Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XV


Le Roi (2p. 12-21).


CHAPITRE XV.

Les Nonnes d’Antioche.


L’Iman prit la fuite avec le moine. Deux ou trois jours après ils arrivèrent dans les murs d’Antioche. Depuis la conquête de cette ville par les croisés, elle était le rendez-vous des plus grands personnages : les rues étaient encombrées de chevaliers, de princes, de nonnes et de pélerins. Les églises, les cabarets et les couvens s’y multipliaient chaque jour. On rencontrait partout des moines et des ivrognes ; l’hospitalité, vertu nécessitée par l’affluence des étrangers, était exercée par tous les habitans ; dans les couvens de filles même, on donnait asile aux fidèles. Après avoir charmé les nonnes par des preuves nombreuses de dévouement et de respect ; après avoir admiré l’église, le monastère, et dévotement écouté le récit des miracles du saint, ils laissaient, en partant, d’utiles témoignages de leur satisfaction ; ils déposaient leurs offrandes dans les troncs pour l’église, pour les pauvres, pour les marguilliers, pour les âmes du purgatoire, et dans la main de la tourière ; mais quelquefois les moutiers recevaient assez mauvaise compagnie. — On y était, dit le Chroniqueur, en propres termes, « volé ou rossé ; et plus d’une nonne, dupe de sa charité, recevait des horions au lieu de guimpes ou de confitures ; mais, ad majorem Dei gloriam ; que ne brave-t-on pas dans de si saintes vues ?… »

Ils arrivèrent tard dans la ville chrétienne ; le renégat conduisit son compagnon chez des nonnes. À l’aspect du turban, elles s’enfuirent ; mais le doux parler du moine les rassura ; elles offrirent aux deux fugitifs le souper le plus succulent pour les encourager à persister dans la bonne voie. Ils soupèrent avec les vierges du Seigneur, chantèrent avec elles, s’enivrèrent comme elles, c’est-à-dire, chantèrent des cantiques sacrés, et s’enivrèrent de l’amour de Dieu. Cependant le banquet ou l’agape s’était prolongé bien avant dans la nuit, lorsque le renégat prit la parole en ces termes :

Vous êtes noires, mais vous êtes belles, ô nonnes d’Antioche ! comme le disait d’elle-même aux filles de Jérusalem, la maîtresse de Salomon, c’est-à-dire la sainte-mère Église[1]. J’attribue cette noirceur au soleil de Syrie ; mais à quoi puis-je attribuer l’oubli des saints préceptes que moi et tant d’autres nous vous avons enseignés ; vous vous damnez faute d’élever votre âme à Dieu, et d’entrer en oraison de quiétude. Eh quoi ! répondit l’abbesse, vous ignorez donc que nous avons reçu, dûment scellée de l’anneau du pécheur, la bulle du maître du ciel et de la terre ! Elle porte : « Tous les brigandages, incendies, homicides, parjures, adultères, entendez-vous, adultères ! seront expiés par le pélerinage de Jérusalem. » Or, nous sommes à Antioche, sur la route de la cité sainte, où nous allons tout doucement. — Ô mon doux Jésus, répliqua-t-il, que viens-je d’entendre ! Ces paroles sont plus douces que la manne du désert ; mais, ma sœur, si vous veniez à mourir avant d’entrer à Jérusalem, vos péchés ne seraient pas expiés ; vous iriez à tous les diables. Oh ! oh ! continua-t-elle, le diable n’en tâterait que d’une dent. La bulle porte : « Ceux qui mourront, soit dans les combats, soit dans le voyage, seront mis au nombre des martyrs. » C’est superbe ! s’écria l’apostat ; c’est bien ici la terre promise, on peut s’y livrer à tous ses penchans ; laisser de côté les lois humaines et divines, piller, voler, tuer, pourvu, je pense, que ce soit dans le but de servir la sainte-mère Église et le saint-père le Pape, c’est-à-dire l’Éternel, et en vivant ainsi l’on va tout droit s’asseoir à côté de l’Agneau. Je reconnais l’œuvre du vicaire céleste ; mais, pour achever de me convaincre de la vérité de cette œuvre apostolique, dites-moi, que doit-on faire des Sarrazins, des philosophes et des hérétiques ? Qu’on les extermine, répondit-elle avec enthousiasme : c’est cela, c’est bien cela, cria le renégat hors de lui ; du sang ! du sang ! le sang hérétique, infidèle, schismatique, philosophe, sarrazin, asiatique, africain, européen ; le sang de tout ce qui ne pense pas comme Jésus-Christ, c’est-à-dire la sainte-mère, en d’autres termes le saint-père, conséquemment le général de mon ordre, mon provincial, mon abbé, mon prieur, en un mot, moi ! renégat par circonstance, mais moine de race, de profession et d’inclination. Cependant une difficulté trouble ma joie :

Telle est, telle devait être la police de l’Église ; mais celle des hommes quelle est-elle ? Il serait désagréable d’aller en Paradis par la potence.

A-t-on mandé en Palestine la justice d’Alais, ou des élèves de cette justice ?

Il n’y a pas de justice, répondit l’abbesse : tous les chrétiens de Syrie, princes, vilains, généraux, soldats, pillent, volent, tuent, forniquent, se parjurent, en sûreté de conscience, et sans crainte des lois ; les patriarches eux-mêmes donnent l’exemple. « Tant que durera l’expédition, nous sommes sous la protection de l’Église, et nous n’avons à craindre aucune poursuite, soit pour dettes, soit pour crimes. Ainsi l’a décidé, ainsi le veut, le Pape, ce roi des rois. »[2]

Ici l’apostat se jeta la face dans la poussière, pleurant amèrement.

Comment, disait-il, comment ai-je pu quitter le sein de l’Église ? embrasser une religion maudite, qui laisse donner la bastonnade à ses prêtres ? tandis qu’il n’est pas même besoin ici pour voler, pour forniquer et pour tuer les hérétiques, sans risques et sans péché, de restrictions mentales, d’oraisons de quiétude, ou d’assommer à coup de massue. Les temps prédits par les prophètes sont arrivés ; la tête du serpent est écrasée ; nous sommes tous appelés et tous élus. Ô Dieu de miséricorde ! Dieu de Jacob ! Dieu fort et jaloux ! Dieu de la théologie ! Je te bénis. Nunc dimittis servum tuum ! Cependant, mes chères sœurs, continua-t-il en essuyant ses larmes, mettons à profit ce temps de jubilation et de Jubilé ; hâtons-nous de jouir, avec innocence, des plaisirs jadis criminels, afin d’en être détrompés ou dégoûtés, quand les indulgences, nous étant retirées, nous ne pourrions plus en jouir saintement.

Il dit, et personne ne répondit.

Après un long silence, l’Iman prit la parole. — Cette théologie est bonne. Ma religion m’obligeait à je ne sais combien d’ablutions, de prières, de grimaces ; je ne pouvais, sans pécher, m’introduire dans le sérail du voisin, et je n’étais pas assez riche pour en avoir un à moi. Le cadi pouvait me faire donner la bastonnade ; le sultan, le visir, le pacha, le bey, les icoglans même, étaient mes seigneurs et maîtres ; et, dans cette religion-ci, j’ai du vin, de l’argent ; je trouve des nonnes affables, et n’ai de maître que le saint-père, qui est à Rome, et la sainte-mère, qui est je ne sais où ; je suis au-dessus des lois ; je passe une douce vie ; et, pourvu que je croie ce qu’il faut croire (et pourquoi ne le croirais-je pas, puisque tout croire me donne le droit de tout faire), je m’en vais en Paradis. C’est décidé ; je suis des vôtres ; je me fais moine avant d’être chrétien. — C’est le principal, répondit l’abbesse ; la foi vous viendra. — Je croirai tout, ajouta le néophyte ; je suis accoutumé à me défier de ma raison. Nous avons dans notre pays des mystères ; nous avons des articles de foi comme vous. — Est-il possible, cher Sarrazin ? — Oui, ma sœur ; par exemple : je vois qu’ici, comme chez nous, les femmes n’entrent pas dans le Paradis ; les houris seules y sont admises ; et les nonnes, du moins celles d’Antioche, ne sont pas des houris. — Vous blasphêmez, Sarrazin abominable ! répliqua l’abbesse irritée. On nous mettra sur la tête une couronne de roses blanches ; et parées de ces fleurs virginales, nous irons prendre place parmi les onze mille vierges de la ville d’Ancyre, dans le Paradis de saint Pierre. — Et moi, riposta le mécréant, j’irai dans celui du prophète. Chrétien dans cette vie, mahométan après la mort. Pardonnez, chères sœurs, dit l’apostat ; pardonnez à ce pauvre infidèle, il n’est pas encore lavé du péché originel ; le serpent l’égare ; mais une fois plongé dans les eaux du Jourdain, je vous le garantis aussi crédule que vous et moi.




  1. On sait que cette maîtresse est une figure qui représente l’Église, et que le Cantique des cantiques est une espèce d’épithalame en l’honneur du mariage de Jésus avec l’Église.
  2. Historique.