Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXXI



CHAPITRE XXXI.

Comment le Croisé est reçu dans son château.


Les hommes sont vicieux, mais l’homme est moral ; une grande réunion juge sainement, et l’expression du sentiment général est toujours noble, quoique chacun, en particulier, se fût aussi mal conduit, peut-être, que celui dont la conduite est désapprouvée. Dès que l’inconnue eut témoigné à Florestan sa compassion et sa tendresse, un cri d’indignation s’éleva contre Gabrielle. Quand l’ange s’éloigna, les acclamations universelles célébrèrent sa bonté, et beaucoup de personnes, jusque-là dédaigneuses, s’empressèrent autour de Florestan : elles se disputaient la gloire de consoler son malheur, et de le recevoir à l’abri de leurs foyers. Florestan n’accepta que les soins de la belle Émilie, belle et pauvre, mais choisie par son ange, et dès-lors à ses yeux la plus digne protectrice de son infortune. Les habitans de Lansac, reconnaissant enfin leur seigneur, retrouvant ce bon Florestan, qui jamais n’avait ajouté le poids d’une dure parole au poids de leurs chaînes, se jetèrent à ses genoux, et lui protestèrent de leur entier dévoûment. Ainsi le Croisé, seul tout-à-l’heure, et repoussé d’une manière aussi barbare par l’objet de tant d’amour, se vit bientôt entouré d’une foule compâtissante et dévouée.

Il quitta, soutenu par le bras de la belle Émilie, consolé par ses douces paroles, il quitta les terres du baron, et s’avança, suivi de ses vassaux, de ses serfs, ou plutôt de ses amis, vers Lansac et le château de ses pères. Émilie ne lui parla point de sa mère, ce silence lui dit assez que sa mère n’était plus ; et à l’approche de ce château, où il avait vécu entouré de tout ce qui fait aimer la vie, et où il allait rentrer seul, pour y vivre seul, ses jambes tremblantes refusèrent de le servir. Enfin, appuyé sur Émilie et sur le père de cette fille, acceptant le glorieux patronage dont l’ange l’avait trouvé le plus digne, il arrive jusques près du pont du château.

Les portes étaient fermées ; l’on apercevait sur les remparts des bannières flottantes, et l’on entendait des chants d’église.

Quel est, dit Florestan, quel est ce spectacle inaccoutumé ? pourquoi des bannières sur les remparts ? pourquoi ces portes fermées ? La nouvelle de mon retour est venue jusqu’ici, et nul n’a dû pénétrer pendant mon absence dans le château de mes pères : frappons ; ils frappent.

Les chants cessèrent, les bannières s’approchèrent des remparts, des moines se mirent aux créneaux ; on les voyait sur deux ou trois rangs crier, qui va là ?… Le plus près des ponts s’adressant aux serfs, les gourmanda sur leur hardiesse.

Ouvrez, répondit le père d’Émilie, ouvrez ; votre seigneur et le nôtre, arrive de la terre sainte, et revient prendre possession de son château. Nous n’avons, répondit le moine, de seigneur que le comte de Lansac, et nous sommes en prières pour obtenir son retour. Esclave, vois ces saintes bannières, ces croix miraculeuses, ces reliques sacrées, nous les promenons dévotement sur les remparts pour fléchir le doux Jésus et son bien-aimé le bon apôtre saint Pierre, le voyageur apostolique. Dans ces croix il y a des morceaux de la vraie croix ; ces reliques sont celles de Jonas, qui fut vomi par la baleine quand on le croyait disparu pour toujours. Sur ces bannières, on voit la Vierge immaculée et son divin fils, et le chaste Joseph, revenant de la terre d’Égypte ; elles nous obtiendront, jointes à nos cantiques, le retour de notre tant désiré seigneur, et nous continuerons une fois le mois ce saint exercice, jusqu’à ce que le comte soit revenu.

Eh bien ! saints pères, répondit le serf, remerciez le doux Jésus et l’apôtre voyageur et la Vierge immaculée. Le bon Dieu, touché de vos prières, a ramené votre seigneur, il est arrivé. Il est là, il frappe à sa porte, et sa porte ne s’ouvre pas. Mon doux Jésus, s’écria le père, sainte mère de mon Dieu, soyez bénis ! notre seigneur est de retour ; paraissez, monseigneur, montrez-vous à nos frères impatiens de vous contempler.

Me voilà, dit Florestan, me voilà ; votre zèle me touche, et je saurai le reconnaître. — Ah ! satan, s’écria le moine, vade retro ! vil imposteur, retire-toi : comment canaille, vous osez soutenir la fraude, et nous présenter ce pélerin vagabond comme votre seigneur !… Ce n’est ni le comte, ni la comtesse, ni le beau Florestan, leur héritier, ni l’aimable Laurette. Hélas ! tous les quatre nous quittèrent, malgré nos pleurs, et sont en pélerinage dans les champs de Solyme !…

Ici le moine versa d’abondantes larmes… Esclaves, ajouta-t-il impérieusement, repoussez ce vagabond, ou je vous excommunie au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…