Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXIV



CHAPITRE XXIV.

L’Albigeoise. — Arrivée de Florestan à Lansac.


Ils partaient d’un champ voisin, où deux ou trois familles, depuis les aïeuls jusques aux petits-fils, les hommes et les femmes, les uns conduisaient la charrue, les autres arrachaient les herbes parasites, d’autres jetaient la semence devant les pas du laboureur ou suivaient les bœufs que leur jeunesse ne leur permettait pas de conduire encore, et adressaient à l’Éternel leur double prière du matin, le travail et les paroles sacrées que leurs aïeux leur avaient transmises pour les transmettre à leur tour à leurs enfans. Ils n’avaient point de prêtres parce qu’ils étaient pauvres ; ils n’avaient point de temples parce qu’ils n’en sentaient point la nécessité, ou plutôt ils avaient pour temple la voûte éternelle, pour autel la terre parée des bienfaits de son créateur, pour prêtres les chefs des familles, et pour doctrine leur vertu et l’évangile. Tous les soirs, autour du foyer, le père lisait la bible à ses enfans. Il leur faisait connaître la sainteté du dévoûment à la patrie, à la famille, à l’amitié, si souvent célébrée dans les livres des Hébreux ; et, quant aux histoires particulières renfermées dans ces livres, il s’en remettait à leur raison non froissée par les préjugés, et leur raison distinguait aisément ce qui n’était que le récit d’un événement véritable ou supposé, de ce qui devait rester comme règle et précepte. La nôtre est moins libre, et nous avons besoin de l’éclairer par la critique.

Florestan, retenu par leur bienveillance ingénue, acheva doucement près d’eux une journée si péniblement commencée. Il s’instruisit de leurs dogmes et de leur vie. La religion de leurs aïeux remontait aux premiers temps du christianisme ; ils la leur avaient transmise telle qu’ils l’avaient reçue des Apôtres, et ces familles patriarchales, vivant loin des villes, dans ces montagnes ignorées, n’y avaient rien ajouté.

Florestan retrouva parmi ces chrétiens primitifs, tous les principes de son père, et, dans leur vie, la preuve de ce qu’il lui disait toujours constituer le bonheur : le travail.

Ils essayèrent de le retenir parmi eux ; le récit de ses infortunes les avait intéressés vivement. Son long voyage, sa visite au tombeau du Sauveur, qu’il ne leur dit pas avoir couvert de sang, le leur montraient comme un homme extraordinaire. Une aimable Albigeoise, laissant aller son cœur à ce sentiment de pitié qui rend les femmes si belles et si aimables, mettait sa félicité à lui faire oublier ses peines. Démêlant mal le sentiment de la jeune fille, et se voyant comme il avait été, et non tel qu’il était, il crut avoir inspiré de l’amour, et n’en fut que plus certain de l’amour de sa Gabrielle et plus impatient de la revoir. Gabrielle l’arracha de cette famille, où, sans elle, il aurait peut-être arrêté ses pas à jamais. Il dédaigna la charrue du montagnard et les tendres sollicitations de l’Albigeoise ; il quitta les amis que la Providence avait placés devant lui. La famille entière le conduisit sur la montagne voisine. L’Albigeoise l’arrêta par la main pour la dernière fois, et la sentant se retirer de la sienne, lui dit : « Ta main, qui m’échappe, cherchera quelque jour, vainement, pour s’y appuyer, la main de la montagnarde. » Il s’éloigna.

Il traversa les champs rhuténiens, et après quelques jours de marche, enfin il arriva sur le sol natal.

Quoique les terres du comte de Lansac et du baron fussent très-étendues, cependant le château du comte et celui du baron étaient voisins ; les champs des deux villages commandés par ces forteresses étaient contigus ; les deux châteaux avaient été bâtis sur les limites. Florestan parvenu jusqu’au point où le chemin se sépare en deux et se dirige d’un côté vers Lansac, et de l’autre vers le château du baron, s’arrêta, ne sachant dans quelle voie il engagerait ses pas.