Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XVI


Le Roi (4p. 61-65).


CHAPITRE XVI.

Le Baron et les Moines.


Je l’ai déjà dit, le père de Gabrielle était un baron puissant et riche, point philosophe comme le comte de Lansac, croyant plus aux prêtres qu’à Dieu, dont il ne s’occupait guère ; il ne savait pas lire, mais il savait boire, et quand il avait bu, ni Dieu, ni diables, ni prêtres, comme il le disait lui-même, ne lui auraient fait entendre raison ; il ne l’entendait guère mieux quand il était à jeun, car il était violent, entêté, détestait la contradiction, ne connaissait de loi que sa volonté, et de la religion que ce qui s’accommodait à ses passions. Il trouvait fort bon que les moines excommuniassent, damnassent, pressurassent les citadins et les vilains ; il leur prêtait main-forte pour les réduire, quand ils osaient résister ou murmurer ; mais lui, baron, ne voulait être excommunié, ni damné, ni pressuré. Il croyait aux foudres de l’Église ; il convenait qu’il serait perdu dans ce monde et dans l’autre s’il était excommunié, et c’est pour cela qu’il ne voulait pas l’être. Le comte de Lansac méprisait les moines et la théologie, mais il les craignait ; le baron était convaincu de leur divinité, mais il ne les craignait nullement. Aussi, l’un partit pour la croisade, n’en ayant nulle envie ; l’autre n’y alla pas quoiqu’il désirât fortement d’y aller. Les moines lui conseillèrent de se croiser, ç’en fut assez pour le décider à ne pas le faire. Quand il sut les miracles qui s’opéraient dans le château de Lansac, il se mit en embuscade, fit prisonniers une douzaine de moines, les mena bâillonnés dans son château, les fit mettre tout nus et attacher à des poutres, chacun vis-à-vis d’un serf, armé d’une poignée de verges.

Mes amis, leur dit-il, je sais que vous avez le pouvoir de lier et de délier sur la terre comme au ciel ; mais je ne souffrirai pas que vous me liez malgré moi ; je veux, au contraire, que vous fassiez pour moi ce que Notre Sauveur ne m’a pas donné la puissance de faire moi-même. Je suis noble, haut et puissant seigneur, baron de Languedoc, et vous êtes tous des fils de vilains, ou, tout au plus, de bourgeois, et vous me devez obéissance et respect, corbleu !

Vous pouvez faire des miracles, je le sais, il s’en fait au château de Lansac ; mais, corbleu ! je ne veux pas qu’il s’en fasse dans le mien. Il ne me plaît pas de me croiser, je veux rester chez moi, parce que… Mes serfs, gens éloquens, vont vous dire le reste, corbleu !

Il fit un signe, et les serfs frappèrent à coups précipités sur les dos monastiques ; les hommes de Dieu furent fustigés d’importance, excepté l’abbé parce qu’il était noble, mais il fut forcé de flageller lui-même sa milice, et rudement, car le baron le faisait recommencer quand il n’entendait pas les coups de verges à cinquante pas de distance.

L’opération terminée, il fit boire les moines. Sans rancune, leur dit-il, soyons amis ; faites payer la dîme, mais ne me la demandez jamais ; car je serais, en conscience, obligé de la payer, et je ne veux pas la payer ; faites obéir le peuple, il est ici-bas pour cela ; mais gardez-vous de me rien commander. L’Église est au-dessus de la noblesse, je le sais ; mais je ne veux personne au-dessus de moi ; ainsi, ne vous y mettez pas ; vous connaissez mes raisons, je vous les redirais avec plus d’éloquence encore, si vous faisiez mine de les oublier. On pourrait trouver mauvais que je ne prisse pas la croix, je veux donc un miracle qui prouve que Dieu m’ordonne de rester chez moi. Je veux ce miracle pour demain à midi, sinon demain à une heure, votre couvent sera brûlé, et vous serez rôtis, corbleu !

Il dit, et après leur avoir fait reprendre leurs habits, il se jeta à genoux, se confessa de la liberté grande, leur en demanda l’absolution et leur bénédiction, qu’ils lui donnèrent. Le miracle eut lieu le lendemain : la sainte Vierge pleura à chaudes larmes. Interrogée, elle répondit que le départ du baron pour la croisade la laisserait à la merci de ses ennemis. Elle exigea qu’il restât pour la défendre ; il promit de rester, se fit armer chevalier de la sainte Vierge par l’abbé, resta ; et, vanté par les moines, passa dans la contrée pour une espèce de saint.