Le Mondain dans la politique et dans l’Église au XVIIIe siècle - Le cardinal de Bernis

Le Mondain dans la politique et dans l’Église au XVIIIe siècle - Le cardinal de Bernis
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 531-563).
LE MONDAIN
DANS LA POLITIQUE ET DANS L'EGLISE
AU XVIIIe SIECLE

LE CARDINAL DE BERNIS

Mémoires et lettres de François-Joachim de Pierre, cardinal de Bernis, publiée d’après les manuscrits inédits par M. Frédéric Masson, bibliothécaire du ministère des affaires étrangères. — 2 vol. in-8o, Paris, 1878, Plon.

Le moment le plus brillant du XVIIIe siècle est l’année de Fontenoy. C’est presque, à un siècle d’intervalle, l’anniversaire de Rocroy ; mais Rocroy est le couronnement de la politique triomphante du grand cardinal, l’inauguration, le Marengo d’un règne promis à toutes les splendeurs. Fontenoy n’est qu’un éclair, un dernier sourire de la vieille gloire militaire, presque un accident heureux dans cette carrière qui s’ouvre par la régence, passe à travers les corruptions raffinées de Louis XV, pour finir par la plus sanglante des tragédies. Le XVIIIe siècle n’est plus l’âge des grandes choses et des grands hommes, ni dans la politique, ni dans la guerre.

Tout est changé ! La guerre a des Richelieu, des Soubise, et Condé s’appelle Clermont. La politique, à ses meilleurs momens, a un cardinal de Fleury, cette utilité décente du commencement du règne, ce tuteur débonnaire d’une minorité prolongée, puis, plus tard, un duc de Choiseul qui n’est qu’une ombre de grand ministre, — et entre les deux une femme élégante et vaine, Mme de Pompadour, joue avec la fortune de la France sous le nom de celui que d’Argenson appelle le « roi Morphée. » Mme de Pompadour est la vraie reine de ce monde de 1750-1760 ; Louis XV n’est qu’un maître amolli, enchaîné par les séductions, qui se console de sa servitude ennuyée par des cachotteries, par les manèges du secret. Autour du roi et de la favorite se déroule la comédie des intrigues de cour. Le caprice fait et défait les ministres, la fantaisie décide les révolutions de diplomatie et les guerres ; on bataille avec le parlement et avec l’église, tandis que la philosophie nouvelle éclate avec les encyclopédistes, avec Voltaire ou Montesquieu, et tout se confond au courant d’une société sceptique et oublieuse qui a perdu la grandeur, mais qui a gardé le bon ton, l’élégance séduisante et l’esprit. Bernis est un des personnages ou, si l’on veut, une apparition de cette société, de ce moment du siècle. Avant 1750, il n’est connu que par des succès d’abbé mondain et par des poésies gracieuses, il en est encore à paraître sur une autre scène. Après 1760, il a déjà disparu, il est exilé. Dans l’intervalle, la fortune a eu le temps de faire de lui un ambassadeur, un ministre des affaires étrangères dans une des crises les plus graves de la politique française, un prince de l’église, — et l’abbé des premiers jours, devenu cardinal en perdant le ministère, a vécu assez après sa disgrâce pour aller finir dans la dignité d’une grande représentation ecclésiastique à Rome, en pleine révolution.

Les renommées ont leur destin. Le malheur de Bernis est d’avoir commencé par le bel esprit, les petits vers, les galanteries et la pauvreté, d’avoir paru ne devoir son élévation qu’à une fantaisie. Il est entré, pour ainsi dire, dans l’histoire marqué de la faveur de Mme de Pompadour, escorté des commérages de Mme du Hausset, des propos légers de Marmontel, des anecdotes de boudoirs, de cette épithète de « Babet » que Voltaire a malignement attachée à son nom. Il s’en est toujours ressenti dans son rôle public. Il a souffert aussi d’avoir été l’instrument de cette révolution diplomatique de 1756 qui a si mal tourné pour la France. Il est resté avec cet air d’un héros de la légende des frivolités du temps que les récits à demi historiques de Duclos ont à peine atténué. Il vaut cependant mieux que sa réputation, et c’est justement l’intérêt de ces Mémoires qui sortent aujourd’hui pour la première fois des archives de sa famille, c’est l’intérêt de ces pages vieilles de plus d’un siècle d’éclairer d’un jour plus vrai cette figure du passé. Ces Mémoires, qui datent du moment où Bernis était déjà cardinal et où il n’était plus ministre, n’ont sans doute rien d’extraordinaire par les révélations, ils ne disent pas tout. Ils ne sont pas un nouveau chapitre de l’histoire secrète et familière de l’histoire du temps. Ils ont le mérite d’être écrits avec une aisance de bon goût, de dégager des fictions le caractère et la carrière de Bernis, de préciser la mesure dans laquelle il a pris part à une des plus grandes affaires du siècle, de rectifier les faux jugemens. Ils se complètent par les lettres intimes que Bernis écrivait dans les momens les plus critiques, dans le feu de l’action, au roi, à Mme de Pompadour, au duc de Choiseul, et qui sont complétées elles-mêmes par sa correspondance avec Pâris-Duverney, avec Voltaire. Lettres ou Mémoires sont un témoignage direct de plus sur l’époque, et ce qu’ils peignent surtout, c’est un homme d’un naturel heureux, d’un esprit fin, d’une âme sensible, qui, dans les contrariétés de la jeunesse comme dans les épreuves de la grandeur, abbé, ministre, cardinal, reste une des personnifications les plus aimables de cette société polie d’autrefois.


I

Bernis était né au château de Saint-Marcel dans le Vivarais, en 1715, — l’année où naissait Vauvenargues, — d’une famille de vieille noblesse, la famille de Pierre, qui s’appelait aussi Bernis d’une terre située entre Nîmes et Lunel. C’était le second fils d’un homme qui avait été vingt ans capitaine au régiment de Cayeux et qui, retiré du service après avoir mangé cent mille écus, vivait loin de la cour en gentilhomme de province, achevant de ruiner gaîment ses affaires, facile avec ses amis et ses voisins, assez rude et assez impérieux dans sa maison. La mère était une du Chastel de Condres qui avait apporté un bien modique, de belles alliances, de l’esprit, de la vertu, le goût des lettres et peu de talent pour gouverner une fortune en décadence. Né dans ce milieu provincial, destiné par tradition à l’état ecclésiastique, Bernis avait passé de bonne heure de la vie en pleine campagne, des mains des précepteurs aux barnabites de Bourg-Saint-Andéol. A douze ans, il avait été envoyé à Paris pour entrer aux jésuites de Louis-le-Grand, puis à Saint-Sulpice, sous la protection du cardinal de Fleury qui, en mémoire d’anciennes relations avec les Bernis, avait promis tout son intérêt. Au moment du départ, le père, remettant le jeune voyageur à la garde de Dieu et d’un vieux valet de chambre, lui avait dit avec gravité : « Mon fils, vous allez dans un pays où j’ai beaucoup vécu… Souvenez-vous que dans ce pays-là vous trouverez beaucoup d’égaux et un grand nombre de supérieurs. Faites-vous aimer des premiers et ne soyez jamais familier avec les autres ; sachez les respecter, ne soyez jamais leur complaisant, apprenez à obéir, mais souvenez-vous que vous n’êtes pas fait pour être le valet de personne… » Bernis s’est toujours souvenu de ces paroles.

A Paris, à Louis-le-Grand et bientôt à Saint-Sulpice, il s’était trouvé mêlé à toute une jeunesse nobiliaire, camarade de La Rochefoucauld, le futur cardinal, de Montazet, depuis archevêque de Lyon, et de bien d’autres appelés à la même fortune. Il avait étudié sous des maîtres habiles, le père Porée, le père de Tournemine, l’abbé Couturier, et il s’était rapidement signalé par une vive et facile intelligence. Il était devenu en quelques années un brillant élève, trop brillant peut-être, trop adonné au goût des belles-lettres et trop mondain aussi. Pour un séminariste, il se laissait assez aisément tenter par l’occasion, par les spectacles qui le passionnaient, par l’opéra qui « attendrissait ses sens. » Bref les directeurs de Saint-Sulpice le jugeaient trop émancipé pour le garder. Le cardinal de Fleury ne voulait plus s’occuper de lui. Le père à son tour se hâtait de lui supprimer tout subside, et c’est ainsi que Bernis se trouvait à vingt ans jeté dans Paris avec son petit collet d’abbé, sans appui, sans ressources, mais avec de l’instruction, de l’esprit, une belle santé et la bonne envie de vivre. Il restait seul, livré à lui-même, chargé de sa propre destinée, et il en prenait gaîment son parti.

C’est le début de ses aventures dans le siècle, c’est le commencement d’une première période de quinze ans où tout semble frivolité. Bernis entrait d’un pas léger, en volage échappé de Saint-Sulpice, dans cette société de 1735, où régnaient les plaisirs, les conversations ingénieuses, les mœurs faciles, et où il allait être lui-même bientôt un abbé à la mode, un bel esprit recherché, le héros familier des salons, des soupers et des boudoirs, il avait tout ce qu’il fallait pour réussir : il avait la jeunesse, une jeunesse intelligente qui rayonnait sur son frais et riant visage, la naissance qui pouvait lui ouvrir la cour et le plus beau monde, un caractère aimable et ouvert, la vivacité confiante d’un enfant du Midi à l’accent gracieusement original. Il avait bien des dons heureux dont il savait se servir. Il s’est peint lui-même sans affectation et sans fausse modestie, tel qu’il était dans ces premiers temps. « Je cherchai des amis dans le grand monde, j’en trouvai, dit-il… Une imagination assez brillante, une gaîté soutenue, l’air et les agrémens de la santé, une hauteur d’âme sans vanité, une indépendance qui n’avait que l’air de la liberté, surtout de la discrétion, un esprit de conciliation et de douceur, furent les qualités qui me firent admettre dans la bonne compagnie et qui bientôt m’en firent rechercher. Je fus admis de très bonne heure dans la confidence de toutes les intrigués du temps, j’étais secret quoique ouvert, cette qualité fit oublier ma jeunesse… » C’est peut-être un portrait un peu idéalisé après coup, après le ministère et la pourpre. Le fait est que, pauvre d’argent, riche de bonne humeur et d’espérance, le jeune abbé faisait en peu de temps son chemin dans cette société de femmes brillantes, de courtisans et de gens d’esprit, dans ce monde où Voltaire s’essayait à une royauté universelle qui allait remplir le siècle.

Il avait trouvé des parens, des alliés de sa famille empressés à l’accueillir et à lui ouvrir toutes les portes. Il était surtout un peu cousin du cardinal de Polignac, l’auteur de l’Anti-Lucrèce, le prélat galant et vain, à l’intarissable parole, qu’il flattait en allant écouter ses « monologues, » — et par le cardinal, qui était, disait-on, un peu plus qu’un ami pour la duchesse du Maine, il était devenu bien vite un des familiers de la petite cour de Sceaux. Par le cardinal aussi il avait été introduit auprès de M. de Torcy, l’ancien ministre de Louis XIV, qui vivait encore et qui écrivait ses mémoires, auprès du chancelier d’Aguesseau, « le grand magistrat qui n’avait d’autre défaut que d’être quelquefois indécis à force de lumières. » Il se liait en même temps avec la fleur des beaux esprits, et même avec ceux qui étaient plus que des beaux esprits, avec Montesquieu, avec le vieux Fontenelle, Maupertuis, Mairan ; il a été lié avec Duclos, Diderot, Marmontel. Il vivait dans tous les mondes. Il était des réunions brillantes, des soupers, pour sa bonne grâce et bientôt pour son goût de lettré ingénieux, pour ses dons faciles de poète de société. Il avait débuté dès 1735 par un morceau d’un tour aimable, une Épitre sur la paresse qui courait les salons ; il avait laissé échapper peu après une épître nouvelle, A mes dieux pénates, qui avait plus de succès encore. Chemin faisant il semait les mots fins, les épigrammes bien tournées, les morceaux d’une gracieuse philosophie, les chansons légères, les bouquets à Iris, et, se souvenant sans doute qu’il était abbé ou pour faire sa cour au cardinal de Polignac, il commençait une sorte de poème didactique, une série de chants sur la Religion vengée. C’était son monument ! Les épîtres au tour léger et les madrigaux valaient peut-être mieux.

Assurément les vers de la jeunesse de Bernis et ceux où il se jouait encore, le Palais des heures ou les Quatre points du jour, les Quatre saisons, l’ode sur l’Amour papillon, les épîtres sur le Goût, sur la Volupté, sur la Mode, sur l’Indépendance, ces vers ne sont pas une œuvre de forte imagination[1]. Ils continuent l’école du Temple, le genre des Chaulieu et des La Fare. Ils ont cette profusion de mythologie, de couleurs et de fleurs qui a valu à l’abbé le piquant surnom de « Babet la bouquetière. » Ils vont avec les vers du duc de Nivernais et les impromptus de Sainte-Aulaire. Tout n’est cependant pas banal et suranné dans ces poésies. Il y a parfois de la finesse, du goût, des traits d’un sentiment vrai et d’une raison aiguisée, une certaine mollesse aimable, une certaine grâce d’épicuréisme. Ces vers, tels qu’ils étaient, faisaient de Bernis un des poètes, un des petits poètes de ce moment du siècle. Il devait à ses vers autant qu’à ses manières séduisantes et à son caractère facile d’être « fort à la mode, » si bien, dit-il « qu’il fallait s’y prendre de loin pour l’avoir à souper. » Il vivait ainsi pauvre et libre, facilement consolé de tout par les succès du monde. Il menait gaîment cette existence de jeunesse, choyé par les femmes, dont « l’amitié, dit-il, est plus délicate, plus essentielle, plus généreuse, plus fidèle que celle des hommes, » bien accueilli aussi par tous les hommes distingués du temps qui démêlaient son esprit et à la conversation desquels il savait s’accommoder. C’était alors, selon tous les portraits, un jeune abbé au visage rond et plein, frais et rebondi, avec un front découvert, un regard intelligent et un air de candeur, avec ces « grâces et cette belle physionomie » que Voltaire lui rappelait plus tard. Il avait, si l’on veut, la figure avantageuse d’un homme fait pour le succès.

Recherché ou admis partout, lancé dans cette carrière des plaisirs faciles et des faveurs mondaines, Bernis n’était pas cependant aussi léger qu’il le paraissait, et c’est là précisément le côté moins connu, plus intime de sa vie et de son caractère, que les nouveaux Mémoires aident à saisir. Au fond, Bernis, jusque dans ses frivolités et ses dissipations, avait l’idée de se faire un avenir plus sérieux. S’il avait pu être chevalier de Malte, comme Boufflers un peu plus tard, il aurait accepté volontiers, il serait entré dans l’armée, et il y a même une page de ses souvenirs où il s’attribue assez étrangement quelque vocation militaire ; mais il n’était qu’un petit abbé, il restait abbé, et, si mondain qu’il fût, il ne désespérait pas de se frayer un chemin dans l’église et dans la politique. Il ne se hâtait pas, il prenait même des détours singuliers ; il ne perdait pas courage, et, quand ses amis de Saint-Sulpice, les Montazet, les La Rochefoucauld, qui étaient déjà dans les honneurs ecclésiastiques, lui reprochaient de s’attarder en route, il répondait gaîment : « J’ignore quand je prendrai ma résolution de me mettre en chemin ; mais dès que je l’aurai prise et dès que je commencerai à marcher, je me trouverai devant vous. » Pour cela, il avait son plan. Les vers lui servaient à acquérir quelque « célébrité, » comme il le dit avec candeur. La vie qu’il menait lui servait à connaître le monde, à se familiariser avec la cour, à voir quelquefois des étrangers et à s’initier avec eux aux affaires de l’Europe. Il s’était dit dès le début qu’il y avait quelques années à passer. « Je résolus, ajoute-t-il, d’étudier les hommes de toutes les classes et de tous les ordres, et de m’instruire de la science du cœur humain en m’amusant. Je compris que cette étude du monde me rendrait capable des grands emplois si les circonstances m’y appelaient, mais que du moins il serait bien difficile que, vivant dans la bonne compagnie, m’y faisant aimer et considérer, je ne trouvasse enfin le moyen d’obtenir quelques bénéfices avec lesquels je pourrais vivre avec décence. » Au demeurant, il était prêt à se contenter de peu, en se réservant d’ouvrir les ailes à son ambition et de devancer tous les autres, si l’occasion se présentait.

Un bénéfice, c’était l’essentiel d’abord, en attendant les « grands emplois ; » mais le bénéfice était lent à venir, et pour le moment Bernis se trouvait dans la position d’un homme menant une vie agréable, ayant beaucoup d’amis, même un peu de célébrité, sans avoir toujours de quoi payer son fiacre au sortir d’un souper. C’est en 1739 qu’il faisait son premier pas en obtenant un petit canonicat de Brioude qui lui donnait le titre de comte avec un modeste revenu et qui le conduisait en Auvergne, où, par une singularité de la fortune, il se trouvait en face de l’évêque de Clermont, de Massillon en personne. Le petit abbé des salons de Paris et le grand évêque qui avait prêché devant Louis XIV, on ne peut certes imaginer un plus curieux contraste. Massillon, sur le déclin de l’âge, était comme un dernier demeurant de l’autre siècle dans son évêché, où il vivait avec simplicité, occupé à pacifier autour de lui toutes les disputes de religion et à revoir ses sermons : il passait une partie de son temps, — du peu de temps qui lui restait à vivre, — au château de Beauregard, à quatre lieues de Clermont, dans cette haute retraite, d’où la vue s’étend sur plus de cent villes ou villages d’Auvergne, et que Marmontel a décrite dans ses Mémoires en racontant, non sans intérêt, une visite au doux prélat. Massillon, séduit par la bonne grâce et l’esprit de Bernis, le recevait avec bonté ; il aurait voulu décider le jeune abbé à se lier définitivement à l’église, à entrer dans les ordres, et il lui promettait même de le prendre aussitôt pour grand-vicaire, de le servir de son crédit à Versailles pour un évêché. L’abbé opposait des scrupules, tout en consolant la piété de Massillon par la lecture des premiers chants de son poème sur la Religion. Le vieil évêque, loin de s’offenser, n’était que plus séduit. Il conseillait vivement à Bernis de courir la carrière de la diplomatie, lui prédisant de grands succès, et il lui faisait promettre d’aller s’expliquer avec le cardinal de Fleury, « Vous savez parler, lui disait-il ; votre candeur et votre franchise intéressent pour vous. Les hommes les plus durs ne se défendent guère de cette séduction. Peut-être ramènerez-vous le cardinal, du moins vous n’avez rien à perdre de le tenter. » Et c’était là justement, par une singularité de plus, l’occasion ou la première idée d’une démarche que Bernis, revenu à Paris, allait tenter auprès du cardinal de Fleury, — qui devait finir si étrangement par un bon mot devenu historique.

La scène ne laissait pas d’être curieuse. Une audience avait été ménagée à Bernis par un personnage puissant auprès du vieux ministre, par Barjac, « ce fameux valet de chambre à qui presque toute la cour avait fait des bassesses. » Le cardinal, appuyé sur une petite table, coiffé d’un grand chapeau, hochait la tête en voyant Bernis et laissait échapper une exclamation qui n’avait rien d’encourageant. L’abbé, sans se déconcerter, d’un ton respectueux et simple, abordait la question. Il demandait comment il avait pu encourir une disgrâce et déplaire au roi, si on l’accusait d’avoir manqué à la religion, à son devoir de sujet ou à la probité. Le cardinal répondait à l’abbé qu’il le prenait sur un ton bien grave, qu’on ne lui reprochait que de « manquer de vocation, » d’avoir une vie légère. Bernis, à demi rassuré, entrait alors dans un assez long discours, prétendant que, si on n’avait à lui reprocher que des étourderies, il était prêt à faire sa confession complète, et il ajoutait ce mot déjà piquant : « Monseigneur, tout le monde a été jeune ! » La harangue commençait à n’être plus du goût de l’éminence dont le front se rembrunissait et qui, interrompant avec humeur, disait brusquement : « Monsieur, tant que je vivrai, vous n’aurez pas de bénéfices. » — A quoi l’abbé répliquait aussitôt en faisant une profonde révérence : « Eh bien ! monseigneur j’attendrai. » Le mot était leste, bien lancé, courageux sans être offensant. Le cardinal, un moment étonné, eut le bon goût de ne pas s’en fâcher : ce fut même lui qui le divulgua, livrant ainsi la spirituelle vengeance d’un jeune homme aux applaudissemens de la cour et de la ville, qui ne demandaient pas mieux que de se moquer du vieux ministre.

Il faut prendre le mot pour ce qu’il est. Ce qu’on reprochait à Bernis, c’était moins de « manquer à la religion et au roi » que de « manquer de vocation, » c’est-à-dire de ne pas vouloir se lier en entrant dans les ordres. Ce que Bernis refusait, même au prix d’une disgrâce qui le laissait dans la pauvreté, c’était de se lier quand il ne se sentait pas encore décidé, et ici je voudrais remarquer comment ces personnages d’autrefois, si frivoles, si adonnés aux plaisirs, avaient à travers tout un sentiment inné de l’honneur. Ils savaient garder leur dignité, même devant un premier ministre, un « ministre absolu, » et ils ne donnaient pas leur liberté, même pour un bénéfice dont ils avaient besoin. Lorsque, quelques années plus tard, l’abbé de Boufflers, dans une position à peu près semblable, était pressé, lui aussi, d’entrer dans les ordres, il s’en tirait gaîment. Il écrivait à son précepteur, l’abbé Porquet, cette spirituelle lettre, où il explique d’une façon si piquante toutes les raisons qui font qu’il ne veut pas être évêque et cardinal[2]. « Concluez, dit-il, que je pourrai, comme il m’arrive souvent, être emporté loin de mes devoirs par la légèreté de mon esprit, par la vivacité de mon âge, par la force de mes passions, mais que je mourrai avant de cesser d’être honnête… » Bernis répondait de même au cardinal de Fleury, puis à l’évêque de Mirepoix, Boyer, qui tenait la feuille des bénéfices et qui lui disait : « Sous-diacre, une abbaye, — prêtre, deux ans grand-vicaire et puis évêque. Si vous ne prenez pas les ordres, vous n’aurez rien. » Au cardinal, Bernis avait dit gaîment : « J’attendrai ! » à l’évêque de Mirepoix, il disait : « Je réfléchirai ; je ne vous conseillerais pas de faire les mêmes propositions à tout le monde, vous seriez accepté. » Ces personnages gardent je ne sais quoi de sérieux jusque dans leur vie légère ; souvent aussi, il est vrai, ils traitent légèrement les choses sérieuses : ils sont en cela de leur temps. Leur grâce et leur faiblesse, leur originalité est d’être en tout et jusqu’au bout des mondains. Un bon mot aide à leur fortune ou les console, et celui de Bernis à Fleury avait assez de succès pour lui faire oublier sa disgrâce.

Le moment où Bernis commence à se dégager, à « se mettre en chemin, » comme il le disait, c’est 1745, l’année de Fontenoy, l’année aussi où un astre nouveau se lève à la cour avec celle qui est encore Mme d’Étioles, qui va être Mme de Pompadour. L’abbé venait d’entrer à l’Académie française à la fin de 1744, un an après le duc de Nivernais, son contemporain. Il avait été élu un peu pour ses vers, beaucoup pour sa naissance et sa réputation d’homme brillant, malgré la guerre que lui avait faite Mme de Tencin. Il n’avait pas trente ans, et le caustique Piron saluait son élection de cette épigramme qui pouvait atteindre à la fois l’Académie et l’abbé : « C’est avoir bien jeune les invalides. » Il avait conquis ce qu’on appelait en ce temps-là le « tabouret de l’esprit. » Son discours d’entrée à l’Académie est un aimable compliment où il se plaît à célébrer l’alliance des gens du monde et des gens de lettres, en rappelant les noms de Saint-Évremond, de La Rochefoucauld, de Bussy ; mais une bien autre aventure pour lui, une aventure qui n’avait rien d’académique, c’était, au moment de la faveur naissante de Mme d’Étioles et du départ du roi pour la campagne de 1745, de se trouver engagé presqu’à l’improviste dans la familiarité de la nouvelle favorite. Bernis, il faut le dire, n’avait été pour rien dans l’intrigue qui venait de donner au roi pour maîtresse une jeune bourgeoise née avec l’ambition de plaire, parée de tous les agrémens, dont on a dit que « l’ensemble de sa personne semblait faire la nuance entre le dernier degré de l’élégance et le premier de la noblesse. » Il ne connaissait la brillante femme que pour l’avoir vue, gracieuse et légère, chez la comtesse d’Estrade, sa parente ; il avait toujours refusé jusque-là, il l’assure, de répondre à ses invitations, de paraître dans son salon, où bien d’autres allaient, à commencer par Voltaire. Ce n’est qu’après bien des hésitations, il l’avoue, qu’il se laissait vaincre par la comtesse d’Estrade et conduire chez Mme d’Étioles, qui mettait toute sa coquetterie de femme à lui faire demander son amitié.

Son rôle, et c’est bien assez, est d’avoir été un ami recherché, désiré et accepté, de la première heure dans ce règne qui commençait. Dès l’été de 1745, pendant que Louis XV était à l’armée du maréchal de Saxe, l’abbé, avec l’agrément du roi, passait presque tout son temps à Étioles, où la favorite s’était retirée, où elle allait recevoir du camp royal le titre de marquise de Pompadour. Il partageait à peu près avec le duc de Gontaut le privilège de l’intimité dans cette charmante retraite d’Étioles[3]. Il était initié à tous les secrets, à la correspondance de Louis XV avec la nouvelle marquise, et à partir de ce moment, même après le retour du roi, il restait, il allait rester pour des années un confident sûr, un conseiller discret, souvent traité avec un apparent sans-façon, toujours apprécié pour sa sincérité, pour sa délicatesse, pour sa raison ingénieuse et fine. Quand il ne voyait pas Mme de Pompadour, il était convenu qu’il devait lui écrire. Il savait envelopper la vérité de bonne grâce, rester honnête dans un rôle un peu équivoque et se maintenir en crédit sans bassesse. La position était étrange, pleine de promesses, de tentations et de périls pour l’abbé.

Ce n’est pas qu’il profitât d’abord beaucoup pour lui-même de ces circonstances inattendues, des familiarités de la reine du moment dont il était l’ami. Il avait assez de désintéressement et de délicatesse pour s’abstenir de toute importunité, de tout manège vulgaire. Mme de Pompadour s’accusait quelquefois de l’oublier ; elle écrivait à un des courtisans et un des soutiens de sa fortune, au financier Pâris-Duverney : « Je n’ai encore pu faire de bien à l’abbé, c’est le seul de mes amis qui soit dans ce cas. » En réalité, dans les premières années, Bernis n’avait obtenu qu’une pension de quinze cents livres sur la cassette du roi et un logement au Louvre, d’autres disent aux Tuileries : Mme de Pompadour y avait ajouté un meuble de brocatelle et le roi « un rouleau de louis pour les clous. » Ce n’est qu’en 1748 que, faisant un pas de plus, un pas modeste encore, il entrait grâce à sa noblesse au chapitre renommé des chanoines de Lyon, où il fallait faire preuve de vieille race. Il avait été par un premier canonicat comte de Brioude, il devenait par un nouveau canonicat comte de Lyon, sans avoir beaucoup plus de ressources. Son nouveau titre était plus honorifique que lucratif. Il n’avait été soulagé un moment de ses dettes de jeunesse que par un prêt délicat qui lui arrivait sous le voile de l’anonyme, qui venait « d’une des plus belles femmes de la cour, » devenue depuis son amie, la princesse de Rohan-Courcillon, dont il a lui-même divulgué le nom. Il restait toujours assez pauvre ; mais à défaut des réalités palpables, il avait les avantages mondains sous les dehors de la faveur, et il sentait grandir sa confiance. Le roi, qui avait des timidités bizarres, qui, voyant l’abbé presque tous les jours, avait passé trois ans sans lui dire un mot, le roi finissait par s’accoutumer à lui ; il lui témoignait de l’intérêt et de l’estime. Le roi admettait l’abbé aux spectacles des cabinets particuliers et il le plaçait dans sa propre loge. Pour Mme de Pompadour, il restait un confident privilégié, avoué, et il définit lui-même la nature de ces singuliers rapports avec la favorite. « Mon amitié pour Mme de Pompadour, dit-il, me fixa à un plan bien dangereux. Pour ne lui point donner d’ombrage, je résolus de n’être attaché qu’au roi qui était mon maître, et de n’employer pour ma fortune qu’elle seule qui était mon amie. » Le plan était dangereux en effet, il devait tour à tour réussir et échouer. Pour le moment, tout était au succès. L’abbé, avec sa position en vue, commençait à passer pour un personnage destiné aux grands emplois. On avait déjà parlé de lui pour une place de conseiller d’état d’église. Le roi, avant de lui donner ce titre, tenait à le faire passer par la diplomatie, et c’est ainsi qu’un jour de la fin 1751 Bernis se réveillait ambassadeur à Venise, offrant le spectacle d’un homme qui, après avoir vainement poursuivi un petit bénéfice, atteignait d’un seul coup à une assez haute fortune politique.

A vrai dire, dans la société qui en était encore à voir dans l’abbé l’aimable mondain, le poète des grâces, la première impression ressemblait à un étonnement un peu ironique, et d’Argenson ne fait que traduire cette impression lorsque, mentionnant cette nomination à côté de celle du comte de Broglie au poste d’envoyé en Pologne, il dit : « A la place de Chavigny va ambassadeur à Venise l’abbé de Bernis, bel esprit de l’Académie, abbé langoureux faisant quelques jolis vers qui échappent à sa paresse, dédaigneux, homme de rien, aimant à veiller pour la société du beau sexe et se levant à midi, d’ailleurs n’ayant pas un sol de patrimoine… » Le ministre des affaires étrangères, M. de Puysieulx, qui allait céder la place à Saint-Contest, puis à Rouillé, M. de Puysieulx de son côté n’avait pas déguisé ses préventions. Il avouait avec toute sorte d’excuses et naïvement au nouvel ambassadeur qu’il avait fait tout ce qu’il avait pu pour empêcher sa nomination, qu’il n’avait pas pu le représenter au roi comme le premier venu, puisqu’on savait sa naissance, ni comme un sot puisqu’on connaissait ses talens, mais qu’il l’avait représenté au roi « comme un esprit plus tourné du côté de l’imagination que du côté du bon sens. » — « On voulait vous envoyer en Pologne, ajoutait M. de Puysieulx ; j’ai insisté sur le danger qu’il y avait de vous donner une commission si délicate et j’ai consenti enfin, quoique avec peine, à l’ambassade de Venise par la raison que, si vous faisiez des sottises, elles ne seraient pas importantes. » Confidence pour confidence, l’abbé avouait au ministre qu’il avait tout fait pour se passer de sa protection, et ils restaient fort bons amis. Bernis entrait ainsi dans la carrière politique sous le pavillon de Mme de Pompadour, accompagné des préventions des gens sérieux, de tous les souvenirs d’une jeunesse légère et de ses petits vers, des malignités de cour qui s’attachent aux fortunes nouvelles. Il était homme à déjouer les épigrammes et à ne pas rester en chemin. Il dépassait à ce moment trente-six ans. Il avait mûri plus qu’on ne pensait dans cette vie de société qu’il menait depuis quinze ans. Tout petit poète qu’on le croyait encore, il avait assez observé, assez réfléchi pour se former un jugement fin, pour pouvoir donner un conseil utile sur les affaires les plus délicates, même sur les querelles du parlement et du clergé qui s’animaient plus que jamais. Il s’était familiarisé avec l’histoire, avec la diplomatie, il avait une certaine connaissance des intérêts et des traditions des cours, l’expérience des hommes, l’usage du monde, l’esprit délié et l’art de s’exprimer avec justesse. Ce sont déjà les caractères de son ambassade à Venise, de cette ambassade qui pouvait l’exposer à être oublié, mais qui avait aussi pour lui l’avantage de le dépayser momentanément, de lui laisser le temps de devenir un homme nouveau avant de reparaître à Versailles.


II

Cette ambassade de Venise, c’est l’apprentissage de Bernis dans la politique. Il avait commencé par un coup de maître. On l’avait chargé, peut-être pour le mettre à l’épreuve et lui tendre un piège, de découvrir en passant à Turin le secret d’un traité entre la Sardaigne et l’Espagne. Là où d’autres avaient échoué, il avait réussi par un mélange de bonhomie et de gracieuse franchise auprès du roi de Sardaigne et de son premier ministre Ossorio. Il avait reçu communication du traité mystérieux qu’il se hâtait d’envoyer à Versailles, et dans une conversation avec le ministre Ossorio il disait un mot que l’avenir seul devait confirmer : « Croyez-moi, monsieur, vous ne pouvez rien faire de grand qu’avec nous. » A Venise, où il arrivait après avoir visité les petites cours de Parme, de Modène, il avait été précédé par son éternelle et ironique réputation d’homme aimable et de cadet de famille sans ressource. Dès son arrivée il se fait un devoir et un jeu de tromper toutes les prévisions. Il paraît à Venise comme un ambassadeur plein d’amabilité vraiment, mais en même temps sérieux, montrant une dignité avisée, évitant les galanteries « dans un pays où ce n’est point un vice, » et ayant une représentation honorable, « une maison décente, bien meublée, où l’on ne voit rien qui sente le cadet de Gascogne. »

C’est un ambassadeur qui sait son monde, qui a l’art de se faire aimer et respecter en entrant dans les mœurs du pays, en ne gardant « de l’esprit de sa nation que les grâces qui font plaire sans aucune teinture de cette présomption qui nous fait haïr des étrangers. » C’est un fin diplomate qui se dit « qu’un ministre habile sait faire d’un million de petites choses une chaîne qui mène aux grandes. » Il ne néglige aucune de ces « petites choses, » et c’est ainsi qu’en peu de temps, sans affectation, par une conduite bien entendue et des soins habiles, Bernis réussissait à gagner le peuple et la noblesse aussi bien que le sénat, et à se créer une position particulière parmi les agens étrangers. Il inspirait assez de confiance pour obtenir ce que d’autres n’avaient pas obtenu, pour devenir une sorte de médiateur dans les différends qui existaient entre la république et le pape, pour accoutumer le gouvernement vénitien à l’idée d’une sorte de protectorat de la France. Pendant ces années d’ambassade, 1752-1755, Bernis avait vu passer dans la ville de l’Adriatique une foule de visiteurs plus ou moins illustres, princes étrangers, grands seigneurs de tous les pays, le prince d’Anspach, le duc et la duchesse de Wurtemberg, les Esterhazy, les Lubomirski, les Lauraguais, les Brancas. Il avait eu notamment à faire les honneurs de Venise à un prince français, le duc de Penthièvre, à qui il avait ménagé une réception privilégiée. Pour tous les visiteurs, il avait une hospitalité attrayante, assez magnifique. Sa maison était la seule de Venise où les étrangers de distinction fussent reçus, et Algarotti pouvait écrire au roi Frédéric II de Prusse : « Je vois assez souvent M. l’ambassadeur de France, qui est bien fait pour vous représenter la plus aimable nation du monde. Il se flatte que la route où il est entré pourra le mener faire sa cour à votre majesté ! .. » L’abbé ambassadeur ne négligeait rien pour rehausser sa mission, et lorsque ses amis de France s’effrayaient pour lui des dépenses de ces réceptions, il se consolait en songeant que cela lui serait compté à Versailles. Il ne se trompait pas entièrement.

De cette résidence de Venise, insignifiante pour un agent insignifiant, l’abbé avait su faire en quelques années une sorte de poste d’observation, ayant l’œil à la fois sur l’Italie et sur Vienne, sur le Levant et même sur l’Espagne, dont il connaissait les plus secrètes intrigues de cour par ses relations avec l’ambassadeur, M. de Montalegre. Il envoyait en France des dépêches écrites d’un style simple, clair, élégant, qui est resté la langue de la meilleure diplomatie au XVIIIe siècle ; il faisait parler de lui au conseil à Versailles, et il n’écrivait pas seulement des dépêches ; il a laissé toute une correspondance avec Pâris-Duverney, une série de lettres familières où il se peint lui-même, menant son ambassade, assez souvent occupé de peu, se prenant par instans à l’ambition et regrettant la société, les « samedis » de M. Pâris. Il a parfois dans ses lettres des mots ingénieux, des observations piquantes, des jugemens pénétrans. On n’a pas ses lettres de cette époque à Mme de Pompadour. Bernis, étant à Venise, avait eu l’occasion de nouer des rapports assez intimes avec Parme, où régnait une fille de Louis XV, Madame infante, mariée à l’infant don Philippe. Il avait fait plusieurs visites à Parme et surtout à cette maison de plaisance que l’infante appelle « le délicieux et admirable Colorno. » Il avait trouvé auprès de la princesse fille du roi une faveur sur laquelle les mauvaises langues ont brodé l’histoire d’une liaison intime ; mais ce n’est qu’un mauvais bruit sans doute, puisque c’est de ce moment que date une révolution décisive pour l’abbé-ambassadeur. Depuis quelque temps déjà Bernis se rangeait ; il avait renoncé aux petits vers pour des études plus graves, à la vie frivole pour une vie plus réglée, et ce que, plus jeune, plus amoureux d’indépendance il avait refusé aux injonctions du cardinal de Fleury, de l’évêque de Mirepoix, il le faisait désormais spontanément, c’est-à-dire qu’il se décidait à prendre les engagemens ecclésiastiques, à recevoir du patriarche Foscari les premiers ordres en attendant la prêtrise qui ne devait venir qu’un peu plus tard.

L’abbé achevait de se transformer. Venise avait fait de lui un personnage, de sorte que, lorsqu’il reparaissait en congé à Versailles, au mois de juin 1755, c’était un autre Bernis, ou du moins un Bernis relevé par le caractère qu’il avait pris définitivement, par le lustre d’une ambassade bien conduite, par le prestige, que donne toujours une absence de quelques années. Il trouvait auprès du roi une familière bienveillance, auprès des ministres de la considération mêlée de réserve, auprès de Mme de Pompadour une vivacité nouvelle d’amitié et de confiance. On lui donnait l’abbaye de Saint-Arnould de Metz qu’il allait bientôt échanger contre l’abbaye de Saint-Médard de Soissons ; on lui assurait la première place vacante de conseiller d’état d’église ; on le destinait à l’ambassade d’Espagne, et le roi lui promettait le cordon bleu. Tout lui arrivait à la fois. La situation où il tombait n’avait cependant rien de brillant ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. La guerre maritime avec l’Angleterre éclatait en ce moment sans déclaration, par la prise de nos vaisseaux, et la France n’était rien moins que préparée aux événemens. Les parlemens bataillaient plus que jamais contre le clergé ou disputaient sur les édits de subsides. Mille intrigues paralysaient l’administration amollie et confuse. « Le débordement du luxe le plus scandaleux, dit Bernis, la misère du peuple, nulle vraie lumière au conseil, aucun courage de citoyen à la cour, nuls généraux de terre ou de mer à la veille de la guerre : tels furent les objets sinistres qui se présentèrent à moi à mon retour de Venise ! » Mme de Pompadour, de son côté, semblait par instans menacée dans sa faveur, et c’était une question de savoir si elle ne disparaîtrait pas devant quelque maîtresse nouvelle ou si elle resterait pour le roi une liaison d’habitude. Bernis aurait volontiers repris le chemin de Venise lorsque tout à coup il recevait sa nomination à l’ambassade de Madrid, avec l’ordre de partir, puis l’ordre de ne plus partir, — et lorsqu’il se trouvait emporté à l’improviste dans un tourbillon d’événemens qui s’inauguraient par un bouleversement complet de la politique française.

C’est la guerre de sept ans qui se prépare ou qui commence. La guerre de mer engagée par l’Angleterre sous le prétexte d’une délimitation incertaine du Canada, en réalité pour la vieille question d’influence, conduit fatalement à la guerre continentale, et c’est le système des alliances, de l’équilibre de l’Europe, qui est tout entier remis en doute. La France restera-t-elle l’alliée du roi de Prusse, qui a encore avec elle un traité sur le point d’expirer et qui, sans scrupule comme sans illusion, épie les événemens pour prendre parti dans l’intérêt de son ambition ? Le cabinet de Versailles, depuis quelques années tenté secrètement par M. de Kaunitz, par l’impératrice-reine de Hongrie qui brûle de se venger de la perte de la Silésie, le cabinet de Versailles écoutera-t-il ces propositions au risque de bouleverser toute une politique, la politique de Richelieu et même du commencement du règne ? Voilà le problème dont la solution peut changer la face de l’Europe. Marie-Thérèse, qui n’a jamais écrit à la favorite française la lettre qu’on lui a souvent attribuée, mais qui ne ménage pas les flatteries indirectes, devient plus pressante dans l’automne de 1755, au début de la guerre maritime. A vrai dire, Louis XV, qui n’aime pas Frédéric II, qui a le ressentiment des railleries du roi de Prusse et qui a aussi ses ombrages à l’égard d’une puissance nouvelle et protestante, Louis XV a un goût décidé pour l’alliance catholique avec la reine de Hongrie. Mme de Pompadour, qui se sent menacée, voit dans cette combinaison un moyen de plaire au roi, de trouver un appui dans la faveur flatteuse de Marie-Thérèse et de prendre peut-être un grand rôle politique qu’elle n’a pas eu encore. C’est à ce moment, en septembre 1755, que Bernis, qui est encore à Paris, est mandé par un mot mystérieux de la favorite et reçoit la confidence de la négociation précise que propose l’ambassadeur de l’impératrice, le comte de Staremberg. Mme de Pompadour ne pouvait avoir un confident plus sûr, plus discret, et le roi lui-même avait désigné l’abbé. Bernis a bien souvent passé pour l’inspirateur ou le promoteur, ou dans tous les cas pour l’instrument frivole de cette révolution diplomatique. Il n’avait rien conseillé ; il n’avait pas la puérilité de songer pour sa part à se venger d’un vers moqueur de Frédéric II. Bernis, il faut le dire, n’avait point hésité dès le premier moment à montrer le danger d’un système qui changeait la politique traditionnelle de la France, qui conduisait fatalement à la perturbation de l’Europe, à la guerre avec la Prusse, à la suite de l’Autriche. Sa seule faiblesse est de s’être prêté à une illusion, de n’avoir pas tenu ferme, de n’avoir pas combattu jusqu’au bout l’idée d’une négociation à laquelle il voyait le roi et Mme de Pompadour s’intéresser si vivement, et où il restait, lui, le négociateur principal, un négociateur résigné et inquiet.

La première conférence engagée sur les offres de l’Autriche se passait à Bellevue, au petit château de Babiole, où se rencontraient mystérieusement Mme de Pompadour, l’abbé de Bernis et le comte de Staremberg. Dès lors les entrevues se succédaient, toujours combinées de façon à déjouer toutes les curiosités. Le secret devait être absolu ; il restait entre l’empereur, Marie-Thérèse, M. de Kaunitz du côté de l’Autriche, et le roi Louis XV, Mme de Pompadour, l’abbé de Bernis du côté de la France. Il fut strictement gardé. Bernis, qui n’était pas de l’autre secret du roi, de celui dont M. le duc de Broglie vient de se faire le brillant historien, Bernis, qui n’était que du secret avec l’Autriche, qui en était seul et qui en avait assez d’émotion, écrivait tout de sa main et mettait tout son art à ne laisser rien transpirer. « Pour conserver le secret de la négociation, dit-il, j’étais obligé de me livrer au monde et de mener la vie d’un homme qui n’aurait rien à faire ; j’étais donc forcé de passer les nuits dans le travail. Qu’on ajoute à ces fatigues du corps et de l’esprit les inquiétudes d’un homme qui excite la jalousie de tout le conseil du roi, l’attention perpétuelle qu’il me fallait avoir pour éviter les pièges qui m’étaient tendus de toutes parts et les espions dont m’environnaient les ministres étrangers… » La situation était singulière en effet, et surtout plus forte que l’homme chargé d’en porter le poids.

Au premier moment de ces négociations mystérieuses, Bernis avait vu avec sagacité le nœud de l’affaire ; il avait senti le péril et, ne pouvant le conjurer entièrement, il essayait du moins de louvoyer avec M. de Staremberg, il faisait ce qu’il pouvait pour atténuer la portée des engagemens demandés à la France. Il s’efforçait de ramener l’alliance avec Vienne à la mesure d’un traité « d’union et de garantie, » qui sauvegarderait l’état de l’Europe, désintéresserait l’Autriche sans menacer la Prusse et laisserait la France libre vis-à-vis de l’Angleterre. Bernis procédait avec une assez prudente correction en prenant pour point de départ le maintien de la paix continentale par l’exécution du traité d’Aix-la-Chapelle. C’était sage, mais un peu naïf, car c’était se flatter de contenir des ambitions impatientes de profiter des circonstances, — l’ambition de l’Autriche qui ne cherchait une alliance que pour reprendre les armes contre la Prusse, l’ambition de la Prusse qui n’attendait qu’une occasion pour « arracher une plume de plus à l’aigle impériale. » Le pauvre Bernis ne s’apercevait pas assez qu’une fois engagé il ne pourrait plus s’arrêter ; il ne voyait pas que le seul fait d’un commencement d’intimité de la France avec l’Autriche offrait au roi de Prusse un prétexte de chercher fortune auprès de l’Angleterre, que l’évolution de la Prusse vers l’Angleterre entraînerait la France au-delà de ses premières intentions, en mettant de plus en plus Versailles à la merci de Vienne, que l’Europe allait se trouver dans la confusion, et qu’après avoir signalé la guerre comme un péril, il préparait lui-même la guerre. C’est l’histoire de cette négociation qui, ouverte timidement et obscurément à Babiole au mois de septembre 1755, allait conduire à l’alliance du 1er mai 1756, puis aux engagemens bien plus étendus de 1757, au sein d’une conflagration générale.

A mesure que l’œuvre de diplomatie mystérieuse se déroulait cependant, avant même qu’elle n’eût pris un caractère décisif, Bernis n’avait pas tardé à se sentir singulièrement ému de sa responsabilité ; tout flatté qu’il fût dans sa vanité, il n’était pas moins troublé de se voir seul dans une telle aventure, et en homme de sens il avait plus d’une fois pressé le roi d’associer les ministres à la négociation. Le roi, avec son goût de cachotterie, avait d’abord résisté, puis il avait fini par consentir de mauvaise grâce à la réunion d’un comité secret de quelques-uns des ministres, et c’était un petit coup de théâtre. Les ministres, sans méconnaître la dextérité et la prudence que Bernis avait su montrer jusque-là dans une si délicate affaire, ne laissaient pas d’être surpris et froissés de cette révélation ; ils voyaient avec jalousie cette fortune du négociateur improvisé à leur insu. Le ministre des affaires étrangères, le vieux Rouillé surtout avait de la peine à déguiser sa mauvaise humeur. M. de Machault, qui avait le service de la marine, insistait pour qu’on ne se laissât pas entraîner au-delà de la guerre maritime. Le ministre de la guerre, le comte d’Argenson, ne redoutait pas quelque campagne continentale où il aurait l’occasion de déployer son activité et d’affermir son crédit toujours menacé par Mme de Pompadour. Les uns se montraient assez favorables à la politique d’union avec l’Autriche ; les autres tenaient encore pour l’alliance avec le roi de Prusse, à qui on venait d’envoyer l’aimable duc de Nivernais et qui déjà se disposait à lever le masque.

Les ministres, embarrassés de leur rôle et n’ayant pas le dernier mot du maître, finissaient par laisser faire Bernis, tout prêts à lui disputer le succès, s’il y avait un succès, et à le désavouer, à l’accabler au premier contre-temps. Pendant quelques mois, Bernis restait par le fait à peu près seul à cette œuvre délicate et épineuse d’une négociation dont il sentait la gravité, qu’il voyait se déplacer ou se compliquer incessamment. Seul il avait à traiter chaque jour avec le roi, avec Mme de Pompadour, avec M. de Staremberg ; seul il était chargé de préparer mémoires, dépêches secrètes, projets ou contre-projets, moyens d’exécution. Il se trouvait dans une situation singulière. Il avait le crédit et la faveur, il était même admis, par un privilège rare, à la table du roi, à Choisy, et il n’avait ni un caractère reconnu, ni aucune des réalités du pouvoir. Il avait entre les mains la plus grande affaire du temps ; une vraie révolution de politique extérieure, et il ne pouvait pas même se faire initier aux plus simples actes de la diplomatie dans les cours du nord. Il avait tout conduit jusqu’au bout, et au dernier moment, c’est à peine si l’ombrageux ministre des affaires étrangères, le vieux Rouillé, se résignait, sur un ordre du roi, à donner à l’abbé un pouvoir de plénipotentiaire pour signer au traité du 1er mai 1756, qui scellait l’alliance définitive de la France et de l’Autriche. On ne saurait imaginer résolution plus décisive sortant d’une plus étrange confusion d’intrigues, de secrets et de manèges, préliminaires peu sérieux d’une terrible guerre.

Une conséquence assez logique de la signature du traité du 1er mai 1756 eût été, à ce qu’il semble, d’en finir avec ces anomalies, de faire du vrai négociateur de l’alliance le ministre chargé de la pratiquer. Les courtisans, qui ne marchandent pas avec le succès du moment, disaient sans façon à Bernis qu’il allait « remplacer le cardinal de Richelieu, » et M. de Kaunitz écrivait gravement de Vienne : « Je désire beaucoup apprendre bientôt que le roi ait honoré M. le comte de Bernis d’une place au conseil. Il faut à la France et à ses alliés un grand homme dans les affaires, et M. de Bernis me paraît avoir cette qualité ! .. » Un Richelieu à prochaine échéance, un « grand homme, » convenez qu’on allait lestement ! Les affaires de cour n’allaient pas aussi vite à Versailles, ce n’est que dans le commencement de janvier 1757 que Bernis entrait au conseil comme ministre d’état ; ce n’est que six mois plus tard qu’il devenait réellement ministre des affaires étrangères, et pour hâter ou assurer son élévation, il fallait deux incidens, dont l’un, le premier, l’attentat de Damiens, le 5 janvier 1757, risquait d’emporter d’un seul coup l’alliance autrichienne, le règne de Mme de Pompadour avec la vie du roi.

Nommé depuis la veille ministre d’état et tombant à Versailles au moment où la tentative de meurtre venait d’être commise, au milieu d’une cour effarée, Bernis montrait autant de fermeté que de présence d’esprit. Pendant toute la maladie du roi, il ne perdit pas un instant la tête. Il avait l’art de concilier ce qu’il devait à la famille royale, au dauphin, impatiens de hâter la disgrâce de la favorite, et ce que lui inspirait son attachement pour Mme de Pompadour. Il trouvait « le secret d’enchanter la famille royale » sans manquer à l’amitié qui le liait à la femme menacée. Il jouait si bien son rôle qu’il sortait avec un crédit fortifié de cette crise de onze jours où disparaissaient le ministre de la guerre, le comte d’Argenson, le contrôleur général, M. de Machault, sacrifiés à la favorite triomphante. Bernis, dès son entrée au conseil, s’était fait la réputation d’un esprit clairvoyant et décidé.

L’autre incident qui allait le conduire définitivement au ministère des affaires étrangères ressemblait à une comédie jouée par un personnage dont la fortune commençait à se dessiner, le comte de Stainville, bientôt duc de Choiseul. Le comte de Stainville était depuis quelque temps déjà fort bien en cour auprès de Mme de Pompadour, à qui il avait rendu un singulier service en lui livrant des lettres compromettantes pour une de ses parentes, Mme de Choiseul-Romanet, objet passager d’un caprice galant de Louis XV. Il y avait gagné déjà l’ambassade de Rome, il venait d’y gagner encore l’ambassade de Vienne. Avec sa naissance, avec son esprit, « entreprenant, ambitieux et adroit, » il visait plus haut. Pour le moment, avant de partir pour Vienne et d’accord avec Mme de Pompadour, il tenait à hisser Bernis aux affaires étrangères ; mais le ministre Rouillé était vieux, apoplectique, menacé de mort prochaine, et le roi, qui n’était pas inhumain, qui avait même quelquefois des ménagemens pour ses serviteurs, ne voulait pas entendre parler d’une disgrâce qui serait le dernier coup pour son ministre. « Ah ! s’il pouvait se déplacer lui-même, » disait un jour Mme de Pompadour. — « N’est-ce que cela ? » répondait vivement M. de Stainville, et aussitôt il courait chez Mme Rouillé. Il s’efforçait de lui démontrer que, pour sa position à la cour, elle avait le plus grand intérêt à conserver son mari, qu’elle ne pouvait le conserver que par le repos, bien entendu, avec les places et les honneurs qu’on lui assurerait. Il la persuadait ou ne la persuadait pas, il l’entraînait, sans la laisser respirer, chez son mari, il enlevait la démission du bonhomme, et avant que deux heures fussent passées il revenait triomphant avec cette démission auprès de Mme de Pompadour, qui « en eut autant de surprise que de joie. » La place était libre, et c’est ainsi que par le tour d’adresse de Stainville le négociateur du traité du 1er mai 1756 devenait au mois de juin 1757 le ministre des affaires étrangères de France.


III

Lorsque Bernis, arrivé à ce sommet de la fortune politique, regardait derrière lui, il pouvait assurément se dire avec une certaine complaisance qu’il avait fait du chemin, qu’il était loin de ces premiers temps où petit abbé il brillait par les vers faciles, par les séductions mondaines, et où il avait ses gaies aventures. Il était sorti de ses embarras de jeunesse, il avait renoncé aux frivolités, il n’avait gardé que l’esprit en devenant un personnage sérieux. Les bénéfices ne lui manquaient plus maintenant : il venait de recevoir l’abbaye de Saint-Médard et il était ministre, ministre par la confiance intime du roi, par la faveur de celle qui, victorieuse de ses ennemis, restait plus que jamais l’âme du gouvernement. Il avait entre les mains les affaires de l’Europe avec les affaires de la France, et il s’animait à cette œuvre qui, en flattant son ambition, ne laissait pas d’inquiéter parfois sa raison. « Nous sommes dans la crise, écrivait-il peu auparavant à Pâris-Duverney ; ma santé est bonne, malgré le travail qui augmente et va augmenter de jour en jour. » Bernis ministre à Versailles, Stainville ambassadeur à Vienne, c’était l’alliance autrichienne en action dans le feu d’une guerre qui allait durer six ans encore, qui sévissait réellement depuis une année déjà.

On sait ce qu’a été cette guerre commencée par la rupture entre l’Angleterre et la France, bientôt transportée et continuée en Allemagne. On sait toute cette suite d’événemens, — et le brillant prélude de la conquête de Minorque sur les Anglais, et la brusque invasion de la Bohême par le roi de Prusse au mois d’août 1756, et la marche de nos armées sur le Rhin, et l’expédition du Hanovre sous d’Estrées d’abord, puis sous l’heureux vainqueur de Mahon, le maréchal de Richelieu, et les premières alternatives de la lutte sur l’échiquier allemand. Au moment de l’entrée de Bernis au ministère des affaires étrangères, la fortune semble encore indécise, plutôt favorable aux alliés, Autrichiens et Français. Frédéric II, après avoir débuté par des victoires, vient d’être battu à Kollin par le comte Daun. Peu après le maréchal d’Estrées, de son côté, a l’avantage sur le duc de Cumberland à Hastembeck et entre en victorieux à Hanovre. Bernis prétend que dans les premiers jours de son ministère, il n’avait que de bonnes nouvelles à porter au roi, et « qu’en le voyant passer on disait : « Tiens, le voilà, il a l’air d’une bataille gagnée. » Mais ces momens sont courts, et bientôt tout change à vue d’œil. Déjà sous mille formes éclatent tous les signes avant-coureurs des catastrophes prochaines et peut-être irréparables, — la versatilité des conseils, le désordre des finances, l’épuisement intérieur, le favoritisme dans le choix des généraux, la nullité et la présomption à la tête des armées, Mme de Pompadour voulant faire un héros de M. de Soubise, et Richelieu allant faire la guerre avec la frivolité d’un courtisan, avec la cupidité d’un maraudeur. Avant peu, la crise se précipite. Richelieu, qui est allé remplacer le maréchal d’Estrées au lendemain d’Hastembeck, signe la convention de Closter-Seven, dont il se pare comme d’un décevant trophée pour couvrir ses déprédations et qui permet aux Hanovriens de se dégager, au roi de Prusse de reprendre l’ascendant. La bataille de Rosbach suit de près. Quelques mois encore, ce sera la bataille de Crefeld, perdue par le comte de Clermont envoyé à son tour pour remplacer Richelieu. Les désastres s’enchaînent de 1757 à 1758, et les Autrichiens ne sont guère plus heureux.

S’il y a eu un rêve flatteur pour Bernis, le rêve se dissipe au milieu de ces réalités cruelles et de ces périls croissans. Loménie de Brienne raconte qu’un jour de 1757, au moment où la fortune semblait encore sourire, Bernis se promenait chez lui, repassant dans son esprit les premiers événemens de la guerre, Mahon enlevé, la victoire d’Hastembeck, les Hanovriens menacés d’être pris, Frédéric II vaincu à Kollin, la conquête de l’Allemagne presque assurée. Il faisait son rêve, et se demandant comment tout cela était arrivé, par quels personnages les affaires étaient conduites, ce qu’il y avait eu d’intrigues, de hasards et de caprices, il disait : « Pauvre postérité, que sauras-tu ? » À ce moment il entendait à sa porte le fouet d’un postillon. C’était le courrier portant la nouvelle de la convention de Closter-Seven, et Bernis, qui en saisissait la portée, ajoutait aussitôt : « Le rêve est fini. Ah ! parbleu, la postérité n’est pas si à plaindre ; elle ne sera pas dans le cas de s’étonner si mal à propos. » La postérité a fini par tout savoir, elle n’est pas trop étonnée, elle est du moins très édifiée sur la politique de ce règne des frivolités désastreuses. Bernis, quant à lui, ne tardait pas à comprendre, après Closter-Seven, bien plus encore après Rosbach, et définitivement après Crefeld, que tout était perdu. Il se sentait engagé dans une crise qui dépassait son génie, qu’il jugeait avec une honnête clairvoyance, mais qu’il n’avait plus la force de dominer ou d’arrêter. Il en avait assurément toutes les émotions et il les confiait jour par jour à Stainville, dans une correspondance où se révèlent à la fois la vivacité de sa raison, la candeur de son patriotisme, la sincérité de son esprit, et, si l’on veut, la faiblesse de sa position, l’insuffisance de son caractère ministériel.

Rien de plus saisissant et de plus instructif en effet que cette correspondance de plus d’une année qui complète les Mémoires et où Bernis, tout entier à la vie dévorante qu’il mène, ne déguise rien, ni ses propres perplexités, ni la confusion dont il est entouré ! Il ne craint pas de parler en toute liberté, avec vivacité, de l’apathie du roi, du danger des faiblesses de Mme de Pompadour, — notre amie, comme il l’appelle toujours, — pour M. de Soubise, de l’incohérence du gouvernement, de la détresse financière, des généraux surtout, des généraux et des révoltes croissantes de l’opinion. Il se désole parfois, il se compare lui-même à « un ministre des affaires étrangères des limbes ; » il s’agite dans le vide, et il écrit à Stainville : « On ne meurt pas de douleur, puisque je ne suis pas mort depuis le 8 septembre (Closter-Seven). Les fautes ont été entassées de telle façon qu’on ne pourrait guère les expliquer qu’en supposant de mauvaises intentions ; j’ai parlé avec la plus grande force à Dieu et à ses saints. J’excite un peu d’élévation dans le pouls, et puis la léthargie recommence ; on ouvre de grands yeux tristes et tout est dit ! » C’est là le vrai Louis XV. Le mérite de Bernis est d’avoir le sentiment aussi vif que tenace de la gravité des choses, d’y revenir sans cesse, de montrer jour par jour la situation dans sa triste nudité. « Vous me direz, écrit-il, qu’il n’y a qu’à faire mieux commander les armées, et je vous répondrai : Mettez-y donc de grands généraux ; ayez des ministres et des conseils qui dirigent la guerre avec la supériorité de M. de Louvois, en un mot avec le talent qui seul peut arranger les grandes choses. Où sont ces généraux ? où sont ces ministres ? Et s’ils existaient, les mettrait-on en place ? Ce n’est pas l’état des affaires qui m’effraie, c’est l’incapacité de ceux qui les conduisent… Point de ministres, point de conseil, point de généraux, point de volonté dans les uns ni d’activité dans les autres ; je vous dis ma pensée… » Et cet esprit fin, assurément plus délié que réellement supérieur, sent bien que le mal est plus profond. Il a des traits familièrement pathétiques. Il montre la société glissant dans l’anarchie morale, gâtée par le luxe, adonnée sans scrupule au goût du repos et de l’argent. « Il faudrait changer nos mœurs, dit-il, et cet ouvrage, qui demande des siècles dans un autre pays, serait fait en un an dans celui-ci s’il y avait des faiseurs. » Seulement il n’y a plus pour l’instant de ces « faiseurs » qui ont existé pour la France, — qui reparaîtront après des catastrophes nouvelles. Le sentiment dominant dans ces lettres de tous les jours, c’est le sentiment du vide, du néant moral dans la société officielle, de l’insuffisance, de la corruption ou de la frivolité chez ceux qui devraient être des chefs. Les hommes manquent, c’est le cri universel. Ce que dit Bernis, Frédéric II le remarque de son côté avec une hautaine ironie en parlant de la France, et Louis XV, dans le secret de ses correspondances, le répète d’un ton morose, presque dans les mêmes termes : « Ce siècle-ci n’est pas fécond en grands hommes, et il serait bien malheureux pour nous si cette stérilité n’était que pour la France. » Et Mme de Pompadour elle-même, sans s’apercevoir qu’elle n’est peut-être pas étrangère par son influence à cette diminution de grandeur morale, Mme de Pompadour gémit sur ce qu’elle appelle « la honte de la nation ; » elle écrit au comte de Clermont, à ce triste petit-fils du grand Condé envoyé pour relever les affaires en Allemagne : « Je ne puis m’empêcher d’avoir le cœur flétri de voir faire les belles actions aux autres, et les Français… n’en parlons plus[4]. » Elle voudrait de la gloire et des héros pour illustrer son règne, l’aimable fascinatrice, et elle trouve Soubise ou Clermont, Rosbach et Crefeld ! Le dernier mot de cette crise où tout manque, le mot que les courtisans ne disent pas, que Bernis presque seul a le courage de dire, c’est qu’il faut faire la paix si l’on ne veut pas courir à une ruine complète, que pour suivre une politique, il faudrait avoir ce qu’on n’a plus : des instrumens, des hommes, des généraux. Il ne propose pas du premier coup de se retirer de la grande alliance, de laisser l’Autriche à son duel avec le roi de Prusse, ou de rendre les armes devant l’Angleterre ; il conseille de profiter de quelques circonstances heureuses pour négocier, il prépare les voies, il suggère l’idée d’une médiation de l’Espagne. Il agite tous les plans dans son esprit, même une réorganisation intérieure du gouvernement avec un premier ministre, — et toujours il revient à la nécessité de la paix puisqu’on ne peut plus faire la guerre.

Oui, assurément, Bernis montre une courageuse prudence, une sagacité hardie en parlant de paix dans les extrémités de 1758 ; mais il ne voit pas qu’après avoir été élevé au pouvoir pour conduire la grande alliance au succès, il n’a plus l’autorité qu’il faudrait pour revenir à une autre politique, pour proposer une paix cruelle. Il va se heurter contre tous les sentimens et les intérêts engagés dans la guerre à outrance. Le roi est froissé dans son orgueil et se croit lié par son honneur. Pour Mme de Pompadour, qui a mis tout son enjeu dans l’alliance autrichienne, c’est une affaire d’amour-propre féminin et une question de règne. Parler de paix, c’est rompre avec elle, et là se dévoile la vraie faiblesse de Bernis dans sa brillante et décevante carrière. Sans doute, il n’est pas, autant qu’on l’a dit, une simple créature de la favorite. Il a toujours gardé auprès d’elle sa dignité aisée et la liberté d’un ami. Il ne lui doit pas moins en partie sa fortune ; il a grandi par elle et auprès d’elle, il a accepté ses familiarités protectrices, et le jour où il la contrarie dans son vœu le plus cher, dans sa passion de combat contre le roi de Prusse, dans sa vanité d’alliée de Marie-Thérèse, l’indépendance du ministre ressemble à une trahison ou à une ingratitude. Il risque fort d’être brisé à son tour. Le chapitre des « brouilleries » commence, c’est lui qui dit le mot, et il y a des scènes d’une vivacité singulière où il peut sentir la fragilité de son crédit. Il est d’autant plus menacé que la favorite a un terrible auxiliaire sur qui elle peut compter : c’est Stainville, qu’on fait en ce moment (1758) duc de Choiseul, qui représente auprès de Marie-Thérèse la politique de l’alliance autrichienne et de la guerre ; c’est ce brillant Lorrain qui, après avoir aidé Mme de Pompadour à mettre Bernis au ministère, est parti pour Vienne en disant : « Oh ! pour celui-là, il ne m’embarrasse pas, je le perdrai auprès d’elle quand je voudrai. » Pour Bernis, c’est encore un ami, le correspondant le plus intime, — c’est déjà aussi un rival de faveur, un successeur désigné.

La lutte est vraiment trop inégale entre ces deux hommes, l’un facile, aimable, sincèrement ému des malheurs publics, l’autre spirituellement sceptique, audacieux, impatient d’action et attendant son heure. Tant que Bernis a l’air de marcher d’accord avec Mme de Pompadour, Stainville-Choiseul lui est fidèle, il le soutient et le défend. Le jour où Bernis semble se séparer de Mme de Pompadour, Choiseul l’abandonne et reste résolument avec la favorite ; il laisse son ministre poursuivre ses confidences un peu éperdues, et il se tient prêt à entrer en scène. Choiseul d’ailleurs garde avec Bernis une familiarité à demi ironique, à demi protectrice, et en se préparant à le supplanter, il lui ménage d’avance un brillant dédommagement, — il veut le faire cardinal ! c’est lui qui de Vienne, presque à l’insu du roi et de Mme de Pompadour, a pris l’initiative de « l’affaire du chapeau, » un moment interrompue par la mort du pape Benoît XIV, reprise et décidée avec le nouveau pape Clément XIII. On dirait que cette « affaire du chapeau » progresse à mesure que la position du ministre décroît, de sorte qu’au bout de quelques mois, à quelques jours d’intervalle, Bernis se trouve tout à la fois cardinal et ministre disgracié. Il reçoit le chapeau « comme un bon parapluie, » selon son expression. Voilà le rêve du nouveau Richelieu évanoui ! Il est certain que dans les derniers temps de son pouvoir Bernis était un ministre bien agité, ayant trop d’idées, parlant aussi un peu trop de sa santé, de ses « coliques d’estomac. » Il avait fini par agacer le roi, par exaspérer Mme de Pompadour, à qui on faisait peur de son chapeau rouge, « en lui représentant que les cardinaux avaient toujours recherché les premiers rôles, » Le pauvre Bernis n’était pas de force à tenir tête aux événemens, à la colère d’une femme puissante et à l’ambition d’un habile homme comme Choiseul.

Jusqu’au moment décisif il s’était peut-être fait quelque illusion. Tantôt il rêvait des combinaisons qui ne l’excluraient pas entièrement des affaires ; tantôt, pressentant sa disgrâce prochaine, il cherchait d’avance à l’adoucir, et il disait à Mme de Pompadour : « Nous séparer, à la bonne heure, rien de plus simple et de plus facile ; mais pourquoi un coup de poignard ? « Il était bien condamné ! Le 30 novembre 1758 il avait reçu le chapeau à Versailles des mains de Louis XV, qui prétendait qu’il n’avait « jamais fait un si beau cardinal. » Le 13 décembre, au moment où il se trouvait en conférence avec M. de Staremberg à Paris, il recevait du roi un ordre d’exil qui coupait court à l’entretien. L’astre ministériel de Bernis s’éclipsait, l’astre de Choiseul se levait. « Grande nouvelle à Paris, écrivait l’avocat Barbier ; M. le cardinal de Bernis, ministre d’état, a reçu une lettre de cachet du roi par laquelle il est exilé en son abbaye de Saint-Médard de Soissons… » Les uns attribuaient cet exil aux relations du cardinal avec « Madame infante, » les autres y voyaient le dénoûment et le châtiment d’une intrigue contre Mme de Pompadour. Frédéric II écrivait peu après de son ton supérieur et décisif l’épitaphe du ministre français : « On a trop exagéré le mérite de Bernis lorsqu’il était en faveur, on le blâme trop à présent. Il ne méritait ni l’un ni l’autre, »


IV

C’est au mois de décembre 1758 que Bernis part pour son exil du Soissonnais. Ce n’est que six ans plus tard, en 1764, après la paix, qu’il est autorisé à revenir à la cour ; ce n’est qu’en 1769 qu’il reparaît sur une scène nouvelle, comme cardinal au conclave, puis comme ambassadeur de France à Rome. Ces longues années d’exil, il les passe à peu près, sauf quelques voyages de santé, dans une résidence qui n’est pas sans charme, qui dépend de l’abbaye de Saint-Médard, au château de Vic-sur-Aisne,

Il y était arrivé par un jour d’hiver, l’esprit assez libre pour dormir la première nuit deux heures de plus que de coutume et pour aller le lendemain matin chasser aux oiseaux dans le parc. Des agitations de la cour et des affaires politiques il avait passé tout à coup au silence d’une campagne des bords de l’Aisne, où il avait eu pour prédécesseur l’abbé de Pomponne. C’était pour lui une retraite assez solitaire, quoiqu’il eût la permission de recevoir quelques parens ou quelques amis, et assez douce pour qu’il n’eût pas trop à souffrir. Quelquefois Choiseul, qui ne tenait pas du tout à aggraver sa disgrâce, qui n’était que moqueur, Choiseul, dans les premiers temps, se plaisait à charger ceux qui allaient le visiter de ses souvenirs et de ses messages ; lorsqu’il voyait un neveu du cardinal ou son secrétaire, l’abbé Deshaizes, il leur répétait d’un ton sarcastique, en affectant de se servir des expressions de Bernis : « Dites au cardinal que nous n’avons ni argent, ni généraux, ni vaisseaux, mais que cependant nous faisons et nous ferons encore la guerre. » Et Bernis un peu piqué finissait par répondre sur le même ton qu’il savait que « sans généraux, sans vaisseaux, sans argent, on pouvait faire la guerre, mais non la bien faire. » En réalité il n’avait pas tardé à se créer, en dehors du monde et de la politique, une vie paisible et douce, dictant ses Mémoires à sa nièce, la marquise Du Puy Montbrun, ornant sa maison et ses jardins, embellissant sa résidence des bords de l’Aisne ; le ministre avait disparu, le mondain séparé du monde se consolait en restant un cardinal lettré et philosophe.

Un des épisodes les plus curieux de cette vie de l’exil, c’est assurément la correspondance qui s’engageait, qui s’animait parfois au courant de ces longues années entre Bernis et Voltaire. Rien de plus vif, de plus agréablement original que cette correspondance où Voltaire, toujours étincelant de génie et de malignité, déploie sa merveilleuse souplesse, et où Bernis ne paraît vraiment ni vaincu ni effacé par le plus éblouissant des hommes. Ils s’étaient connus au temps de la jeunesse légère de l’abbé. Ils étaient ensemble de l’Académie, et, chose bizarre, Bernis avait même précédé Voltaire à l’Académie. Ils s’étaient vus souvent dans le monde. Un attrait intime et irrésistible, l’attrait de l’esprit, les rapprochait.

Le solitaire de Ferney et des Délices, en retrouvant Bernis cardinal, ministre disgracié et devenu à son tour le « solitaire de Vic-sur-Aisne, » a de la peine à se contenir, à ne plus lui rappeler « Babet » et ses fleurs, c’est-à-dire ses poésies. Il joue avec ces souvenirs dans ses lettres à celui qu’il désigne sous le nom de « cardinal Bembo, » il lui parle de tout, de sa retraite, de son passé, de son « resplendissant visage, » de son chapeau rouge qu’il appelle lui aussi un « ombrello, » des événemens auxquels il a mis « le grelot. » Voltaire fait mieux : il a visiblement de l’estime pour Bernis ; il lui envoie avant la publication ses tragédies, ses commentaires de Corneille, ses plaidoyers sur la tolérance. Il le consulte et il l’écoute, il se soumet avec mille grâces piquantes et libres. Bernis répond à tout en homme d’esprit ; il montre du goût, une raison éclairée et fine, du jugement et même de l’instruction. Au besoin il ramène Voltaire à la mesure en se taisant sur certains points ou en lui recommandant de ne lui envoyer que ses « contes honnêtes. » Il tient aussi à se défendre contre les allusions de Voltaire au sujet du fameux « grelot » qu’il aurait attaché : « Nous parlerons quelque jour du grelot… J’ai connu un architecte à qui on a dit : Vous ferez le plan de cette maison, mais bien entendu que, l’ouvrage commencé, ni les maçons ni les manœuvres ne seront point sous votre direction. Le pauvre architecte jeta là son plan et s’en alla planter ses choux. » Bernis sait garder une dignité ingénieuse et souriante jusque dans la flatterie qu’il ne ménage pas au prodigieux vieillard. Il entre avec lui dans toute sorte de détails sur sa vie de solitaire, sur ses habitudes, et quand Voltaire lui parle d’un ton un peu trop goguenard des embellissemens de sa retraite, de ses « deux cent mille livres de rente, » il répond : « Au lieu des deux cent mille livres de revenu que vous me donnez j’en ai à peine quatre-vingt mille ; mais les premiers diacres de l’église romaine n’en avaient pas tant, et je ne suis pas fâché d’être le plus pauvre des cardinaux français parce que personne n’ignore qu’il n’a tenu qu’à moi d’être le plus riche. Je suis content, mon cher confrère, parce que j’ai beaucoup réfléchi et comparé et que lorsqu’à la première dignité de son état on joint le nécessaire, une santé passable et une âme douce et courageuse, on n’a plus que des grâces à rendre à la Providence… » Bernis a chemin faisant mille traits heureux, expressifs et nuancés sur les lettres, sur le monde, sur le siècle.

Il y a des momens où, sous une forme légère, cette correspondance qui court de Vic aux Délices ou à Ferney prend une sorte de grâce plus sérieuse, une teinte de philosophie aimable. Un jour Voltaire, parlant de sa vieille passion pour les lettres et de son inépuisable activité, ajoute : « Qu’a-t-on de mieux à faire ? Ne faut-il pas jouer avec la vie jusqu’au dernier moment ? N’est-ce pas un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme ? Vous êtes encore dans la fleur de votre âge, que ferez-vous de votre génie, de vos talens ? Cela m’embarrasse. Quand vous aurez bâti à Vic, vous trouverez que Vic laisse un grand vide qu’il faut remplir par quelque chose de mieux. Vous possédez le feu sacré ; mais avec quels aromates le nourrirez-vous ? Je vous avoue que je suis infiniment curieux de savoir ce que devient une âme comme la vôtre… » Et Bernis répond cette fois de son accent le plus intime et le plus aimable : « Vous êtes en peine de mon âme dans l’oisiveté à laquelle je suis condamné à l’avenir. Avouez que vous me croyez ambitieux comme tous mes pareils. Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que je suis arrivé en place philosophe, que j’en suis sorti plus philosophe encore… je n’avais besoin pour être heureux que de cette liberté dont parle Virgile : Quæ sera tamen respexit inertem. Je la possède en partie ; avec le temps je la posséderai tout entière. Une main invisible m’a conduit des montagnes du Vivarais au faite des honneurs : laissons-la faire, elle saura me conduire à un état honorable et tranquille. Et puis, pour mes menus plaisirs, je dois, selon l’ordre de la nature, être l’électeur de trois ou quatre papes, et revoir souvent cette partie du monde qui a été le berceau de tous les arts. N’en voilà-t-il pas assez pour bercer cet enfant que vous appelez la vie ? .. Adieu, mon cher confrère, je ris comme un fou quand je songe que vous êtes destiné à vivre en Suisse et moi à habiter un village… » N’est-ce point là un de ces dialogues d’esprits délicats qui sont la partie charmante du XVIIIe siècle, une conversation où passe un souffle de philosophie gracieuse et où le cardinal n’est pas vaincu par le solitaire des Délices ?

Celui qui parlait ainsi ne pouvait rester indéfiniment oublié dans la retraite qu’il se plaisait à orner, qu’il animait par instans de ces correspondances ingénieuses, mais où il était toujours un exilé. La guerre lui avait valu sa disgrâce de ministre ; la paix, la cruelle paix de 1763, en supprimant la cause de son exil, lui rouvrait bientôt le chemin de Versailles et de la cour, sans lui rendre un rôle politique. Choiseul, malgré ses fautes, palliées tout au plus par sa dextérité hardie, était alors au sommet de la fortune : il régnait sur le roi et sur la favorite. Mme de Pompadour vivait encore, — elle allait s’éteindre avant peu. Plus d’une fois pendant ces années d’épreuves, elle avait regretté de s’être montrée dure pour celui qu’elle appelait « un aimable ami, » et qui pour toute vengeance avait tracé dans sa solitude ce portrait de la reine des frivolités : « La marquise n’avait aucun des grands vices des femmes ambitieuses ; mais elle avait toutes les petites misères et la légèreté des femmes enivrées de leur propre figure et de la prétendue supériorité de leur esprit. Elle faisait le mal sans être méchante et du bien par engouement. Son amitié était jalouse comme l’amour, légère, inconstante comme lui et jamais assurée… » Il voulait bien être exilé, il voulait bien se défendre de l’amertume des courtisans qui ont perdu la faveur ; dans le secret de son esprit, il ne voulait pas être dupe de la femme brillante et inconstante : il la jugeait !

Lorsqu’aux premiers jours de 1764, quelques mois à peine avant la mort de Mme de Pompadour, Bernis revenait à Versailles, au milieu de ce monde qu’il n’avait pas vu depuis plus de cinq ans, il écrivait à Voltaire avec une joie tempérée par une certaine philosophie : « Le roi m’a donné pour mes étrennes, mon cher confrère, le premier de tous les biens, la liberté, et la permission de lui faire ma cour… J’ai été reçu à Versailles avec toute sorte de bontés. Le public à Paris a marqué de la joie. Les faiseurs d’horoscopes ont fait à ce sujet cent almanachs plus extravagans les uns que les autres. Pour moi qui ai appris depuis longtemps à supporter la disgrâce et la fortune, je me suis dérobé aux complimens vrais et faux et j’ai regagné mon habitation d’hiver… » Et peu de jours après il ajoutait : « J’ai publié une amnistie générale pour tous mes déserteurs. Je les reçois comme un homme du monde qui est accoutumé au flux et au reflux des amis, selon les circonstances, et comme un philosophe qui plaint les hommes, outre les maladies qui affligent l’humanité, d’être encore sujets aux bassesses et aux platitudes… Quand mes affaires seront arrangées, j’aurai l’hiver une maison à Paris et je jouirai l’été de la dépense que j’ai faite sur les bords de l’Aisne… »

A tout prendre, Bernis n’avait point à se plaindre, il l’avouait, de l’accueil qu’il avait reçu ; il se sentait heureux de reparaître dans un monde pour lequel il était fait, dont il n’était pas aussi désabusé qu’il le disait, et s’il ne pouvait plus garder l’illusion d’un rôle politique, il recevait bientôt, comme une première marque de sa rentrée en grâce, l’archevêché d’Alby. L’exil, s’il y avait encore exil, était du moins cette fois brillant et doré ! Voltaire, qui s’amusait de tout, se hâtait de lui écrire de Ferney : « On me dit que vous pourriez bien être berger d’un grand troupeau. Si cela est, adieu les belles-lettres. Je ne combattrai point l’idée de vous voir une houlette à la main, au contraire je féliciterai vos ouailles ; mais j’avoue qu’au fond de mon cœur j’aimerais mieux vous voir la plume que la houlette à la main. J’ai dans la tête qu’il n’y a personne au monde plus fait par la nature et plus destiné par la fortune pour jouir d’une vie charmante et honorée, que vous l’êtes. Toutes les houlettes du monde n’y ajouteront rien, ce ne sera qu’un fardeau de plus ; mais faites comme il vous plaira… » Bernis était homme à porter le fardeau avec aisance. Il passait plusieurs années à Alby, gouvernant son diocèse en prélat affable et éclairé, qui haïssait tous les fanatismes et « le pédantisme jusque dans les vertus, » s’intéressant dans sa solitude nouvelle aux choses de l’esprit et écrivant encore à Voltaire : « J’aime toujours les lettres ; elles m’ont fait plus de bien que je ne leur ai fait d’honneur. Mille entraves m’ont empêché de m’y livrer entièrement. Rien ne m’empêchera de les honorer, de les chérir, ni d’admirer celui qui, dans notre siècle, les a cultivées avec tant de supériorité… Prolongez, embellissez votre couchant en riant des ridicules, en donnant aux jeunes écrivains des leçons et des exemples, et en faisant les délices de vos ami ?… » En réalité Alby n’était encore qu’une halte. En 1769, à la mort du pape Clément XIII, Bernis partait pour le conclave, et après le conclave il restait à Rome comme représentant de la France. Il y est resté vingt-cinq ans ! Il trouvait dans cette longue ambassade son vrai cadre, le couronnement de sa carrière, tout ce qui pouvait le mieux flatter ses goûts, l’occasion de se mêler à quelques-unes des plus sérieuses et des plus délicates affaires du temps au sein d’une grande représentation.

Nul n’était plus propre à cette diplomatie à la fois mondaine et ecclésiastique. Il avait l’autorité du rang, la dignité aisée du caractère, la souplesse de l’esprit, l’art de concilier toutes les bienséances. Pendant son long séjour à Rome, Bernis prenait part à deux conclaves. Dans le premier, celui de 1769, il avait contribué, moins qu’on ne l’a dit, dans une certaine mesure encore cependant, à l’élection qui faisait de Ganganelli le pape Clément XIV. Au second conclave, celui de 1775, il avait une action plus directe et plus décisive dans l’élection de Pie VI, qui devait être le pape éprouvé par la révolution. Pour les deux pontifes qui se succédaient, Bernis était un ami écouté, admis à une confiance intime, et Clément XIV, avant de mourir, lui avait donné une dignité toute romaine en le faisant évêque d’Albano. Sa grande affaire, jusqu’en 1773, était la suppression des jésuites. Au fond, avec son esprit facile et libre, il n’avait aucune animosité contre l’ordre fameux. Il ne se gênait pas pour écrire à Voltaire qu’il ne croyait pas que la destruction des jésuites fût utile à la France ; « il me semble, ajoutait-il, qu’on aurait pu les bien gouverner sans les détruire. » La suppression une fois admise comme affaire d’état pour la France comme pour l’Espagne, il s’y employait avec une habileté patiente et douce, pressant le pape sans le violenter, le conduisant pas à pas au dénoûment, prix de quatre ans de diplomatie. Il avouait que lui il y aurait mis deux ans s’il eût été pape. Plus tard, d’autres affaires délicates, et notamment celle du cardinal de Rohan, mettaient à l’épreuve sa dextérité. L’ambassadeur avait acquis par degrés une supériorité aisée qui faisait dire au cardinal de Luynes : « On ne peut rien ajouter à la vigilance du ministre de France, à la justesse de ses vues, à sa patience inébranlable et à l’art avec lequel il sait manier les esprits. »

Représentant de la France, cardinal, ami des papes, évêque d’Albano en même temps qu’archevêque d’Alby, Bernis restait pendant deux règnes un ministre plus qu’ordinaire à Rome. Il s’était fait avec le temps une position exceptionnelle par la considération dont il jouissait. Il avait conquis les Romains en respectant leurs usages, en se façonnant à leurs mœurs et en les éblouissant par des magnificences de bon goût. Homme de manières faciles et « d’un commerce uni » dans l’intimité, il tenait à s’entourer d’une grande représentation ; il avait sa cour, ses fêtes, ses réceptions ou « conversations » à son palais du Corso et sa maison de villégiature à Albano. Il prétendait qu’à Rome « rien ne devait être médiocre sous peine d’être ridicule. » Sobre et frugal pour lui-même, au point de se nourrir de légumes, il avait une table somptueuse pour ses convives, un cuisinier demeuré légendaire, et comme on parlait un peu trop de ce cuisinier, il répondait avec bonne humeur qu’il n’en coûtait pas plus d’être bien servi que d’être mal servi, mais que le résultat était fort différent. Il faisait du faste par politique, par bienséance de situation, ouvrant sa maison aux étrangers de tous les pays, et surtout aux Français, qui revenaient charmés. Il tenait, disait-il, « l’auberge de France dans un carrefour de l’Europe. » Mme de Genlis, accompagnant la duchesse de Chartres dans son équipée d’un voyage furtif en Italie et à Rome, a décrit les magnificences de la réception faite à la princesse et a laissé un portrait de Bernis à cette époque. « Le cardinal, dit-elle, avait soixante-six ans, une très bonne santé et un visage d’une grande fraîcheur. Il y avait en lui un mélange de bonhomie et de finesse, de noblesse et de simplicité qui le rendait l’homme le plus aimable que j’aie jamais connu. » Un visiteur bien plus inattendu, Roland, le futur ministre de la Gironde, n’en parlait pas autrement dans des lettres écrites d’Italie en 1778. « Les Romains, vraiment grandiosi, dit-il, ne voient point sans admiration leur faste éclipsé. Tant d’équipages, de livrées ; le concours des grands, les hommages du peuple, une politique qui a mis plus d’une fois la leur en défaut, une politesse aisée qui toujours est à tout et s’étend à tout le monde, donnent au cardinal de Bernis un crédit, un ascendant, que ses grands talens soutiennent d’une manière imposante… » Le voilà au complet dans son déclin paisible et orné !

Il restait tel jusqu’au bout. Il était encore ainsi au moment où l’aimable peintre, Mme Vigée-Lebrun, fuyant les agitations de la France à la fin de 1789 et arrivant à Rome, recevait, en compagnie de l’artiste anglaise Angelica Kaufmann, l’accueil qu’elle décrit dans ses agréables Souvenirs. « J’ai été dîner hier avec Angelica chez notre ambassadeur le cardinal de Bernis, à qui j’avais fait une visite trois jours après mon arrivée. Il nous a placées toutes deux à table à côté de lui. Il avait invité plusieurs étrangers et une partie du corps diplomatique, en sorte que nous étions une trentaine à cette table, dont le cardinal a fait parfaitement les honneurs, tout en ne mangeant lui-même que deux petits plats de légumes[5]… » C’étaient les derniers beaux jours de l’ambassade. Déjà tout s’assombrissait ; les événemens se précipitaient d’heure en heure en France, et même de loin le cardinal ne pouvait échapper au contre-coup de la révolution. Il était engagé dans la terrible crise par sa position, par ses abbayes, par ses dignités ecclésiastiques et plus encore par le sentiment inné de la fidélité à son ordre.

Au fond Bernis, qui représentait ce qu’il y avait de plus éclairé et même de plus philosophe dans le clergé de France, Bernis n’aurait pas été opposé à des réformes sages, prudentes, qui n’auraient pas prétendu « tout détruire et faire une religion nouvelle ; » mais si modéré, si ami de la paix qu’il fût, comme il le disait, il y avait des choses auxquelles il ne pouvait souscrire. Il y avait des « sommations injustes et peu délicates, » — peu délicates, notez toujours le mot, — devant lesquelles il se redressait et se souvenait « que dans un âge avancé on ne doit s’occuper qu’à rendre au juge suprême un compte satisfaisant de l’accomplissement de ses devoirs. » Lorsqu’en 1791 on lui demandait le serment à la constitution civile du clergé, il l’aurait prêté en le ramenant à des termes acceptables. A une injonction impérative et menaçante qui ne lui laissait que l’alternative de signer sans restriction ou d’être frappé, il répondait : « La conscience et l’honneur n’ont pu me permettre de signer, sans modification un serment qui oblige de défendre la nouvelle constitution dont la destruction de l’ancienne discipline de l’église fait une partie essentielle. « Il restait par le fait destitué, dépouillé de ses biens et de ses dignités ; il ne gardait plus rien d’une opulence qui ne lui avait servi qu’à des libéralités et souvent à des charités discrètes. Il redevenait pauvre comme l’abbé des premiers jours, disant simplement : « A soixante-seize ans révolus, on ne doit pas craindre la misère, mais bien de ne pas remplir exactement ses devoirs. »

Et ici encore qu’on observe jusqu’au bout comment ces hommes d’autrefois, qui savaient refuser les bénéfices ou les avantages par honneur, savaient aussi les perdre et accepter les épreuves sans faiblesse. Je ne parle pas des hommes de combat et de bruit, de ceux qui, après avoir livré leur vie aux corruptions du siècle et après avoir mérité peut-être l’expiation, retrouvaient à la dernière heure la fierté du vieux sang en face des supplices. Les plus doux ne montraient pas moins de fermeté dans la tempête. Le vieux duc de Nivernais, le plus inoffensif et le plus libéral des grands seigneurs, avait été enfermé aux Carmes sous la terreur, et dans la prison où, à chaque instant, le bourreau pouvait venir le prendre, il s’occupait tranquillement à traduire un poème italien, le Ricciardetto, de Fortiguerri. En sortant de prison, après le 9 thermidor, n’ayant plus rien, il gardait son égalité d’âme ; il écrivait encore des fables, il recueillait ses œuvres comme si rien ne s’était passé autour de lui, et il s’éteignait sans trouble à quatre-vingts ans. Bernis à Rome, tout cardinal qu’il fût, passait ses dernières années dans une sorte d’indigence. Il vivait d’une modeste pension de la cour d’Espagne, fidèle à son état dans la disgrâce, sans se plaindre, sans cesser d’être l’homme de bonne compagnie. Il mourait à la fin de 1794, disparaissant obscurément avec la société où il avait vécu et brillé. Cette vie, commencée dans les grâces et les plaisirs de Versailles ou de Paris, s’achevait au sein des mélancolies romaines, et en s’éteignant elle se décorait d’un dernier reflet d’honneur religieux au milieu des sacrifices acceptés, supportés simplement.

Veut-on retrouver de nos jours une dernière trace, un souvenir bien imprévu et comme une épitaphe singulière de celui qui fut de son temps abbé, cardinal, ministre des affaires étrangères et toujours mondain ? Bien des années après, vers 1840, une pieuse et poétique personne, Mlle Eugénie de Guérin, est chez une parente, auprès d’Alby, où Bernis a été archevêque, dans un de ces châteaux de famille où errent les ombres du passé. C’est le château de Montels, situé au milieu d’une campagne « toute diverse en paysages, en coupes de montagnes douces, couvertes de châtaigniers. » Mlle Eugénie de Guérin, avec son charme pénétrant, décrit dans son Journal le château où il y a un vieux salon tout tapissé de vieux portraits de militaires, d’hommes de robe et d’église, de belles dames comme on n’en voit plus. Tout est contraste à Montels, dit Mlle de Guérin, jusque « dans cette chambre appelée chambre du cardinal, pour avoir logé le cardinal de Bernis, toute pleine à présent de pommes de terre. » Et elle poursuit : « Je ne suis pas étonnée que ce bel esprit, qui se connaissait en jolies choses, ait choisi ce lieu pour sa maison de campagne, assez près et assez loin de la ville, paysage parfaitement dessiné pour des pastorales et des rêveries poétiques, si le cardinal rêvait encore. Qui sait ? qui sait en quel temps et en quel état on cesse d’être poète ? Celui-ci cependant, dans le cours de sa vie, se souvenant qu’il était prêtre, eut repentir de ses chansons légères et fit faire des recherches pour les détruire… Les épîtres à Chloé et à la Pompadour sont restées, et nul ne sait que leur auteur a voulu les mettre en cendres. Je tiens cela de mon père, dont le père avait connu l’Apollon cardinal… » — Apollon, c’est beaucoup ; c’était beaucoup aussi d’appeler Bernis un Richelieu au temps du ministère ! Ce qui est vrai, c’est qu’avec ses dons et ses faiblesses, poète léger, politique et gentilhomme d’église, Bernis reste une des expressions les plus intéressantes du XVIIIe siècle, de ce monde d’autrefois à jamais disparu et condamné dans ses institutions, toujours fait pour plaire par la grâce et par l’esprit,


CHARLES DE MAZADE.

  1. On serait peut-être étonné de la quantité d’éditions qu’ont eues les œuvres de Bernis à Paris, à La Haye, à Londres, à Genève. La dernière est de 1825. Les Quatre saisons, qui comptent parmi ses meilleures poésies et dont Voltaire parlait si souvent, coururent les salons en manuscrit assez longtemps avant d’être publiées. On lit dans une lettre de Mme Du Châtelet à Saint-Lambert, qui faisait son poème sur le même sujet : « M. l’abbé de Bernis fait un poème des Saisons, on le dit même fort avancé. Si j’en puis voir quelque chose, je vous en instruirai. » Voir les Lettres de Mme Du Châtelet publiées par M. Eugène Asse.
  2. Voir, dans la collection des Petits Conteurs du XVIIIe siècle, publiée par M. Quantin, l’édition élégante et soignée des Contes du chevalier de Boufflers. On retrouvera la lettre à l’abbé Porquet dans la notice mise en tête de ce charmant volume.
  3. Marmontel, dont les Mémoires ont des parties intéressantes, n’a là-dessus que des commérages de lettré indiscret et un peu jaloux, quand il représente Bernis comme un quémandeur allant avec son petit paquet par le coche à Étioles. C’est une méprise de sa vanité de confondre le ton que Mme de Pompadour pouvait prendre avec lui et le ton familier qu’elle avait avec l’abbé. Bernis était pauvre, mais homme de naissance, ce qui était quelque chose dans ce monde, surtout pour Mme de Pompadour.
  4. Quelques-unes de ces lettres curieuses au comte de Clermont, retrouvées au dépôt de la guerre, ont été publiées d’abord par M. Camille Rousset dans son intéressant travail sur le comte de Gisors qui fut tué à Crefeld.
  5. Voir les gracieux Souvenirs de Madame Vigée-Lebrun, 2 vol. in-18 ; Charpentier.