Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XIII


Le Roi (4p. 12-23).


CHAPITRE XIII.

Gabrielle désespérée. — La Sorcière.


Pendant plusieurs jours, sa raison fut comme égarée ; tantôt elle pleurait son amant, dont elle avait, disait-elle, reçu les derniers adieux ; tantôt elle se parait pour célébrer son retour, ou pour aller l’attendre ; d’autres fois une sombre tristesse, dont elle ne pouvait dire la cause, la rendait comme insensible, et tout-à-coup les éclats de la gaieté la plus bruyante succédaient à ces noires vapeurs. Sa raison reparaissait par intervalles. Alors, tantôt elle s’abandonnait au désespoir, tantôt son cœur se r’ouvrait à l’espérance : dans ces momens lucides, ses compagnes lui racontaient les merveilleuses histoires de tant de héros ou d’amans revenus dans leurs palais ou près de leurs amies, lorsque la mémoire de leur départ était déjà perdue ; elles racontaient les miracles obtenus par l’intercession des saints ou de la Notre-Dame du pays. Que de malades guéris, de morts ressuscités ! L’une de ces discoureuses savait une oraison pour les vapeurs, une autre connaissait un ermite tout-puissant, et le résultat de ces discours était un pélerinage à la chapelle du saint, une oraison dévote sous sa niche, un présent à l’ermite. Il fut enfin reconnu que les processions étaient plus efficaces que les simples pélerinages ; on s’entendit avec les prêtres et les moines de la contrée, on convint du prix, on détermina le minimum de l’offrande, et toutes les cloches furent mises en mouvement pour appeler les fidèles sous les bannières des paroisses.

Loin de moi la pensée de blâmer ces pratiques pieuses ; j’aime à voir la femme tendre, agenouillée aux pieds de l’autel, j’honore les pleurs qu’elle verse dans la chapelle solitaire. Cet appel du malheur à la clémence divine, s’il ne désarme point la destinée, car Dieu ne peut changer de volonté, entretient, du moins, le cœur dans une confiance salutaire. La prière ne guérit point le malade qui va mourir, elle ne rend point la vie à l’être qui l’a perdue, mais elle soutient celui qui prie et lui fait trouver dans le ciel, sinon un Dieu sauveur, du moins un Dieu consolateur. Il n’a point obtenu le salut de ce qu’il aime ; mais ses prières sont montées jusqu’au trône céleste, et la résignation en est descendue. Je vois avec attendrissement ces réunions de toute une église autour de l’affligé, la douleur d’un seul devenue la douleur commune, la joie se taisant devant l’infortune, et l’accord de tout un peuple qui semble oublier sa propre misère pour réclamer la fin d’une peine qui n’ôtera rien à l’amertume de la sienne : mais je ne puis me défendre d’un sentiment pénible, quand je vois les prêtres accourir aux cris de celui qui souffre, imposer un tribut au malheur, changer les larmes du cœur en pratiques vaines, et la confiance dans la miséricorde céleste, en superstition. Ainsi, déjà détournée de sa source, la religion touche au sacrilége et au fanatisme ; imaginer des miracles et les attribuer à l’intercession d’un saint, c’est rabaisser la nature divine ; c’est, quoi qu’on en dise, substituer des dieux à Dieu. Mais le but est visible pour qui veut le voir, il est de placer le ciel sur la terre. Dieu n’accorde rien directement, il faut employer des intercesseurs auprès de lui ; ces intercesseurs ce sont les saints ; mais les saints imitent le maître, ils n’écoutent point le vulgaire ; les prêtres s’adressent donc aux saints, et les fidèles aux prêtres ; ainsi la religion est toute en dehors de Dieu, elle est de l’homme aux pontifes, elle est des pontifes aux fétiches ; rien ne ressemble à l’athéisme comme le polythéisme ; mais qu’importe ? le but est atteint. Les prêtres se sont mis entre l’homme et la Divinité ; ils sont parvenus à gouverner la terre, en lui persuadant qu’ils ont du pouvoir dans le ciel. Telles étaient les conséquences de la religion sacerdotale dans les siècles de barbarie dont j’esquisse les mœurs.

Les pélerinages, les processions, les ex-voto ne ramènent point Florestan. Un moine, qui s’était impatronisé dans le château, dont la cuisine lui convenait, offrit de faire expliquer le diable sur le sort du Croisé. Il y avait alors beaucoup de possédés, parce qu’il y avait beaucoup d’exorciseurs. Le moine interrogea un démon, renfermé dans le corps d’une pauvre béate, et le démon répondit que le Croisé reviendrait plein de gloire et d’amour. Depuis cette réponse, le démon ne parut pas à Gabrielle aussi méchant qu’on le disait. Cette façon de voir lui fit prêter l’oreille à d’étranges discours. Une espèce de créature humaine, qui jadis avait été femme, dégradée à la fois par l’âge et la misère, l’objet le plus repoussant de l’univers, en deux mots une vieille imbécille dont la tête fidèle, réceptacle des terreurs vaines inspirées en son enfance et de toutes les superstitions ramassées pendant sa longue vie, dont la tête qui semblait pétrie avec de la terre des tombeaux, était la mort vivante, et rêvait encore le plaisir et l’amour, se présenta devant Gabrielle, couverte de haillons affreux, elle vint au nom de l’enfer, et la malade n’eut pas de peine à l’en croire ; à cet aspect elle pousse un cri, jette ses draps sur sa tête, et tremblante, elle écoute la voix sépulcrale de la vieille ; peu après elle ose soulever ses draps, et regarder furtivement la sorcière d’abord à travers ses doigts, ensuite en clignant les paupières, enfin les yeux ouverts et fixes, car la flatterie et l’espérance sont toujours bien reçues sous quelques traits qu’elles se présentent, demandez aux rois s’ils daignent vous parler ; aux sages si vous en connaissez ; aux amans, car il en est encore ; ou plutôt, demandez à vous mêmes !

La vieille folle promit à la jeune fille de lui faire voir son amant, mort ou vif, c’est-à-dire de la réunir à lui pour quelques momens, s’il vivait encore, et d’évoquer son ombre s’il n’était plus ; il ne s’agissait pour Gabrielle que de l’accompagner au sabbat, de faire un pacte avec le Diable, lequel comble de biens ses adorateurs, et surtout les belles ; car le Diable aime les belles femmes ; aussi voilà pourquoi il y a tant d’ensorcelées ; encore s’il n’y avait que les belles qui le fussent ! Cette exclamation est de l’archevêque Turpin.

Gabrielle frémit d’abord à l’idée d’un pacte avec le Démon ; mais elle était amoureuse, curieuse, d’un caractère décidé ; de pareilles vertus peuvent mener loin ; elle verrait le Diable, mais son amant serait là ; elle croit au sabbat, mais peut-être le sabbat est chose fort innocente. Elle ferait un pacte avec l’enfer, mais sans mauvaise intention. Elle irait s’en confesser, s’en faire absoudre en payant, comme de raison, et en définitif, elle aurait recouvré son amant, et trompé Lucifer, quel plaisir et quelle gloire ! Quant au cérémonial, il est de rigueur, et rien n’en a dispensé jusqu’ici les honnêtes sorcières. Monseigneur ne présente jamais son visage à sa cour ; il vient au sabbat dans le costume d’un malade en conversation avec son apothicaire, et il faut lui donner un baiser dans un lieu inaccoutumé. La gentille damoiselle en fut d’abord révoltée. Se laisser faire un baiser passe ; en faire un, soi-même, on s’y résout ; mais donner un baiser au Diable, et bien plus au… du Diable ! car c’est-là, mesdames, que vous serez obligées d’appliquer vos lèvres de roses, si jamais vous allez à la réunion des honnêtes sorcières ; il faut être déjà possédée pour oser seulement hésiter !… Gabrielle n’était pas possédée encore, cependant la fièvre tourmentait son cerveau, et la vieille dessinait aussi légèrement que possible le… de Monseigneur. « Au fond, il n’était pas aussi noir qu’on le disait, il avait même de certains restes de cette beauté merveilleuse dont brillait Satan avant sa révolte contre l’Éternel. On s’y accoutumait sans trop de peine, et elle qui parle, elle sorcière, abonnée à tous les sabbats, n’en ayant pas manqué un depuis trente ans, le trouvait la plus jolie chose du monde. Elle pouvait même assurer que beaucoup de belles dames de sa connaissance qu’elle y rencontrait, ne faisaient pas les difficiles. L’autre fois, elle vit fort bien le curé et sa nièce le baiser à la fois chacun d’un côté de manière que leurs lèvres s’y rencontraient sans que Monseigneur s’en offensât, tant il est bon diable ! » La nièce du curé était jeune et gentille, son exemple faisait impression sur la malade, et la présence du curé au sabbat, la rassurait un peu, mais un baiser au… la retenait toujours. Enfin, la sorcière prit sur elle de changer le cérémonial pour la première fois ; elle se flatta d’engager Monseigneur à ne faire baiser que la patte d’abord ; le baiser au… ne serait que pour la seconde visite, quand le nez de la belle serait fait à l’odeur du brûlé, et sa bouche au charbon. À ces conditions Gabrielle donna parole à l’ambassadrice d’aller au sabbat, et se promit à elle-même de ne pas y aller une seconde fois… Baiser la patte au Diable, passe, mais lui baiser le… fi !… j’ai laissé le mot propre au bout de ma plume ; cependant je vois arriver le moment où il faudra que je l’écrive, et je ne sais comment m’y prendre.

Ah ! mesdames les prudes, si vous vouliez m’apprendre comment vous l’appelez entre vous, vous me tireriez d’un grand embarras ! Je serais alors certain de m’expliquer nettement sans offenser vos chastes oreilles, et faire rougir vos pudiques fronts : n’est-ce pas, honnêtes pigrièches ? Comment donc le nommez-vous ?….

Le jour de l’initiation arriva, la sorcière apprit à son élève les mots diaboliques, par la vertu desquels elle serait transportée au sabbat ; elles allèrent dans un bois voisin, couper elles-mêmes la baguette merveilleuse sur un vieux coudrier entre onze heures et minuit, le premier mercredi de la lune ; elles prononcèrent en la coupant les paroles magiques, la baisèrent, y gravèrent la croix et conjurèrent les puissances infernales. La vieille reçut pour sa peine, selon l’usage, de belles nippes, de l’argent et du vin, et se retira bien contente en donnant rendez-vous à sa protégée, au sabbat du premier samedi.