Le Monde antilien
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 167-198).
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LE
MONDE ANTILIEN

II.[1]
CUBA, PUERTO-RICO

Par-delà le canal de Santarem, au sud d’Andros, distante de 150 kilomètres, s’allongent les côtes de Cuba. Surnommée « la Perle des Antilles, — l’île toujours fidèle, » siempre fiel, appellation que rien ne justifie plus, Cuba est, avec Puerto-Rico et les Vicques, tout ce que l’Espagne a conservé de ce monde antilien découvert par elle. Elle a perdu successivement Haïti et la Jamaïque, la Trinidad, la Barbade et Antigua, Grenade, Saint-Vincent et Tabago ; mais Cuba lui reste encore, la plus grande, la plus peuplée, la plus riche des îles de la Méditerranée américaine. Sa superficie est de 118 833 kilomètres carrés, le cinquième de la France, sa population est de ; 1 500 000 unies, son mouvement commercial dépasse 500 millions à l’année, sa production totale un milliard et demi.

Cuba est de nom, de langue, de religion, de race, mais non de cœur, une terre espagnole. Ici, l’élément noir est en minorité : 500 000 nègres et métis contre près d’un million de blancs, dont 30 000 seulement de provenance étrangère ; mais si ces 30 000 ne représentent ni la force ni le nombre, ils personnifient le facteur actif, l’industrie, le capital, le commerce ; ils déterminent l’orientation des intérêts matériels vers un pôle d’irrésistible attraction. celui de la grande république américaine.

Contre cette attraction, rien ne prévaut. À Cuba, comme aux Bahama plus au nord, comme plus au sud, à la Jamaïque, à Haïti, à Puerto-Rico, métis et nègres secouent la torpeur de leur climat tropical, l’oisiveté qu’ils tenaient pour l’apanage des hommes libres ; ils obéissent à une impulsion qui, favorisant leurs intérêts, n’alarme pas leurs velléités d’indépendance, qui leur œuvre des marchés importans sans leur imposer des charges additionnelles. Près de 90 p. 100 du commerce de l’île de Cuba s’effectuent avec les États-Unis, et le commerce est, de nos jours, un facteur plus puissant qu’une suzeraineté devenue nominale, étant données la faiblesse des liens qui rattachent Cuba à la mère-patrie, la distance qui l’en sépare et la détestable administration de l’Espagne. Le contrepoids, partout nécessaire, pour maintenir la prédominance d’une métropole sur sa colonie, fait ici défaut et l’équilibre est rompu. Dans ces conditions, ce ne sont pas les cuirassés, mais les pacifiques paquebots, ce n’est pas la poudre, mais le fret, qui décident de l’orientation d’un pays producteur. Aussi longtemps que l’Europe ; cultivera la betterave et de la betterave tirera le sucre, aussi longtemps Cuba se rapprochera du grand consommateur qui, en échange des produits de ses plantations de cannes, lui fournit les machines nécessaires à la culture de son sol et les capitaux qu’exigent des industries nouvelles. L’axe commercial de la Méditerranée américaine se déplace, il se reporte au nord-ouest, et, par une conséquence naturelle, ces îles voient s’accroître leur importance et s’ouvrir devant elles de vastes horizons.


I.

Cuba fut la première grande terre que Colomb releva aux approches de l’Amérique. Il la prit pour une péninsule du continent asiatique, pour la mystérieuse Cipango. Rien n’est plus tenace qu’une idée préconçue. Le navigateur de génie qui croyait, à tort, la terre plus petite qu’elle n’était ; qui croyait, avec raison, que l’on en pouvait faire le tour en allant de l’est à l’ouest, ne put ni ne voulut admettre que Cuba fût une île. Il défendit, autour de lui, de le dire et de le croire ; il la nomma Juana d’abord, en l’honneur du prince Juan, puis Alpha et Oméga, afin d’affirmer qu’il la tenait pour le commencement et la fin de l’Asie ; il fit plus, il menaça de couper les oreilles et la langue à celui de ses matelots qui met trait en doute son affirmation. Ce ne fut qu’en 1508 que Ocampo, doublant le cap San Antonio, constata la situation insulaire de Cuba, que sa forme bizarre, longue et recourbée fit comparer à une langue d’oiseau. D’une extrémité à l’autre, cette île mesure 1 450 kilomètres sur une largeur moyenne de 100 ; autour d’elle la mer se creuse brusquement en abîmes profonds qui séparent du continent et des îles adjacentes le socle qui la porte.

Son altitude moyenne au-dessus du niveau des bailles marées n’excède pas 100 mètres. Une chaîne montagneuse la sillonne au sud-est, découpant, en face de la Jamaïque, une côte droite et rigide. Cette chaîne, désignée du nom de Sierra Maestra, « chaîne maîtresse », ou de Sierra del Cobre, « chaîne du cuivre », mesure, environ 200 kilomètres de longueur et atteint son maximum d’élévation au Pico Turquino, 2 492 mètres ; d’autres sommets inférieurs se maintiennent entre 1 500 et 2 000 mètres. Ailleurs, le sol, doucement ondulé, se déroule, dans l’ouest, en vastes prairies coupées de savanes, de collines, de vallées, et bordé, sur les côtes, de plaines souvent marécageuses.

Abondamment arrosée par les pluies, sillonnée de nombreux cours d’eau, l’île de Cuba est trop étroite pour comporter de grandes rivières. La plus considérable, le Canto, issu de la Sierra Maestra, longe la base de la chaîne et se déverse dans la baie méridionale de Buena-Esperanza, après un cours de 200 kilomètres dont la moitié est navigable pour les goélettes de faible tonnage. Les côtes de Cuba, généralement marécageuses et malsaines, sont d’un accès difficile, par suite des roches et des bas-fonds qui en couvrent les abords. En deçà de cette barrière extérieure s’étend une plage basse que les fleuves côtiers inondent périodiquement, que le soleil assèche, et que les alternances d’humidité et d’évaporation rendent fiévreuse. Au large de cette plage basse se déroule une frange d’îles, d’îlots et de récifs assis sur un fond de corail, rivage en formation appelé à considérablement étendre le pourtour de l’île. Les plus étendues de ces terres sont l’île des Pins, dont la superficie est de 2110 kilomètres carrés, les Jardinos et les.lardinillos, îlots fleuris et odorans, volières d’oiseaux au riche plumage.

Située au point de départ du gulf-stream, au point de formation des grands courans aériens qui, de l’ouest à l’est, remontent vers l’Europe occidentale, l’île de Cuba est un centre d’observation des phénomènes météorologiques qui affectent la zone tempérée. Elle est aussi sur la route que parcourent les ouragans et fréquemment éprouvée par ces redoutables phénomènes. On a gardé le souvenir de celui de 1810 qu’Agassiz qualifia d’« ouragan type » ; la Havane en souffrit cruellement : 2000 maisons rasées, 5000 endommagées, 225 navires coulés dans le port, attestent l’incroyable violence de ce tourbillon dont la courbe hélicoïde n’excéda cependant pas 35 kilomètres de largeur.

Baignée par les eaux chaudes du golfe du Mexique et de la mer des Antilles, située sous le tropique du Cancer, Cuba jouit d’une température élevée qui oscille entre le minimum de + 22 degrés en décembre et + 27 degrés en juillet ; la moyenne annuelle est de 25°, 4 à La Havane, de 27 degrés à Santiago. Dans les grandes forêts de l’île, abondent l’ébène, le cèdre, l’acajou ; dans la région montagneuse se trouvent l’or, le fer et le cuivre ; le sol produit le café, le riz, le maïs, le sucre et le tabac, principales sources de la richesse de Cuba.

Au point de vue du mouvement commercial, sa position est des plus favorables. Elle n’est qu’à 200 kilomètres du Mexique, à 230 de la Floride, à 100 des Bahama, à 150 de la Jamaïque. Dans la Méditerranée américaine, elle est le trait d’union entre l’Ancien et le Nouveau Monde, l’entrepôt de l’un et de l’autre. A cela, sa configuration se prête admirablement ; sa forme allongée et fuyante, sa courbe, convexe au nord, concave au sud, multiplient les indentations de ses rives, dont le développement de 3 500 kilomètres égale, en longueur, la distance qui sépare Paris des monts Ourals, frontière de l’Asie. Partout ailleurs qu’au sud, des contours moelleux, indéterminés et fuyans, puis un relief indécis et changeant, de longs plissemens de sol semés de prairies et de savanes, de cours d’eau et de marécages, de grandes plaines et de forêts, riche et perpétuel manteau de verdure que les pluies entretiennent, que mille ruisseaux avivent, et qui font de Cuba, disait Colomb, « la terre la plus belle que le soleil éclaire et que les yeux aient jamais vue ».

Il ne se lassait pas de la contempler. Après la sèche terre d’Espagne, au relief montueux et aux eaux rares, après les côtes brûlées du golfe de Cadix sur lesquelles plane, ainsi qu’un voile rougeâtre, la calina aux vapeurs lourdes, après les longs jours d’angoisse sur l’Océan solitaire et vide, combien radieuse et riante apparaissait cette corbeille de verdure et de fleurs, aux parfums étranges et aux fruits inconnus, surgissant du sein des flots, fraîche et embaumée, réalisant enfin rêves de gloire et rêves de beauté !

A ceux d’entre nous, et ils sont plus nombreux chaque année, que les hasards d’une vie aventureuse ou les caprices d’une humeur vagabonde ont entraînés sur les mers lointaines, restera toujours vivante dans le souvenir la première vision du monde tropical, vision éblouissante, avec laquelle l’accoutumance familiarise, mais dont elle ne saurait affaiblir l’éclat. Et cependant, aujourd’hui, l’imprévu a disparu ; à jour, presque à heure fixe, le voyageur voit se lever à l’horizon la terre attendue ; les lectures, les cartes, les gravures l’ont préparé au spectacle qui va se dérouler sous ses yeux ; rien, semble-t-il, n’est pour le surprendre et l’étonner, et cependant la réalité demeure étrange ; les yeux, déconcertés de ne plus retrouver les arbres, le feuillage, la verdure accoutumés, les fleurs connues, les types familiers, les classiques groupemens, errent au hasard sur un ensemble inattendu de tons, de couleurs et de formes. Si l’on se reporte par la pensée au temps où les premiers navigateurs du XVe siècle, voguant au hasard sur des mers mystérieuses, poussant toujours devant eux dans l’ouest, ignorans de ce que leur réservait le lendemain, des distances à franchir et des périls à braver, voyaient, après des mois d’attente anxieuse, surgir à l’horizon un monde si différent de celui qu’ils avaient quitté, peuplé d’êtres humains dont ils ne soupçonnaient pas l’existence, baigné dans une incomparable lumière et paré d’une éternelle végétation, on comprend leur naïf enthousiasme et les merveilleux récits qui, colportés et grossis de bouche en bouche, ravissaient l’Europe, réveillant dans les Aines la passion de l’inconnu et la soif des aventures.

Ici, semble-t-il, tout était pour retenir les émigrans : l’accueil hospitalier des indigènes, le climat, la végétation, l’abondance. Mais l’or manquait, et c’était de l’or qu’ils voulaient ; volontiers les Indiens, pour les satisfaire, se dépouillaient des rares ornemens qu’ils possédaient, leur faisant comprendre, par signes, que plus loin, dans l’ouest, ils trouveraient en abondance ce qu’ils cherchaient. Ils leur indiquaient le Mexique et, à défaut d’or, ils leur offraient ce qu’ils appréciaient plus que le lourd métal : des feuilles sèches et roulées qu’ils allumaient et dont ils aspiraient la fumée. Ils tenaient pour sacrée la plante qui les portait, et ses feuilles pour un universel spécifique ; elles servaient aux pansemens ; pulvérisées et jetées sur la mer, elles apaisaient, disaient-ils, les flots irrités : portées en sachet autour du cou, elles écartaient les mauvais esprits. Aux rouleaux qu’ils fumaient, ils donnaient le nom de tabacos, qui devait rester à la plante ; mais ni les vertus mystérieuses qu’ils lui attribuaient et que les espagnols tenaient pour des maléfices, ni l’odeur, ni le goût du tabac n’étaient pour les tenter. Ils ne soupçonnaient pas qu’un jour viendrait où la culture de cette plante constituerait l’une des principales richesses de l’île, où le tabac, dédaigné par eux, serait une bien autre source de revenus pour les États européens que les mines d’or du nouveau Monde et justifierait le mot de la reine Elisabeth à son favori, Walter Raleigh, enrichi par ses plantations : « Il est des gens dont l’or s’en va en fumée : vous, vous avez trouvé le moyen de faire de l’or avec de la fumée. »

Entraînés par leur chimère, les Espagnols passèrent outre ; Cuba ne fut pour eux qu’une étape sur cette route qu’ils croyaient celle de l’Inde, qu’un point de relâche où ravitailler leurs caravelles. Les colons qui s’y fixaient se partagèrent les terres et les Indiens ; ils importèrent du bétail et se livrèrent à l’élevage. Sur les plateaux, ils cultivèrent les céréales : les Indiens défrichaient et plantaient, eux récoltaient et vendaient aux émigrans qui se succédaient, à ceux qui occupaient les côtes du Mexique. Après le bétail et les céréales, vinrent la canne à sucre et le tabac, les cultures de l’avenir ; elles datent de 1580.

Cuba constituait alors une étrange colonie. Encore peu peuplée, elle n’était qu’un lieu de passage ; encore peu connue, sauf sur les côtes, elle n’avait d’autre importance que celle d’un entrepôt de vivres et d’un campement d’aventuriers et de matelots où, du matin au soir, l’orgie régnait en permanence. « Cette île, écrivait Cervantes, est l’asile des débauchés de l’Espagne, le refuge des criminels, le sanctuaire des joueurs et des voleurs, le réceptacle des femmes de mauvaise vie. » Les émigrans ne s’y attardaient pas, elle n’avait rien à leur offrir ; ils se ruaient sur le Mexique et le Pérou, et l’Espagne, que l’or des Incas enrichissait, trouvait dur d’envoyer chaque année 1 600 000 ou 1 800 000 piastres pour subvenir aux dépenses d’une possession onéreuse. Le jour approchait cependant où elle devait récupérer, avec gros intérêts, ce que Cuba lui coûtait, et où la plus pauvre de ses colonies allait devenir la plus riche.

Pour cela, un facteur ethnique nouveau était indispensable. L’Espagne avait, non sans peine et de cruelles mesures de répression, débarrassé sa colonie des élémens dangereux qui y étaient accumulés, mais elle ne les avait remplacés que par des nègres, inhabile qu’elle était à détourner sur Cuba un courant d’émigration qui se portait vers l’Amérique du Sud dont on vantait les richesses. Jusqu’en 1700, la population de l’île se recruta presque uniquement parmi les traînards et les épaves que rejetait ce courant. Les indolens, les découragés se fixaient seuls sur cette terre au doux climat, à la vie paresseuse et facile ; ils y végétaient, moins misérables qu’en Espagne, aussi insoucians et hautains, exploitant le travail des nègres comme leurs prédécesseurs avaient exploité celui des indigènes morts à la peine et dont quelques centaines survivaient seuls. Le peu de commerce qui subsistait se bornait à d’insignifians échanges avec les îles voisines ; l’exportation était nulle depuis que l’Amérique centrale, colonisée et peuplée, pourvoyait à ses propres besoins.

Deux fois depuis un siècle, de 1790 à 1890, Cuba s’est relevée par l’afflux d’un élément étranger, par une impulsion venue du dehors. En 1790, ce fut l’élément français, l’émigration de Saint-Domingue, ruinée par l’émancipation et le soulèvement des noirs. Des milliers de colons échappés aux massacres qui ensanglantèrent l’île se réfugièrent dans la partie orientale de Cuba, aux environs de Trinidad et de Santiago. Ils amenaient avec eux leurs familles, les débris de leur fortune, leur expérience et leur activité. Ici, comme à Saint-Domingue, le sol se prêtait à la culture du café, de la canne et du coton ; ils créèrent des plantations, ils exploitèrent la canne à sucre et le café, les plus pauvres s’adonnèrent à la production du tabac. Une seule de ces industries diverses pouvait assurer la prospérité de l’île, étant données les demandes croissantes de l’Europe.

Pendant de longues années, le café tint le premier rang. Ou Ire qu’il était le genre de culture que les nouveaux colons connaissaient le mieux, il était aussi celui qui se conciliait le mieux avec le travail libre. Les esclaves coûtaient cher, et l’argent, pour s’en procurer, manquait aux Français émigrés ; puis les souvenirs de l’insurrection de Saint-Domingue étaient trop récens pour ne pas leur inspirer la crainte des nègres. Si le concours de ces derniers était indispensable pour les plantations de cannes à sucre, il n’en allait pas de même pour la production du café. Les deux cultures diffèrent, essentiellement. La première exige de grands capitaux, de grands espaces, d’importantes constructions et des machines dispendieuses ; la seconde se contente d’une superficie restreinte, proportionnée aux ressources de celui qui l’entreprend, elle se combine avec la production des fruits et des légumes, et la récolte, répartie sur une saison plus longue, ne réclame pas le labeur excessif et l’accroissement de main-d’œuvre qui sont nécessaires pendant la courte période où l’on roule la canne.

Et ce n’est pas seulement à ce point de vue que les deux cultures diffèrent. Rien de plus banal et de moins attrayant qu’une plantation de cannes à sucre. Sur de grands espaces, elle déploie sa forêt de bambous entrelacés, d’un vert pâle, puis d’un jaune terreux, brûlée par le soleil, sillonnée d’étroits sentiers, dépourvue d’arbres et d’ombrages. De longues constructions, blanchies à la chaux, abritent les machines qui, lors de la récolte, nuit et jour, pendant des semaines, écrasent la canne, convertissant en mélasse et en sucre le jus qu’elle rend. Tout est alors activité fiévreuse ; dès l’aube, les travailleurs vont aux champs, coupant, chargeant sur les longs chariots les tiges noueuses, ballant le sol pour en déloger les reptiles, brûlant les feuilles sèches pour les détruire, pendant que la machine à vapeur incessamment chauffée met en branle les rouleurs et les chaudières centrifuges. Si cette industrie est l’une des plus lucratives dans les pays intertropicaux, il en est peu qui aient longtemps fait une aussi prodigieuse consommation de forces humaines, et, dans les contrées où l’esclavage existait, le prix d’un nègre de plantation de cannes était, de beaucoup, inférieur à celui d’un nègre employé à la culture du tabac, du café, ou du coton, l’acquéreur estimant de moindre durée la moyenne de vie du premier et sa vigueur physique de beaucoup intérieure.

Moins pénible, la culture du café est, dans des conditions plus modestes que celle du sucre, aussi lucrative, et l’expérience a prouvé qu’elle peut être entreprise par les blancs, sans le concours des nègres. L’ouvrier y travaille à l’ombre ; il en faut pour que les baies du caféier mûrissent lentement. La récolte commence en août pour ne finir qu’en décembre. Sur la plupart des plantations de Cuba, la cueillette se fait à la main ; les baies, séchées au soleil, sont ensuite transportées sous des hangars, nettoyées, puis triées et classées selon leur volume et leur qualité. Ces opérations s’exécutent à loisir ; pas n’est besoin de surmener la machine humaine et de lui demander des efforts excessifs.

À ce point de vue, la culture du café convenait donc mieux à une population créole et à laquelle les capitaux faisaient alors défaut. Les femmes et les enfans y prenaient une part active dans les limites de leurs forces ; elle n’excluait pas les cultures nécessaires à l’alimentation de la famille ; au contraire, elle s’en accommodait. surtout de celle des bananiers qui abrite du soleil brûlant la plante délicate et dont le produit donne l’appoint en numéraire, indispensable pour se procurer du dehors les articles fabriqués que ne fournissait pas un pays essentiellement agricole et dépourvu d’industrie, la race qui l’habitait répugnant d’instinct à tout travail sédentaire, œuvre servile selon elle. En tout temps, sous tous les climats, cette race s’y est montrée réfractaire et, pour triompher de ses préjugés, il n’a fallu rien moins que la rude loi de la nécessité. Partout où l’Espagnol domine, il s’adonne de préférence à l’élevage du bétail, à la culture du sol, abandonnant l’industrie aux colons étrangers, recourant à la main-d’œuvre des Indiens et des noirs pour l’exploitation des mines.

Il est resté longtemps, sauf de légères exceptions, ce qu’il était au début de ses découvertes et de ses conquêtes, alors qu’il ne demandait aux terres nouvelles dont il prenait possession que l’or et les pierres précieuses. En se fixant au sol, dépeuplé par ses rapines, force lui a bien été de renoncer à ses rêves irréalisables de fortune rapide, fruit d’exactions sanglantes, mais l’idée première a persisté, celle du conquistador, maître et souverain, fier de son origine castillane, ne voulant ni ne pouvant déchoir, estimant que l’or lui-même peut se payer trop cher, que tous les moyens sont légitimes pour en dépouiller par la force une race intérieure, mais non pour le gagner par son travail.

Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Au contact des étrangers, et surtout des Américains, une transformation s’opère et, aux Antilles comme dans l’Amérique du Sud, l’industrie fait de rapides progrès. Elle apparaît comme la route la plus sure et la plus courte pour arriver à la fortune, et, si la tendance héréditaire persiste encore, si, par goût, par instinct, l’Espagnol s’attache de préférence à l’exploitation du sol, à l’élevage et à la culture, il abdique peu à peu ses préjugés séculaires, il se fait, lui aussi, manufacturier et fabricant, négociant et détaillant.

Ainsi qu’en un microcosme, on retrouve, sur ce sol, la mosaïque des races qui peuplèrent, au cours des siècles, la péninsule ibérique et dont les origines, les aptitudes diverses et les traits caractéristiques forment encore le plus étonnant assemblage et la plus singulière disparate qui existent en Europe. Emportées par le courant d’émigration qui, au XVIe siècle, entraîna l’Espagne vers le Nouveau Monde, ces races se répartirent et se groupèrent, conformément à leurs origines et à leurs affinités, sur ces îles et sur ce continent qu’elles se partageaient, les plus hardies et les plus entreprenantes poussant plus avant dans l’ouest, les plus prudentes et les moins ambitieuses s’arrêtant là où la terre était à leur convenance. Au siècle dernier, Masques et Catalans, Galiciens et Cana-riotes abordèrent successivement à Cuba. Le sol leur parut propice, le climat favorable ; satisfaction une fois donnée à leurs instincts nomades, leurs instincts agricoles s’éveillèrent et prévalurent. Ils fuyaient la misère, ils trouvaient l’abondance ; à chercher mieux, ils pouvaient rencontrer pire.

Les Basques s’établirent les premiers. « Les Basques, disait Voltaire, sont un petit peuple qui saute et danse au sommet des Pyrénées. » Ils furent, dit l’histoire, un peuple belliqueux et vaillant, impétueux dans l’attaque et ferme dans la défense, qui sut maintenir son indépendance et conserver le sol sur lequel il s’était établi, comme il conserva sa langue, ses mœurs et ses traditions. Il eut d’autant plus de mérite à ne pas se laisser entamer que, placé sur la voie même des migrations, là où l’inclinaison des Pyrénées ouvre l’un des seuils d’accès de l’Europe dans la péninsule, il vit passer par ses vallées les nations en marche et les armées en mouvement. Sur son sol, au relief tourmenté, les monts se succèdent et se heurtent comme les vagues marines soulevées par le vent, les monts Cantabres y rencontrent les contreforts des Pyrénées ; débordant les uns sur les autres, ils s’étalent en longues nappes boursouflées. Entreprenans et actifs, orgueilleux de leur origine et dédaigneux île leurs voisins, les Basques émigrent volontiers, mais toujours avec l’idée de revenir dans leur pays, après avoir conquis la fortune. Derrière eux apparaissaient les Catalans. Laborieux et âpres au gain, passionnés dans leurs haines et dans leurs affections, inquiets et remuans, les Catalans se rapprochent du Basque et diffèrent profondément de l’Espagnol des provinces centrales, qui les tient pour mobiles et inconstans, alors qu’ils ne sont qu’aventureux. Les croisemens répétés avec d’autres races, l’incessant afflux d’une population étrangère remplaçant une émigration volontaire, ont modifié leur type, ne laissant subsister que le fond d’orgueil et d’indépendance commun à la race espagnole. Actifs et entreprenans, cultivateurs habiles et marins hardis, les Catalans ont su tirer un merveilleux parti de leur sol et donner à leur commerce un puissant essor. On les a vus s’ouvrir le chemin des mers, conquérir Majorque et la Sardaigne, envahir la Sicile et la Thessalie ; on les retrouve partout, en Europe, aux Indes, en Amérique, colons appréciés, industrieux et ingénieux, ils ont dans leurs veines du sang phénicien, grec et carthaginois, l’esprit d’aventure des uns, l’intelligence éveillée des autres, l’instinct commercial des derniers. De la Provence ils tiennent leur idiome imagé, leurs expressives gesticulations, leur imagination enthousiaste et vive. De leur sol, en partie aride et raviné, des vallées sauvages qu’en serrent les ramifications des Pyrénées, les Catalans ont su faire, à force de travail, des champs fertiles et de productifs vignobles. Rien ne donne mieux l’idée de leur habileté agricole que la vue des campagnes de Girone, de la Cerdagne, de Tarragone, d’Urgel, que les belles plaines de l’Ampurdan semées de populeux villages et de fermes florissantes.

A Cuba, ce furent surtout les Basques et les Catalans qui, les premiers, rompirent avec les traditions du passé. Plus actifs et plus ingénieux que les émigrans du centre et du sud de l’Espagne, ils s’adonnèrent : les Basques au trafic de l’argent, à la banque et souvent aussi à l’usure, les Catalans au commerce de détail. Ils y réussirent si bien qu’ils accaparèrent ces deux branches d’industrie et que, pendant nombre d’années, le nom de Catalan fut synonyme de commerçant, surtout de denrées coloniales, comme celui de Basque, de changeur et d’escompteur.

A côté d’eux se groupaient les Galiciens et les Canariotes. Les Galiciens personnifient, par excellence, le facteur ethnique espagnol, facteur résistant et persistant, agricole, travailleur et prolifique. Leur sol et leur climat ont fait d’eux une race distincte de celle qui peuple les autres provinces d’Espagne. Située à l’angle nord-ouest de la Péninsule, la Galicie forme, avec les Asturies, un tout compact, homogène, sans analogie avec le grand plateau central, non plus qu’avec le versant méridional. Reléguée par sa situation géographique en dehors des agitations et des convulsions des provinces centrales et méridionales, cette région s’est développée et peuplée comparativement en paix. La race primitive des Ibères et des Celtes s’y est conservée plus pure de mélange. Il semble qu’elle se soit cantonnée, ou ait été refoulée, par des migrations incessantes descendues du nord, dans ce grand quadrilatère adossé à l’Atlantique et aux frontières du Portugal, couvert au sud par les monts Cantabres. La grande voie historique qui, par Bayonne et les provinces basques, abordait le bassin de l’Ebre et le plateau des Castilles, le laissait de côté, obliquant à l’est et au sud, par Burgos, Palencia, Valladolid et Avila, se dirigeant vers Madrid : par Pampelune, Saragosse et Lérida, gagnant l’Aragon et la Catalogne.

Cette région de la Galicie et des Asturies n’est pas seulement isolée du reste de l’Espagne, elle en est distincte par son climat, par le relief du sol, par la population et par les productions, par l’histoire et les traditions. C’est la contrée la plus peuplée de la Péninsule ; sur une superficie de 45 445 kilomètres carrés, elle renferme une population de 2 700 000 habitans, soit près de 60 habitans par kilomètre carré, alors que la moyenne générale du royaume n’excède pas 33. C’est aussi la contrée la plus humide et la mieux arrosée, la plus boisée, l’une des mieux cultivées et des plus salubres. Les côtes sont abruptes, bordées de hautes falaises, découpées en golfes largement ouverts au nord, en anses profondes et en estuaires où se déversent, à l’ouest, de torrentueux cours d’eau. Le pays n’est que vallées et montagnes, vallées fertiles sillonnées d’eaux courantes, montagnes aux pentes cou vertes de noyers, de châtaigniers, de chênes et de beaux bois de construction. Ramifications des Pyrénées cantabriques, les montagnes vont mourir en pente douce dans le Portugal, séparant le bassin du Minho de celui du Douro, et projetant dans l’ouest le cap hardi du Finisterre.

Le Galicien, surnommé l’Auvergnat de l’Espagne, a conservé sa rude écorce primitive, ses mœurs simples, ses traditions hospitalières. Travailleur infatigable, il émigre volontiers, son sol ne suffisant pas à le nourrir. Domestiques ou portefaix, les Galiciens sont nombreux à Madrid où les mozos de cordel sont presque tous Gadlegos ; ils parcourent l’Espagne à l’époque des moissons, louant leurs bras vigoureux dans les Castilles où les bras manquent, en Portugal où l’indolence des paysans laisserait pourrir les moissons sur pied. Sobres et courageux, ils font d’excellens soldats, soumis et disciplinés ; serviteurs silencieux, mais vindicatifs, ils supportent mal le dédain du Castillan hautain qui les considère comme des bêtes de somme et qui, pour résumer en quelques mots un manque de convenance dont il se croit l’objet, dit : He sido tratado como si fuera Gallego, « on m’a traité comme un Galicien. »

Le Galicien a émigré à Cuba par familles, apportant, outre ses bras robustes, un petit pécule, l’employant à acheter de la terre, habile à la mettre en valeur, à lui faire rendre son maximum de produit. Il est fermier, dur au travail, énergique et tenace, amoureux de son indépendance, réfractaire au joug que l’Espagne fait peser sur lui, mais réfractaire aussi à toute annexion aux États-Unis. Ce à quoi il aspire, c’est à l’autonomie cubaine ; si l’Es pagne perd Cuba, elle le devra surtout aux Galiciens, mais si Cuba n’est pas américaine, si les tentatives des flibustiers et les incitations des États du Sud n’ont pas réussi à faire de l’île un territoire de la grande République, c’est à la sagesse du gouvernement fédéral et à la résistance de l’élément galicien que l’on doit d’avoir évité ce résultat.

Entre l’élément galicien et l’élément canariote, les affinités sont nombreuses. Comme le Galicien, le Canariote est agriculteur, fermier, éleveur de bétail, guarijo ou blanco de la tierra, appellation commune à tous deux et qui correspond à celle de « petit blanc » des créoles. Originaire du sol volcanique et montagneux des îles Canaries, qui furent « les îles Fortunées » de Strabon, les Hespérides « aux fruits d’or » qu’habitaient les filles d’Atlas et où débarqua Hercule, le Canariote est, lui aussi, robuste et prolifique, par surcroît bienveillant et doux, de mœurs simples et religieuses. Bien que la partie productive du sol des Canaries soit restreinte et la population dense et pauvre, les rixes, les querelles, les actes de violence y sont rares et le tableau de leur criminalité est l’un des moins chargés de l’Espagne. Sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, les îles Canaries méritent encore leur nom primitif d’îles Fortunées.

À ces élémens ethniques et permanens de la race blanche, se juxtaposent le nègre et le mulâtre. Si l’on ne retrouve pas chez eux les haines invétérées des anciens esclaves des Antilles contre les blancs, cela tient à ce que les nègres de Cuba ne descendent pas, sauf de rares exceptions, d’Africains enlevés par les traitans sur les côtes et vendus par eux aux planteurs coloniaux, mais de captifs autrefois transportés en Espagne et depuis longtemps familiarisés avec la servitude, quand, au XVIe et au XVIIIe siècle, ils suivirent leurs maîtres à Cuba. Puis, ici, ils ne furent jamais en majorité, et, enfin, au changement, ils ne perdaient rien ; le joug qu’ils subissaient était moins pesant, le climat moins rude, le labeur moins assujettissant. Par les mulâtres, résultat du croisement, ils se rapprochaient de la race blanche, et aussi par la classe, plus nombreuse qu’on ne croit, des « faux blancs », race imbue, elle aussi, des préjugés de couleur, mais s’efforçant de les atténuer et d’effacer en elle les traces légères du sang africain que peut seul discerner un œil expérimenté.

Sous l’influence des « faux blancs », ces préjugés de couleur tendent de plus en plus à disparaître. Les nègres purs diminuent en nombre ; cantonnés dans les petits métiers, ouvriers de culture à la campagne, portefaix, domestiques ou manœuvres dans les villes. ils ne sont plus qu’une minorité à laquelle la suppression de l’esclavage et le contre-coup de la guerre de Sécession aux États-Unis ont assuré une existence tolérable en leur rendant la libre disposition d’eux-mêmes. Puis l’afflux de la race asiatique, la juxtaposition du Chinois, ont encore diminué la distance qui séparait le nègre du blanc en introduisant un élément ethnique intermédiaire, confiné, comme le nègre, dans les travaux intérieurs, mais actif, laborieux, commerçant et dont l’exemple lui montre la voie à suivre pour s’élever et s’enrichir. Il fut un temps où l’on comptait, à Cuba, plus de 200 000 sujets du Céleste-Empire. Depuis, par suite des mesures prises, leur nombre a beaucoup diminué. Il n’excède pas 50 000, et la nature du sol et de ses productions justifie l’assertion que la main-d’œuvre des noirs, des mulâtres et des guarijos ou « petits blancs » suffit à la mise en valeur des ressources de l’île.

Les premiers colons s’en tinrent à l’élevage du bétail. Il répondait à leurs besoins les plus urgens, il était le mode d’exploitation avec lequel l’expérience les avait familiarisés, enfin ils ignoraient les cultures spéciales à ce sol et les produits tropicaux qu’il donnait restaient sans demandes au dehors, et pour eux, sans emploi. L’élevage était seul lucratif et, tout de suite, prit une extension telle que, longtemps, on considéra Cuba comme une terre de pâturages. Découpé en hatos et en potreros, le sol de l’île fut livré au bétail. Dans les hatos, terres aux limites vagues et mal définies, d’ordinaire larges vallées sans clôtures, les animaux, abandonnés à eux-mêmes, se multiplièrent comme dans les primitifs ranchos du nouveau Monde. Une ou deux fois par an, le propriétaire passait en revue ses troupeaux, marquant au fer rouge les nouveau-nés, mettant à part les animaux destinés à la consommation, renvoyant le reste aux pâturages. Plus tard, le hato se modifia, il devint une pépinière de bêtes de labour, de charge, de transport, l’accessoire et le complément des plantations.

Tout autre était le potrero, grand espace enclos, divisé en prairies distinctes, soigneusement aménagées et irriguées, sur lesquelles le propriétaire élevait les chevaux et le bétail qui constituaient sa principale, souvent même son unique richesse. Sur une superficie moindre, il élevait un plus grand nombre d’animaux, mieux nourris et mieux soignés, de valeur supérieure. Mais ici, de même que dans tous les pays tropicaux, les animaux domestiques importés d’Europe dégénèrent rapidement, comme taille, comme poids, comme rendement en viande, en laitage et en cuir. Les chevaux de Cuba sont petits et médiocrement résistans ; les bœufs sont maigres et de lente croissance, il en est de même des moutons, dont la laine est courte ; des chèvres, dont la peau n’est guère utilisée que pour la confection des outres. La viande est, presque partout, d’assez pauvre qualité, et, dans les potreros les mieux tenus, on a peine à se procurer du bétail gras. Le résultat en est que l’exportation des animaux est presque nulle, et que les navires évitent de se ravitailler en viande fraîche dans les ports de l’île.

Ce n’était, toutefois, ni l’élevage du bétail, ni la culture du café dont nous avons parlé plus haut, qui devait enrichir Cuba et porter haut sa prospérité. L’orientation donnée aux efforts de ses colons allait bientôt se modifier par le fait de l’expérience acquise et surtout des demandes de l’Europe d’abord, de l’Amérique ensuite. Si riche en promesses et même en résultats qu’apparût la production du café, elle ne devait pas tarder à se heurter à la concurrence de terres mieux adaptées encore à ce genre de culture, notamment de Puerto-Rico, île voisine, plus tard à celle du Brésil, de Java et de Ceylan. Dans ces pays, producteurs de café par excellence, le rendement est supérieur, supérieure aussi la qualité et plus étendue la superficie exploitable. Puis les maladies spéciales au caféier y ont moins de prise, et les récoltes y sont mieux assurées. Il en résulte que la culture du café est devenue, à Cuba, de moins en moins importante, que l’exportation en a presque entièrement cessé et que la plupart des colons se bornent à aménager de petites plantations suffisantes pour pourvoir aux besoins de la consommation locale.

Il en fut autrement de l’industrie sucrière. À peu près ignoré des anciens, le sucre, auquel Théophraste le premier, et trois siècles avant notre ère, fait allusion dans un court passage, n’a commencé à être connu en Europe qu’au VIIe siècle. Originaire de l’Asie orientale, la canne à sucre avait, de là, été transplantée en Chine et dans l’archipel Indien. Etant donnée la distance, l’usage du sucre ne s’introduisit que lentement en Europe. Il fallait qu’il passât, de main en main, de la Chine dans les ports de l’Inde, de là dans le Golfe-Persique, ou dans la Mer-Rouge, et qu’il achevât, par la voie des caravanes, jusqu’au littoral de la Méditerranée, la route qu’il avait à parcourir. Les trafiquans d’alors avaient charge d’articles plus précieux et moins encombrans ; il n’est donc pas étonnant que le sucre soit longtemps resté une chose rare et presque de curiosité. Ce sont les conquêtes des Arabes qui ont introduit et développé en Europe sa consommation.

Dans le cours du IXe siècle, les Sarrasins, devenus maîtres des îles de Rhodes, de Chypre, de Crète et de la Sicile, y introduisirent la canne à sucre, dont la culture et la préparation leur étaient familières. Déjà les royaumes de Valence, de Grenade et de Murcie, en Espagne, en avaient dû la naturalisation à la conquête qui venait d’en être faite. Les plantations s’y étaient conservées au point qu’en 1664 elles avaient encore de l’importance, et qu’à présent quelques-unes subsistent encore et qu’entre Alméria et Malaga elles se multiplient.

Ce fut vers la fin du XVe siècle que les Vénitiens inventèrent le procédé du raffinage, aujourd’hui porté à un tel degré de perfection. Ce fut en 1520 que la culture de la canne à sucre fut introduite aux Antilles. Un siècle plus tard, le sucre valait encore 3 francs à 3 fr. 50 le kilogramme ; en 1775, la production totale ne dépassait pas 245 millions de kilogrammes, dont 30 millions fournis par Cuba et Puerto-Rico, 80 millions par les Antilles anglaises, 83 millions par les Antilles françaises. Ces chiffres allaient promptement s’accroître et les prix rapidement baisser. En 1836, Cuba seule produisait déjà 110 millions de kilogrammes et les plantations de la Louisiane, alors à leur début, 60 millions. Mais ces plantations ne devaient pas suffire aux besoins des États-Unis. La population y augmentait dans une autre mesure que la capacité, de production, laquelle atteignait son maximum en 1861 : 460 000 barriques ; force était de demander, en 1891. 1 741 738 611 kilogrammes de sucre à l’importation pour combler l’écart entre la production et la consommation. Par sa position géographique, Cuba, devenait, dès 1860, le principal marché producteur des États de l’Est, et sa récolte sucrière oscillait entre 600 000 et 750 000 tonnes à l’année, alors que celle de la Louisiane n’excédait pas 145 000.

On vit alors se produire, à Cuba, le même phénomène qu’aux îles Havaï. L’or américain affluait, créant, commanditant les plantations et les usines, renouvelant l’outillage agricole, facilitant l’introduction de machines perfectionnées, remplaçant les moteurs primitifs, bœufs et mules, par la vapeur, donnant une prodigieuse impulsion à cette industrie nouvelle qui allait, elle aussi, se heurter à une redoutable concurrence ; « En 1830, écrit M. Castonnet des Fosses, dans son compte rendu d’une intéressante conférence faite à la Société de géographie de Lille, Cuba exportait à peine 100 millions île kilogrammes de sucre ; en 1870, on en exportait 900 millions, et à ce chiffre il faut ajouter ceux que pouvaient représenter le rhum et le tafia. La colonie jouissait d’une prospérité inouïe. À l’heure actuelle (1885), cette source de richesses a diminué dans de notables proportions. L’insurrection a eu pour effet de ralentir le mouvement des affaires, et, à Cuba, la crise sucrière a sévi, comme partout ailleurs. Le sucre de betterave a donné lieu à une concurrence terrible et le sucre de canne s’est vu disputer tous les marchés. Depuis 1878, la production du sucre à Cuba n’a pas cessé de diminuer, et, en 1885, le sucre exporté n’était plus représenté que par 90 millions de kilogrammes. Cuba n’est plus cette terre florissante du temps passé, mais néanmoins il n’en faudrait pas conclure que la fortune a résolu de l’abandonner. Cette grande île a trop de ressources, trop de vitalité pour ne pas lutter contre une crise, et son sol est trop fertile pour qu’elle puisse se laisser aller au découragement. »

Il n’eût pas été de mise ; depuis 1885, la production s’est relevée ; elle atteint près de 700000 tonnes, le chiffre de 1878, et l’avenir réservait, d’autre part, d’amples compensations à Cuba. Le tabac, dont l’usage étonnait si fort les compagnons de Christophe Colomb, a soumis à son empire l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie, le monde chrétien et le monde musulman, les nations les plus civilisées et les tribus les plus barbares. Il n’est pas d’exemple d’une conquête aussi vaste et aussi rapide ; quatre siècles ont suffi pour imposer à l’univers entier l’usage de cette plante, et les revenus qu’en tirent les gouvernemens dépassent, en une seule année, le montant des tributs que l’Espagne levait sur le Nouveau Monde.

Aujourd’hui, le tabac est cultivé partout, mais les produits qu’il donne sont infiniment variés. Les centres de production sont nombreux ; il en est quatre surtout qui se disputent, non le premier rang qui appartient sans conteste à Cuba, mais la clientèle du monde : ce sont, avec Cuba, les États-Unis, la Turquie et les îles Philippines. Manille accapare le trafic de l’Extrême-Orient et de l’Océanie ; la Turquie celui de l’Asie et d’une partie de l’Europe ; la Virginie, le Kentucky. la Pensylvanie et l’Ohio celui de l’Amérique ; Cuba, par la supériorité de ses produits, règne sur toutes ces régions. Nulle part les conditions requises de sol et de climat ne sont au même degré réunies ; nulle part, la culture n’est mieux entendue et plus intelligemment développée, nulle part enfin ouvriers plus habiles et manufacturiers plus soucieux du renom de leur marque commerciale ne surveillent avec plus de soin une fabrication plus délicate.

On compte à La Havane, centre principal de cette industrie, une centaine de manufactures de cigares, dont quinze environ de premier ordre, réputées pour n’employer que des tabacs de qualité supérieure, et cantonnées dans une spécialité de cigares où elles excellent.

On en a vu, lors des années de mauvaise récolte, chômer, plutôt que de livrer à la consommation des produits inférieurs et de compromettre leur renom.

Il est peu de plantes pour lesquelles la nature du terrain ait une aussi grande importance que pour le tabac. Le choix du terrain, son exposition, son degré de sécheresse ou d’humidité, déterminent absolument la qualité, la quantité et l’arôme du tabac. Il lui faut un sol légèrement sablonneux, très meuble et très riche, à proximité d’un cours d’eau, mais non marécageux. Sa végétation vigoureuse absorbe rapidement les élémens constitutifs du terrain ; on les lui restitue au moyen d’engrais abondans et d’irrigations. cette culture exige, à tout prendre, plus d’habileté que de déboursés et de travail ; à ce titre, elle est celle à laquelle s’adonnent de préférence les petits fermiers qui en tirent un excellent parti et débutant par un modeste enclos, étendent leurs plantations au fur et à mesure de leurs bénéfices. Presque partout dans l’île, sauf sur la côte orientale, le sol est propre à ce genre de culture, mais l’expérience a démontré que certaines zones donnent des produits très supérieurs à d’autres. Tel est le cas pour le département de La Havane et notamment pour le district de Vuelta de Abajo. « la vallée basse », converti, sur trente lieues de longueur et sept à huit de large, en plantations de tabac. On y estime le rendement d’un hectare à 750 kilogrammes de feuilles, alors que, dans des terrains moins favorisés, ce rendement n’excède pas 400 kilogrammes.

Dans ce dernier cas, le revenu moyen dépasse encore 10 p. 100 du capital. Les plantations de la Vuelta de Abajo rendent bien au-dessus de ces chiffres ; il en est de même pour celles de la riche vallée de los Guines, qui produit le meilleur des tabacs à priser. Sur les rives du rio San-Sebastian, on récolte un excellent tabac à cigarettes ; de Consolacion à San Cristoval, les plantations se succèdent presque sans interruption ; mais si le tabac qu’elles produisent est abondant, il est « chaud », comme disent les colons, c’est-à-dire âcre et fort ; on le mélange d’ordinaire avec les tabacs plus faibles et moins colorés de Guanajay et de Holguin. On ne compte pas moins de 15 000 planteurs de tabac dans l’île de Cuba et, sur la plupart des plantations, on n’a recours qu’à la main d’œuvre des blancs.

La réussite » d’une plantation de tabac dépend de l’expérience et surtout de la vigilance du Vegnero qui la dirige. Il surveille le repiquage et l’entretien des plants, le développement des feuilles dans lesquelles il concentre la sève par l’écimage et l’ébourgeonnement. ; il s’applique à les maintenir intactes et sans piqûres, détruisant les insectes qui s’attaquent aux jeunes pousses, et les plantes parasites qui s’en prennent aux racines ; ce genre de travail exige plus d’attention et de soins que de rude labeur, et les « petits blancs » s’en acquittent à merveille. Il en est de même pour la cueillette, qui se fait à la main, par un temps sec et avec de grandes précautions, en vue de conserver les feuilles intactes et sans déchirures ; mêmes précautions pour la dessiccation dans le séchoir, pour la confection des manojas, ou ballots, qu’achètent les fabricans de cigares, et dont les prix varient entre 20 et 400 piastres par 100 kilogrammes, selon la qualité, la dimension et la netteté des feuilles qui les composent. Quand on a choisi les manojas qui vont servir à fabriquer les cigares, on en déplie les feuilles une à une et on les plonge dans un tonneau contenant unit solution de salpêtre. Lorsqu’elles y ont séjourné le temps nécessaire pour être suffisamment humectées et assouplies, on les met égoutter et sécher. Puis on procède à l’opération dite disbabillar, qui consiste à les développer avec soin pour ne pas les déchirer.

Elles passent alors entre les mains des torcedores, le plus souvent nègres ou mulâtres, parfois même Chinois, artistes habiles du savoir-faire et de l’expérience desquels dépend le renom de la fabrique et dont le salaire est en proportion de leurs mérites. Armé d’un couteau très aiguisé avec le dos duquel il étale la feuille, le torcedor tranche les parties extérieures et les rebords inférieurs, les roule en spirale ou tripa, découpe l’enveloppe et d’un tour de main confectionne les cigares dont la qualité, la forme, la longueur ; et le poids sont identiquement les mêmes. La Havane est le centre de cette industrie, qui se chiffre parmi total de plus de 200 millions de cigares exportés chaque année, non compris 180 000 à 200 000 balles de tabac en feuilles, et déduction faite de la consommation locale.

Cette dernière représente un chiffre considérable. On fume partout à Cuba, et à La Havane seule, on évalue à 25 millions de francs par année la consommation du tabac. Hommes, femmes et enfans, maîtres et serviteurs, blancs, nègres, métis en font usage ; les gamins ont tous le cigare aux lèvres, les nourrices fument en allaitant leurs nourrissons, les femmes abusent de la cigarette, et les hommes en usent partout ; à table entre deux plats, dans les salons, les cours de justice, au théâtre, au bal, aux funérailles, au lit même, partout et toujours le Havanais fume. Aussi le commerce du tabac a-t-il pris des développemens extraordinaires ; les débits pullulent. A côté des fabriques de cigares, dont les plus connues sont celles de Moralès, d’Upmann, de Partagas, de Cabañas y Carvajal, de la Legitimidad, se sont élevées des manufactures de cigarettes, dont quelques-unes très importantes. Celle de la Honradex produit, en moyenne, de 3 à 4 millions de cigarettes par jour. Deux machines perfectionnées en fabriquent jusqu’à 100 000 par heure, soit ensemble 2 millions, mais étant donnée la préférence de plus en plus marquée des Havanais pour les cigarettes faites à la main, et l’habitude par eux prise de les ouvrir et de les roulera nouveau avant de les fumer, près de 2 millions sont fabriquées quotidiennement par les Chinois. Telles sont leur expérience et leur agilité de main qu’ils ont conquis le monopole de cette fabrication.


II

Nous avons relaté, dans une précédente étude[2], l’essor pris à Cuba par le commerce des fruits, notamment celui de l’exportation des bananes, dû, en grande partie, à l’intelligente initiative d’un mercanti de Baracoa. Outre les bananes. Cuba produit en abondance la mangue, mangifera Indicus, l’ananas, la goyave, l’orange, le citron, la pomme cannelle, l’avocat, persea gratissima, fruits très recherchés aux États-Unis. Autrefois l’élevage des abeilles constituait une industrie importante ; Cuba exportait alors de grandes quantités de miel et de cire. Délaissé dans ces dernières années, ce genre d’exploitation, encouragé par les demandes croissantes des consommateurs américains, reprend à nouveau et c’est par millions que se chiffre l’exportation aux États-Unis.

Ce résultat en amène un autre. La reprise de l’apiculture à Cuba donne une impulsion vigoureuse à la culture du vanillier, Duranta plumieri, la fécondation artificielle devenant inutile, affirme-t-on, et les abeilles y suppléant. On s’est souvent demandé comment il se fait, alors que des capitaux immenses sont engagés, en Chine et aux Indes, dans la culture du thé, que celle de la vanille, bien autrement lucrative, quoique d’une consommation, autrement restreinte, attire si peu l’attention des planteurs. En gens pratiques, les Américains ont compris les grands bénéfices qu’elle pouvait donner aux Antilles, où le sol et le climat sont des plus favorables à cette liane originaire du Mexique.

On sait que le vanillier est une plante grimpante produisant une espèce de gousse allongée et qui, convenablement préparée, constitue l’article connu dans le commerce sous le nom de vanille. Sa culture exige peu ou point de préparation du sol, à peine s’il est utile de le défricher. Ce qu’il faut au vanillier, c’est, avec beaucoup d’ombre, de la pluie et peu de vent. Un sol calcaire, pierreux même, lui convient. Dans la saison sèche, il ne réclame qu’un arrosage par semaine ; à part cela, peu ou point de soins, pourvu qu’il se trouve à proximité d’arbres autour desquels il puisse s’enrouler et qui lui fournissent l’ombre dont il a besoin. Rien de plus charmant que cette liane odorante, qui tapisse les vérandahs des villas tropicales, qu’elle embellit de ses grappes de fleurs et qu’elle parfume de ses délicates senteurs. Dès la troisième année, la floraison devient très abondante, mais il importe de faire un choix dans cette masse de fleurs et de n’en conserver que cent ou deux cents, selon la taille et la force de la plante, si l’on veut obtenir des gousses de bonne qualité.

Quand les fleurs, fécondées artificiellement, ou mieux par les abeilles, ont fait place aux gousses mûres et bien remplies, on les cueille et on les prépare en les plongeant dans de l’eau chaude ; puis on les sèche, d’abord au soleil, ensuite dans un endroit chaud et bien ombragé. Une bonne plante produit environ cent gousses : ce nombre est généralement dépassé. « Pour peu, écrit le docteur Meynars d’Estrey[3], que l’on mette quelques soins aux petits travaux que réclame cette culture, on obtient une récolte qu’aucune autre industrie agricole n’oserait espérer. Aux Indes, le travail d’un seul homme peut produire 10 000 roupies à partir de la troisième année ! Quelle culture peut-on signaler qui soit comparable à celle-ci au point de vue du rapport ? »

Non moins important paraît devoir être, dans un avenir prochain, le commerce des bois d’ébénisterie. Humboldt déclarait, à première vue, que l’île de Cuba « était une forêt de palmiers semée d’orangers et de citronniers ». La vérité est que l’intérieur de l’île, longtemps d’accès difficile et peu connu, renferme des essences forestières de grande valeur. Le mûrier y abonde, plus beau et plus vigoureux encore qu’au Japon, tenu pour son habitat de prédilection. On trouve à Cuba l’ébène, le bois de rose, l’acajou, le palissandre, et l’on peut voir à l’Escurial, près de Madrid, le merveilleux parti que les artistes espagnols ont su tirer de ces bois au grain dur. Jusqu’en 1890, l’exploitation des forêts a été à peu près nulle. On se bornait à abattre quelques billes là où le transport par eau permettait de les amener sans trop de frais à la côte. Aujourd’hui l’on voit surgir, dans des localités, inhabitées il y a vingt ans, des scieries construites par les Américains ; des routes s’ouvrent et, dans les clairières éloignées de la mer, partant plus saines et au climat moins brûlant, les plantations de café, de tabac, de sucre, de coton, les vergers et les potagers prennent possession d’un sol vierge et fécond.

Le principal obstacle à la prospérité croissante de Cuba n’est ni le sol, ni le climat, ni la race, mais l’administration fiscale de la métropole, avant tout préoccupée du revenu qu’elle tire de sa colonie et peu soucieuse des dépenses à faire et des mesures à prendre pour mettre ses ressources en pleine valeur. L’incertitude qui pèse sur l’avenir paralyse le présent. À quoi bon semer là où, peut-être, on ne récoltera pas ? En présence des prétendues visées annexionnistes des États-Unis et des incontestables aspirations à l’indépendance des Cubains, on hésite et, ce que l’on n’ose entreprendre, les Américains le font. Les résultats obtenus sont pour les encourager.

Cuba entretient et nourrit une armée de fonctionnaires parasites envoyés par la métropole et dont les traitemens, prélevés sur les recettes des douanes, grèvent le budget local et sont une lourde charge pour le consommateur. La farine de bonne qualité vaut 30 francs le baril à Boston, 70 francs à La Havane, la douane frappant d’un droit de 100 p. 100 cet article de première nécessité. Aux réclamations du gouvernement américain, en 1884, le gouvernement espagnol répondait en offrant de négocier un traité commercial dont les clauses équivalaient au paiement annuel d’une prime de 150 millions au trésor de Madrid.

Les exigences financières de la métropole expliquent l’irritation des colons ; cette irritation date de loin, et l’histoire de Cuba est une série ininterrompue d’efforts pour secouer un joug intolérable. En 1868, lors de la chute de la reine Isabelle, Cuba se soulevait, réclamant son indépendance et proclamant un gouvernement insurrectionnel. La guerre éclata et les révoltés, soutenus par les volontaires et les subsides des États-Unis, tinrent l’Espagne en échec pendant plusieurs années et lui tuèrent près de cent mille hommes. Pour faire face aux dépenses qu’exigeait cette lutte, la métropole décréta un impôt de 25 p. 100 sur les revenus des résidens de Cuba. Dix ans après la répression de l’insurrection et la levée de l’état de siège, l’impôt continuait à être perçu, et, pour couvrir les frais de perception, on y ajoutait une taxe additionnelle de 6 p. 100. Il y a peu de temps encore, chaque détaillant était tenu au paiement d’une somme fixe et annuelle de 1 500 francs, laquelle était augmentée si son commerce prospérait. Les enseignes étaient taxées au prorata du nombre de lettres qu’elles contenaient, et les commis acquittaient une taxe de 10 p. 100 sur leurs salaires. Aux mesures fiscales s’ajoutaient la rapacité des agens officiels et leur vénalité éhontée. On cite encore à La Havane la sentence curieuse rendue à l’occasion d’un étranger dépouillé en pleine rue par un voleur, qu’il saisit à la gorge et livra à la police. L’agresseur avait sur lui le portefeuille de sa victime contenant 100 piastres. Pour toute satisfaction, le plaignant s’entendit vertement tancer de son imprudence à sortir avec une aussi forte somme. Selon le juge, il avait joué le rôle de tentateur, et le voleur, nanti du produit de l’opération, qu’il partagea avec ce nouveau Salomon, fut mis en liberté[4]. On devine les résultats que devait donner une pareille administration. et l’on s’explique certains faits qui, partout ailleurs, seraient réputés invraisemblables. Nous n’en citerons qu’un, parfaitement établi par les récits des acteurs principaux ; il est caractéristique et met en scène deux hommes bien connus, à des titres différens, dans l’histoire de Cuba : l’un fut le gouverneur Tacon, dont le nom est resté au grand théâtre de La Havane, l’autre fut le boucanier Marti, que ses contemporains désignaient du surnom de Roi de l’île des Pins, où il avait établi son quartier général.

Grâce aux mesures fiscales adoptées par l’Espagne et aux droits exorbitans prélevés sur tous les articles importés, Marti s’était enrichi par la contrebande. Il avait groupé autour de lui une bande d’écumeurs de mer qui tenaient leur chef en haute estime. Il n’avait pas seulement à leurs yeux le prestige d’une force herculéenne et d’un courage à toute épreuve, il était en outre ménager de leur sang, homme d’affaires expérimenté, habile à dépister ses adversaires, habile surtout à revêtir tous les déguisemens et, avec un imperturbable sang-froid, à se glisser jusque dans l’entourage du gouverneur pour y surprendre le secret des opérations dirigées contre lui. Tout contrebandier et à l’occasion pirate qu’il fût, il ralliait les sympathies populaires. Tacon, récemment nommé gouverneur de Cuba, était décidé à en finir avec Marti. À son arrivée à La Havane, il avait trouvé le trésor vide et la contrebande organisée sur une vaste échelle avec la complicité de fonctionnaires grassement payés pour ne rien voir. La flottille espagnole, à l’ancre dans le port, se souciait peu d’avoir affaire avec le hardi boucanier, et les officiers trouvaient plus agréable de courtiser les señoritas que de courir des bordées sur les côtes.

Administrateur résolu, Tacon entreprit de réformer ces abus ; il fit rendre gorge aux fonctionnaires les plus compromis ; sur ses ordres, l’escadre prit la mer, en même temps il faisait afficher un placard offrant une forte récompense à celui des pirates qui consentirait à servir de pilote aux navires de l’État et à leur révéler les repaires des contrebandiers, une autre, plus considérable, à qui lui livrerait Marti, mort ou vivant. Ces mesures étaient pour gêner les opérations de ce dernier, mais non, semblait-il, pour y mettre un terme et amener sa capture. Entre Marti et Tacon ce fut, pendant plusieurs mois, une lutte dans laquelle le gouverneur eut constamment le dessous, son insaisissable adversaire apparaissant à l’improviste sur les côtes, débarquant son chargement et gagnant le large avant que les autorités fussent avisées de sa présence.

Un soir, Tacon travaillait seul dans son cabinet quand la porte s’ouvrit et, sans être annoncé, un étranger entra. Comment avait-il déjoué la surveillance des sentinelles et pénétré jusqu’auprès du gouverneur ? Ce dernier l’ignorait. Aux questions qu’il lui adressa, l’intrus se borna à répondre qu’il avait d’importans renseignemens à communiquer, puis il déplia la proclamation relative à Marti, et demanda si les conditions y relatées étaient bien celles que le gouverneur proposait. Sur la réponse affirmative de Tacon, le nouveau venu déposa sur son bureau deux pistolets dont il était armé.

— S’il en est ainsi, causons. Vous offrez le pardon, sans condition, à qui vous renseignera exactement sur Marti ?

— Sans condition.

— Même si celui qui vous renseigne est l’un des siens ?

— Quel qu’il soit.

— Vous offrez en outre une récompense à qui vous le livrera ?

— Oui.

— Je viens vous fournir ces renseignemens et vous livrer l’homme, mais Votre Excellence me donne sa parole, non de gouverneur, mais de gentilhomme, que les promesses faites seront tenues, qui que je puisse être ?

— Je vous la donne. Qui que vous soyez et quelque part que vous avez prise aux agissemens de Marti, votre grâce et les récompenses vous sont acquises si vous me le livrez.

— Soit… Je suis Marti.

— Vous ?

— Moi-même.

Après un instant de silence et de réflexion, le gouverneur reprit :

— Vous avez ma parole, je la tiendrai ; mais, pour des raisons que vous comprenez, il me faut tout d’abord m’assurer de votre identité et, pour cela, de votre personne.

— Je m’y attendais et je suis prêt.

Il fut mis au secret. Peu de jours après, un croiseur de l’Etat quittait mystérieusement le port de La Havane. Marti était à bord, comme pilote, sous un faux nom. Nul ne savait qui il était, ordre était donné de se conformer exactement à ses indications. En quelques semaines, les repaires des contrebandiers furent découverts et détruits, les dépôts, peu importans, confisqués, et plusieurs navires capturés ; toutefois, nulle part on ne fit de prisonniers, prévenus, on ne sait comment, les contrebandiers échappèrent tous, mais leur organisation était anéantie. Au retour, Marti rendit compte au gouverneur de sa mission et réclama l’exécution des promesses faites.

— C’est juste, répondit Tacon, mais le pardon s’applique au passé ; tout acte de piraterie ou de contrebande, commis à l’avenir par vous, vous expose à la rigueur des lois. Voici votre grâce et aussi un bon sur le trésor public pour la somme promise.

— Pardon, Excellence, mais avant d’accepter…

— Prétendez-vous me dicter des conditions autres que celles auxquelles je me suis engagé ?

— Non, mais vous faire une proposition qui vous agréera, je crois.

— Laquelle ?

— Le trésor est pauvre et je suis… assez riche pour n’avoir pas besoin de cet argent. Gardez-le, vous en aurez besoin ; quant à moi, il me faut m’occuper ; accordez-moi en échange de la somme promise, le monopole des pêcheries de l’île. Je m’engage, de mon côté, si vous me l’octroyez pour vingt-cinq ans, a construire, à La Havane, à mes frais, et sur plans approuvés de vous, un marché public qui sera l’un des beaux monumens de la ville. A l’expiration des vingt-cinq années, cette construction fera, ainsi que le monopole, retour à l’Etat.

Tacon accepta. La proposition qui lui était faite dégageait le trésor d’un paiement, gênant, elle dotait La Havane d’un monument dont la capitale avait grand besoin, puis Marti restait sous la main du gouverneur, et ses forbans, convertis en pacifiques pêcheurs. — car il s’engageait à les prendre à sa solde, — n’entraveraient plus les rentrées des douanes. Chacun y trouva son compte ; Marti réalisa une grande fortune, La Havane fut régulièrement approvisionnée d’excellent poisson, et le marché prit et garda le nom du pirate redouté. Encouragé par ce succès, Marti, ne sachant comment employer ses énormes capitaux, proposa, quelques années plus tard, au gouverneur une nouvelle combinaison. Il sollicitait, cette fois, le monopole théâtral, offrant d’édifier, de ses deniers, une vaste salle de spectacle dont la ville deviendrait propriétaire à l’expiration d’un délai fixé. Ainsi fut fait. Ce théâtre, qui coûta plusieurs millions, est l’un des mieux aménagés du Nouveau-Monde et l’un des beaux monumens de La Havane ; il s’élève sur le Paseo et porte le nom de théâtre Tacon, que Marti lui donna en témoignage de sa bonne entente avec le gouverneur.

Si La Havane est aujourd’hui la plus grande ville des Antilles, la plus peuplée et la plus belle, elle le doit en partie à don Francisco Marti y Torrens, appellation sous laquelle on désigne aujourd’hui l’ex-bandit et, pour beaucoup, au gouverneur Tacon. Ce fut lui qui traça les routes, perça les rues nouvelles, ouvrit le Paseo, créa le champ de manœuvres, et permit à la ville moderne de s’étendre au-delà de l’enceinte primitive et de l’aride Campo de Marte. La Havane, telle qu’il l’a faite et telle qu’elle s’est depuis développée, renferme aujourd’hui 250000 habitans ; sa rade est l’une des plus vastes du monde ; elle contourne la ville et les collines qui la dominent : , offrant partout un abri sûr et pouvant recevoir jusqu’à mille navires. Elle est encadrée par des villas peintes en blanc, en rose, en bleu, vert et jaune, aux toits plats, à terrasse, qui rappellent l’Orient. Sur les remparts démolis, se déroulent de luxueux boulevards au long desquels s’élèvent de somptueuses résidences, aux frais patios, aux portiques et aux colonnades de marbre. Les promenades publiques, largement dessinées, sont ombragées par les plus beaux arbres des tropiques, ornées de bassins et de jets d’eau. Autour de la ville moderne se succèdent les Casas de ecco, maisons de campagne ombreuses et fleuries, entourées de jardins bien entretenus, et qui font à la capitale une verdoyante ceinture.

Autant la vieille ville, avec ses rues étroites, sinueuses et mal pavées, ses ruisseaux bourbeux, ses maisons basses, bardées de balcons de fer et de fenêtres grillées, ses mendians en haillons, sa foule affairée, rappelle les vieux ports de mer espagnols avec leur indicible saleté et leurs fades effluves, autant la ville nouvelle apparaît pimpante, accorte, gaie et luxueuse. Sur le Paseo, défilent dans leurs équipages les señoras élégantes, les langoureuses señoritas dont les traits délicats, les yeux noirs, les tailles sveltes et les extrémités merveilleuses de finesse font l’admiration des étrangers. La Cubaine des classes supérieures marche rarement ; n’était la danse, dont elle raffole, on pourrait croire que ses pieds lui ont été donnés moins pour s’en servir que comme objets d’art. Passionnée pour le plaisir, elle ne sort de son indolence naturelle et de sa vie casanière que pour le bal, le théâtre et les promenades en voiture. Le matin à l’église, dans l’après-midi elle fréquente les magasins de nouveautés de la Calle Obispo et d’O’Riley, le parque d’Isabella, où se donnent les concerts militaires, les pâtisseries à la mode et, presque tous les soirs, on la retrouve au théâtre Tacon.

Elle est là dans son vrai cadre, nonobstant ce que ce cadre laisse à désirer. La salle est grande, aérée, assez vaste pour 2 000 spectateurs : les stalles, larges et commodes, sont d’un accès facile. Quant aux loges, elles sont séparées du couloir par des persiennes mobiles qui laissent libre passage à l’air, mais ont le double inconvénient de présenter un fond à lignes brisées sur lequel se détachent mal toilettes et profils, et de laisser pénétrer les bruits extérieurs. Les exigences du climat rendent nécessaire cette disposition qui nuit à l’audition ; les clameurs de la rue, les cris des marchands du dehors étouffent la voix des acteurs. « Les spectateurs qui, soit par économie, soit faute de place, n’ont payé que leur entrée, écrit M. Quatrelles, se promènent dans les couloirs, causent en fumant et envoient dans la salle leur part de bruit. D’autres s’accrochent aux persiennes dont ils relèvent les lames pour suivre tant bien que mal le spectacle. Si la porte est ouverte, ils s’entassent à l’entrée de votre loge, si bien que les dames ont sans cesse quinze ou vingt paires d’yeux braquées sur elles et autant de paires d’oreilles qui les écoutent. On arrive aux deux derniers étages par un escalier spécial. Au quatrième, se trouve une galerie appelée la Tertulia. La petite bourgeoisie occupe ces places en toilette de gala. Le cintre est réservé, aux nègres. C’est là que les filles d’Afrique, vêtues de couleurs claires, les cheveux encombrés de fleurs, assistent à la représentation. Les nègres, vêtus de blanc, cravatés de rouge, parés de chaînes énormes, font pendant au beau sexe noir. »

Transplantée dans le milieu insulaire et tropical de Cuba, la race espagnole s’y est modifiée, autant par le fait du changement de climat et des conditions d’existence autres que dans la mère patrie, que par la superposition à des races inférieures et par les croisemens de sang. Elle est devenue cubaine de même que la race française devient créole aux Antilles. Les traits primitifs et caractéristiques persistent, parfois même s’accentuent, d’autres s’effacent et disparaissent ; l’ensemble s’altère et une race hybride surgit qui n’a plus avec la race première que de lointaines affinités. Et là ne se bornent pas les divergences dues aux changemens de milieu ; elles s’étendent et se ramifient. Entre le Cubain, le Mexicain, le Chilien, le Péruvien, l’Argentin, on les peut noter, nonobstant la communauté d’origine. Ici, la note dominante est l’indolence et la langueur dans les hautes classes, la paresse et l’oisiveté dans les basses, l’amour des fêtes, des plaisirs, du jeu, de la loterie, chez tous. Ces traits sont communs d’ailleurs à la plupart des races tropicales : ils sont ceux qui, tout d’abord, frappent le visiteur, comme aussi l’hospitalité noble et la politesse un peu emphatique du Castillan.

Par un côté, surtout et non le moins caractéristique, le Cubain se rattache aux colons espagnols des trois Amériques. Si fier qu’il soit, ainsi qu’eux, de sa descendance, il n’a, non plus qu’eux, l’amour de la mère-patrie, ni le culte de ses institutions. Sur ce sol du Nouveau-Monde, peuplé par les émigrés du nôtre, les traditions monarchiques n’ont pu prendre racine. De même que nous avons vu les royalistes virginiens des États-Unis répudier, dès la seconde génération, le loyalisme de leurs pères et s’armer contre l’Angleterre pour conquérir leur indépendance, de même les Espagnols américains ont renié la foi politique de leurs ancêtres et versé leur sang pour s’affranchir du joug de la métropole. À Cuba, la force seule maintient l’île dans la dépendance de l’Espagne, et Key-West, sur la côte de Floride, est peuplée de réfugiés politiques cubains, attendant avec impatience l’heure de l’affranchissement. Leurs vœux sont ceux de toute la population de l’île, et les insurrections fréquentes qui éclatent, tantôt sur un point, tantôt sur l’autre, attestent la vivacité de ressentimens que la rigueur des répressions ne fait qu’aviver. Nul doute qu’avant peu Cuba ne devienne libre, et le mouvement économique qui l’entraîne de plus en plus du côté des États-Unis l’oriente aussi de plus en plus dans le sens d’une république autonome et politiquement, si ce n’est commercialement, indépendante.

Si La Havane est le grand centre social, industriel et commercial de Cuba, il n’est pas l’unique. Santiago de Cuba renferme 71 000 habitans, dont bon nombre de descendans de Français. La ville, encadrée de verdure, s’élève sur les flancs des collines et domine une belle rade que frangent des criques nombreuses et qu’un chenal étroit, mesurant 160 mètres dans sa partie la plus resserrée, met en communication avec la mer. Edifiée, comme Tanger, au sommet d’un plateau, Santiago offre l’aspect oriental de la capitale du Maroc ; ses rues, en pente rapide, se coupent à angles droits, bordées de maisons mauresques ; les villas multicolores, les parcs, les jardins, les promenades se déroulent en amphithéâtre ; mais la hauteur des collines et la chaleur excessive qu’elles condensent rendent insalubre ce cirque verdoyant, capitale d’un petit monde à part, situé à 800 kilomètres de la Havane, et séparé du nord de l’île par de vastes solitudes. Matanzas, plus peuplée encore que Santiago, compte 87 000 habitans. Ville plus américaine qu’espagnole, Matanzas est plus salubre que La Havane et Santiago. Edifiée, comme La Havane, sur les bords d’une baie profonde et dominée par le pic de la Cumbre, d’où l’œil embrasse un panorama grandiose, cette ville, la seconde de l’île et l’un des ports les plus fréquentés par les navires des États-Unis, est le centre d’abondans vergers et de riches plantations qui s’étendent jusqu’à Cardenas. Deux voies ferrées la relient à La Havane, et ce n’est pas l’un des traits les moins significatifs de l’évolution actuelle que ces voies construites par des capitaux américains, exploitées par des Américains et desservies par un matériel et des employés venus des États-Unis.

L’élément américain domine également à Cienfuegos, ville de 65 000 habitans et centre d’exportation du district des cinco villas, ou cinq villes : Trinidad, Santo Spiritu, Remedios, Villa-Clara et Segue-la-Grande, peuplées de 20 000 à 40 000 âmes. Sur la plage du port de Cienfuegos, l’un des premiers que visita Colomb, et théâtre de l’entrevue du « grand navigateur avec le roi mystérieux qu’escortait un groupe de chefs vêtus de longues tuniques blanches et de guerriers nus avec lesquels il ne communiquait, que par signes », s’élève aujourd’hui une cité moderne, active et commerçante comme Matanzas et Cardenas, situées plus à l’ouest, ma ritime grâce à son port vaste et sûr, dans lequel se déversent trois grands cours d’eau, navigables sur une partie de leur cours, voies de pénétration qui permettent d’amener à Cienfuegos les produits des nombreuses plantations de l’intérieur. La plupart, ici encore, ont été créées par les capitaux des citoyens américains ; ce sont eux qui ont importé les machines puissantes qui, se substituant à la main-d’œuvre des nègres, ont affranchi du même coup l’esclave et le blanc. À côté des plantations de cannes, les vergers se multiplient, les champs de bananes s’allongent à l’horizon, coupés de haies d’orangers, de citronniers, d’arbres fruitiers dont les produits, expédiés aux États-Unis, font refluer dans l’île l’or que l’Espagne aspire, retardant les progrès de sa colonie, lasse d’un joug onéreux.

Cette lassitude, on la retrouve partout, à La Havane comme à Matanzas, à Cardenas comme à Cienfuegos, à Holguin comme à Santiago surtout, dont la région montueuse et accidentée fut, de tout temps, le repaire des bandes de guérillas, toujours en lutte, toujours défaites et sans cesse renaissantes, qui entretiennent l’agitation dans l’île. La guerre sourde et sans quartier qu’elles font aux troupes espagnoles coûte cher à la métropole, obligée de tenir sur pied des forces considérables pour parer à toute éventualité et de maintenir un perpétue état de siège dans une partie de l’île de Cuba.


III

Puerto-Rico, la seconde des Antilles espagnoles, la quatrième des grandes Antilles par sa superficie, la première par la densité de sa population, est séparée de Cuba par toute l’épaisseur de l’île de Saint-Domingue et par deux cents lieues de mer. Sur une étendue de 11 000 kilomètres carrés, en y comprenant les îles adjacentes de Mona, des Vicques et de Culebra, elle possède 820 000 habitans, soit 85 par kilomètre carré, densité bien supérieure à celle des grandes Antilles qui est de 18, supérieure à celle de l’Espagne, de la France et de l’Autriche-Hongrie. Sur ces 820 000 habitans, près de 500 000 sont de race blanche, 320 000 de race de couleur.

Prolongement de Saint-Domingue, dont la sépare le canal de Mona, large de 120 kilomètres, et à laquelle la relie un plateau sous-marin, Puerto-Rico est, comme les autres grandes Antilles, orientée de l’ouest à l’est et plus longue que large ; elle affecte la forme d’un parallélogramme dont les quatre côtés font face aux quatre points cardinaux. Plus massive et plus rigide que Saint-Domingue, elle est de moindre altitude, bien que semée de massifs disjoints dont la plus haute sommité, le Yunque, à l’angle nord-est, mesure 1 120 mètres. Il est le nœud orographique de l’île, nonobstant sa situation excentrique à l’une des extrémités ; c’est au Yunque qu’aboutissent les chaînons montueux qui sillonnent l’île et entre lesquels se creusent des vallées presque toutes perpendiculaires à la mer et arrosées par d’abondans cours d’eau.

Tenue pour partie intégrante de la mère patrie, Puerto-Rico n’est pas administrativement une colonie, mais une province espagnole et, de fait, elle a conservé, nonobstant son climat tropical et sa situation insulaire, l’empreinte caractéristique de la vieille Espagne. Si l’on ne retrouve ici ni les grandes cités de Cuba, ni les somptueuses résidences, ni le luxe et l’élégance de La Havane, en revanche, les agglomérations urbaines sont nombreuses. Ponce, le centre le plus important, renferme 40 000 âmes, San-German 31000, San-Juan 26000, Aracibo et Monado environ autant, Mayagues 20 000, puis des villes secondaires, au nombre d’une trentaine environ, endormies, il y a peu d’années encore, dans une torpeur séculaire, n’ayant alors avec l’Europe que de rares rapports, indifférentes aux événemens qui l’agitaient. Puerto-Rico, peu connue, végétait en dehors du grand courant commercial, se suffisant à elle-même, satisfaite de sa condition, ignorante du luxe et de la misère, du confort et des besoins que fait naître la civilisation, heureuse peut-être, isolée du reste du monde à coup sûr.

Et cependant, de ces terres antiliennes, elle est, avec Cuba, la plus riche et la plus fertile, la plus renommée pour la qualité de son café, et aussi celle qui s’adapte le mieux à l’élevage du bétail et à tous les genres de culture. À ces titres divers, elle ne pouvait rester plus longtemps dans son isolement, le jour où la vie s’éveillait autour d’elle au contact de la civilisation envahissante, de l’or et de l’industrie des États-Unis. On les retrouve ici, eux et leurs pionniers et aussi les capitaux et les colons de l’Europe. Des émigrans corses ont créé dans l’île d’importantes plantations de café, encouragés à le faire par la concession octroyée à une compagnie française pour la construction des voies ferrées. Telles étaient, il y a peu de temps, les difficultés de communications à Puerto-Rico, qu’une tonne de café coûtait 60 francs de transport d’un point quelconque de l’intérieur jusqu’au port d’embarquement et qu’il était moins dispendieux de faire venir d’Asie le riz, et d’Amérique le maïs, que cette île produit en abondance, que de les charrier par d’impraticables sentiers jusqu’aux centres de consommation.

Dans de pareilles conditions, les récoltes, parfois trop abondantes, pourrissaient sur place faute de débouchés extérieurs, la production se réglait sur la consommation locale, rien n’incitant. à l’étendre, tout invitant à la restreindre. Brusquement ces conditions économiques sont renversées ; l’engorgement des récoltes fait place à un écoulement rapide et rémunérateur, la demande vient solliciter la production, lui apportant les capitaux nécessaires à son extension, éveillant l’amour du gain, créant des besoins nouveaux, ouvrant de larges voies à la circulation, de larges perspectives aux planteurs.

Au début de la colonisation, l’absence de mines d’or avait contribué, autant que la situation géographique de Puerto-Rico à l’ouest du grand courant de l’émigration européenne, à détourner d’elle les aventuriers espagnols que l’or seul tentait. Plus tard, l’île s’était lentement peuplée, non de Basques et de Galiciens, comme Cuba, mais de colons andalous, de goajiros, qui cultivaient eux-mêmes leurs champs, élevaient leur bétail et n’avaient guère que faire d’esclaves. Ici, tout attirait et retenait ces émigrans ; le pays semblait créé pour eux et eux-mêmes prédestinés à ce pays. Les Andalous sont, dit un proverbe local, les Gascons de l’Espagne, et, de fait, ils n’ont pas d’analogie avec les Castillans. Ils sont aussi gais que ces derniers sont réservés, aussi bavards que leurs voisins sont taciturnes et graves ; ils ont l’imagination vive et ardente, le langage imagé et coloré, fortement imprégné de mots arabes. Le sol qu’ils quittaient était, comme celui dont ils prenaient possession, riche en orangers et en citronniers, riche en huile, en vins exquis et en fruits, en miel et en raisins secs. Entre Alméria et Gibraltar, on cultive la canne à sucre et le coton, on élève ces magnifiques chevaux de race pure et de haute allure pour lesquels l’Andalousie est renommée.

A Puerto-Rico, les Andalous retrouvaient, favorisées par la fécondité du sol et la chaleur du soleil des tropiques, mêmes facilités d’existence et cultures analogues. Ils s’acclimatèrent facilement, se multiplièrent rapidement. Ils devinrent assez nombreux pour qu’en 1873 l’abolition de l’esclavage ne modifiât en rien les conditions économiques et pour n’avoir nul besoin de recourir à la main-d’œuvre et à l’importation des Chinois ou des Hindous. Gais et sociables, sans grands besoins et satisfaits de peu, ils se groupèrent, créant des agglomérations plus nombreuses qu’importantes ; ils varièrent les cultures, ne donnant à aucune de grands développemens pour les raisons que nous avons indiquées plus haut, mais se familiarisant avec toutes. Il en résulte que l’évolution qui se produit, pour soudaine qu’elle soit, ne les prend pas au dépourvu, qu’elle n’exige d’eux ni tâtonnemens infructueux, ni une évolution correspondante dans les conditions économiques et sociales. Cette épreuve, redoutable pour les colons brusquement mis en contact avec les exigences d’une civilisation impatiente, ne s’impose pas ici. L’ouverture des routes ne fait que dégager des plantations déjà créées et prêtes à s’étendre, que faciliter l’écoulement de produits déjà connus et appréciés ; les ports existent, ils sont sûrs et peuplés ; les centres commerciaux s’échelonnent au long de l’île, bien distribués sur les côtes, au nord et au sud, à l’est et à l’ouest, permettant d’établir des voies de pénétration convergeant au centre et d’un développement relativement restreint. Les routes, qui relient déjà les ports aux ports et auxquelles on substitue un chemin de fer circulaire, fournissent des points d’appui qui facilitent les travaux en cours.

Avant même qu’ils soient achevés, le fret s’offre, le trafic surgit en quelque sorte au long des rails à peine posés et ce trafic s’annonce important ; le sucre et le café sont d’excellente qualité ; si le tabac ne vaut pas celui de Cuba pour la confection des cigares, il est recherché en tant que tabac à fumer ; l’apiculture donne d’excellens résultats et la cire et le miel commencent, ainsi que les fruits, à figurer à l’exportation. De 9000 tonnes de sucre, la production s’est élevée à 65 000, celle du café a été portée de 3 000 à 25 000 tonnes, celle du tabac de 300 à 1 500 balles. Ce n’est encore qu’un début, mais ce début alimente déjà un mouvement commercial de 150 millions, desservi par près de 3 000 navires.

Moins nombreux ici qu’à Cuba et à Haïti, vu la distance plus grande des États-Unis, l’élément américain est, à Puerto-Rico encore, le représentant et le facteur le plus actif du progrès. Rien d’étonnant à ce que l’on en ait conclu que les États-Unis convoitaient l’annexion de ces îles et surtout de Cuba. Il fut un temps, antérieur à la guerre de Sécession, où l’esclavage était de droit et les États du Sud maîtres de l’Union américaine, où les États du Nord luttaient pour conquérir la prééminence dans le Congrès, et, par leurs annexions répétées aux dépens du Mexique, voyaient grossir le nombre des États anti-esclavagistes et grandir leurs forces, où le Sud, impuissant à s’étendre, voyait diminuer les siennes et cherchait des compensations du côté des Antilles. Mais ces visées annexionnistes, nées d’une situation politique qui n’existe plus et qui étaient spéciales à un groupe d’États, condamnés, sous peine de déchoir, à étendre l’esclavage, non seulement n’ont plus de raison d’être, mais sont en elles-mêmes et par elles-mêmes antagonistes aux traditions nationales, à l’orientation donnée, dès le début, par les fondateurs de la République, hostiles à toute extension territoriale insulaire, convaincus, et avec raison, que les États-Unis ne devaient en chercher que sur le continent, convaincus aussi que ce continent septentrional était amplement de taille à leur en procurer et finirait par leur appartenir. Faussée par l’esprit de parti, et, un moment, détournée de son objectif par la puissante impulsion des États du Sud, la marche des États-Unis a paru s’infléchir vers les îles de la Méditerranée américaine ; on a cru voir dans les entreprises des flibustiers les irrépressibles manifestations de l’opinion publique, alors qu’elles n’étaient que les tentatives désespérées d’un grand parti aux abois pour forcer la main au gouvernement fédéral et l’entraîner à sa suite dans de périlleuses aventures.

Il a toujours résisté, et, dans les jours les plus critiques de l’histoire de l’Union, des voix autorisées et écoutées se sont élevées au Congrès et dans la presse pour protester contre ces tendances, pour combattre ces annexions, pour désavouer ces iniques agressions. Non plus aujourd’hui qu’alors, ces voix ne feraient défaut à une cause juste. Les États-Unis ne convoitent pas plus la prise de possession de Cuba, que Cuba n’entend devenir un État américain. Elle aspire à être indépendante, à conquérir son autonomie politique et commerciale. On ne saurait attendre des États-Unis qu’ils contrarient des aspirations auxquelles ils sont redevables eux-mêmes d’être aujourd’hui ce qu’ils sont ; on ne saurait attendre d’eux qu’ils enraient un courant commercial qui leur est favorable, et, plus encore, à ces terres tropicales. De ce que la « Reine des Antilles », obéissant à une attraction naturelle, incline de plus en plus vers sa puissante voisine, on ne saurait conclure que ce rapprochement commercial soit le prélude d’une annexion territoriale que ni l’une ni l’autre des deux parties ne souhaite.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1893.
  2. Voyez la Revue du 1er septembre 1893.
  3. Voyez le Bulletin de la Société de géographie commerciale, avril 1892.
  4. V. Due South, par M. Ballon-Houghton, Mifflin et Cie, New-York.