Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXXVIII



CHAPITRE XXXVIII.

Le but de la Croisade atteint. — La famille de Lansac quitte sa terre natale. — Conclusion.


Le compte fourni par les bons moines des pillages commis par Florestan sur leurs terres, les mêmes réclamées par Florestan, s’éleva à une somme telle que les biens, dont les moines ne se disaient point propriétaires, suffirent à peine à les indemniser. Ainsi toutes les terres de Lansac passèrent entre les mains de l’Église ; et de cette manière le but de la croisade, quant à ces bons moines, se trouva rempli. Ils se trouvèrent maîtres et seigneurs où ils n’étaient que vassaux ; et propriétaires d’une riche contrée où ils n’avaient été reçus qu’à titre d’hospitalité.

Telle était la religion de nos pères, les mœurs du bon temps et le bonheur des peuples !

Le comte, Florestan, et sa fille quittèrent la maison de leurs aïeux, comme autrefois Loth, sans se retourner pour y jeter un regard ; maudissant la superstition et le fanatisme, dont leurs malheurs attestaient si bien l’affreuse puissance.

Des richesses de Solyman, ils acquirent de nouveaux champs dans une région plus heureuse alors que celle de la Haute-Occitanie. Ils s’établirent dans le vallon de Cros, auprès de la Fontaine des Rêves, sur le rivage de Lafont ; et là, consolateurs de l’affligé, soutiens des pauvres, ils remplirent la noble tâche imposée à l’homme par le Dieu du ciel, qui le créa à son image, dit Moïse, voulant dire par-là, sans doute, que Dieu conçut l’homme bienfaisant, et que l’homme se dégrade quand il cesse de l’être.

Laurette, surtout, la belle et bonne Laurette, mérita la vénération et l’amour de tous ceux qui furent assez heureux pour approcher d’elle. Sa présence était toujours un bienfait, l’espérance marchait devant ses pas et la consolation à sa suite. Sa douce voix, ses yeux tendres et rêveurs, sa beauté mélancolique, sa vertu facile et compatissante, lui conservèrent le nom que Florestan et son père lui avaient donné ; partout on la nommait l’Ange de l’aveugle, ou l’Ange de la Fontaine des Rêves.

Les bons pères, c’est-à-dire l’ex-jésuite et l’ex-dominicain, ont voulu faire voir, et j’ai fait voir avec eux, ce que c’était que la religion de l’Église et le bonheur des peuples, avant que la réforme et la philosophie fussent venues renverser le trône et l’autel. Nous avons tous les trois rempli notre tâche, mais ils continuent la leur, ils font des missions ; et moi je gémis sur ma patrie aux lieux mêmes où la famille de Lansac se réfugia, fuyant le fanatisme et les moines.

Près de la Fontaine des Rêves il est un rocher immense ; des mains amies et fidèles, peut-être celles des serviteurs de l’aimable Laurette, en ont creusé les flancs, et ont préparé des retraites aux proscrits. Je vois d’ici la ronce dont les bras amoncelés voilent l’ouverture de ses sombres demeures, inconnues aux méchans. Les cris de vive le Roi ! indignement proférés par des barbares qui l’outragent, retentissent dans la plaine ; la flamme dévore les moissons, les maisons croulent, le sang coule[1], Dieu le veut !

Les échos de ces montagnes répètent le gémissement des victimes ; bons montagnards dont le toit protège les malheureux échappés aux bourreaux, votre pitié fait votre crime[2] ; on vous menace, on marche contre vous. Ou prenez vos armes redoutées, et les méchans fuiront à leur aspect !… ou fuyez vous-mêmes… Renfermez dans ces cavernes vos troupeaux, vos femmes, vos enfans, et vos vieillards, et vous !…

Dieu le veut !…


FIN.

  1. Hélas ! Nîmes ! Nîmes !
  2. En 1815, les Cévennes, comme je crois l’avoir dit, furent déclarées en révolte parce qu’elles accordaient l’hospitalité aux veuves et aux orphelins des protestans massacrés et aux proscrits échappés des boucheries de Nîmes et d’Uzès. En même temps on séquestrait les biens des fugitifs.