Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXII



CHAPITRE XXII.

Le Chevalier des Mœurs.


Gabrielle n’est plus ; Florestan se hâte d’arriver aux lieux où il l’a quittée, et le chevalier des Zéphirs, que mes lecteurs n’ont pas tout-à-fait oublié peut-être, fidèle à sa parole comme tout chevalier errant, arrête les chevaliers sur les grands chemins, rompt des lances dans les tournois, et prescrit à tous les vaincus la loi de le suivre, eux et leurs écuyers donnant du cor.

Vous savez quelle loi lui fut imposée à lui-même : il doit proclamer devant tout le peuple, en présence de cinquante chevaliers, au son du cor des écuyers, la fidélité de Gabrielle envers son Florestan ; il doit la proclamer la plus fidèle des amantes, sinon la plus belle. Quant à sa beauté, rien ne saurait l’égaler ; plus il voit de beautés célèbres, plus il en est convaincu ; mais il n’est pas aussi certain de sa fidélité, malgré sa propre expérience ; mais enfin, puisque le sort des combats le contraint à proclamer la plus constante en amour, il veut mettre le bon droit du côté de la fortune et de la victoire ; il emploie tous ses moyens auprès des dames pour les subjuguer et faire que l’amante de Florestan, la seule qui lui ait résisté, reste au milieu de son sexe vaincu, comme une exception à sa faiblesse, comme un monument merveilleux des triomphes du vainqueur, et semblable à ces colonnes debout, seules, au milieu des déserts habités jadis, et qui annoncent aujourd’hui bien mieux que leur victoire sur le temps, la victoire du temps sur tout ce qui n’est pas elles. Sa gloire, à lui chevalier des Zéphirs, y est doublement intéressée. Serait-il réduit à confirmer par cent combats, par un aveu public en présence de tant de chevaliers, une assertion fausse ou douteuse ? Il faut, enfin, cette consolation à son amour-propre, que, puisqu’il aura subjugué toutes les dames, il n’ait pas subjugué l’amante de Florestan, parce que Dieu l’a mise au milieu de son sexe, comme memento d’une vertu dont les dames ont perdu la mémoire, et qu’il n’ait, lui, échoué que devant l’impossible.

Avec de pareilles idées, de semblables projets, son amabilité, ses principes, et l’opinion qu’il a des dames, on doit concevoir par quels hauts faits il marque sa route.

Il ne partit pas de Beaucaire sans avoir réduit beaucoup de chevaliers et beaucoup de belles. L’apparition de Gabrielle le favorisa sans doute ; les amans avaient quitté leurs maîtresses pour courir après l’inconnue, et le dépit et la jalousie firent accueillir les consolateurs. Le chevalier des Zéphirs, à lui seul, tarit plus de larmes que tous les autres ensemble ; mais bientôt, honteux de ces triomphes, dûs plus encore à la fuite des amans qu’à la perfidie des amies, il jure de n’attaquer désormais que des femmes toujours aimées, et de faire plutôt couler les larmes du regret que de les essuyer.

Je ne sais pourquoi Dieu le permit. Le succès couronna son audace : il vainquit tous les chevaliers, ou du moins ne fut vaincu par aucun ; quelquefois entre eux la victoire resta indécise, mais toujours elle couronna sa tête de myrtes amoureux dans ses démêlés avec nos arrière-grand’-mères. L’archevêque Turpin, dans une occasion pareille, disserte savamment, cherche la cause d’une grande quantité de semblables victoires remportées par un perfide de son temps ; et, ne pouvant la découvrir, consulte les dames ; elles lui répondent : « Il triomphe, parce qu’il n’attaque que des infidèles. » L’archevêque trouve cette raison assez bonne, et là-dessus il fait l’éloge de la fidélité des dames fidèles. La Chronique, où nous puisons les faits de cette histoire, assure que les contemporaines du chevalier s’écriaient, au récit de ses triomphes : « La belle chose vraiment ; il ne s’est adressé qu’à des volages ! » Et moi qui vous parle, il m’est arrivé quelquefois d’entendre les honnêtes prudes s’écrier, au récit des succès obtenus par des amans sur leurs amies, ou sur les amies de leurs amis, et dont on prenait texte pour disputer au beau sexe en général la constance en amour : « La bonne raison ! ces messieurs n’ont attaqué jamais que des femmes faciles. » Ces réponses unanimes, et de tous les siècles, m’avaient décidé à insérer ici la dissertation du savant archevêque, et son éloge de la fidélité des femmes fidèles, comme il dit ; mais on m’a observé que cet ouvrage était dans toutes les bibliothèques, sur la toilette de toutes les belles, dans le portefeuille de tous les amans, et je me suis volontiers dispensé de copier ce que personne n’ignore.

Il est donc convenu, et j’en fais ici ma profession de foi, que la constance et la fidélité sont les vertus du beau sexe en masse et de chaque femme en particulier, hormis de celles qui sont infidèles, volages ou faciles, c’est-à-dire, sauf les exceptions que chacun peut rencontrer dans le cours de sa vie. Les exceptions prouvent la règle au lieu de la détruire ; c’est un axiôme de l’école, dont jamais la vérité ne fut contestée, ni par Aristote, ni par Molière. Mesdames, personne plus que moi ne connaît vos vertus et vos rigueurs ; pardonnez à ma plume de tracer des tableaux qui, je l’espère, vous font plutôt sourire qu’ils ne vous déplaisent ; vous savez à quoi nous engagent les devoirs d’historien ; nous racontons et n’approuvons pas ; et pour achever de me faire pardonner le récit des torts, des principes et des prouesses du chevalier des Zéphirs, je vous jure que nul ne vous aime plus que moi, que je n’ai trahi nulle d’entre vous, et que, malgré les volages que j’ai rencontrées, car, le croirez-vous ? j’en ai rencontré, et c’est presque encore une preuve qu’il y en a encore aujourd’hui ; trompé par l’une, consolé par l’autre, accueilli par plusieurs, vous m’avez pourtant mis à même de vous rendre ce témoignage flatteur, témoignage que je vous rends à la face d’Israël, comme on disait autrefois ; ou que je crie sur les toits, comme on dit aujourd’hui : Toutes les femmes sont fidèles, hormis celles qui ne le sont pas.

Ma paix faite avec le beau sexe, il me serait permis, sans doute, de raconter les aventures de mon héros, et de faire voir comme quoi il vainquit les géans, les enchanteurs et les chevaliers, comme quoi il eut le malheur de ne rencontrer que des volages, soit qu’il guerroyât dans la classe des Agnès, ou dans l’ordre des prudes, ou parmi les femmes aimables qui ne prétendent pas s’élever au-dessus de la nature, et se contentent de compenser les faiblesses de l’humanité par les qualités d’un cœur noble et généreux, indulgent envers les autres et facile au malheur ; femmes charmantes, ornement de la terre, douceur de la vie, dont on blâme l’inconstance par égoïsme, parce que rien ne peut compenser le bonheur d’être aimé d’elles, mais qui ne nous enlèvent ce bonheur que pour consoler d’autres infortunés ; car elles ne peuvent rendre heureux tous les malheureux à la fois ; ainsi la douce lumière du jour nous abandonne aux ténèbres pour aller les dissiper sur un autre hémisphère. Je puis me vanter d’avoir, avec beaucoup d’adresse, gagné l’esprit de mes juges en cornettes et en chapeaux de paille d’Italie ; et, derrière les éloges mérités, mais flatteurs, que je viens de donner, avec profusion, aux belles de notre temps, je pourrais, sans craindre leur courroux, dauber, comme on dit, sur les belles d’autrefois ; mais je me tairai pourtant sur les détails. Je compte, in petto, je récapitule, à part moi, les prouesses du chevalier, et je ne dis à haute voix que le tolal des triomphes notés sur son livre de raison.

Chevaliers vaincus d’après l’ordonnance de Gabrielle, ci 
 50
Écuyers donnant du cor, obligés d’accompagner les chevaliers, ci 
 50
Exceptions à la règle générale de la fidélité du beau sexe, ci 
 100
___
Total des victoires remportées par le chevalier des Zéphirs 
 200

Ce chevalier était d’abord un bien mauvais sujet, comme disaient les douairières auxquelles il ne disait rien, ou un homme accompli, comme l’attestaient les mamans qu’il avait l’air de vouloir courtiser parce qu’elles avaient de jolies filles ; mais quoiqu’il en fût, il s’était bien amendé. En courant le monde, il était devenu tout-à-fait homme de bien, malgré le proverbe. La preuve en est dans sa conduite nouvelle. Être aimé, rompre, et rire de la délaissée, était jadis l’affaire d’un moment ; il croyait la désoler et venger l’honnête amant quitté pour lui. Cette fois il fit des réflexions profondes.

Les femmes, se dit-il, me traitent de scélérat ; et, quoique ma scélératesse soit assez de leur goût, puisqu’elle ne les effraie ni ne les étonne, peut-être n’en est-elle pas moins un tort de ma part : elles quittent leurs amans pour moi, parce que, disent-elles, je suis l’homme créé par le ciel tout exprès pour elles. Elles ont été fidèles à leur amant avec tout autre, et sans moi elles l’auraient toujours été de même. Dois-je les punir de me trouver aimable ? Si je vous avais vu le premier, je n’aurais aimé que vous, m’ont-elles dit ; supposons que j’aie été le second : elles m’ont vu ; il ne doit pas y avoir de troisième ; restons-leur fidèle à toutes, c’est-à-dire faisons croire à chacune que je l’adore toujours ; si je suis aimé de cent femmes à la fois, ces cent infidèles ne l’ayant été qu’à cause de moi, sont dès ce moment cent amantes fidèles, à toute épreuve, et qui seront toujours à moi ; et comme je n’en veux plus, elles ne seront à personne, personne ne pouvant plus les séduire ; quel honneur n’en résultera-t-il pas pour ces dames et pour moi ? Supérieur aux missionnaires, j’aurai fait chasser les soubrettes complaisantes, refuser les billets doux, et mettre à la porte les chevaliers errans, les moines et les directeurs ; car qu’a-t-on besoin de soubrettes, de billets doux, de confesseurs, de chevaliers et de moines, quand on ne veut plus pécher ?

« En vérité, je suis le Chevalier des Mœurs. Je prends, dès aujourd’hui ce titre auguste. Quel bonheur pour la société ! Je me donne la peine de rappeler les dames à la vertu la plus austère : posons que je ne leur eusse pas fait la cour, d’autres la leur auraient faite ; et comme le Ciel n’avait créé tout exprès pour elles que moi seul, elles auraient écouté le second amant, et le troisième et le quatrième, ainsi de l’un à l’autre. Aucun de ces amans n’étant l’homme appelé par leurs vœux, elles auraient été volages toute leur vie ; je parais : voilà l’homme ! s’écrient-elles. Elles m’écoutent, c’est naturel ; mais elles n’en écoutent plus d’autre : c’est superbe ; donc elles auront eu deux bons amis seulement ; c’est de la vertu, de la très-grande vertu, ou je ne m’y connais pas. Grâce à moi, jadis nommé le beau chevalier ; hier, chevalier des Zéphirs, et aujourd’hui et à jamais chevalier des Mœurs. Notre siècle, dans mille ans d’ici, passera pour le bon siècle, le siècle de la morale ; et les prédicateurs et les missionnaires, du haut de la chaire évangélique, tonnant contre le dérèglement des belles de ce temps-là, de l’année 1819, par exemple, offriront nos dames pour modèles à nos arrière-petites-filles, avec autant de raison qu’ils vanteront la guerre des Croisades aux guerriers ; la fête de l’âne aux dévots, et le gouvernement féodal aux peuples. Je serai, moi, la cause principale de tous ces éloges, et j’espère qu’à cette époque, si mes os viennent à être découverts, je ferai des miracles ; car j’entends donner en mourant tout mon bien à l’Église, et mourir dans un froc ; il faut faire une bonne fin après une sainte vie. »

Telles étaient les sages réflexions du chevalier des Mœurs. Pour ramener la fidélité sur la terre, il cherchait à multiplier le nombre des infidèles ; mais au lieu de les quitter comme autrefois, en riant, il s’éloignait en gémissant. Forcé, disait-il, d’obéir à son vœu de courir les champs pour redresser les torts, pour châtier les géans et délivrer les pucelles, il s’éloignait ainsi après avoir reçu de nouveau les sermens de ces dames. Pouvaient-elles y manquer jamais ? Le Ciel l’avait tout exprès créé pour elles ; lui seul leur avait fait connaître l’amour. Les discours qu’elles lui avaient tenus à son arrivée lui étaient répétés à son départ ; et sans rire, n’en déplaise aux méchans, car elles pleuraient en le voyant partir, et même quelquefois après qu’il était parti.

Glorieux du bien qu’il faisait sur la terre, et pour entretenir dans leurs nobles résolutions ces plaintives Pénélopes, il avait augmenté son train d’une demi-douzaine de scribes, qui, tous les huit jours, leur expédiaient une nouvelle circulaire remplie de tendresse, de regrets et de fidélité.

Nous croyons à ce qui nous flatte. On fut persuadé de l’amour du chevalier, de sa constance même ; on prit des lecteurs pour faire déchiffrer ses épîtres, car les dames ne savaient pas lire dans le bon temps ; c’était la cause de la pureté de leurs mœurs. On lui répondit une première fois ; on voulut lui répondre une seconde, mais mille raisons en empêchèrent ; la paresse, d’autres affaires, les observations des lecteurs qui, peu à peu, se permirent de critiquer les lettres du fugitif, et oublièrent enfin de les lire ; la difficulté de trouver des écrivains, le désagrément de la plainte, les torts du chevalier, car, enfin, il était absent, et qu’est-ce qu’un amant absent, je vous le demande, mesdames ? vos grand’-mères avaient donc raison contre lui, mais il était peut-être excusable. À cette époque Voltaire n’avait pas écrit ; le chevalier des Mœurs ne savait donc pas tout ce qu’on risque, hélas ! quand on quitte sa belle ! Je cite ce méchant Voltaire pour avoir occasion de crier haro sur ce baudet qui, certes, a largement tondu dans le pré des moines, et qui, pour ce fait, et ses médisances sur le compte du beau sexe, mériterait bien la colère de MM. les vicaires-généraux de Paris, et la mienne aussi. Ne l’avons-nous pas manqué ; ces messieurs à propos du Carême, et moi, à propos du chevalier des Mœurs ? Gloire donc à MM. les vicaires-généraux de Paris, et haro sur Voltaire ! Mais convenons pourtant de la vérité du proverbe : les absens ont tort ; il est la justification complète de ces délaissées. Je n’oublie aucun moyen de défense du beau sexe.

Il fut donc, avec étonnement, reconnu que ce pourrait bien être tout autre que lui que le ciel avait tout exprès créé pour elles.

Cependant, le chevalier des Mœurs pensait toujours à ses tendres amies, et quand il eut réuni les cinquante chevaliers, il leur écrivit à toutes de se rendre sur les terres du baron où leur fidélité recevrait sa récompense ; c’était une expérience nouvelle. De cette manière, disait-il, je saurai à quoi m’en tenir sur la vertu. Si elles m’ont remplacé, si elles ont trahi leurs sermens, elles ne viendront pas. Si elles ne viennent pas, Gabrielle sera bien réellement la seule fidèle ; si elles viennent, ce sera une preuve de leur constance nouvelle, et Gabrielle sera la fidèle des fidèles, car elle seule n’aura jamais failli. Toutes ces dames la proclameront la merveille du siècle ; je me fais un plaisir délicieux de lui procurer ce triomphe, il avancera peut-être mes affaires, car je sens que je l’adore ; et je m’acquitterai envers ces pauvres femmes en leur faisant faire connaissance avec les cinquante chevaliers et les cinquante écuyers donnant du cor, cela fait un pour chacune, et peut-être le ciel les a-t-il créés les uns pour les autres, à mon défaut. Ce n’est pas pour rien que cette pensée m’est venue ; les voies de la Providence sont quelquefois bien obscures ; ainsi l’a dit l’autre jour le prédicateur.

Les lettres de convocation expédiées, le chevalier des Mœurs, à la tête de ses cinquante chevaliers et de leurs écuyers, se mit en marche vers les terres du baron ; ils traversèrent cette ville qui règne sur deux fleuves tributaires, aussi fameuse par la beauté des dames que par le noble courage des habitans ; on accourut sur leur passage, et le bruit de la punition imposée au chevalier, et la vue des preuves de sa valeur, et la célébrité de Gabrielle qui, depuis le tournoi de Beaucaire, s’étendait d’un pôle à l’autre, ayant exalté toutes les têtes, les chevaliers errans, de passage à Lyon, et leurs maîtresses, et les pucelles allant en quête de leurs chevaliers emprisonnés par les sorcières et les jalouses qui prétendaient éclipser la beauté de la baronne, c’est-à-dire une multitude infinie, se joignirent à la troupe du chevalier des Mœurs, et se mirent en marche pour Toulouse, soit en côtoyant les rives du fleuve, soit en s’abandonnant à ses ondes rapides. Quand les chevaliers virent cette foule brillante, ils décidèrent qu’un tournoi suivrait l’accomplissement de la parole de leur vainqueur : tournoi consacré à la fidélité des dames, et où l’excellence de celle de Gabrielle serait remise en question ; on députa au baron pour lui annoncer le tournoi et le prier de faire préparer le camp ; flatté de cette ambassade, dont il ignorait le motif, il fit dresser les échafauds, nomma les juges du tournoi, et tout cela pendant la maladie et à l’insu de sa fille. La nouvelle du tournoi parvint jusques aux délaissées, presqu’en même temps que la circulaire du fugitif ; elles partirent donc, prétendant au prix de la fidélité ; elles partirent, accompagnées chacune d’un chevalier courtois pour les défendre contre les géans.

Ainsi, tout était en mouvement, depuis les bouches du Rhône jusqu’à son embouchure, depuis les Alpes jusqu’aux Pyrénées, pour l’amante de Florestan, ou pour lui disputer le prix d’une vertu, la gloire du beau sexe.