Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/V


Le Roi (3p. 187-196).


CHAPITRE V.

Gabrielle chevalier errant. La Fontaine des Rêves.


Cependant la fidèle amante ignorait les jactances du chevalier et les discours des jalouses. Elle croyait être connue par sa constance, et l’on égalait sa prétendue perfidie à sa beauté. Sa solitude était attribuée à sa passion nouvelle ; sa tristesse était une tendre mélancolie, et les lys répandus sur son visage, autrefois de rose, étaient, disait-on, des roses fanées par le plaisir.

À cette époque, elle ouït raconter la chute de Jérusalem et les exploits des héros chrétiens ; le nom de Florestan se trouva mêlé parmi ceux des plus braves. Le cœur de la belle battit de joie : Florestan vivait encore, il était l’honneur de l’armée, et sans doute le plus fidèle amant ! Pour s’en assurer, et plus encore pour entendre le récit de ses exploits, elle se résolut à quitter la maison paternelle et à courir les aventures, selon l’usage des pucelles du bon temps, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré quelque guerrier qui, de retour des Lieux saints, lui donnât des nouvelles de son bien-aimé. Mais comment exécuter ce dessein ? Courir les champs avec un chevalier armé de toutes pièces, c’était s’avouer sa dame ; monter sur un blanc palefroi et partir suivie d’un page, n’était pas aussi sans dangers : il est des pages entreprenans ; il est surtout des enchanteurs félons, des géans sans quartier, et même des chevaliers discourtois. Son honneur tremblait à ces affreuses idées. La vue d’une armure la rassura ; elle osa la soulever, elle eut le courage de s’en couvrir ; elle prit des deux mains la lance chevaleresque, après avoir enfermé ses longues tresses de cheveux dans un casque héroïque, et se trouvant, ainsi accoutrée, une mine charmante, elle eut la fantaisie d’aller à la quête des nouvelles de son amant, et des dames infidèles ; car, elle se proposa de troubler aussi le repos des ménages.

L’archevêque Turpin rapporte que, de son temps, toutes les femmes auraient voulu se faire hommes, et cela, même les prudes qui criaient le plus contre les amans volages, pour voler de belle en belle, ou, comme dit le saint Chroniqueur, pour courir la picorée ; c’est l’expression dont il se sert, et dont je n’aurais jamais osé me servir, moi profane ; il est vrai que les belles d’aujourd’hui seraient toutes fidèles, si elles devenaient hommes ; fidèles autant qu’elles le sont comme femmes ; car il faut que justice soit rendue, n’en déplaise aux malins.

Dans les écuries de son père, il y avait un cheval de bataille, elle le monta ; et, la visière basse, la lance en arrêt, dès que les ponts-levis du château furent descendus, un beau matin elle partit, invoquant le nom de son chevalier et de son Dieu.

Je ne vous raconterai point toutes ses aventures ; elle donna et reçut des coups d’épée ; elle fut mal le jour et plus mal la nuit ; mais cette vie errante faisait du moins quelque diversion à sa douleur profonde. Elle apprit que, sur les bords du Rhône, il se préparait un tournoi et une cour d’amour ; et, ne doutant point que ce ne fût le rendez-vous de tous les chevaliers du pays, espérant y trouver quelque Croisé compagnon de son amant, elle tourna ses pas vers le Rhône.

Elle vit en passant ces belles campagnes que le fanatisme devait bientôt dévaster, ces villes qu’il devait détruire, ce peuple fidèle à son prince, à ses devoirs, à son Dieu, que des Croisés, plus féroces que les meurtriers des Juifs et des Grecs, devaient exterminer. Elle passa devant Béziers, ville infortunée, où le poignard des Montfort et la volonté d’un envoyé du vicaire de Dieu ne devaient laisser la vie, ni à une femme, ni à un enfant, ni à un hérétique, ni même à un catholique. Elle traversa les Cévennes, où le peuple le plus ami de la patrie et de la religion est placé, par la miséricorde divine, pour offrir aux proscrits l’asile de ses vertus, de son courage et de ses rochers. Elle traversa ces montagnes, dont les moissons, arrosées des sueurs de ce peuple industrieux, devaient un jour tenter l’avarice des prêtres furibonds ; ces montagnes auxquelles ces barbares devaient donner de nombreux assauts, et qu’ils devaient gravir un jour, la torche à la main, pour y faire prêcher leur christianisme par des bourreaux, et planter la croix romaine sur des cadavres.

Ces temps n’étaient point encore ; elle ne vit que la misère des peuples et l’insolence des seigneurs. Un jour, elle arriva dans le beau vallon que la Vidourle arrose, aux lieux mêmes couverts aujourd’hui par les hameaux de Cros. Elle s’arrêta sur les bords de la belle rivière ornement de ces lieux pittoresques : la limpidité de ses flots, son doux murmure, la beauté des gazons de ses rives toujours vertes, l’aspect imposant de ces arbres au vaste feuillage, où se marient l’éternelle fraîcheur du lierre, les pampres chargés de grappes vermeilles, la pomme aux couleurs mélangées, l’arbouse de pourpre, et la verte olive, l’avaient obligée à descendre de son coursier, et à redevenir amante au doux bruit des eaux, et des vents brisés par les branches des arbres de la prairie.

Elle oublia les combats et la gloire, ses projets et son cheval ; et tandis que le coursier, débarrassé du poids de son cavalier, paissait l’herbe fleurie, la belle guerrière, assise sur la mousse de la grotte de la Fontaine, s’abandonnait à ses souvenirs, à ses espérances, c’est-à-dire à son amour ; car, souvenir, espérance, plaisirs et peines, pour les belles, ce n’est qu’amour. Comme elle rêvait tendrement, elle entendit un joyeux galoubet ; un bel enfant ailé sortit des rocs d’où s’échappe la fontaine ; il jouait de l’instrument pastoral, et pendant ce temps, des bergers et des bergères, appelés par ses doux accords, sortirent des rochers et du bassin de la source ; la Naïade, penchée sur son urne, murmurait des chants dont on ne pouvait saisir les paroles, mais sa voix, devenue plus distincte, fit enfin entendre ces mots, accompagnés par le galoubet du bel enfant et les danses des bergers.

(Ici la Chronique a été déchirée, la romance de la Naïade manque, et nous n’avons pas osé remplir cette lacune.)

La chanson de la Naïade, le murmure de son onde limpide, les doux accords du galoubet, le bruissement des feuilles du bocage et les danses des bergers plongeaient l’âme de Gabrielle dans la plus aimable langueur ; bientôt, à ses yeux ravis, parut un nouveau berger. Sa houlette était ornée de rubans, son chapeau couvert de roses ; il s’éleva du milieu du bassin ; et, symbole de fidélité, le plus joli petit chien, dont les longs poils étaient tressés avec des fleurs, le conduisit aux pieds de Gabrielle : Ô ciel, Florestan ! Florestan lui-même. Gabrielle court au-devant de lui, passe de l’autre côté de la grotte ; mais, à peine y est-elle, le galoubet cesse, la Naïade disparaît, Florestan s’évanouit, le gentil enfant se cache dans les rochers, et elle voit les plus épouvantables objets.

Les eaux du bassin s’enflèrent, s’élevèrent en mugissant. À la place de la Naïade, parut une femme aux yeux éteints et sombres : elle avait été belle, mais la douleur laissait à peine soupçonner cette beauté évanouie ; elle s’assit sur un rocher où des caractères étaient gravés. Gabrielle ne savait pas lire, mais ils signifiaient la Tristesse : c’était le nom de la nouvelle venue. Alors une foule de personnages bizarres et repoussans sortirent des mêmes rochers d’où le bel enfant était sorti ; parmi eux, il y en avait un chargé de chaînes, hâve, décharné, en horreur à lui-même, que tous les autres voulaient fuir, mais qu’il entraînait tous : on l’appela le Malheur ; auprès de lui, elle aperçut des misérables qui se donnaient la mort : elle entendit des cris de détresse ; elle vit couler des pleurs. Le Malheur s’écria : Voilà la vie ! Florestan reparut, mais sous des haillons en lambeaux ; pâle, défiguré par la misère et l’infortune, percé de cent coups d’épée, et teignant de son sang sa route pénible. À cette vue, elle s’écrie… Aussitôt un coup violent frappé sur un instrument sonore fait retentir la grotte, et Gabrielle étonnée ne voit plus que le bassin de la fontaine, les rochers mousseux d’où l’onde s’écoule, et un chevalier armé de toutes pièces, qui s’assied à côté d’elle.