cérémonial conservé religieusement par cent générations d’impératrices : comment n’en eût-on pas fait une augusta, une chose sainte et sacrée devant laquelle tous les fronts s’inclinaient dans la poussière ?

Dans les idées byzantines, les femmes pouvaient assister aux jeux de l’hippodrome. Elles se passionnaient encore plus que les hommes pour les bleus ou pour les verts. L’impératrice Théodora, femme du législateur Justinien, qui dans sa jeunesse de pantomime et de comédienne, dans la maison de son père, le montreur d’ours Acacius, avait contracté d’ardentes sympathies ou des rancunes de coulisses et de théâtre, poussa la haine contre les verts jusqu’à la cruauté. Toutefois, si on ne pouvait refuser ce divertissement à l’augusta, il fallait qu’elle y assistât « invisible et présente. » Les matrones de la Rome byzantine, sous l’influence chaque jour plus décisive des idées orientales, n’avaient plus la liberté d’allure des matrones romaines d’Occident. Le gynécée de l’ancienne Grèce, plus fermé déjà et plus jaloux que la maison du pater familias latin, tournait alors au harem asiatique. Or il y avait entre le grand palais impérial et le palais de la tribune une église dont les catéchuménies donnaient sur l’hippodrome ; c’était celle de Saint-Etienne, bâtie par Constantin. Les galeries et les fenêtres du sanctuaire servaient donc à l’impératrice de baignoires ou de loges grillées, et l’église devenait une dépendance du théâtre.

Nous avons vu les places privilégiées où s’asseyaient les grands de l’empire, l’autocratôr et l’augusta, les membres de la sacro-sainte hiérarchie, les fonctionnaires et les généraux slaves ou turcs, bulgares ou khazars, arabes ou perses, qui formaient l’aristocratie du monde néo-hellénique ; passons aux places réservées à cette multitude presque cosmopolite qui s’intitulait encore « le peuple romain. » Comme rien n’était trop beau pour lui, les gradins où il l’asseyait étaient de marbre blanc ; dans la décadence et la ruine de l’hippodrome, la masse énorme de ces gradins devint une sorte de carrière d’où les architectes ottomans tiraient les blocs de marbre pour la construction des sérails et des mosquées. La partie en hémicycle de ces gradins, la partie curviligne opposée au palais de la tribune impériale, s’appelait d’un nom assez pittoresque, la fronde ou la coupe. Des gradins, on pouvait descendre dans l’arène au moyen de couloirs ; mais ces couloirs se terminaient à l’extrémité inférieure par des balustrades ou des portes grillées ; on ne pouvait permettre en effet à des spectateurs aussi impressionnables, aussi irritables que ces méridionaux de l’Orient, de descendre à volonté sur l’arène. Un partisan enragé des verts était capable de tout pour empêcher un cocher bleu d’arriver le premier. Primitivement il y avait eu le long de ces balustrades un assez large fossé rempli d’eau, une espèce de petit fleuve circulant tout autour de l’hippodrome, qu’on appelait l’Euripe, et qui, dans les idées de la Rome païenne, était consacré au dieu Océan. En effet, comme l’Océan, il entourait complètement la terre sèche. Il servait à protéger les spectateurs contre les bonds des animaux féroces qu’on exposait parfois dans l’arène ; il servait aussi à préserver la piste des envahissemens de la multitude ; enfin, de temps à autre, on y faisait au peuple romain des exhibitions de phoques, de crocodiles ou d’hippopotames. Quand l’empire appauvri n’eut plus le moyen de faire venir des lions d’Afrique et des amphibies d’Egypte, l’Euripe disparut ; le nom seul en subsista, et ne fit i)lus que désigner la portion de l’arène la plus rapprochée des gradins, celle où se tenaient, un bâton à la main, les cursores, sortes de tchaous ou de policemen chargés de contenir les spectateurs. En haut des gradins régnait un vaste promenoir orné de portiques sous lesquels se dressait un peuple de statues ; c’était là que les oisifs ou les curieux de Byzance allaient, en attendant les jeux, jouir de l’aspect de l’hippodrome dans son ensemble ou du panorama de la capitale. Il faut ajouter que tout un côté de l’hippodrome, avec ses degrés, son promenoir, ses portiques et ses statues, appartenait exclusivement aux bleus, tandis que leurs adversaires allaient s’asseoir ou se promener sur le côté opposé.

Reportons maintenant nos regards sur le centre de l’hippodrome, sur cette spina autour de laquelle doivent courir les quadriges. À chaque extrémité de cette plate-forme se trouvait une borne composée de trois colonnes ou de trois cônes réunis ; chacune d’elles formait une sorte de promontoire ou de cap. Il fallait pour le doubler la plus grande dextérité de la part du cocher, les « naufrages » étaient fréquens, et ce n’était pas une vaine précaution qui avait placé près de l’une de ces bornes un bassin de marbre dont l’eau devait aider à rappeler à la vie plus d’un cocher étourdi ou meurtri de sa chute. La borne la plus rapprochée de la tribune impériale s’appelait la meta des bleus ; l’autre était celle des verts. Chacune des factions avait installé auprès de sa borne un orgue d’argent qui servait à accompagner ses chants ou ses acclamations.

Au centre même du cirque, au milieu de la spina, s’élevait et s’élève encore un obélisque de granit, que Théodose le Grand avait fait amener de la Haute-Egypte pour embellir sa capitale. Sur la base étaient sculptés des bas-reliefs byzantins. Les uns représentaient l’empereur assis sur son trône, présidant aux courses de l’hippodrome ou rendant la justice ; les autres expliquaient, comme les dessins gravés sur le piédestal de notre obélisque de Luqsor, par quels procédés l’énorme aiguille de granit avait été amenée du désert, chargée sur les vaisseaux romains, érigée sur la spina : ici on voyait des ouvriers occupés à faire tourner un cabestan, là-bas une grue gigantesque semblait gémir sous le poids du monument qu’elle était chargée de soulever de terre ; mais ce qui intriguait le plus les Byzantins, c’étaient ces hiéroglyphes gravés dans le granit, ces bizarres figures de divinités animales et de signes sidéraux. Absolument incapables de les déchiffrer, ils avaient fini par y voir des caractères cabalistiques, et d’impudens magiciens y lisaient couramment les plus étranges prédictions. Au sud et sur la même ligne que l’obélisque d’Egypte, on voyait une sorte de pyramide ou d’obélisque en maçonnerie. Cet obélisque était autrefois revêtu de plaques de bronze, et l’on pouvait y lire une inscription annonçant que l’empereur Constantin Porphyrogénète avait fait restaurer cette « merveille rivale du colosse de Rhodes, ce prodige au quadruple flanc. » Inscriptions et plaques de bronze doré ont disparu ; ce sont sans doute les Francs de la quatrième croisade, les compagnons de Dandolo et de Villehardouin, les fondateurs de l’empire latin, qui les ont prises pour des lingots d’or ; la solidité de l’édifice en est singulièrement affectée, tous les voyageurs lui prédisent un écroulement prochain, et suivant l’expression d’un Byzantin de nos jours, le patriarche Constantios, « ce n’est plus qu’un squelette nu et désolé. »

Entre les deux obélisques s’élève la fameuse colonne serpentine, formée de trois serpens enroulant ensemble leurs spirales et écartant ensuite leurs trois têtes de manière à supporter un trépied. Aujourd’hui il n’y a plus de têtes sur la colonne ; toutefois la partie supérieure de l’une d’elles, au témoignage de M. Albert Dumont, se trouverait conservée au musée Sainte-Irène à Constantinople. Depuis les travaux qu’on a faits pour le déblayer, le monument de bronze compte 5m, 55 de hauteur, et l’on a pu vérifier un fait sur lequel les rapports des écrivains de l’antiquité avaient pu laisser planer quelque doute, c’est que nous avons bien sous les yeux le monument historique le plus respectable de toute l’antiquité grecque, ce fameux « dragon » que le Lacédémonien Pausanias, généralissime des Grecs, consacra dans le temple d’Apollon à Delphes, en mémoire de la grande victoire de Platée, avec le produit des dépouilles enlevées à l’armée de Xerxès, On peut lire encore sur les spirales du triple serpent une antique inscription énumérant les noms de trente-six peuples grecs qui avaient fourni leur contingent pour la grande bataille, depuis la petite ville de Mycènes, qui n’a pu amener que 80 hoplites, jusqu’à la puissante cité de Sparte, qui a su mettre en ligne 40,000 guerriers. L’orgueilleux Pausanias y avait gravé son nom ; mais un décret du sénat de Lacédémone y a substitué ceux des trente-six villes héroïques. Byzance, par la suite des temps, hérita de Delphes, et le glorieux trophée passa, de l’ombre du sanctuaire où la pythie rendait ses oracles, sur la spina de l’hippodrome, et toujours le dragon de sa triple tête soutenait le trépied, et sur le trépied s’élevait la statue d’Apollon. Aujourd’hui il n’y a plus ni statue, ni trépied, ni têtes. Les mutilations remontent à longtemps déjà ; la superstition byzantine avait pris les devais sur la rapacité franque et sur le fanatisme ottoman. Évidemment ce dragon devait avoir d’étranges communications avec les démons, dieux déchus, héros damnés. Vainement ce commensal d’Apollon pythien, ce contemporain des Pausanias et des Thémistocle, ce triomphateur de Platée se montrait-il d’une complaisance à toute épreuve ; vainement, dans les solennités byzantines, grâce à un ingénieux système hydraulique, poussait-il la condescendance jusqu’à verser de sa triple gueule d’airain le vin, le lait et l’hydromel : on restait persuadé qu’il y avait de la diablerie dans son fait. Sous l’empereur Théophile, le patriarche de Constantinople, qui se piquait de sorcellerie, avait trouvé un moyen ingénieux de débarrasser son maître de trois ennemis redoutables. À minuit, il se rendit à l’hippodrome avec trois hommes armés de marteaux, chacun d’eux leva son marteau sur une des trois têtes du dragon ; le patriarche prononça des formules cabalistiques, les bras retombèrent, mais deux têtes seulement furent brisées du coup. L’autocratôr n’était débarrassé que de deux de ses ennemis ! Plus tard, un autre acte de superstition en sens contraire fit réparer cette mutilation. Un sultan des Turcs, Mahomet II, Mourad IV ou Soliman le Magnifique, — on ne sait pas bien, la chose a dû aussi se produire plusieurs fois, — ne put contenir son zèle pieux à la vue de ce monument de l’idolâtrie, et d’un coup de sa masse d’armes abattit une tête du serpent ; mais, au récit des historiens, un phénomène étrange se produisit. Ce serpent d’airain, comme celui de Moïse, avait la vertu d’éloigner les serpens de Constantinople : lui brisé, ils recommencèrent à pulluler dans la ville. Après les superstitieux, les voleurs se mirent de la partie et réduisirent le trophée des guerres médiques à l’état où l’on peut le voir aujourd’hui. Même de nos jours, raconte M. Byzantios, les Turcs ont la manie, lorsqu’ils voient le malheureux serpent pour la première fois, de lui jeter des pierres.

L’hippodrome de la Rome chrétienne d’Orient avait été construit, comme le circus maximus et tous les hippodromes de l’antiquité, sons l’influence de certaines idées païennes. Aussi avait-il nécessairement deux obélisques, dédiés l’un à la lune, l’autre au soleil. À Byzance comme à Rome, il y avait un Euripe, primitivement consacré à Neptune. Jusqu’au IXe siècle, on put voir sur la spina le monument des dauphins et les œufs des Dioscures, qui rappelaient le souvenir de Castor et Pollux, dieux des gymnastes et des sportsmen. Ces monumens tombèrent non sous les anathèmes de l’église grecque, mais par un tremblement de terre : on se contenta de ne pas les relever. C’est la persistance de ce symbolisme païen, bien plus encore que la frivolité de ces amusemens, qui valut aux théâtres et aux cirques de l’empire, depuis le De spectaculis de Tertullien, tant de diatribes des pères de l’église.


IV.

L’hippodrome, c’était le véritable foyer de la vie publique, telle qu’elle pouvait subsister dans l’empire byzantin. C’est là que se sont passés les plus grands faits de l’histoire byzantine ; c’est là que Justinien, à propos d’une question de cochers, vit s’élever la tempête qui aurait renversé son trône et sa dynastie sans le courage de cette pantomime dont il avait fait une impératrice. Elle l’arrêta au moment où il mettait déjà le pied sur le vaisseau qui devait l’emporter loin de sa capitale, et avec un geste de reine de théâtre lui rappela que « le plus beau tombeau pour un empereur, c’est son trône. » C’est là que Maurice, à l’approche du centurion Phocas, son assassin futur et son successeur, sentit que le peuple lui échappait, se vit lancer à la face ces épithètes meurtrières d’hérétique et de marciamite, et entendit les cris de mort contre ses amis. C’est là que le tyran Justinien II, fait prisonnier par des révoltés, eut le nez et les oreilles coupés, et c’est là que plus tard, rentré victorieux de l’exil dans sa capitale, il put fouler de son brodequin de pourpre, avant de les envoyer à la mort, la tête de ses ennemis vaincus, tandis que le peuple inconstant chantait : « Tu marcheras sur l’aspic et le basilic ! » C’est là que Michel le Calfate, ayant osé envoyer en exil sa mère adoptive et sa bienfaitrice, celle qui l’avait ramassé pauvre diable sur les chantiers de la Corne-d’Or pour en faire un empereur, fut assailli à coups de flèches et à coups de pierres dans sa tribune impériale et mis à mort. C’est là enfin qu’un autre tyran, Andronic Comnène, fut promené en triomphe sur un chameau galeux, le visage ignominieusement tourné vers la queue de l’animal, tandis que les parens de ses victimes lui arrachaient avec les ongles des lambeaux de chair ; c’est entre deux colonnes du cirque qu’on le pendit, la tête en bas, les yeux crevés, pendant qu’il murmurait lamentablement des miserere mei, Domine, et qu’on lui ouvrit le ventre avec un couteau de boucher. Si l’hippodrome rappelait au peuple de nombreuses victoires sur l’autorité impériale, il lui remettait aussi en mémoire de terribles représailles. Une des portes s’appelait la Nekra, la Porte des morts. Après la grande victoire de Justinien sur les factieux, lorsque les soldats barbares de Mundus et de Bélisaire eurent cerné l’hippodrome et fait une boucherie du peuple sur les gradins, vingt-cinq mille cadavres, pour lesquels on ne savait plus quelle sépulture trouver, furent ensevelis près de cette porte funèbre !

Pour les Byzantins du VIe et du Xe siècle, l’hippodrome était l’asile de leurs dernières libertés, le lieu d’exercice de leurs derniers droits. S’ils n’élisaient plus ni consuls, ni tribuns, ni censeurs, ils choisissaient du moins les cochers dont ils voulaient favoriser le triomphe. Là ils jouissaient vraiment de la liberté de penser, au moins sur les casaques des hénioques ; ils avaient là le droit de réunion le plus étendu, la liberté d’acclamer, d’invectiver, d’applaudir, de huer, la liberté du cirque enfin ; cette liberté avait remplacé toutes les libertés de la Grèce et de Rome. Quel prince eût été assez insensé pour attenter à ces droits inaliénables du peuple romain ? L’empire se fût brisé contre l’hippodrome. D’autre part, quelles précautions ne fallait-il pas pour en prévenir les abus ! Que sont nos meetings modernes à côté de cette formidable réunion du peuple byzantin ? Ils étaient là 100,000 hommes que l’orgueil de leur nombre enivrait, que la passion du jeu excitait, qu’un incident pouvait mettre hors d’eux-mêmes ; d’une querelle de cochers pouvait à tout moment jaillir une révolution. De là ce soin particulier que prenait l’empereur de tout ce qui touchait à l’hippodrome ; de là le droit qu’il s’était réservé de nommer les chefs des factions, les meneurs de cette multitude, de même que dans certaines constitutions européennes le souverain s’est réservé la nomination des présidens et vice-présidens dans les assemblées ; de là son privilège de convoquer seul les réunions hippiques, comme nos princes constitutionnels ont celui de convoquer seuls leurs parlemens. Au camp, l’empereur n’était entouré que de ses mercenaires étrangers, dans son palais fortifié que de ses courtisans, de ses chambellans et de ses gardes ; mais à l’hippodrome il se trouvait vraiment en face du peuple, qui un jour, à haute voix, lui demandait le vin et le lard à meilleur marchés un autre jour lui dictait le nom que devait porter son fils nouveau-né, ou encore, avec des cris furieux, lui dénonçait les exactions de ce « voleur de préfet. » C’est là que ce peuple, qui était l’héritier du vieux peuple romain, apparaissait à son maître, à l’usurpateur de ses droits souverains, dans sa redoutable puissance numérique, dans sa vive et changeante passion méridionale, terrible en sa gaîté comme en sa colère.

On retrouvait la religion dans tous les actes de la vie byzantine. Aussi l’hippodrome n’était point une chose profane ; les patriarches, les évêques, les higoumènes du VIe et du Xe siècle avaient renoncé aux violens anathèmes des pères du IVe siècle. L’orthodoxie byzantine consacrait même les solennités hippodromiques comme le polythéisme hellénique inspirait les jeux olympiques, qui devenaient des solennités religieuses. Au commencement des jeux, l’empereur se levait dans sa tribune et, prenant dans sa main droite un pan du manteau impérial, faisait le signe de croix sur son peuple, bénissant d’abord les gradins de droite, puis ceux de gauche, enfin ceux de l’hémicycle. Le patriarche et son clergé avaient leur place marquée dans l’hippodrome, comme les flamines et les vestales au circus maximus. Les chantres de Sainte-Sophie et des Saints-Apôtres mêlaient leurs voix à celles des chanteurs des factions et au son de leurs orgues d’argent. Les hymnes qui retentissaient dans l’enceinte de l’hippodrome étaient des chants d’église où les Byzantins trouvaient moyen de glorifier à la fois la sainte Trinité et la sainte Vierge, les vertus de leur souverain et l’habileté de leurs cochers favoris.

Aux réjouissances hippiques se mêlaient aussi, sans perdre de leur majesté, les solennités les plus graves de la vie nationale. Entre deux triomphes de cochers, on triomphait des ennemis de l’empire. C’est là que Gélimer, roi des Vandales, après la perte de ses états, après la lettre qu’il écrivit à Bélisaire pour lui demander un morceau de pain, une cithare pour chanter ses malheurs et une éponge pour essuyer ses larmes, fut amené par le général vainqueur aux pieds de l’heureux Justinien. À l’aspect de ce peuple immense, de ces monumens, de cette splendeur impériale, le prince philosophe laissa tomber la célèbre parole : vanitas vanitatum et omnia vanitas ! C’est encore dans l’hippodrome qu’au Xe siècle on célébrait les triomphes sur les Sarrasins ; dans l’arène immense, en présence de tout le peuple siégeant sur ses gradins, défilait l’interminable cortège des émirs prisonniers, des chariots chargés de dépouilles, des enseignes, des queues de cheval surmontées du croissant, des machines enlevées à l’ennemi. À un signal donné, les prisonniers étaient forcés de se prosterner dans le sable ; les soldats byzantins renversaient dans la poussière les étendards musulmans, le prince foulait de son brodequin de pourpre brodé d’aigles d’or la tête rasée des émirs captifs. Alors sur les gradins des factions, au son des orgues d’argent, éclataient les hosannas et les chants de victoire : « Gloire à Dieu qui a triomphé des Agarènes ! gloire à Dieu qui a détruit les villes des Arabes ! gloire à Dieu qui a confondu les détracteurs de la Vierge, mère du Christ ! » Cependant l’implacable cruauté n’était guère dans le caractère byzantin. On traitait humainement ceux qu’on humiliait, et après cet abaissement de l’islamisme dans la personne des prisonniers l’empereur les autorisait à s’asseoir aussi sur les gradins pour contempler les courses de chars. Ce n’étaient pas les Romains chrétiens d’Orient qui auraient jeté le Vercingétorix gaulois dans le Tullianum pour le livrer, après six ans de captivité, à la hache du licteur. Ils n’avaient plus la froide cruauté du premier des césars, ni son génie.

Dans l’hippodrome byzantin, il y avait encore des tribunaux où se pressaient les plaideurs, et la fronde ou la coupe du cirque était le lieu marqué pour l’exécution des sentences criminelles, la place de Grève de Constantinople ; c’était dans ce lieu, qui semblait consacré exclusivement à la joie, que le bourreau imprimait le fer rouge sur la chair des condamnés, qu’il brûlait les yeux, coupait les nez ou les oreilles, abattait les têtes. Quand la querelle des iconoclastes eut amené les empereurs à recourir contre les orthodoxes aux persécutions et aux supplices, on vit des patriarches promenés, aux applaudissemens de la populace, sur un âne dont on les forçait de tenir la queue en guise de bride, en butte aux plus ignominieux traitemens, exposés aux plus cruels supplices en punition de leur attachement au culte des images. L’empereur Constantin Copronyme avait trouvé mieux que tout cela : pour tourner en ridicule les moines, ses ennemis, ou pour leur inculquer de vive force le goût du mariage, il les forçait à se promener dans le cirque en procession, revêtus de leur froc, ayant chacun une femme à leur bras. La plèbe les couvrait de huées et de sifflets ; elle montrait autant de passion contre les sectateurs des images qu’elle en montra plus tard contre les iconoclastes, lorsque peu d’années après, dans ce même hippodrome, la réaction orthodoxe fit traîner sur la claie les ossemens de Constantin Copronyme, arrachés à leur cercueil. Le fanatisme religieux fit aussi dans ce temple du plaisir ses auto-da-fé ; sous l’empereur Alexis Comnène, un illustre docteur manichéen, qui avait eu l’imprudence de discuter théologie avec le prince et le mauvais goût de ne pas se laisser convaincre par ses argumens, fut brûlé vif à la fronde de l’hippodrome.

Byzance eut, parmi ses princes, des empereurs qui se glorifiaient du titre de justiciers, c’est-à-dire qui aimaient à rendre la justice à la turque. L’un d’eux, qui composait des chants d’église comme le bon roi Robert, mais qui dépêchait les coupables à la façon de Louis XI, l’autocratôr Théophile donna un jour à ses sujets, au milieu des solennités de l’hippodrome, l’intermède le plus inattendu et le plus tragique. Un préfet du palais avait volé à une veuve une galère avec tout son chargement. La matrone avait adressé plusieurs requêtes au justicier ; mais l’habile courtisan les avait toujours arrêtées au passage. À la fin, elle s’adressa aux pantomimes chargés de divertir le public dans l’intervalle des courses. Ceux-ci imaginèrent de fabriquer un petit navire en miniature, et, s’étant placés au pied de la tribune impériale, ils se mirent à débiter le dialogue suivant : « Allons ! avale-moi ce petit navire ! — Impossible ! — Impossible ? Comment ! le préfet du palais a pu engloutir une grande galère avec tout son chargement, et tu ne peux avaler cette coquille de noix ? » L’empereur, intrigué, envoie aux informations, apprend l’injustice commise, et, séance, tenante, dans la fronde de l’hippodrome, en présence de la population terrifiée, le coupable est placé sur un bûcher en grand costume de fonctionnaire et brûlé vif.

Le cirque offrait heureusement au peuple d’autres délassemens. Si l’on se promenait sous les portiques supérieurs de l’hippodrome, on avait sous les yeux un splendide panorama. Au midi, c’était la mer, le Bosphore, des milliers de voiles enflées par la brise, — les bâtimens marchands de toutes les nations, les vaisseaux de l’Italie, de la Syrie, de l’Égypte, apportant à Constantinople les trésors et les denrées précieuses du monde entier, — les barques légères des Dalmates et des Croates, moitié négocians, moitié pirates, — les esquifs aventureux des Russes, qui avaient descendu le Dnieper malgré ses cataractes, malgré les flèches des Petchenèques, et venaient échanger leurs fourrures contre les étoffes byzantines. Ces barbares jetaient à la dérobée des regards investigateurs sur les hautes tours et les puissans remparts de la cité, car beaucoup venaient en marchands, qui se proposaient de revenir en conquérans. C’étaient les cyprès, les sycomores, les lointaines montagnes, les châteaux de plaisance de la côte d’Asie ; c’étaient les flots resplendissans sous les rayons du soleil, c’était un ciel si pur qu’au témoignage d’un voyageur on distinguait du promenoir de l’hippodrome non-seulement les vaisseaux, mais jusqu’aux dauphins qui se jouaient à la surface des eaux. Au nord, c’étaient les toits argentés, les coupoles dorées, les grands arbres, les portes d’airain du Grand-Palais : c’était la grande place de l’Augustion, toute peuplée de statues, au milieu desquelles se dressait un Justinien à cheval, couronne en tête, le globe du monde dans la main, arrêtant brusquement son coursier, étendant la main vers l’Orient, comme pour repousser les hordes barbares au-delà de l’Euphrate ; c’était surtout cette merveille de Sainte-Sophie avec sa coupole étincelante d’or, portée sur d’autres dômes de bronze doré, et élevant à une hauteur prodigieuse dans les airs la croix byzantine. Puis la vue s’étendait sur cette immense capitale, héritière, du monde grec et du monde romain, métropole du commerce et de la civilisation européenne et asiatique, la seule ville policée des deux continens. Sans doute, bien des masures, de fétides et ténébreux quartiers populaires la déparaient ; mais du haut de l’hippodrome le regard plongeait dans de vastes voies bordées de portiques, s’éblouissait du miroitement de tant de centaines de coupoles, s’étonnait à la vue de ces arcs de triomphe, de ces colonnes de bronze, sur les flancs desquelles montaient en spirale des processions de légionnaires romains, de captifs barbares, de sacrificateurs conduisant les grands bœufs. De cette splendide Constantinople du VIe et du Xe siècle, de ces palais, de ces temples, de ces obélisques, rien ne reste aujourd’hui ; les incendies, les révolutions et les tremblemens de terre ont détruit jusqu’aux ruines, supprimé jusqu’aux vestiges des ruines.

Sur la spina de l’hippodrome, sous les portiques, sur le promenoir élevé, partout des statues. La Grèce de Phidias et de Périclès, Athènes, — la Grèce d’Asie, Cyzique, Tralles, Chios, Iconium, — la Grèce des Hiéron et des Denys, Syracuse, — la Grèce des Ptolémées, Alexandrie, voyaient rassemblé dans Constantinople tout ce qu’elles avaient possédé de rare et de précieux. Rome même s’était vu dépouiller en faveur de cette favorite de Constantin : Rome vieillissante avait vu sa parure passer à cette jeune Rome du Bosphore, brillante improvisation du conquérant ; elle avait dû restituer à cette Grèce ressuscitée ce que les Mummius et les Verrès avaient jadis dérobé au monde hellénique en décadence. Sans scrupule, on avait enlevé aux temples païens, aux églises chrétiennes, aux places publiques des villes de province, tout ce qui faisait leur joie et leur orgueil, des statues vénérables par leur antiquité, entourées de glorieux souvenirs ou de merveilleuses légendes. Il y avait là des palladiums par centaines, des génies protecteurs, des âmes de villes enfermées dans le bronze, exilées sur le promenoir, employées toutes vivantes à l’ornement de cette grande et indifférente cité ; il y avait là des statues de divinités qui avaient vu autrefois, lorsqu’elles étaient dans l’ombre de leurs sanctuaires, des provinces entières accourir en pèlerinage, qui avaient fait des miracles, qui avaient vu les offrandes des peuples s’entasser à leurs pieds et des troupes de prêtres les envelopper dans les nuages d’encens, qui avaient été teintes du sang des victimes humaines ou éclaboussées de celui des jeunes Laconiens flagellés sur l’autel, qui avaient fait enfin gronder la foudre sur la tête des Gaulois de Brennus. Elles étaient pourtant là, alignées comme de vulgaires statues, et la foule indifférente n’avait pas l’air de se douter qu’elle coudoyait des dieux !

Plusieurs de ces monumens ont toute une odyssée. Au-dessus de la tribune impériale s’élevaient quatre chevaux en bronze doré. Le caprice d’un autocratôr les avait amenés de Chios à Constantinople, la quatrième croisade les envoya à Venise ; les victoires de Bonaparte les ont installés sur l’arc de triomphe du Carrousel, et nos revers de 1814 les ont restitués à la patrie de Dandolo. — On remarquait une statue de l’impératrice Irène debout sur une colonne au milieu d’un bassin, ailleurs Auguste, apporté de Rome ; Dioclétien, de Nicomédie ; les statues équestres de Gratien, de Valentinien, de Théodose, — bref toute une galerie des souverains. À côté de la louve qui allaitait Romulus et Rémus, l’âne et l’ânier qui avaient présagé à Auguste la victoire d’Actium ; toute l’histoire du monde romain se trouvait là, écrite avec des chefs-d’œuvre de marbre et d’airain. Le peuple se servait aussi du promenoir pour y mettre ses ennemis au pilori : c’est ainsi qu’une sorte de monstre informe qui dévorait des hommes et engendrait des bêtes, pour tout citoyen de Byzance, représentait le tyran Justinien II. L’olympe biblique et l’olympe homérique étaient également représentés dans ce musée du genre humain : à côté d’Hercule et d’Hélène, Adam et Eve. Il y avait des statues qu’on avait mises là « pour faire rire ; » des statues de nains, celle du bossu Firmilianus. D’autres inspiraient au peuple une véritable terreur. Sur la poitrine d’un eunuque, on lisait cette menaçante inscription : « celui qui me changera de place mourra étranglé ! » Une statue, celle de Phidalie, était comme le dieu Terme de la nouvelle Rome ; un empereur s’étant avisé de la déplacer, un tremblement de terre effroyable se produisit, et ces secousses terribles ne purent être arrêtées que par les prières de saint Saba. Près de l’hippodrome, au midi, il y avait un grand bœuf d’airain ; une fois par an, il faisait entendre un mugissement, et chaque fois il arrivait à la ville quelque grand malheur. Le grand philosophe et thaumaturge Apollonius de Tyane, le Merlin de l’antiquité gréco-latine, avait passé par là ; sur une des portes de l’hippodrome, il avait placé un aigle de bronze enchanté qui étreignait de ses serres triomphantes un serpent : c’était pour éloigner les reptiles, qui auparavant fourmillaient dans la ville. Sur une autre porte, il avait écrit « toutes les histoires des derniers jours. » Une autre statue, non loin de là, dans une pose attristée, tenait sa tête dans ses mains. Le philosophe Asclépiodore, après avoir lu une inscription mystérieuse gravée sur le socle, tomba dans un profond accablement ; l’empereur Anastase lui demanda ce que signifiaient ces caractères : « Non, prince, répondit-il, il vaut mieux ne pas vous l’apprendre, et je serais bien heureux de ne pas savoir ce que je sais ! » Ce qui distinguait les Romains d’Orient des contemporains d’Auguste, c’est qu’ils ne croyaient pas à l’immobilité de leur capitole et n’avaient pas foi dans l’immortalité de l’empire. Un temps viendrait, tous le savaient, où l’empereur des Romains, au milieu des pleurs et des gémissemens, s’en irait tout seul à Jérusalem ; si l’on voulait savoir quel était le barbare qui renverserait la monarchie, on n’avait qu’à dévisser le sabot d’un certain cheval d’airain debout sur une des places publiques.

Plusieurs des statues de l’hippodrome étaient colossales. Un certain Hercule avait le pouce aussi gros que la taille d’un homme ; mais tandis que le vulgaire était surtout attiré par les vertus magiques ou les proportions gigantesques de ces monumens, les amans des arts admiraient des chefs-d’œuvre d’élégance et de délicatesse. Quelques courts inventaires qui nous sont parvenus prouvent qu’il y avait alors à Constantinople des statues sculptées par Lysippe et par Phidias. Il faut voir avec quelle douleur vraie le savant Nicétas parle d’une Hélène que les compagnons de Villehardouin jetèrent à la fournaise. « Elle captivait tous les regards : son beau corps d’airain offrait aux yeux une chair vivante et palpitante ; son front était ceint du diadème, ses beaux cheveux s’échappaient de sa couronne d’or, flottaient au vent et tombaient jusqu’à ses pieds ; sa bouche, entr’ouverte comme le calice d’une fleur, semblait parler, son sourire enchanteur ravissait l’âme du spectateur ; mais qui pourrait peindre ses yeux profonds, l’arc de ses sourcils, la grâce de ce corps charmant ? » Il pleurait aussi le grand Hercule, « tristement assis, accoudé sur son genou, mélancolique et rêveur sous la peau de lion ; il semblait fléchir sous le poids du destin et se décourager au souvenir de tant de labeurs et d’infortunes. » Hélas ! nos ancêtres les Francs prirent ces beaux bronzes et en firent de gros sous, ou, comme on disait à cette époque, « de la noire monnaie. »

Ainsi l’hippodrome était tout pour le peuple de Byzance. C’était là qu’on faisait et défaisait les empereurs, qu’on rendait la justice et qu’on exécutait les coupables, qu’on triomphait des barbares et des rebelles, qu’on admirait les merveilles de la nature et de l’art, qu’on s’abandonnait à la superstition et à la religion, à l’amour de la gloire et au goût du beau. Les vertus comme les vices de ce peuple, encore artiste dans sa décadence, encore païen dans son christianisme, encore orgueilleux dans son abaissement, trouvaient également à se satisfaire. L’hippodrome, ce n’était pas seulement le cirque, c’était le théâtre, le seul théâtre que tolérât l’église grecque ; c’était à la fois le Capitole et le mont Aventin, le Pœcile et le stade olympique, le forum de Rome et l’agora d’Athènes. A Constantinople il y avait trois merveilles : Dieu avait Sainte-Sophie, l’empereur avait son triclinium d’or, le peuple avait l’hippodrome.

L’hippodrome fut le premier monument élevé à Byzance ; il existait avant Constantinople, il lui a survécu. Quand Sévère voulut reconstruire Byzance, il fit d’abord l’hippodrome ; c’est sur l’orientation de l’hippodrome que Constantin bâtit le grand palais impérial, que Justinien éleva Sainte-Sophie ; l’inflexible église orthodoxe consentit à ce que la métropole de Constantinople inclinât légèrement au sud-est. L’hippodrome fit donc la loi au palais, à l’église, à la cité : à tout il imposa son orientation. L’axe de l’hippodrome, déterminé aujourd’hui par la position des deux obélisques, fut en quelque sorte le pivot autour duquel gravita le monde byzantin.

Deux anecdotes peuvent nous montrer jusqu’où allait la passion du citadin de la nouvelle Rome pour les jeux du cirque. Quand Justinien commença ses immenses constructions, le propriétaire d’une maison refusa de se laisser exproprier. On lui offrit des monceaux d’or, il persista dans son refus ; on l’emprisonna, sa constance ne se démentit pas ; on lui coupa les vivres, il souffrit en silence. Alors le préfet du palais de Justinien eut une idée lumineuse : l’empereur annonça qu’il allait donner au peuple des courses de char. À cette nouvelle, le courage abandonna le pauvre prisonnier, et, plutôt que ne pas avoir sa place au spectacle, il abandonna son patrimoine à vil prix. Un autre propriétaire ne se fit pas prier autant ; du premier coup, il déclara qu’il était prêt à faire la concession de son terrain, pourvu qu’on lui accordât, pour lui et ses héritiers, une place d’honneur à l’hippodrome, et qu’on lui rendît, à l’ouverture de la séance hippique, les mêmes honneurs qu’à l’autocratôr. C’était un cordonnier ; Justinien consentit en souriant à cette demande, toutefois avec cette réserve que les honneurs impériaux lui seraient rendus par derrière. Voilà pourquoi durant plusieurs siècles le peuple de Byzance poussait des acclamations ironiques et se livrait à de grotesques génuflexions devant le descendant du cordonnier de Justinien, tandis que l’autocratôr, dans sa loge impériale, s’abandonnait à la mesure de gaîté que pouvaient lui permettre les lois de l’inflexible cérémonial.


V.

Lorsque le jour marqué pour une solennité hippodromique approche, tout Constantinople est en émoi. Les factions complètent leur organisation, passent la revue de leur matériel. Les étrangers affluent dans la capitale. La veille du grand jour, un messager impérial, le tesséraire, se rend à l’hippodrome, ordonne de « suspendre le velum » au-dessus de la tribune impériale, c’est une manière d’annoncer la solennité ; l’heureux messager est salué par les acclamations d’une multitude qui a déjà envahi le cirque, et qui se propose bien d’y passer la nuit pour avoir une meilleure place le lendemain. Tout le personnel de l’hippodrome est sur pied ; on éprouve si les barrières sont assez solides pour arrêter les chevaux jusqu’au signal donné, on fait sortir de l’écurie les coursiers avec leurs harnais dorés, on compare la légèreté et la solidité des chars ; on prépare les urnes pour tirer au sort la place des concurrens et déterminer qui aura le bonheur de tenir la corde, c’est-à-dire d’être le plus rapproché de la spina ; on nivelle l’arène, on y remet du beau sable jaune mêlé de la poussière odorante du cèdre ; demain on y jettera des fleurs. Enfin la nuit passe, le jour désiré paraît.

Tout Constantinople est là : une montagne de peuple couvre du haut en bas les gradins ; ateliers, magasins, chantiers du port, tout est fermé, tout chôme ; on ne travaille pas ce jour-là, et le plus pauvre artisan a revêtu sa plus blanche tunique. Examinez ce peuple : vous verrez jusqu’à quel point le mélange du sang étranger, du sang slave, turc, arabe, tartare, a déjà altéré, dans cette grande capitale cosmopolite, la pureté primitive du type grec et du type romain. D’ailleurs à côté des citadins il y a place pour les provinciaux ; le paysan slavo-grec de la Thrace, courbé sous son rude labeur et sous les âpres exigences du fisc, vient voir comment le Byzantin s’entend à dévorer les sueurs des provinciaux ; le hardi montagnard du Rhodope, qui ne paie l’impôt que lorsque bon lui semble, est venu avec ses armes ; l’audacieux pirate de l’Archipel, au profil tranchant, étale le luxe que lui ont valu ses rapines impunies. Sur des gradins réservés, on peut voir les ambassadeurs des nations étrangères, depuis les missi dominici de Charlemagne jusqu’aux députés d’Haroun-al-Raschid. Les marchands des peuples étrangers qui ont fait un traité de commerce avec l’empire et qui sont « sur le pied de la nation la plus favorisée » sont aussi des spectateurs privilégiés. Les Hongrois au bonnet évasé par en haut avec des grelots d’or au bas de leur robe, le Varègue de Russie qui mêle au luxe de fourrures du nord le luxe de soieries du midi, le Bulgare, récemment baptisé, avec son crâne rasé à la tartare, ses vêtemens de peaux et sa massive chaîne de cuivre autour du corps, le Franc d’Occident, qui est venu du Rhin sur le Bosphore conduisant les caravanes le long du Danube et la lance au poing, l’Arabe d’Egypte, de Syrie ou de Sicile, à la flottante tunique, — le Khazar, le Croate, l’Arménien, tous ces barbares que la vieille Rome aurait menés à la corvée pour la reconstruction de son Capitole, Byzance était forcée de les traiter en hôtes de distinction. Les gradins les plus rapprochés de l’arène sont occupés par les membres des factions, en tunique blanche bordée de larges bandes de pourpre, avec leurs écharpes aux couleurs rivales, ayant à la main leur bâton surmonté du croissant. Le grand velum de soie, sur cet océan, sur ces escarpemens de têtes humaines, flotte au gré de la brise du Bosphore ou des zéphyrs de la côte d’Asie. Aux deux extrémités de la spina, des Slaves s’occupent à enfler les orgues. Tout à coup un grand mouvement se manifeste du côté de la tribune impériale. Les gardes aux cuirasses dorées, avec les drapeaux, les étendards, les labara, les victorioles, sont descendus sur le pi ; derrière les galeries de Saint-Etienne, on soupçonne la présence de l’augusta ; les loges à droite et à gauche du trône s’emplissent de généraux, de sénateurs et de patrices. Enfin l’empereur paraît à sa tribune, sceptre en main, couronne en tête, et du coin de son manteau impérial qu’un eunuque lui a rassemblé dans la main, il fait sur son peuple le signe de la croix. Les applaudissemens, les hymnes, les chants des factions, éclatent. On attend le signal.

Il est donné. Aussitôt au rez-de-chaussée de la tribune impériale quatre portes s’ouvrent, quatre barrières s’abaissent, quatre chars attelés de quatre coursiers rapides s’élancent dans l’arène. On distingue nettement les casaques verte et bleue, rouge et blanche, et les cochers, debout sur la conque fragile de leur char, penchés sur leurs coursiers, les animant du geste, de la voix, se dépassant, se rattrapant, faisant voler les flots de sable et les flocons d’écume. Cent mille poitrines sont haletantes d’émotion, et quand les chars contournent l’extrémité, le dangereux promontoire de la spina, il se fait un tel silence que dans cette immense arène on entend le galop des chevaux ; mais bientôt des cris, des chants s’élèvent pour animer les coursiers, pour encourager le cocher favori :


« Ô Dieu, protège l’empereur, protège les magistrats ! — Protège nos maîtres, protège nos impératrices, — protège leurs enfans porphyrogénètes, — protège le préfet de la ville. — Protège Olympios, protège Anatellons. — Puissance de la croix, donne-lui la victoire, donne la victoire aux vénètes. — Mère de Dieu, qu’ils soient victorieux, que leur triomphe remplisse de joie l’empire ; — fais que nous puissions danser la danse triomphale ! — Nous avons Jésus pour protecteur. — Victoire aux bleus ! — Quand cette faction est victorieuse, l’empereur, à la tête de son armée, remporte des victoires, l’abondance s’accroît dans la ville des Romains. — Que la Divinité accorde aux bleus éternellement les triomphes et la gloire ! — Que triomphe donc la fortune de l’autocratôr, de l’augusta, que triomphe la fortune de l’empire et des vénètes ! »


Jamais croisés francs n’ont prié plus ardemment pour qu’il leur fût donné de conquérir le tombeau du Christ, jamais compagnons de Mahomet n’ont élevé au ciel des prières plus ardentes pour qu’il leur fût accordé de propager l’islam, que les Byzantins pour obtenir un succès d’hippodrome.

Quand la course est finie et le vainqueur déclaré, l’on nivelle l’arène et l’on recommence jusqu’à quatre fois. La première partie du programme est alors remplie. C’est le moment des intermèdes, exhibitions de bêtes curieuses ou exercices d’acrobates. Un historien grec se rappelle avoir vu un de ces gymnastes qui était parvenu jusqu’au sommet du grand obélisque : là le vertige le prit ; il sauta en avant, tomba d’une telle hauteur qu’il mourut en touchant terre et s’enfonça profondément dans le sable. Ces audacieux artistes ne s’épargnaient guère. On raconte l’histoire d’une troupe de ces funambules qui allait de cité en cité ; mais avant d’arriver à Constantinople, moitié d’entre eux avaient succombé à ce terrible jeu. Un aventurier italien avait aussi montré à Constantinople un chien savant que les Byzantins croyaient sorcier ; en effet, ce merveilleux animal savait désigner dans un cercle de spectateurs la personne la plus avare, la plus généreuse, la plus vicieuse ; il rangeait par ordre les médailles des empereurs, rapportait des anneaux à leur propriétaire, etc. En même temps, des comédiens organisaient des scènes de pantomimes ; des clowns se livraient à des contorsions bizarres, des cavaliers faisaient la voltige sur deux ou plusieurs chevaux.

Après les courses de chars, il y avait des courses à pied. Quelquefois, pour rendre le jeu plus piquant, des coureurs prenaient un mors dans la bouche, d’autres tenaient les rênes et faisaient claquer le fouet. Il paraît que cette facétie avait un effet irrésistible sur le public byzantin, car l’auteur du Livre des cérémonies de la cour et de l’hippodrome l’a consigné gravement par écrit pour la plus grande délectation des générations futures. Parfois le peuple lui-même était acteur ; à certaines fêtes, en mémoire des licences fescennines des vieux Latins ou des insultes sacrées qu’on échangeait au pèlerinage d’Eleusis, les chefs des factions se prenaient à partie et s’accablaient d’invectives convenues, de quolibets graveleux, d’un débordement de verve carnavalesque.

Cependant il fallait bien dîner pour se préparer au renouvellement des courses, qui toujours avait lieu dans l’après-midi. L’empereur se retirait avec les grands dignitaires dans son triclinium, l’impératrice avec ses dames dans un salon attenant à son église ; le peuple étalait ses provisions, viandes sèches, poissons salés, pois frits, melons d’eau, limons, oranges, pastèques, et de cette ruche immense s’élevait un prodigieux bourdonnement. Très souvent c’était le prince qui offrait ce repas à son peuple ; on entassait au pied de la spina des monceaux de légumes, de fruits, de jambons, et le peuple, descendant des gradins, mettait au pillage cette architecture de cocagne ; puis arrivait, porté sur un char, un grand vaisseau rempli de poissons secs qui répandait tout d’un coup sa cargaison sur l’arène. Ce maigre festin ne rappelait guère les fabuleux congiaires que César, après ses triomphes, offrait au peuple romain couché autour de quarante mille tables, où rien ne semblait assez exquis pour le palais du peuple-roi, où l’on versait aux manœuvres et aux lazzaioni romains le vin de Grèce et de Sicile à pleines coupes. Les Byzantins n’avaient point la voracité ni la sensualité romaine ; leur sobriété orthodoxe allait bien à la médiocrité de fortune du nouvel empire ; leur idéal, ce n’était plus le gourmand Vitellius, mais le patriarche Jean, dit le Jeûneur. Ce qu’on jetait au Tibre de viandes rares le lendemain d’une de ces orgies auxquelles les césars conviaient toute une nation eût suffi pour mettre en débauche ces sobres buveurs de pastèques.

D’ailleurs on n’est pas à l’hippodrome pour manger, et le peuple, qui a terminé lestement cette légère collation, commence à trouver qu’on est bien long à la table du triclinium impérial. Des chants s’élèvent, de moins en moins respectueux, et il est temps que l’empereur vienne donner le signal de nouvelles courses. Le grossier Phocas, en sa qualité de vieux routier, avait le don surtout d’impatienter le peuple souverain par ses libations prolongées. Un jour, les factions commencèrent d’abord par une invocation respectueuse ; « lève-toi, ô soleil impérial ; lève-toi, apparais. » Le biberon ne prit aucun souci de cette touchante invocation. Alors les verts perdirent patience et se mirent à crier : « Voilà que tu as encore trop fêté la bouteille ! voilà que tu vois trouble ! » Le tyran furieux lâcha sa garde sur le peuple, fit trancher des têtes, couper des nez et des oreilles, coudre des mutins dans des sacs de cuir, pour qu’on les jetât à la mer. Il est vrai que peu d’années après ce même peuple eut la consolation de voir Phocas brûlé vif dans le taureau d’airain par son vainqueur Héraclius.

Tel était l’hippodrome à Byzance. Voilà ce qui, pour les Grecs du moyen âge, avait remplacé Eschyle et Sophocle, la mort d’Ajax et le sacrifice d’Iphigénie ; voilà ce qui rendait chez eux toute littérature dramatique impossible. Térence, s’il fût revenu des Champs-Elysées, eût vu les Néo-Romains lui tourner le dos pour regarder des cochers, comme autrefois les Romains de la république pour des combats d’ours.


VI.

Nous avons vu l’hippodrome au temps de sa splendeur ; il déclina avec l’empire. Dès le Xe siècle, ses magnificences ont quelque chose de mesquin et de fripé. On n’a de chevaux que le nombre strictement nécessaire pour fournir les huit courses de la journée ; si l’un d’eux tombe malade, il y en a un qui est forcé de courir deux fois. Les cochers ont des vêtemens brodés d’or et d’argent, mais qui ont déjà été portés par plusieurs générations de rochers. Autrefois, au temps des césars de Rome, au temps encore de Justinien, les vainqueurs étaient magnifiquement récompensés ; « on leur donnait non des prix, mais des fortunes. » Au Xe siècle, le cocher vainqueur reçoit 3 écus, environ 45 francs de notre monnaie ; de plus on lui pose sur la tête une couronne de bronze doré qui, après la cérémonie, fait retour au vestiaire de la faction, pour récompenser les vainqueurs des générations suivantes.

Pourtant l’hippodrome n’avait encore rien perdu de sa splendeur monumentale. L’empire de Byzance était comme un noble de bonne maison qui vit d’économie, mais qui ne peut se décider à congédier ses cochers, à mettre à l’encan le mobilier qui lui reste de son ancienne opulence. La magnificence de l’hippodrome faisait encore passer sur la mesquinerie qui présidait à ses solennités. En 1203, les Latins s’emparèrent de Constantinople. Parmi les pèlerins militaires qui mirent cette cité chrétienne au pillage se rencontra un pauvre gentilhomme amiénois, Robert de Clary. Comme Villehardouin, il nous a laissé en langue française le récit de cette brillante et déplorable expédition ; son manuscrit, retrouvé dans une bibliothèque du nord par M. Riant, est en voie de publication. Inconnu jusqu’ici, il prend dignement sa place à côté du maréchal de Champagne ; ils sont les deux premiers qui aient écrit l’histoire des Français en langue française. Or, tandis que Villehardouin, tout occupé de mener à bien l’expédition dont il a la responsabilité, ne peut que nous assurer d’une manière générale, et en jurant sa parole de maréchal, que Constantinople est la plus splendide cité qu’on vit jamais, Robert de Clary, simple chevalier banneret, s’est donné le plaisir de visiter en détail sa conquête. Il a parcouru Constantinople, admiré les hautes colonnes triomphales au sommet desquelles des moines excentriques avaient élu domicile ; il a demandé des renseignemens sur leurs bas-reliefs aux Grécules ignorans, qui lui répondaient invariablement que c’étaient les signes de ce qui devait arriver un jour ; enfin le hasard de ses investigations l’a conduit à l’hippodrome, et il ne peut contenir son admiration à la vue de tant de chefs-d’œuvre de bronze et de marbre, de ces tribunes « moult cointes et moult nobles, où l’empereur et l’impératrice se séaient quand on jouait, » de ces « ymages d’hommes et de femmes, et de chevaux, et de bœufs, et de chameaux et de ours, et de lions et de moult manières de bestes jectées en cuivre qui estaient si bien faictes et si naturellement formées, qu’il n’y a si bon maistre en païenisme ne en crestienté qui sût faire aussi bien. » Ses compagnons d’armes, après la seconde prise de Constantinople, ne se laissèrent point attarder par ces nobles considérations ; ils brûlèrent, démolirent, renversèrent, jetèrent à la fournaise, firent des sols avec l’admirable Vénus dont Nicétas était amoureux. L’hippodrome, déshonoré par l’invasion et le pillage, cessa d’être pour les Grecs, même après la chute de l’empire latin, le théâtre de leurs plaisirs et de leurs rivalités. Il semble qu’ils aient commencé à fuir ce monument, qui ne faisait que leur rappeler le triomphe abhorré des hérétiques et des barbares.

Cent ans avant la conquête de Constantinople par les Ottomans, l’hippodrome était en ruine, une estampe du XIVe siècle en fait foi. Ce dessin, inexact dans les détails comme tous ceux que les Européens étaient obligés de prendre à la dérobée, en se cachant de la superstition et du fanatisme ottomans, en exposant leur vie, nous montre encore debout les colonnes de la spina et le palais de la tribune ; mais les gradins se sont en partie écroulés, les portiques sont à moitié détruits, d’informes décombres occupent l’arène, et de hideuses petites masures se sont bâties au milieu et aux dépens de ces ruines grandioses. Constantinople, encore vivante, libre, prospère, sentait déjà l’ombre de la mort s’étendre sur elle ; elle avait renoncé à tout ce qui l’avait ornée, réjouie, passionnée. elle laissait tomber cette parure de statues et de colonnes triomphales, et, sentant que le Turc approchait, elle portait déjà son propre deuil.

C’était bien pis encore à l’époque où le voyageur français Pierre Giles, en 1529, visita la capitale de l’Orient. Les Ottomans étaient là depuis soixante-seize ans. Ces « âpres ennemis de l’art vitruvien, ces Turcs plus forts qu’Hercule lui-même, » continuaient à loisir l’œuvre de destruction. Les Grecs, courbés sous le joug depuis près d’un siècle, redevenus barbares au contact de leurs maîtres barbares, ne savaient plus l’histoire de leurs ancêtres ; ils impatientaient le curieux voyageur de leurs niaises explications sur les colonnes et sur les serpens. Les Vénitiens, riches et vandales comme des Anglais de 1826, achetaient les obélisques renversés pour en orner leurs églises de l’Adriatique. Le sensible archéologue pouvait à peine retenir ses larmes. Ce n’était pas de voir l’hippodrome en ruine qui l’affligeait le plus, c’était de voir « les ruines insultées. » Il y avait là, étendues à terre, des colonnes de 22 pieds de long, la base jetée d’un côté, le chapiteau de l’autre. On les sciait par le travers comme des bûches de bois ; on en faisait des dalles à paver les bains, des boulets de marbre pour l’artillerie de Soliman. Ces beaux chapiteaux antiques, les barbares les retravaillaient à leur goût : on les creusait pour en faire des pétrins de boulanger ! « Ce qui mettait le comble à ma douleur, c’était la vue d’une médaille que je venais de ramasser : on voyait d’un côté Bélisaire triomphant dans l’hippodrome du roi des Vandales et Justinien qui accueillait le triomphateur, de l’autre l’effigie de Bélisaire avec cette légende, à laquelle la vue de cette désolation donnait un sens cruellement ironique : Gloria Romanorum ! »

Aujourd’hui on voit, sur une des places de Stamboul, deux grands obélisques qui sont là on ne sait pas bien pourquoi, et un petit monument de bronze à demi engagé dans des décombres. Le sol est grossièrement nivelé ; mais on se prend à songer aux Hercules de bronze, aux Vénus de marbre blanc, dont les débris sont peut-être enfouis là. C’est tout ce qui reste de l’hippodrome, c’est tout ce qui reste des grandes luttes des verts et des bleus, de ce qui, pendant six cents ans, passionna jusqu’à la démence la plus grande et la plus civilisée des sociétés du moyen âge.


Alfred Rambaud.