Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XIX


Le Roi (4p. 85-95).


CHAPITRE XIX.

Le véritable Croyant.


le baron.

Vous me faites, vraiment, de belles propositions. Si je n’étais pas un catholique ferme et décidé, apostolique romain et chevalier de la Vierge, je me moquerais bien de vos juges et de leurs jugemens ; je vous aurais passé tous au fil de l’épée quand vous avez condamné ma fille au feu ; je me mettrais à la tête de mes gens et du peuple qui vous déteste, je me ferais Albigeois, et j’irais démolir votre couvent. Loin de là, je vous prêterai main-forte contre les hérétiques, nous les exterminerons, comme il est écrit, et nous partagerons leurs terres ; c’est-à-dire que vous aurez dans votre part ce que je ne mettrai pas dans la mienne ; car j’entends que vous le vouliez ainsi. Je tiens vos juges, dans un cachot, attachés contre le mur, vous sentez bien qu’ils déchireraient leur jugement, si je les en priais ; mais je n’en ferai rien. Leur jugement est juste, il faut qu’il soit exécuté. Pour qu’il ne le soit pas, il faut que ma fille n’ait pas été ce qu’elle a été ; voilà ce qu’il n’est pas en mon pouvoir de faire, et qu’il faut que vous fassiez. Vous et vos juges ne sortirez d’ici que quand ma volonté sera la vôtre. Ne me faites pas répéter, car les répétitions m’ennuient.

le théologien.

Monseigneur, votre proposition n’est pas raisonnable. Est-il possible qu’une chose soit et ne soit pas ?

le baron.

De quoi vous avisez-vous d’invoquer la raison ? Est-il raisonnable qu’un tas de fainéans, comme vous, vivent aux dépens de ceux qui travaillent ? cependant cela est, et doit être, parce que Dieu le veut.

le théologien.

Il y a des choses impossibles. Par exemple, un bâton aura toujours deux bouts ; c’est décidé.

le baron.

Vous êtes un hérétique, mon ami. Un bâton a deux bouts, si le contraire n’est pas porté dans les saints évangiles ; mais si Notre Seigneur Jésus avait dit qu’un bâton n’a qu’un bout, il est certain que vainement nos yeux et nos mains lui en trouveraient deux, il n’en aurait qu’un. Vous êtes obligé d’en convenir ; autrement, vous détruisez le miracle perpétuel sur lequel repose notre sainte religion romaine, et vous et moi sommes des idolâtres, comme disent les Albigeois.

le théologien.

Si Jésus-Christ l’avait dit, cela serait ainsi ?

le baron.

L’Église ne peut errer, elle est infaillible en matière de foi. N’est-il pas vrai ?

le théologien.

Il est vrai.

le baron.

Lorsqu’elle décide que Jésus a dit une chose, il est vrai qu’il l’a dite.

le théologien.

J’en conviens.

le baron.

Donc, si l’Église décidait qu’il a dit qu’un bâton n’a qu’un bout, il l’aurait dit, en effet ; vous le voyez, mon ami, je suis ferme sur les principes, et j’exterminerai tous ceux qui ne le seront pas.

le théologien, les larmes aux yeux.

Le ciel vous maintienne dans ces saintes dispositions. Un aussi bon chrétien mérite toute la protection de l’Église. Nous allons brûler le jugement, et déclarer votre fille en commerce avec les anges.

le baron.

Ce n’est pas cela. Je ne veux pas être protégé. Le clergé est au-dessus de la noblesse, je le sais, mais je veux qu’il veuille se tenir au-dessous. Si j’étais roi, j’obéirais au Pape qui est le supérieur des rois, puisqu’il a les clefs de saint Pierre et le glaive à deux tranchans ; mais je voudrais qu’il voulût ce qu’il me plairait. Si j’avais été à la place du roi de France que notre Saint Père a excommunié, je me serais jeté à ses genoux, comme de raison, et pendant que je lui aurais baisé la pantoufle, je l’aurais fait battre de verges, s’il m’y avait forcé, lui, et le sacré collége et tous les prélats du concile, jusqu’à ce qu’ils eussent eu la volonté de ne pas m’excommunier ; car je sais qu’un excommunié est perdu dans ce monde et dans l’autre.

Je veux donc que vous ayez la volonté de faire que ma fille n’ait pas été ensorcelée.

le théologien.

Monseigneur, cela n’est pas dans l’évangile.

le baron.

Il y sera si vous voulez qu’il y soit. Dieu ne lie-t-il pas au ciel ce que vous liez sur la terre ?

le théologien.

Oui, monseigneur.

le baron.

Eh bien ! ce que vous écrirez ici dans son livre, il sera obligé de l’écrire là-haut. Dieu est au-dessus de vous, cependant il vous obéit : vous lui faites vouloir ce que vous voulez. Vous êtes au-dessus de moi, vous m’obéirez aussi, parce que je vous ferai vouloir ce que je veux ; le cas est pareil.

La conversation fut interrompue par les cris des moines : à boire ! à boire !… disaient-ils d’une voix éteinte. Le baron leur fit jeter une grêle de sel. Ils descendirent le théologien pour délibérer, et quelques instans après ils le remontèrent avec des pleins-pouvoirs.

le théologien.

Monseigneur, nous avons trouvé moyen d’accommoder cette affaire, cependant je vous préviens qu’une excommunication, levée par force, subsiste toujours.

le baron, en colère.

Comment, par force ! Je ne veux pas vous forcer à lever l’excommunication, mais vous forcer à faire volontairement ce que je veux : et vous resterez là, jusqu’à ce que la volonté vous en soit venue. Esclaves, jetez cet impertinent dans le souterrain, et fermez la trappe.

le théologien.

Monseigneur… nous avons la volonté. Nos pères ont décidé qu’un de nous serait député au monastère, pour inviter nos confrères à se mettre en oraison devant les châsses des saints pour les engager à obtenir de notre Sauveur un miracle qui fasse connaître que votre fille, quoiqu’ayant été au sabbat sous la conduite du Démon, n’a été ni possédée, ni sorcière, pas plus que notre prieur et votre curé.

le baron.

L’expédient est bon ; mais je ne veux pas que vous vouliez que Jésus-Christ fasse un miracle pour le curé et le prieur : ce sont des fils de vilains comme vous, et Dieu ne peut pas s’abaisser à faire un miracle pour des vilains : ils ont été au sabbat, ils seront brûlés.

L’accord ainsi conclu, l’on descendit quelques outres dans le souterrain : les Pères burent à longs traits, et tantôt priaient Jésus-Christ de faire le miracle, tantôt chantaient le joyeux refrain du baron, dont ils connurent toute la vérité, car en buvant le vin de leur geôlier, ils se sentirent remplis d’amitié pour lui. Le théologien se rendit au monastère, et trouva les Pères dans la plus grande désolation ; ils se doutaient bien que l’écroulement de la voûte était l’ouvrage du baron, ils avaient arrêter de se venger de lui par tous les moyens possibles, mais ils n’osaient en mettre aucun en usage. Le théologien acheva de les porter à la paix. Ce seigneur, leur dit-il, est un catholique ferme et dévoué à l’Église ; nous pouvons nous servir de son épée contre les peuples, mais gardons-nous de lui résister ; tout en nous vénérant comme les images du Christ, il nous exterminerait sans miséricorde. Imitons le Pape, plions devant les forts ; il faut se soumettre aux circonstances. Le successeur du baron n’aura pas son opiniâtreté ; nous nous vengerons sur lui ; les hommes meurent, et les couvens sont éternels ; d’ailleurs, la baronne prétend vous avoir vus tous au sabbat ; son père la laissera brûler, si vous vous opiniâtrez à refuser le miracle convenu, mais il vous fera brûler aussi, car il refuse de délivrer le prieur et le curé, et certainement il ne les délivrera pas. Il ne veut pas de miracle en leur faveur.