Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/VIII


Le Roi (3p. 220-237).


CHAPITRE VIII.

La vraie Croix. — Les Kalendes.


On a beaucoup écrit de la perfidie des Grecs ; nos histoires des Croisades en parlent sans cesse. En revanche les écrivains grecs ne cessent de se plaindre de la cruauté des Occidentaux. Les mœurs féroces de ces guerriers, leur fanatisme, leur ignorance, l’énorme quantité de gens sans aveu qui marchèrent sous les bannières catholiques, ne permettent point de douter des crimes sans nombre, reprochés aux Croisés, et légitimant, jusqu’à un certain point, les représailles des Grecs. Sans doute beaucoup de généreux et braves guerriers furent punis des forfaits qu’ils n’avaient point commis ; mais quelquefois leur conduite honorable les préserva de la vengeance d’un peuple de victimes.

Florestan n’avait point maltraité les habitans des bords du Bosphore. Il n’avait pris nulle part au massacre ordonné par le moine italien. Depuis l’incendie de l’hospice, et la mort de son père, tout entier à sa douleur, il avait horreur du sang, et quoiqu’il s’imaginât encore avoir exécuté les ordres du ciel, dans le fond de son cœur une voix terrible lui reprochait sa barbarie passée, et le menaçait d’un châtiment sans fin. Il le trouvait déjà dans ses remords.

Le pilote avait remarqué cette conduite : il résolut de le sauver. Avant de submerger son vaisseau, il avait jeté quelques planches à la mer. Quand il noya les Croisés, il ne perdit point Florestan de vue, il le saisit au moment qu’il allait disparaître pour toujours, et le conduisit sur une des planches. Tu n’as plus rien à craindre, lui dit-il, n’abandonne point cet appui, l’on te verra du port et tu seras sauvé ; tu le seras pour n’avoir point ensanglanté tes mains. Si jamais quelque malheureux réclame tes secours, ne le refuse point ; souviens-toi du pilote du Bosphore. Il disparut.

On accourut au secours de Florestan ; on le prit lui et sa planche ; un bon et saint moine qui se trouvait là cria : « Miracle ! miracle ! ce Croisé vient d’être sauvé par un morceau de la vraie croix, conquise sur les infidèles à la prise de Jérusalem, et dont il fait présent à notre couvent de Saint-Chrysostôme, selon qu’il en a fait vœu au moment du danger. »

Cette nouvelle circula comme l’éclair, dans Constantinople. Les prêtres, les moines, les dévotes s’attroupèrent. Le couvent distribua des morceaux de la relique à tous ceux qui les payèrent ; la presse fut grande, la vraie croix guérissait tous les maux, depuis le mal de dent jusqu’à la stérilité, et il en fut comme des cinq pains ; après en avoir distribué à toute la Grèce qui en distribua à toute l’Italie et l’Italie à toute la France, le couvent se trouva avec la même planche, plus épaisse, plus large et plus longue. En fait de miracles, c’est toujours, selon l’expression connue, de plus fort en plus fort.

Les moines publièrent que Florestan n’avait pas été même mouillé. Ses habits restèrent déposés dans le monastère en preuve du fait, et des voyageurs arrivés nouvellement à Marseille assurent qu’en effet ils ne sont pas mouillés du tout. Les Grecs montèrent en chaire ou prirent la plume, et discoururent sur ce miracle. Constantinople se divisa en deux opinions, toutes les deux habilement soutenues par le raisonnement, par l’autorité des livres et par la doctrine des Pères. Un parti soutint que les habits du chevalier n’avaient pas été mouillés, parce que l’eau ne les avait touchés nullement, et citait le passage de Moïse dans la mer Rouge, dont les flots s’écartaient devant lui ; l’autre parti prétendait que les flots avaient touché Florestan, puisqu’ils le portaient, mais ne l’avaient pas mouillé pour cela ; et citait Jésus-Christ et Pierre marchant sur la mer, et n’étant pas mouillés ; car, s’ils l’avaient été, les Évangiles en auraient parlé. Le patriarche, les soldats, les généraux, les ministres-d’état, l’empereur même prirent part à la dispute ; et l’on oublia d’aller secourir des villes pressées par les armées ennemies. La question était trop importante pour qu’il fût possible de penser à rien autre.

À quelque chose malheur est bon. Florestan bien repu, bien fêté par les moines, se reposait de ses fatigues. Ils lui proposèrent de prendre l’habit. Il commençait à connaître le métier, et ne le trouvait pas trop mauvais ; mais Gabrielle l’appelait en France. Il refusa, voulut partir de suite, mais resta, sollicité par ses compagnons, pour jouer un personnage important dans une solennité religieuse dont l’époque arrivait.

Cette époque était celle des kalendes de janvier, jours de merveilles inouïes.

Dans le siècle où vivait notre héros, les fêtes de Noël se célébraient avec une pompe inconnue de nos jours. C’était le bon temps, le siècle de la foi. Les monumens historiques de cette religieuse époque attestent la ferveur des fidèles. Les moines et les prêtres se mirent à boire à plein verre, et quand ils furent saouls et ivres, ce sont les mots consacrés par l’histoire[1], ils sortirent processionnellement dans les rues de Constantinople, barbouillés de charbon, de lie de vin, de boue, quelquefois presque nus, comme des prophètes, chantant des chansons obscènes, accompagnées de postures lubriques ; et quelques-uns, du haut d’un char, jetant aux passans des bénédictions et des ordures.

Au milieu des prêtres et des moines marchaient les prophètes et les apôtres, chacun dans le costume convenable : Moïse la tête ornée de cornes, Isaïe bâté comme un âne, Ézéchiel entouré de cordes, une tranche de pain à la main, arrangée comme vous savez ; David[2] dansant comme un fou, selon l’usage ; Salomon entouré d’une multitude de moines habillés en femmes, parmi lesquels on distinguait la reine de Saba, Balaam sur son ânesse, et Nabuchodonosor changé en bête, escorté par Daniel et les trois enfans de la Fosse aux Lions.

Ensuite venaient les personnages du Nouveau-Testament : saint Pierre armé d’une longue rapière, deux énormes clefs à la main, la conduisait. Au milieu des apôtres, on voyait la Vierge Marie, l’Enfant-Jésus entre ses bras, montée sur un âne couvert d’une chasuble, et conduit par le bon Joseph ; ensuite venaient le bœuf de la Noël, les mages, et la Magdeleine toute nue, ou à peu près couverte de ses cheveux[3]. Cette bande était ivre, mais elle était éminemment chrétienne. Parmi ces prophètes, on remarquait Virgile et les Sybilles[4], car on sait que Virgile et les Sybilles prédirent la naissance de Notre Seigneur Jésus ; leurs vers servirent beaucoup aux premiers chrétiens pour prouver la vérité de la religion nouvelle. Ce poëte et ces sorcières, ces prophètes et ces apôtres, débitaient des morceaux de leurs ouvrages relatifs à la venue du Messie.

À la tête de cette troupe sacrée, on voyait Florestan ; il représentait Moïse, sauvé des eaux comme lui, et portait, outre les attributs du chef Israélite, la planche de la vraie croix ; à ses côtés marchait le patriarche des fous en habits pontificaux. Les croix et les bannières, les tambours et les fifres, annonçaient au loin ces processions ; enfin, elles arrivèrent chacune dans son église. Alors la joie des fidèles ne connut plus de bornes : le patriarche, l’archevêque, l’évêque, ou le prêtre des fous, se mit à dire la messe, et pendant qu’il la disait, « les uns continuèrent leurs chants obscènes, les autres jouèrent aux dés sur l’autel, mangèrent et burent, mirent des ordures dans les encensoirs, crièrent, hurlèrent, aboyèrent, sifflèrent, firent des grimaces au célébrant, se moquèrent des mystères de Jésus, de la Vierge, de Dieu même[5]. » Cependant l’âne de Marie, couvert de la chasuble et de la mitre, était à l’autel ; le prêtre, à ses côtés, chanta la prose de l’âne[6]. À la fin de chaque verset les assistans se mirent à braire ; et comme à un autre autel un autre prêtre chantait la prose du bœuf, les fidèles se divisèrent, les uns beuglèrent, les autres imitèrent l’âne ; un parti cherchant à l’emporter sur l’autre par des cris plus éclatans[7]. Cette division entre le bœuf et l’âne en produisit de nouvelles. Les troupes légères qui n’étaient d’aucun parti, au lieu de braire ou de beugler, aboyaient, hurlaient, bêlaient, miaulaient, imitaient le chant du coq ou de tel autre animal ; mais à la fin de la messe tous les partis se réunirent et se mirent à braire en commun[8]. Ensuite, le patriarche, l’évêque ou le prêtre des fous donna sa bénédiction au peuple, lui distribua des indulgences et lui souhaita le mal de dents, la teigne, la gale et autres semblables faveurs ; la messe dite, les fidèles émerveillés se répandirent dans les rues et continuèrent, chacun d’après sa marotte, les saints exercices du jour.

Telle était la religion ; des pratiques superstitieuses ou barbares, absurdes ou indécentes, un culte et point de morale, un Dieu bizarre fait à l’image de ce que l’homme a de plus vil.

Si nous descendons de la contemplation du ciel de ce temps à l’examen de la terre, nous y verrons des papes, dignes représentans d’un Dieu furibond, des prêtres sans mœurs, une noblesse barbare et capricieuse, des rois esclaves des prêtres et des grands, des peuples livrés au couteau de l’autel, aux chevaux des gens d’armes, à l’épée de la noblesse, à la toute-puissance des seigneurs ; en peu de mots, des républiques sans lois, et des monarchies sans rois.

Pendant la longue durée de ces siècles d’ignorance et de crédulité, d’esclavage et d’anarchie, le ciel ordonnait toujours des crimes. Le sang humain coula à grands flots pour la cause du pontife et des prêtres pour fonder l’autel sur le trône, et diviser la terre comme en plusieurs fermes dont les rois eussent été les colons destituables à volonté, et les hommes les animaux de labour. Les guerres et les massacres, dont le prétexte fut, ou la délivrance des lieux saints, ou le refus des schismatiques et des hérétiques de reconnaître deux natures en Jésus-Christ et la double procession du Saint-Esprit, ou la consubstantiabilité du Père et du Fils, ou tel autre point dogmatique, ne furent que des guerres d’invasion ordonnées par les Papes pour imposer leur joug à des peuples libres, ou des guerres avec les peuples révoltés contre le sacerdoce, des commencemens d’extermination des esclaves assez hardis pour examiner les droits de leurs maîtres. On assommait ces esclaves raisonneurs comme on assomme à la boucherie le bœuf qui ne veut plus traîner la charrue.

Les saintes cérémonies que je viens de décrire se terminèrent d’une manière très-canonique. Des raisonneurs osèrent soutenir qu’elles outrageaient, non pas la majesté divine, la Divinité est trop au-dessus de nous pour être atteinte par nos folies, mais la décence et les mœurs publiques. Des hérétiques prétendirent que Dieu en était réellement offensé ; car les hérétiques, comme les orthodoxes, lisent dans sa pensée, et leurs passions sont toujours un arrêt de la justice divine. Les cabaretiers et les moines, congrégations également éclairées et morales, prirent très-mal les observations des dissidens ; il y eut même des fidèles qui soutinrent que cette fête « ayant été célébrée de tout temps[9] par de saints personnages, on ne pouvait mieux faire que de les imiter ; que d’ailleurs la folie nous étant naturelle, il fallait lui donner un libre cours, au moins une fois par an ; que les tonneaux de vin creveraient si on ne leur ouvrait la bonde, et par la même raison le vin de la sagesse nous ferait crever comme des tonneaux, si nous le laissions toujours bouillir en nous. — Enfin, et cette raison sortit de la tête d’un docteur en théologie[10], que la fête des fous n’était pas moins approuvée de Dieu que la fête de la Conception immaculée de Notre-Dame, et datait de plus loin dans l’Église. »

La conséquence de cette décision est naturelle : ceux qui blâment ce que Dieu approuve sont hérétiques, les hérétiques sont excommuniés[11], les excommuniés doivent donc être exterminés : je défie de raisonner autrement en théologie ; c’est ainsi qu’on raisonna ; et les prophètes, les apôtres, Joseph et Marie, les cabaretiers, qui vendaient du vin à la populace, la populace qui l’avait bu, les moines qui le dirigeaient et qui ne voulaient pas qu’on leur enlevât, de la religion les seules choses qu’ils en comprissent, crièrent au déiste, à l’athée, au philosophe, et maltraitèrent, estropièrent, tuèrent les ennemis de Dieu. Les discussions où la religion joue un rôle, doivent se terminer par du sang ; car, comme disent les orthodoxes, la vérité ne peut souffrir le mensonge : forcez-les d’entrer ; c’est la règle… Et voilà le bon vieux temps !




  1. Ces fêtes s’appelaient des fous, de l’âne et des sous-diacres, c’est-à-dire, des diacres saouls.
  2. Tunc Moïses, tenens tabulas legis apertas, indultus alba cappa, et cornuta facie, barbatus tenens virgam inmanus, dicat : « Vir post me veniet exhortus… " Amos, senex barbatus, spicam tenens, dicat : « Ecce, dies venient… » Abacuc, senex claudus… Duo missi a rege Balec, dicant : « Balaam, veni et fac. » Tunc Balaam ornatus sedens super asinam, et quidam juvenis tenens gladium, etc… »
    (Ducange, Glossaire.)
  3. On connaît l’aventure de la Magdeleine, à Paris, lors de l’entrée de la reine Isabeau.
    (Voir Saint-Foix et Parny.)
  4. Vocatio Virgilii Maronis : « Maro vates Gentilium, da Christo. » Virgilius, in juvenili habitu, bene ornatus respondeat : « Ecce, etc. » Interim Nabuchodonosor…
    (Ducange, Glossaire.)
  5. Extrait des descriptions de ces fêtes.
  6. Premier verset.

    Orientis partibus
    Adventavit asinus
    Pulcher et fortissimus
    Sarcinis aptissimus.

    Chœur.

    Hé ! sire âne, hé ! chantez.
    Belle bouche rechignez ;
    Vous aurez du foin assez,
    Et de l’avoine à plantez.

    (Dutilliot, Ducange.)
  7. Tunc enim inter se ad invicem clamando, sibilando, ululando, cachinnando, ac manibus demonstrando, pars victrix quantum potest partem adversam deridere conatur et superare, jocosasque trufas, etc…
  8. Dernier verset.

    Amen, dicas asine (hîc, genuflectebatur.)
    Jam satur ex gramine,
    Amen, amen itera,
    Aspernare vetera.

    Chœur.

    Hez va ! hez va ! hez va hez !
    Bialx sire asnes car allez ;
    Belle bouche car chantez.
    ...................

  9. Telles sont, en effet, les raisons qu’on donnait de cette fête.
  10. Cette thèse fut soutenue à la fin du XVe siècle par un docteur en théologie, à Auxerre.
  11. Les prêtres, partisans de la fête, regardaient comme excommuniés ceux qui voulaient la proscrire.