Le Moine et le Philosophe/Tome 3/I/XXXVII


Le Roi (3p. 86-121).


CHAPITRE XXXVII.

Le Festin et les Tombeaux.


Tant de merveilles subjuguèrent son âme. Jusque-là défenseur du Christ, plutôt dans la vue de plaire à sa dame que d’obéir à son Dieu, il devint tout-à-coup le chrétien le plus fervent ; il crut en aveugle. Cette rose, dont l’odeur suave lui rappelait la douce haleine de sa Gabrielle ; cette bague, où son joli doigt avait si long-temps été pressé ; ce baiser délicieux, dont son imagination lui répétait le charme, le plongeaient dans le délire du bonheur. Il était donc vrai, Dieu réclamait le secours de son bras ; il avait transporté Gabrielle des champs de l’Occitanie aux campagnes de la Syrie, sur ce lit de douleur, où, misérable et souffrant, il gémissait presque sans espérance. Gabrielle était là, sa main posée sur ce cœur embrâsé, sa bouche sur la sienne… Que n’a-t-il mille vies pour les sacrifier à ce Dieu de miséricorde et de bonté ? quels travaux seront au-dessus de son courage ? quels exploits ne seront égalés par les siens ? Venez, ennemis de la croix, farouches nomades des déserts de l’Arabie, habitans de l’Inde et du Gange, noirs Africains des bords de la mer et du Nil, venez ; il vous défie tous, les plus vaillans et les plus vigoureux, un à un, tous ensemble ; le combat ne cessera que lorsque le chevalier chrétien aura cessé de vivre.

Champion nommé par Dieu même, amant servi par les anges, il se sentait plus qu’un homme, et brûlait de prouver sa vertu. Le vieillard vint à lui, le héros détourna la tête. Il craignit de retrouver dans ses yeux le poison dont son âme était enfin délivrée. Le vieillard l’appela du nom de fils, mais le guerrier ne lui donna plus celui de père. Un soupir échappé de son cœur semblait le lui donner encore ; mais le vieillard ayant voulu recommencer l’explication interrompue par le moine, Florestan s’éloigna.

Il alla rêver à son bonheur. Cependant l’heure où les catacombes devaient le revoir s’avançait toujours, le soleil s’abaissait vers le couchant, et Florestan sentait avec le jour tomber son courage ; le vieillard revenait à sa pensée, il le voyait plus vertueux à mesure que la nuit rapprochait l’heure fatale ; et quand la cloche de l’hospice sonna pour annoncer le festin, il entendit comme le son funèbre de la cloche des morts.

Florestan ne se rendait pas au banquet, il errait dans les champs, et sa rêverie reprenait les couleurs sombres de la nuit précédente. Le moine vint le presser de hâter sa marche ; le vieillard, suivi de valets armés de flambeaux, accourait pour le guider. Quoi ! dit le chevalier au moine, un croisé fidèle irait s’asseoir à la table et boire à la coupe de l’hérétique et du Sarrazin ! Je ne puis traiter en frères ceux que je dois combattre peut-être. Le temps presse, répondit le moine… laissez-vous conduire ; croyez-vous que je regarde en frères ces excommuniés ? Nul serment n’oblige envers eux. Buvez dans la même coupe, et souvenez-vous de Judith. Ils rentrèrent donc ensemble, prirent part au banquet, et burent dans la coupe des Sarrazins, des juifs et des philosophes (a).

Quel spectacle étonnant présentait cette assemblée ! Des misérables de toutes les nations, également outragés par la fortune, jadis ennemis, noyaient dans le vin fraternel leur vieille haine et leurs douleurs. Le vieillard rayonnait de joie. Des coupes furent vidées à l’honneur des grands hommes, bienfaiteurs de l’humanité ; on fit des vœux pour la liberté des peuples ; pour les prêtres indulgens, consolateurs et pacifiques ; pour la chute des prêtres intolérans et persécuteurs.

Florestan ne répétait point ces mots sacriléges ; le moine les redisait, au contraire, avec enthousiasme, mais pendant qu’il les redisait, il s’emparait d’un grand coutelas et le cachait dans sa manche, comme fit depuis le bienheureux Clément ; ensuite, il le glissa sur sa cuisse droite, comme avait fait le divin Aod, chef du peuple de Dieu.

Florestan ne répétant point le vœu commun, le moine lui dit doucement : que tardez-vous, on s’étonne de votre silence ; parlez, mais faites une restriction mentale ; Dieu inventa la parole pour tromper les infidèles ; parlez.

Florestan obéit, le moine disparut.

La première heure de la nuit sonna, Florestan frémit, ses cheveux se dressèrent d’horreur ; mais sentant à son doigt la bague de Gabrielle, il se soumit. Ce miracle lui certifiait sans cesse la volonté du ciel ; est-ce à l’homme à résister à Dieu ? Le chevalier soupire, et s’éloigne.

La nuit étant sombre, d’épais nuages voilaient la magnificence des cieux ; un silence universel annonçait moins le repos que la mort. Le deuil de la nature, l’horreur inséparable des ténèbres, agirent sur son cœur ; il ne se voyait pas lui-même, et il aurait voulu pouvoir douter de la réalité de sa vie. Cependant, ses pas dirigés vers les catacombes l’y conduisirent ; sa main avancée lui en décéla l’ouverture ; il entendit un bruit sous la voûte et crut entendre encore le terrible : suis-moi. Une faible lueur, errante autour des tombeaux, lui annonçait l’arrivée de son guide ; il était donc attendu ! Il n’avait pas fait un vain rêve. Allait-il trouver un homme, un spectre, un démon ?… N’importe, il l’a promis ; le ciel et Gabrielle l’ordonnent. Il invoque Gabrielle et le ciel, et d’un pas ferme il s’avance.

À mesure qu’il s’approche de la lumière son trouble augmente ; les profondes ténèbres étaient moins affreuses que cette lueur incertaine, il ne voyait rien, et cette clarté pâle et rare ne lui montre que des objets horribles ; le jeu des ombres et de la lumière, dans cette vaste enceinte peuplée de tombeaux et couverte d’ossemens, élève devant ses pas des fantômes, et l’entoure de cadavres et de spectres. Le bruit de sa marche, répété par les enfoncemens des rochers ou les creux des fosses ouvertes, lui paraît être les cris lamentables des mânes épouvantés à l’aspect d’un être vivant ; de véritables gémissemens ont même troublé le silence des catacombes ; et les catacombes les ont longuement répétés. Enfin il arrive ; la tête exaltée, l’imagination fortement émue ; il arrive, et le premier objet qu’il distingue clairement, c’est un tombeau, paré comme un autel ; sur cet autel funèbre, entre deux lampes exhaussées sur un long pied, à côté d’un glaive, s’élève le signe auguste de notre rédemption ; une croix, où l’Homme-Dieu, cloué, comme il le fut par les juifs, laisse couler de sa plaie un sang adorable qui demande une éternelle vengeance.

Il s’arrête, et considère, en gémissant, cette croix, ce Dieu mourant, cet autel qui est un tombeau, comme pour dire que la religion n’est que la préparation à la mort ; ce glaive, dont il ignore encore l’usage, mais qu’il devine peut-être ; il entend un soupir, il regarde, et voit un ecclésiastique en prière derrière l’autel ; l’inconnu se relève, prend le crucifix, le baise, et vient à lui…

C’est vous, dit-il à Florestan, j’attendais un saint, et je vous vois ! Votre vertu, comme votre gloire, n’a donc point d’égale ? Dieu vous a conduit ici pour vous faire entendre sa volonté, pour recevoir vos sermens et s’unir à vous par le plus redoutable des mystères.

Un ange m’est apparu ; sa voix m’a dit : les blasphêmes de ce vieillard ont révolté la justice divine ; cet impie attaque l’Église, mais Dieu la défend ; Dieu ordonne l’extermination de tout ce que renferme cette maison criminelle ; hormis du héros dont il fait son vengeur, et que tu trouveras dans les catacombes à la première heure de la nuit. J’ai transporté près de lui l’objet le plus puissant sur son âme, des preuves de ce miracle lui seront laissées ; Gabrielle lui a dit la volonté du Très-Haut, et je t’ordonne de le guider dans la route de la vengeance et du salut.

Ainsi m’a dit l’envoyé du ciel, et ce Christ a laissé tomber de sa plaie les gouttes de sang que vous voyez.

Il est vrai, répondit le guerrier ; mes yeux n’ont vu que dans un rêve, mais mon oreille a véritablement entendu ma bien-aimée ; j’ai pressé sa main sur mon cœur, sa bouche s’est reposée sur la mienne, cet anneau que je vis à son doigt, cette rose du jour, cueillie à Lansac, m’attestent le miracle de sa présence. Mais vous, instruit dans notre religion sainte ; vous, placé sur la terre pour y guider nos pas, dites-moi ; l’Éternel veut-il en effet la mort de l’infidèle, et le sang des hommes est-il agréable à ses yeux ?…

En doutez-vous encore après tant de miracles, répondit l’ecclésiastique ? Il viole pour vous les lois de la nature ; il transporte votre bien-aimée auprès de vous, et la tâche qu’il vous prescrit est une récompense de votre vertu : c’est le bonheur éternel qu’il vous propose ; hâtez-vous de le saisir. Hésitez-vous ? L’éternité des tourmens est votre partage ; vous n’avez qu’un jour, une heure, un moment : peut-être vous allez mourir…

Ne vous le dissimulez pas, illustre chevalier ; les sources de la vie sont taries pour vous ; la trame de vos jours est usée ; vos exploits assurent à votre nom une longue durée, et la ravissent à vos jours. Les noms célèbres sont ceux des héros qui n’ont fait que passer sur la terre ; la gloire s’acquiert au prix de la vie ; et votre corps, fatigué par elle, comme un chêne par l’orage, va tomber comme lui ; n’écoutez point une espérance vaine. Je lis sur vos traits votre avenir ; vous ne pouvez vivre, vous dis-je : la mort vous attend, l’enfer et le ciel sont devant vous : choisissez !

Ah ! quel bonheur est le vôtre ! Vous êtes assuré de gagner en un moment le ciel, où tous les hommes sont appelés, mais où si peu d’élus parviennent.

On s’aperçoit à l’élévation du style du moine, car c’était lui, combien son âme était convaincue de la sainteté de l’entreprise ; il était surpris lui-même de la noblesse de ses expressions, de la pompe de son débit. Ainsi, le langage des prophètes, invectivant contre la prostituée de Babylone, en rappelant Sion à ses devoirs, était brillante d’images et ne ressemblait en rien au langage ordinaire de l’inspiré. Le moine s’exprimait d’une manière assez commune, mais il sentait alors le besoin de frapper l’imagination de Florestan. Il chercha donc à imiter la manière du philosophe, et, avec l’aide du Saint-Esprit, il en vint à bout, comme vous avez vu, et comme vous allez le voir encore. Il continua en ces termes :

Noble chevalier, débarrassez votre âme des erreurs et des faiblesses humaines ; dans quels lieux la vérité pouvait-elle vous apparaître avec plus d’éloquence et de force ?… Voyez où vous êtes… tout un peuple vous entoure, mais un peuple de morts. Mille générations ont passé sur la Syrie et sont amoncelées autour de vous ; qu’est-ce ? moins que le sable du désert ou la feuille de la forêt. L’homme vivant repousse avec horreur ces hommes qui vécurent ; il prodigue à ces hommes d’autrefois l’outrage et le mépris, que lui prodigueront à lui-même les hommes qui lui survivront un jour ? Serait-ce donc pour fouler aux pieds la cendre de la génération qui vient de s’éteindre, qu’une génération nouvelle naît, croît et tombe, à son tour, devant les pas de ceux qui naissent et tomberont comme elle ? Ridicule destinée ! tant de peines, de douleurs, d’anxiétés et d’ennuis, ne conduiraient l’homme qu’à cesser d’être !

Me direz-vous : l’homme est né pour la gloire ? Qu’est-ce que la gloire ? Pendant la vie du héros, ce n’est pas la récompense de ses hauts faits ; la récompense lui en est souvent déniée. Serait-ce la mémoire, le souvenir de la postérité ? Mais le héros n’est plus, et qu’est-ce qu’un bien dont on ne peut jouir ? Et, d’ailleurs, qui vous dit que la postérité se souviendra ? Frappez sur ces tombeaux, demandez-leur, demandez aux morts, demandez aux vivans qui foulent à leurs pieds la cendre des aïeux, demandez-leur les noms des héros des siècles écoulés ?

Morts, levez-vous et parlez ! Hommes, aujourd’hui, suppléez à leur silence… répondez !

La vie se tait comme la mort ; rien ne nous révèle le grand homme des générations anciennes ; et pourtant, croirez-vous qu’il n’est point de héros parmi ces mille générations ? Il en est, sans doute ; eh bien, la poussière et le silence, voilà la gloire !

Me direz-vous, l’homme naît pour aimer ; qu’est-ce que l’amour ?… Hélas ! moins que la gloire. L’on applaudit au héros, personne ne loue un amant ; le héros se complaît toujours dans ses exploits ; l’amant dédaigne ce qu’il aima, il est trompé par ce qu’il aime, il fuit l’objet qui le cherche, et court après celui qui le fuit ; et quand il examine enfin les objets de ses dédains ou de sa tendresse, il s’aperçoit que leur mérite ou leurs défauts étaient dans sa pensée, il est étonné lui même d’avoir aimé. Dites-le-moi, qu’est-ce donc que l’amour ?

L’homme serait-il né pour aller, venir, boire et manger ; noble et grande conception de l’Éternel ! il eût créé cet être si supérieur à tous les êtres pour lui faire le destin d’un ciron ! À quoi bon, en ce cas, cet esprit vaste qui s’élève jusqu’à Dieu, cette âme insatiable de bonheur et d’espérance ? Le regard de l’homme mesure le soleil, et le ver rampant sous la terre, inconnu du jour, serait égal à nous ! Si nous sommes d’une nature supérieure, est-ce par le corps ? Touchez ; voilà les corps des hommes d’autrefois : de combien les croyez-vous supérieurs aux vers ? Qu’est-ce donc qui nous élève au-dessus de ces vils animaux ? C’est l’âme : l’âme est à Dieu dont elle est émanée, comme le corps à la terre dont il fut tiré. Quand la vie terrestre abandonne l’être créé, la séparation des deux natures se fait, le corps retombe sur la terre et devient terre, l’âme retourne à Dieu. Elle est immortelle comme il est immortel. Votre philosophe, qui me défiait de lui répondre, ne pourrait me répondre lui-même : je l’en défie, à mon tour, peut-être même ne le tenterait-il pas, et conviendrait-il, en apparence, de cette vérité.

Mais cette vérité ne peut être stérile, comme le voudraient les philosophes. Qu’elle produise des fruits, ou cessons d’y croire ; car tout a un but dans le monde, Dieu n’a rien fait en vain.

Maintenant je vous dirai ce que c’est que la vie ; puisqu’elle finit, elle n’est qu’un moyen. La mort n’est que le rétablissement de ce qui était avant la vie. Il y a donc, il doit y avoir un but à celle-ci, qui soit après elle, et non pas avant elle ; autrement il eût été dépassé avant d’être atteint ; cela ne serait point raisonnable. Je parle encore à votre raison, pour vous prouver que nos mystères se fortifient de toute sa force. Bientôt je vous parlerai au nom du ciel, et tout raisonnement vous sera défendu.

Le but de la vie de ce monde, puisqu’il ne peut être le néant qui était avant elle, est donc une autre vie. La terre est le chemin qui nous y conduit. La gloire, l’amour, les passions et les plaisirs, sont les accidens du voyage, mais n’en sont pas le motif, pas plus que le gîte ou l’ombrage où s’arrête le voyageur ne sont celui de sa course. Comme lui, nous devons marcher toujours en envisageant le terme ; il est là où l’on s’arrête pour toujours ; il n’y a de vrai que ce qui est durable ; le reste est chimère, parce qu’il est passager.

La vie de ce monde n’est donc que le moyen d’obtenir la vie éternelle, le passage pour arriver au ciel, et nous ne devons considérer que les moyens d’y parvenir sûrement, puisque nous ne sommes nés que pour cela.

Félicitez-vous, heureux mortel. Dieu vous montre la voie, et l’élargit devant vous ; il vous propose le combat pour vous donner le mérite de la victoire : car, pensez-vous que votre secours lui soit nécessaire ? Il veut la mort de ce misérable vieillard, dont la voix séditieuse et sacrilége prêche la révolte et l’incrédulité ; il veut l’extermination des infidèles ramassés autour de lui, il le veut ; sa voix et les miracles vous l’attestent ; mais n’a-t-il que vous pour exécuter sa volonté ? Ne peut-il ouvrir les cataractes du ciel ? Les vents et l’orage sont-ils sourds à sa voix ? Sa main est-elle désarmée ? Ne peut-elle répandre la peste et ses horreurs ? Ne peut-il verser sur cette terre maudite les torrens de sa colère, frapper de la foudre ces murs que la flamme des enfers dévorerait dans leurs fondemens ?… Reconnaissez-le donc, c’est pour vous seul qu’il s’adresse à vous. Il vous demande, non pas de le servir en effet, mais de vous sauver ; en vous donnant ce glaive pour répandre le sang des criminels, il vous remet le signe auquel aux portes du ciel vous serez reconnu pour l’élu du Seigneur.

Quoi ! s’écria le chevalier, animé de la plus vive joie, vous me proposez de combattre… Donnez ce glaive, donnez… je vais défier tous les ennemis de mon Dieu. Arrêtez, dit le moine, les intérêts du ciel peuvent-ils être remis au hasard ? Tout dort… les portes nous sont ouvertes, marchons vers le lit du vieillard, et délivrons la terre de ses crimes… — Ah ! grand Dieu, s’écria le chevalier, moi que je l’assassine ! Il m’a donné le nom de fils… — Vous murmurez, reprit le moine… Allez, faible chrétien, allez, refusez la gloire et le ciel, d’autres seront plus dociles. Vous tomberez sous les coups de ceux que vous aurez épargnés, et l’enfer dévorera un héros rebelle. — Mais, répondit-il, c’est un assassinat que vous me demandez. — Dieu parle : êtes-vous juge de ses desseins ? Dieu ne peut-il renverser l’impie à coups de foudre ? votre bras est la foudre. Dieu commande, obéissez !… — Mais peut-il commander ce qui est mal ? — Non, et je suis de l’avis du philosophe ; mais lui seul peut tracer la limite de l’un et de l’autre, il n’a pas abandonné ce soin à notre faible raison. Si votre bras ne guérit pas, ne faudra-t-il pas l’extirper pour vous préserver vous-même ? Votre médecin sera-t-il un assassin ? Pour épargner un homme, faut-il laisser périr des nations ? pour ne pas égorger un philosophe, faut-il laisser l’Église en péril, remettre Jésus-Christ, ce Sauveur adorable, sur l’arbre de la croix, laisser recommencer les horreurs de sa longue agonie ?…

« Fils de Dieu ! l’hérésie triomphe, et votre sein est déchiré par le glaive des philosophes ! Ils vous couronnent d’épines, ils vous abreuvent de fiel, ils insultent à vos douleurs. Les ténèbres recommencent ; les morts se lèvent du fond de la tombe, épouvantés des tressaillemens de la terre ; vous êtes encore sur le calvaire, au milieu des bourreaux ! J’embrasse votre croix avec les saintes femmes, mes larmes coulent, mes sanglots appellent un vengeur ; nul n’accourt délivrer le Dieu du ciel, nul n’ose tourner contre ses assassins le fer dont ces barbares déchirent les flancs du Sauveur du monde !!… Ô Jésus ! ô mon Dieu !… pourquoi souffrez-vous encore une fois ces horribles supplices ? Votre parole est accomplie, vous avez déjà donné tout votre sang pour nous… C’est l’heure de la vengeance, parlez, dites un mot, et vos bourreaux sont dispersés, et ceux qui ont refusé de vous défendre jurent de combattre pour vous, et les infidèles périssent, et l’Église triomphe !… »

Saint homme, s’écria le héros, vous faites passer dans mon âme le zèle qui vous dévore : oui, périssent les infidèles !… je me soumets à la volonté du ciel ; mais, fait aux combats à découvert, mon bras s’étonne de frapper, dans l’ombre, un homme sans défense. Je sais que Gabrielle, transportée par un ange, est venue auprès de moi, elle m’a commandé d’exterminer ce vieillard qui m’appelle son fils ; mais je puis avoir mal entendu l’arrêt du ciel, il a révélé lui-même ses desseins à Moïse, à son peuple : montrez-moi si l’assassinat d’un père ou d’un ami sont commandés par Dieu même ; que je voie, et j’exécute en aveugle les ordres de mon Dieu.

« Je vous le montrerai, s’écria le moine ; heureux chrétien, je vois les lauriers de la gloire et les palmes du martyre tressés pour vous par la main des anges ; quand vous serez au ciel, priez pour moi. Il dit, se jette à genoux, mouille de ses larmes les pieds du héros, et ajoute : souvenez-vous, quand vous serez assis à la droite du Fils de Dieu, que je vous ai montré la route ; n’oubliez pas que, si j’accepte l’appui de votre bras, c’est que le mien ne suffit pas à l’exécution de cette sainte entreprise. Voyez, une affreuse maladie me dévore, elle a roidi mes membres, corrodé mes os, leur moëlle même est déchirée par les pointes aiguës d’un horrible venin ; je ne puis exterminer seul tous les ennemis de Dieu, vous en purgerez la terre, et je n’aurai, pour moi, que la volonté de vous seconder, et la gloire de vous avoir conduit. »

À ces mots il se relève, pose sur l’autel le livre sacré, en disant : souvenez-vous que le philosophe a prétendu que Dieu avait inspiré Numa, Mahomet et Vistnou, c’est-à-dire, que les Dieux de Vistnou, de Mahomet et de Numa, sont de véritables Dieux. Maintenant, lisez.

Il ouvre le livre aux pieds du crucifix, et montre à Florestan, avec la pointe du couteau qu’il avait pris sur la table du festin, les versets 7 et suivans du chapitre 13 du Deutéronome. Florestan les lut à haute voix, en ces termes (b) :

« Quand ton frère, ou ton fils, ou ta fille, ou ta femme bien aimée, ou ton intime amie (c), lequel t’est comme ton âme, t’incitera, disant : allons, et servons d’autres Dieux que tu n’as point connus, ni toi ni ton père ; ne l’écoute point, n’use point de miséricorde, mais fais-le mourir, que ta main soit la première contre lui pour le mettre à mort, et puis après la main de tout le peuple. »

Il suffit, dit le héros avec une rage concentrée, il mourra, Dieu le veut, c’est le cri, c’est la loi des Croisés, marchons !!…

Qu’on les extermine, a dit la sainte abbesse d’Antioche, ajouta le moine, en se frottant les mains, ils seront exterminés ! Et notre Saint-Père le Pape et notre sainte mère Église et son divin époux, le fils de la Vierge immaculée, vont triompher de leurs ennemis ; on frappera une médaille à Rome[4] en mémoire de cette dévote extermination, et nous serons tous béatifiés.

Maintenant, mon frère, je puis tout vous découvrir ; depuis le jour où je fus reçu dans cette maison infâme, j’ai médité la vengeance, j’ai ramassé dans une chambre toutes les matières combustibles que j’ai pu trouver ; j’y ai mis le feu, il se propage lentement et dans le secret ; mais dès qu’il aura acquis des forces, il éclatera avec violence, nous nous mettrons contre la porte, et nous massacrerons tout ce qui voudra s’enfuir[5] ; mais, avant qu’il éclate, nous aurons le temps d’aller expédier le philosophe ; privés de leur chef, ces méchans ne sauront rien entreprendre, et tous seront détruits.

Je vous approuverais, dit Florestan, s’il n’y avait aussi des chrétiens parmi eux ; il faudrait les sauver… Non, dit le moine, la loi le défend ; lisez les versets 13, 15 et 16 du même chapitre, la ville où quelques garnemens seulement auront dit, servons d’autres Dieux, doit être détruite en entier ; elle doit être brûlée avec tout ce qu’elle contient ; les habitans, sans excepter même les bêtes, doivent être passés au tranchant de l’épée. — Il est vrai, répond le héros, après avoir lu, Dieu le veut. — Ce n’est pas qu’il veuille du mal aux fidèles, mais c’est pour rendre l’exemple plus frappant : tuez, tuez toujours, dit le Seigneur ; et il ajoute, en lui-même, je saurai bien connaître ceux qui sont miens. Cette explication est fortement catholique, et digne même d’un Pape ou d’un légat (d). Il faut donc tout tuer, païens et chrétiens ; et j’ose enfin vous le dire, si vous aviez résisté aux ordres de Dieu, il m’avait ordonné de vous frapper le premier ; ainsi dit le moine.

Je l’aurais mérité, répliqua le héros, et je vous massacrerais vous-même si vous osiez reculer…

— Moi, que je recule ! déchirez en mille morceaux ce corps misérable, promenez mes membres sanglans dans les rues de Rome catholique, comme autrefois ceux de la femme du Lévite d’Éphraïm dans les villes d’Israël, si mon cœur connaît la pitié ; mais vous, êtes-vous à l’abri d’un remords criminel ? Ne vous ai-je pas vu détester vos exploits et pleurer les infidèles ? Vous êtes chrétien, mais vous êtes faible ; il faut à votre âme une nourriture céleste, qui l’élève au-dessus d’elle-même ; Dieu va s’unir à vous sur ces tombeaux qui vous rappellent le sien, dans ce lieu de mort où la place des méchans est préparée, il va s’unir à vous. Son corps et votre corps seront un ; son âme sera votre âme, et vous serez implacable dans sa vengeance ; car vous connaîtrez en vous-même qu’il vous ordonne de l’être.

Il dit, prend le pain, le consacre, et ce pain changeant de nature est à l’instant le Dieu du ciel. Florestan se met à genoux devant l’autel, pleurant et frappé de terreur à l’aspect de son Dieu. Le moine lui dit :

« Jésus-Christ, prêt à être crucifié par les Juifs, prit du pain, le rompit, et le présentant à ses disciples leur dit : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ; faites ceci en mémoire de moi. » Il leur faisait entendre, faites-le en mémoire des tourmens que je vais souffrir, et de la vengeance que vous me devez.

» Glorieux Croisé, héros invincible, recevez cette apparence de pain ; c’est le corps, c’est le sang de Jésus-Christ, crucifié par les infidèles ; prenez, et dites-moi vous-même ce que Dieu vous demande (e). »

Florestan prit son Dieu ; tout-à-coup une flamme nouvelle embrâsa son cœur, ses yeux brillèrent d’un feu terrible ; il se releva le glaive à sa main, et s’écria de toutes ses forces :

Vengeance !…

Vengeance ! répondit le moine avec plus de force encore.

Vengeance ! répétèrent à la fois tous les échos des catacombes, vengeance !…

Ces cris terribles de vengeance, proférés par les deux conjurés, répétés par les échos, roulèrent dans la vaste étendue des catacombes, comme le bruit de l’orage dans la nue, comme le retentissement de la foudre le long des vallées. À ce bruit horrible, il parut que, l’enfer entrouvrant ses abîmes, les démons échappés étaient venus dans cette noire caverne agiter leurs chaînes, et que les morts eux-mêmes, s’agitant au fond de leur tombe, se levaient debout en gémissant pour recevoir la foule des autres morts que la vengeance chrétienne allait précipiter auprès d’eux.

Épouvantés par ce bruit inaccoutumé, des monstres ailés sortirent en effet des tombeaux ; le battement lugubre de leurs ailes immenses, leurs cris affreux, le tumulte de leur fuite, ajoutèrent une nouvelle horreur à l’horreur de ces lieux, ces monstres frappèrent de leurs ailes et le moine et le chevalier. Le moine tomba d’effroi, disant : l’ange des ténèbres nous poursuit. Le chevalier resta debout ; mais, persuadé que Satan cherchait à l’épouvanter, il s’écria pour le braver, d’une voix mâle et terrible : Vengeance ! Vengeance !

Le tumulte des catacombes augmenta : mais, ô comble d’horreur ! ô prodige ! À travers tous ces cris divers, à travers ce bruit confus, une voix distincte se fit entendre, et les échos étonnés la répétèrent.

Tremblez, scélérats ! tremblez !

En ce moment, le crucifix fut renversé de l’autel, la lampe s’éteignit, les deux chrétiens restèrent plongés dans les ténèbres les plus affreuses. Cependant le guerrier intrépide ayant relevé le moine, ils parvinrent à sortir des catacombes ; et, quand ils furent arrivés à l’entrée du souterrain, ils entendirent derrière eux comme le bruit sourd de la tempête et leurs premiers regards aperçurent au-dessus de la maison du vieillard une fumée obscure, annonce de l’incendie.

Ils hâtèrent leurs pas ; Florestan, agitant son glaive, et le moine serrant dans sa main le manche de son grand couteau.




  1. (a) C’était l’usage ; quand on voulait témoigner de l’amitié à quelqu’un on mangeait dans la même assiette, on buvait dans le même verre. Ce qui se ressemble le plus, dans des temps différens, ce sont les amans ; ils boivent encore dans le même vase. Ma nièce prétend que le vin que j’oublie dans le mien est meilleur que le sien. (Note du Dominicain.)
  2. (b) Traduction de Calvin et Boze.
  3. (c) La première fois que Philippe II assista à un auto-da-fé, il s’écria, au spectacle des souffrances des misérables, brûlés par l’Inquisition : C’est ainsi que je ferais mourir mon propre fils s’il était convaincu d’hérésie ; si l’on manquait de bourreaux, j’en servirais moi-même. Mécontent de son fils, don Carlos, il consulta les inquisiteurs ; ils répondirent que, « Abraham n’ayant pas hésité à sacrifier un fils innocent, il ne devait pas hésiter à sacrifier un fils rebelle à la loi de Dieu. » Ce même Philippe voulut faire exhumer le cadavre de son père et le livrer à l’Inquisition. Voilà ce que c’est qu’un véritable Roi catholique.
  4. Le pape Grégoire XIII fit frapper une médaille en mémoire du massacre de la Saint-Barthélemy. D’un côté, on voit l’image du Saint-Père ; de l’autre, l’ange exterminateur qui tient d’une main une croix et de l’autre une épée dont il perce, à bras racourci, une foule de misérables fuyant devant lui. Les morts et les mourans s’amoncèlent devant ses pas. Autour est écrit : Ugonotorum strajès.
  5. C’est ce que fit, en 1713, un nommé Montrevel, maréchal de France. Des protestans, au nombre de cent cinquante environ, tous vieillards, ou femmes, ou enfans, étaient secrètement assemblés dans un moulin, à Nîmes, où ils priaient Dieu. Montrevel entoura le moulin, avec ses dragons ; au bruit de son arrivée quelques personnes sautent par les fenêtres, les dragons les poursuivent et les tuent ; les autres veulent fuir aussi, on tire des coups de fusil à ceux qui paraissent aux fenêtres ; on assassine à coups de baïonnettes ceux qui se présentent à la porte. Le maréchal fait mettre cependant le feu au moulin, il s’embrâse, les protestans périssent dans les flammes, ou à demi-brûlés s’élancent et tombent sur les baïonnettes des soldats qui les égorgent. Un domestique du maréchal avait sauvé une fille de dix-sept ans, la seule victime échappée à la mort. Le maréchal fait arrêter la fille et le valet ; la fille est sur-le-champ exécutée par le bourreau ; le valet allait l’être ; les Dames de la Miséricorde intercédèrent pour lui, et obtinrent sa grâce. Il était catholique.
  6. (d) Le duc d’Albe se vantait lui-même d’avoir fait périr plus de cinquante mille protes-tans dans les Pays-Bas. Quand, par l’empressement des juges épurés, sans doute, un catholique avait péri au lieu d’un protestant, le duc et les théologiens disaient : Eh bien ! c’est un juste que nous avons envoyé au ciel.

    Lors de la prise de Béziers, il fut ordonné par monseigneur le légat de passer les habitans au tranchant de l’épée ; un croisé, timoré, dit au légat : Mais, monseigneur, à quoi reconnaîtrons-nous les catholiques ? Tuez, tuez toujours, Dieu reconnaîtra bien ceux qui sont siens, répondit le saint homme. Soixante mille personnes furent égorgées dans Béziers. La France a long-temps donné de grands exemples. Ah ! que n’est-elle toujours très-chrétienne. Ça commençait à bien aller en 1815.

    (Note des révérends pères.)
  7. (e) Cette manière d’engager les fidèles à répandre le sang hérétique est très-canonique. En 1592, le saint jésuite Hotte dépêcha en Angleterre le brave Cussen, pour assassiner la princesse Élisabeth. Il lui avait démontré combien cette action était agréable à Dieu ; et pour le fortifier dans sa sainte entreprise, on lui avait donné l’absolution et la communion.

    En 1594, le même père donna la communion à d’autres assassins. D’autres jésuites en firent autant. Quelques-uns de ces soldats de l’Église furent pendus, mais ils allèrent au ciel tout droit ; et quand Élisabeth mourut, quoique de mort naturelle, malgré l’ardeur du zèle des fidèles, elle alla en enfer. Certes, il vaut mieux être pendu comme eux que de régner comme elle. En 1598, on fit communier l’assassin du prince de Nassau, avant sa sainte expédition.

    Almagro Pizare et Fernand de Lucques, jurèrent sur l’hostie consacrée par l’un d’eux, le saint prêtre Fernand, d’exterminer les Américains. Ils communièrent, exterminèrent et s’enrichirent.