Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/II


Le Roi (3p. 151-165).


CHAPITRE II.

Le Moine latin et le Moine grec.


Florestan s’approchait enfin de Constantinople. La troupe des pélerins s’était accrue, et déjà, près des bords du Bosphore, ils pouvaient se faire craindre de ceux qui ne respectaient point leur misère. Ils commencèrent par implorer la pitié, ensuite ils prescrivirent l’aumône ; enfin, ils la ravirent. Florestan n’eut point de violences à se reprocher ; il sollicita même quelquefois la grâce du faible, et l’obtint rarement. Aux véritables pélerins se joignirent des vagabonds qui jamais n’avaient exposé leur vie dans les combats, et que n’excusaient point, en quelque manière, les erreurs d’un fanatisme toujours aveugle, mais souvent de bonne foi. L’ardeur du butin avait réuni dans les mêmes bandes des moines schismatiques de Constantinople et de l’Asie aux moines orthodoxes de l’Italie et des Gaules.

Cette troupe assez d’accord quand il s’agissait de piller ou de réciter de dévotes oraisons, se divisait en plusieurs partis quand les moines, et surtout les moines grecs, nation amie de la dispute, se mettaient à discourir sur les dogmes religieux : les Grecs étaient meilleurs logiciens ou plutôt logiciens plus subtils que les catholiques ; mais ceux-ci, quand ils ne savaient plus que répondre, ripostaient à coups de poings, sorte d’argument papal qui n’est pas sans mérite. Je raconterai une de leurs conversations, parce qu’elle fut la dernière.

La troupe pénitente, arrivée au bord du canal, apercevait dans le lointain les tours de la ville impériale. En saluant de ses cris d’allégresse cette barrière de l’Europe et du christianisme, il lui sembla saluer la patrie ; alors, comme arrivée au terme du voyage, elle s’abandonna à la plus vive joie. Au pied des autels et des madones des rues, dans les tavernes et les lieux moins honnêtes encore, son contentement s’exprima, d’abord, par des cantiques sacrés et des chansons bachiques ; ensuite, par des blasphêmes et des cris de rage. Les Croisés se souvinrent qu’ils étaient sur les terres du schisme, et que la vérité ne doit pas souffrir le mensonge. En conséquence, ils battirent ou tuèrent les habitans ; pillèrent leurs maisons, les livrèrent aux flammes, et, à la lueur de ces feux purificateurs, un moine, ivre de liqueurs et de fanatisme, monta dans un tonneau défoncé, et termina saintement cette bacchanale par le sermon le plus éloquent et le plus orthodoxe. Il célébra la sainte guerre, invectiva contre Mahomet : « Oui, mes frères, s’écria-t-il, ce coquin de Mahomet, est l’antechrist, c’est la bête de l’Apocalypse, car il y a en lui le nombre 666[1]. Heureusement la bête sera bientôt assommée, car sur ce nombre, il y en a 600 de passés. » C’est vous qui lui avez porté les premiers coups, en extirpant les Juifs, les Sarrazins, les Païens, en dévastant, pillant et ravageant leurs villes et leurs champs ; aussi les bénédictions du Ciel ont tombé sur vous comme la manne sur les Israélites : vous êtes affligés de mille maux, mais vous êtes purs comme l’agneau Pascal, tous vos péchés vous sont remis, et si vous obéissez toujours à l’Église, je ne doute pas que Dieu ne vous rende les bras, les jambes et la jeunesse que vous avez perdus à son service ; car Dieu peut tout ce qu’il veut : « il peut conserver des choses sans qu’il y ait des choses[2]. Il peut rendre non fait ce qui est fait. Il peut changer une femme en fille et se changer lui-même en citrouille. » Que ne fera-t-il donc pas si l’Église l’en prie ! Et l’Église l’en priera si vous la servez, si vous exterminez ses ennemis, si vous engagez vos amis, vos frères, vos enfans, vos vassaux à les exterminer ; or, ses ennemis sont tous ceux qui ne reconnaissent point notre Saint-Père, qui n’achètent point les indulgences, et veulent s’ingérer de penser malgré nous. Tels sont ces scélérats de Grecs qu’il faudra brûler un jour eux et leurs villes, et que nous brûlerons, comme je l’espère, dès que nous serons assez forts, car ils sont dans l’erreur.

À ces mots les catholiques poussèrent un long cri de joie, mais les Grecs murmurèrent. Un moine schismatique monta sur une échelle, et dominant, de là, sur l’Italien, comme l’Église grecque espère dominer un jour sur l’Église romaine, il s’écria : C’est toi, langue de vipère qui seras brûlé ; Rome est la Babylone dont il est parlé dans l’Apocalypse, et ton Pape en est la bête aussi bien que Mahomet !… Il dit, et les Grecs rangés au pied de l’échelle, et les Romains autour du tonneau, s’écrièrent à la fois : Vous êtes des hérétiques ! — Enfant de Baal, dit le Grec à l’Italien, discutons la chose devant ces guerriers, ils jugeront entre nous. — Publicain, répondit le Romain, tu dois croire ou être lapidé, c’est la règle. Cependant, disputons et nous verrons après. — Ami, dit-il doucement aux siens, remplissez vos poches de pierres, tandis que je l’amuse.

— Sais-tu ce que c’est que Dieu, demanda, le Grec du haut de son échelle : — Si je le sais, répondit le Latin en frappant sur son tonneau ! je sais ce qu’en ont dit les prophètes, je sais ce que l’Église en a décidé ; il y a en lui une essence, deux processions, quatre relations, cinq notions, la circumincession, et trois personnes[3]. — J’en conviens, dit le Grec, surtout pour la circumincession ; quant aux trois personnes, distinguons…

l’italien.

Point de distinction ; le père, le fils et le Saint-Esprit.

un auditeur, interrompant.

Le Saint-Esprit n’existe pas[4].

un second.

Il existe, mais n’est pas Dieu[5].

un troisième.

Il est Dieu, mais n’est égal ni au fils ni au père[6].

le grec.

Il existe, il est Dieu, il est égal au père et au fils, mais ne procède que du père.

l’italien.

Malheureux ! « il existe, il est Dieu, il est égal au père, au fils, et procède du fils et du père par le moyen de la spiration active ; cette spiration est la paternité et la filiation, parce qu’elle n’a pas avec elle d’opposition relative ; elle n’est pas elle, parce que ce n’est pas par elle que le père et le fils sont constitués en état de personne. » C’est clair !

le grec.

C’est faux… et d’abord je…

l’italien.

Tais-toi. Voici comment tout cela se fait : « Le père regarde le fils comme son verbe ; le fils regarde le père comme son principe. En se regardant ainsi l’un et l’autre éternellement, nécessairement et infiniment, ils s’aiment, et produisent un acte d’amour mutuel qui est le Saint-Esprit. Il procède donc de l’un et de l’autre, comme le fils procède du père, par des processions non contingentes, car s’ils étaient contingens, ils ne seraient pas Dieu[7]. » Voilà ce que c’est.

le grec.

Je soutiens…

l’italien.

Silence ! il faut croire. Que dis-tu de la Vierge Marie ?

le grec.

C’est la mère de Jésus.

l’italien.

Anathême ! c’est la mère de Dieu. Que dis-tu de Dieu le fils ?

une voix.

Il n’est pas consubstantiel an père[8].

le grec.

Il a deux personnes et une nature.

l’italien.

Anathême ! il a une personne et deux natures.

le grec.

Tu déraisonnes, pauvre sot ; la Bible et les pères te condamnent.

l’italien.

Impossible, bélître ; impossible ! Je suis un ange, puisque je suis moine ; Dieu n’a donc rien de caché pour moi. Je suis un ange, et tu en serais un toi-même, puisque tu es moine, si tu servais le Saint-Père. Le fait est décidé par le vicaire de Dieu[9], dans un décret donné à Nîmes, et le voici.

« Les moines sont des anges, puisqu’ils annoncent les volontés de Dieu. Les moines n’ont-ils pas six ailes[10] comme les séraphins ? deux figurées par le capuche, deux par les manches, et les deux autres par le reste de l’habit : voilà, bien certainement, les six ailes !!… »

Tel est l’arrêt du ciel.

le grec.

Puisque tu es un ange, décide cette question : la lumière du Thabor, cette lumière que Jacques et Pierre virent autour du visage de Jésus transfiguré, est-elle éternelle, ou fut-elle créée au moment de la transfiguration ? est-elle encore sur le Mont-Thabor en Galilée ? L’y as-tu vu, toi, qui viens du pays ?

l’italien.

Je ne l’ai pas vue.

le grec.

Ce n’est donc pas là qu’il faut la chercher, car je soutiens qu’elle est éternelle. Je sais où elle est, je l’ai vue, et je te la ferai voir pour te prouver l’excellence des moines grecs sur les moines latins. Je te défie de m’en montrer autant.

Alors le Levantin se baisse, prend le bout de sa robe, la trousse jusque sous ses aisselles, et s’écrie, nu comme Isaïe dans Jérusalem :

La lumière de la transfiguration n’est pas sur le Mont-Thabor dont parle le prophète Osée, mais elle réside autour du Thabor des moines de la Grèce, c’est-à-dire, sur notre nombril : tenez, voyez la lumière. Celui de vous qui ne la verra pas sur mon nombril et sur le sien, est un excommunié.

À cet aspect l’italien, piqué au jeu, et les Croisés catholiques et schismatiques, se découvrirent comme lui, et, comme lui, cherchèrent la lumière. Le grec la vit, les ivrognes la virent ; et pendant que le fils de saint Basile était en contemplation devant le Thabor, les catholiques dirent aux fils de l’Église : « Père, nos poches sont pleines de pierres, et nos bâtons sont en état. »

l’italien.

Dieu va décider entre l’Église et les schismatiques. Moine d’enfer ! c’est le feu du purgatoire que tu vois autour de ton nombril, tu es réprouvé de Dieu. Frères ! vous allez connaître Satan à des signes certains. — Fils de Baal, scélérat de moine, comment fais-tu le signe de la croix ? — Je porte d’abord la main au côté gauche, dit le grec, en joignant l’exemple au précepte ; ensuite au côté droit ; ensuite au front.

À cette vue les catholiques furent saisis d’horreur. — Anathême, s’écria l’italien en fureur, vade retro Satanas ! Vous le voyez, mes frères, vous en frémissez, il annonce des dieux étrangers… Je vais lui jeter la première pierre ; que la main de tout le peuple en fasse autant après moi, et le mette à mort, ainsi qu’il est écrit… À ces mots, l’italien saute du tonneau, prend un gros caillou, le lance au grec, et le frappe sur le Thabor, au milieu de la lumière céleste. Les catholiques le lapident, il tombe, et on l’achève à coups de bâton, lui et les siens.

Après cette expédition, où la bonne cause se manifesta par la victoire, les Croisés, chargés des dépouilles des vaincus, forcent un grec à les recevoir sur son bateau, et voguent vers Constantinople, en chantant les louanges du Seigneur.




  1. Paroles du pape Innocent III. (Millot.)
  2. Toutes ces propositions ont été discutées par les docteurs.
  3. Orthodoxes, voilà ce que c’est que Dieu, d’après la théologie ; joignez à cela la gloire de Dieu qu’Ézéchiel nous a fait connaître, et souvenez-vous de l’argument de saint Augustin.
  4. Opinion de Socin.
  5. Opinion de Macédonius.
  6. Opinion d’Arius.
  7. Historique.
  8. Sentiment d’Arius.
  9. Urbain II. Millot. Règne de Philippe Ier.
  10. Voir Jérémie.