Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 2p. 62-86).


CHAPITRE VIII.


Les grillons chantent, et les sens épuisés de l’homme se réparent dans le repos : ainsi notre Tarquin pressa doucement les joncs, avant d’éveiller la chasteté qu’il blessa. Cythérée, comme tu sieds bien à la couche ! ô lis frais, et plus blanc que les draps !
Cymbeline, Shakespeare.
Séparateur


Toutes les recherches du marquis de Las Cisternas avaient été vaincs. Agnès était à jamais perdue pour lui. Le désespoir produisit un si violent effet sur sa constitution, qu’il en résulta une longue et dangereuse maladie : il ne put donc rendre visite à Elvire, comme il en avait l’intention ; et dans l’ignorance où elle était de la cause de cette négligence, elle n’était pas médiocrement tourmentée. Lorenzo avait été empêché par la mort de sa sœur de faire part à son oncle de ses desseins sur Antonia. Les ordres d’Elvire lui interdisaient de se présenter devant elle sans le consentement du duc, et comme elle n’entendait plus parler de lui ni de ses propositions, elle conjecturait, ou qu’il avait rencontré un meilleur parti, ou qu’il lui avait été prescrit de renoncer à ses vues. Chaque jour la rendait plus inquiète sur la destinée d’Antonia ; cependant, tant qu’elle conserva la protection du prieur, elle supporta avec courage la perte des espérances qu’elle avait fondées sur Lorenzo et sur le marquis. Cette ressource à présent lui manquait : elle était convaincue que la ruine de sa fille avait été méditée par Ambrosio ; et lorsqu’elle réfléchissait que sa mort laisserait Antonia sans ami et sans soutien dans un monde si bas, si perfide et si dépravé, son cœur se gonflait d’amertume et de crainte. Dans ces occasions, elle restait des heures entières à contempler la charmante enfant dont elle avait l’air d’écouter l’innocent babil, tandis qu’en réalité elle ne pensait qu’aux chagrins où il suffisait d’un moment pour la plonger. Alors elle la serrait soudain dans ses bras, et appuyait sa tête sur le sein de sa fille, qu’elle arrosait de larmes.

Un événement se préparait qui l’aurait rassurée si elle l’avait su. Lorenzo n’attendait plus qu’une occasion favorable pour instruire le duc de son projet de mariage : toutefois, une circonstance qui arriva à cette époque l’obligea de différer encore de quelques jours son explication.

La maladie de don Raymond paraissait faire des progrès ; Lorenzo était constamment à son chevet, et le soignait avec une tendresse vraiment fraternelle : et la cause et les effets du mal affligeaient également le frère d’Agnès ; mais la douleur de Théodore n’était guère moins vive : cet aimable enfant ne quittait pas son maître d’un instant, et mettait tout en usage pour le consoler et le soulager. Le marquis avait conçu une affection si profonde pour sa maîtresse défunte, que personne ne croyait qu’il pût survivre à cette perte ; il aurait succombé à son chagrin, sans la persuasion qu’elle vivait encore, et qu’elle avait besoin de son assistance. Quoique convaincus du contraire, les gens qui l’entouraient l’encourageaient dans une croyance qui faisait sa seule consolation. Chaque jour on l’assurait que le sort d’Agnès était l’objet de nouvelles recherches ; on inventait des histoires sur les diverses tentatives faites pour pénétrer dans le couvent ; et on relatait des particularités qui, sans promettre un succès complet, étaient suffisantes du moins pour entretenir ses espérances. Le marquis tombait toujours dans les plus terribles accès d’emportement lorsqu’il apprenait que ces imitatives supposées avaient échoué ; mais il ne croyait jamais que les suivantes auraient la même issue, et il espérait toujours être plus heureux la prochaine fois.

Théodore était le seul qui s’efforçât de réaliser les chimères de son maître. Il était éternellement occupé à faire des combinaisons pour entrer dans le couvent, ou du moins pour obtenir des nonnes quelques nouvelles d’Agnès : l’exécution de ces plans était le seul motif qui pût le décider à quitter don Raymond. Il était devenu un vrai Protée, et changeait de forme tous les jours ; mais toutes ses métamorphoses avaient fort peu de résultat : il revenait régulièrement au palais de Las Cisternas sans aucun renseignement qui pût confirmer les espérances de son maître. Unn jour il imagina de se déguiser en mendiant ; il se mit un emplâtre sur l’œil gauche, prit en main sa guitare, et se plaça à la porte du couvent. « Si Agnès y est réellement enfermée, » pensa-t-il, « et qu’elle entende ma voix, elle se la rappellera, et peut-être elle trouvera moyen de me faire savoir qu’elle y est. »

Dans cette idée, il se mêla à une troupe de mendiants qui s’assemblaient chaque jour à la porte de Sainte-Claire pour recevoir la soupe que les nonnes avaient coutume de leur distribuer à midi. Ils étaient tous munis de pots ou d’écuelles pour l’emporter ; mais Théodore, qui n’avait pas d’ustensile de cette espèce, demanda la permission de manger sa portion à la porte du couvent : on y consentit sans difficulté. Sa douce voix et sa figure avenante, en dépit de son emplâtre, gagnèrent le cœur de la bonne vieille portière, qui, aidée d’une sœur laie, était occupée à donner à chacun sa part. Elle engagea Théodore à attendre que les autres fussent partis, et lui promit de faire droit à sa requête. Le jeune homme ne demandait pas mieux, car ce n’était pas pour manger la soupe qu’il se présentait au couvent. Il remercia la portière de la permission, s’éloigna de la porte, et s’asseyant sur une grande pierre, il s’amusa à accorder sa guitare pendant qu’on servait les mendiants.

Aussitôt que la foule fut partie, Théodore fut appelé à la porte et invité à entrer. Il obéit avec un extrême empressement ; mais il affecta un grand respect en passant le seuil consacré, et feignit d’être fort intimidé par la présence des révérendes dames. Sa prétendue timidité flattait la vanité des nonnes, qui entreprirent de le rassurer. La portière l’emmena dans son petit parloir : la sœur laie cependant était allée à la cuisine, d’où elle revint bientôt avec une double portion de soupe de meilleure qualité que celle qu’on donnait aux mendiants ; la vieille ajouta des fruits et des conserves pris sur ses provisions particulières, et toutes deux encouragèrent le jeune homme à manger de bon cœur. Il répondit à ces attentes par de vifs témoignages de reconnaissance, et une quantité de bénédictions pour ses bienfaitrices. Pendant qu’il mangeait, les nonnes admiraient la délicatesse de ses traits, la beauté de ses cheveux, et le charme et la grâce qui accompagnaient tous ses gestes. Elles déploraient tout bas entre elles qu’un si joli jeune homme fût exposé aux séductions du monde, et tombaient d’accord qu’il serait un digne pilier de l’église catholique. Elles conclurent leur conférence en décidant que ce serait rendre au ciel un vrai service que de prier l’abbesse d’intercéder auprès d’Ambrosio pour qu’il admît le mendiant dans l’ordre des capucins.

Ce point arrêté, la portière, qui était un personnage d’une grande influence dans le couvent, se rendit en toute hâte à la cellule de la supérieure. Là elle fit une si brillante énumération des qualités de Théodore, que la vieille dame fut curieuse de le voir : la portière fut donc chargée de le mener à la grille du parloir. Dans l’intervalle, le mendiant supposé sondait la sœur laie sur le sort d’Agnès ; mais sa déposition ne fit que confirmer les assertions de la supérieure. Agnès était tombée malade en revenant de confesse ; depuis elle n’avait pas quitté le lit, et la sœur avait assisté en personne à l’enterrement : elle attestait même avoir vu le corps mort, et avoir aidé de ses mains à le déposer dans la bière. Ce récit découragea Théodore : mais, ayant poussé aussi loin l’aventure, il résolut d’en voir la fin.

La portière revint et lui ordonna de la suivre. Il obéit, et fut conduit au parloir ; la dame abbesse était déjà derrière la grille. Elle était entourée des nonnes, qui s’étaient attroupées, curieuses d’une scène qui leur promettait quelque distraction. Théodore les salua avec un profond respect, et sa présence eut le pouvoir de dérider, un moment, même le front sévère de la supérieure. Elle lui fit plusieurs questions sur sa famille, sur sa religion, et sur les causes qui l’avaient réduit à la mendicité. Ses réponses à cet interrogatoire furent parfaitement satisfaisantes et parfaitement fausses. Elle lui demanda alors ce qu’il pensait de la vie monastique ; il en parla en termes pleins d’estime et de vénération : sur quoi l’abbesse lui dit qu’il n’était pas impossible d’obtenir qu’il fût admis dans un ordre religieux ; et que, s’il savait en être digne, il pourrait compter sur sa protection. Théodore l’assura qu’il n’avait pas de plus haute ambition que de mériter sa bienveillance ; et après lui avoir ordonné de revenir encore causer avec elle le lendemain, l’abbesse quitta le parloir.

Les nonnes, qui par respect pour la supérieure étaient restées jusqu’alors silencieuses, se pressèrent contre la grille, et assaillirent le jeune homme d’une foule de demandes. Il les avait déjà examinées toutes avec attention. Hélas ! Agnès n’était point parmi elles. Les nonnes entassaient tellement question sur question, qu’il lui était presque impossible de répondre. L’une lui demandait où il était né, car son accent annonçait un étranger ; l’autre voulait savoir pourquoi il portait un emplâtre sur l’œil gauche ; sœur Hélène s’informait s’il n’avait pas une sœur qui lui ressemblât, parce qu’elle aimerait une telle compagne ; et sœur Rachel était pleinement convaincue que la compagnie du frère serait plus agréable. Théodore s’amusait à débiter aux crédules nonnes, comme des vérités, toutes les histoires étranges que son imagination pouvait inventer ; il leur racontait ses aventures supposées, et pénétrait son auditoire de stupeur en parlant de géants, de sauvages, de naufrages et d’îles habitées

« Par des anthropophages, et des hommes qui ont la tête au-dessous des épaules ; »


Avec mainte autre particularité pour le moins aussi remarquable. Il dit qu’il était né dans la terra incognita, qu’il avait été élevé à l’université des Hottentots, et qu’il avait passé deux ans chez les Américains de la Silésie.

« Quant à la perte de mon œil, » dit-il, « ç’a été une juste punition de mon irrévérence pour la Vierge, quand j’ai fait mon second pèlerinage à Lorette. J’étais près de l’autel dans la chapelle miraculeuse ; les moines étaient en train de revêtir la statue de ses plus beaux habits. On avait ordonné aux pèlerins de fermer les yeux pendant cette cérémonie ; mais, quoique de ma nature extrêmement religieux, la curiosité fut trop forte. Au moment — je vais vous pénétrer d’horreur, révérendes dames, en vous révélant mon crime ! — au moment où les moines la changeaient de chemise, je me hasardai à ouvrir l’œil gauche, et je jetai un regard furtif sur la statue. Ce regard fut le dernier ! la gloire qui entourait la vierge avait trop de splendeur pour être supportée ; je fermai soudain mon œil sacrilège, et depuis il m’a été impossible de le rouvrir. »

Au récit de ce miracle, les nonnes firent toutes le signe de la croix, et promirent d’intercéder auprès de la Sainte-Vierge pour qu’elle lui rendît l’usage de son œil. Elles exprimèrent leur surprise de l’étendue de ses voyages, et de la bizarrerie de ses aventures, à un âge encore si tendre ; puis, remarquant sa guitare, elles demandèrent s’il savait la musique. Il répliqua avec modestie que ce n’était point à lui à prononcer sur son mérite ; mais il réclama la permission de les prendre pour juges. On y consentit sans peine.

« Mais au moins, » dit la vieille portière, « ayez soin de ne rien chanter de profane. »

« Comptez sur ma prudence, » repartit Théodore ; « vous allez apprendre, par l’aventure d’une demoiselle qui s’éprit subitement d’un chevalier inconnu, combien il est dangereux pour de jeunes femmes de s’abandonner à leurs passions. »

« Mais l’aventure est-elle vraie ? » demanda la portière.

« À la lettre. Elle arriva en Dancmarck, et l’héroïne en était réputée si jolie, qu’on ne la connaissait que sous le nom de la jolie fille. »

« En Danemarck, dites-vous ? » marmotta une vieille nonne : « ne sont-ils pas tous noirs en Danemarck ? »

« Nullement, révérende dame ; ils sont vert-pois tendre, avec des cheveux et des favoris couleur de flamme. »

« Mère de Dieu ! vert-pois ! » s’écria sœur Hélène : « oh ! c’est impossible ! »

« Impossible ! » dit la portière avec un regard de mépris et de triomphe : « pas du tout ; quand j’étais jeune femme, je me souviens d’en avoir vu plusieurs. »

Théodore accorda son instrument. Il avait lu l’histoire d’un roi d’Angleterre, dont un ménestrel avait découvert une ballade qu’elle lui avait apprise elle-même au château de Lindenberg : peut-être le son parviendrait-il jusqu’à elle, et répondrait-elle à quelqu’une des stances. Sa guitare était d’accord, et il se préparait à en jouer.

« Mais, avant de commencer, » dit-il, « il est nécessaire de vous prévenir, mesdames, que ce même Danemarck est terriblement infesté de magiciens, de sorcières et d’esprits malins. Chaque élément a ses démons qui lui sont propres. Les bois sont hantés par une divinité malfaisante, nommée Erl, ou le roi du chêne : c’est lui qui dessèche les arbres, gâte la moisson, et commande aux esprits et aux fantômes ; il paraît sous la forme d’un vieillard majestueux, portant une couronne d’or et une très longue barbe blanche ; son principal amusement est de soustraire les petits enfants à leurs parents, et aussitôt qu’il les tient dans sa caverne, il les met en mille pièces. Les fleuves sont gouvernés par un autre démon, appelé le roi des eaux : ses fonctions sont d’agiter la mer, d’occasionner des naufrages et d’entraîner sous les flots les marins qui se noient ; il a l’apparence d’un guerrier, et s’occupe à faire tomber les jeunes filles dans ses pièges : ce qu’il fait d’elles, quand il les attrape dans l’eau, révérendes dames, je vous le laisse à deviner. Le roi du feu paraît être un homme tout composé de flammes : il fait lever les météores et les lueurs errantes qui attirent les voyageurs dans les marais et les fondrières, et il dirige les éclairs où ils peuvent faire le plus de mal. Le dernier de ces démons élémentaires s’appelle le roi des nuages : son extérieur est celui d’un beau jeune homme, et on le distingue à ses deux grandes ailes noires : quoique si ravissant d’aspect, il n’a pas du tout de meilleures inclinations que les autres ; il ne passe son temps qu’à soulever des tempêtes, à déraciner les forêts, à renverser les châteaux et les couvents sur la tête de leurs habitants. Le premier a une fille, qui est reine des lutins et des farfadets ; le second a une mère, qui est une puissante enchanteresse : aucune de ces dames ne vaut mieux que les messieurs. Je ne me souviens pas d’avoir entendu dire que les deux autres démons eussent des parents ; mais pour l’instant je n’ai affaire qu’à celui des eaux : c’est le héros de ma ballade, et j’ai cru nécessaire de vous donner quelques renseignements sur lui avant de commencer. »

Théodore alors joua de courts préludes, après lesquels, donnant à sa voix toute l’étendue possible pour qu’elle arrivât jusqu’aux oreilles d’Agnès, il chanta les stances suivantes.

LE ROI DES EAUX.
BALLADE DANOISE.

L’onde coulait avec un doux murmure, tandis que sur la rive odorante et fleurie la jolie fille, avec de gaies chansons, suivait sa route vers l’église de Marie.

L’œil mauvais du démon des eaux la vit qui passait sur la rive : il courut droit à la sorcière, sa mère, et d’un ton suppliant il lui parla ainsi :

« Oh ! mère ! mère ! apprenez-moi comment je puis surprendre la fille qui est là-bas ; oh ! mère ! mère ! expliquez-moi comment je puis obtenir la fille qui est là-bas. »

La sorcière lui donna une armure blanche ; elle le changea en un galant chevalier ; puis de l’eau claire sa main fit un coursier dont les harnais étaient de sable.

Alors le roi des eaux partit vite ; il dirigea ses pas vers l’église de Marie : il attacha son coursier à la porte, et parcourut le cimetière douze fois.

Son coursier à la porte il attacha, et douze fois parcourut le cimetière ; puis il entra dans la nef où tous les fidèles s’assemblaient, grands et petits.

Le prêtre dit, comme le chevalier approchait : « pourquoi le chef blanc vient-il ici ? » La jolie fille, elle sourit à l’écart : « Oh ! si j’étais la fiancée du chef blanc ! »

Il enjamba un et deux bancs : « Oh ! jolie fille, je meurs pour vous ! » Il enjamba deux et trois bancs : « Oh ! jolie fille ! venez avec moi ! *

Alors elle sourit gracieusement, la jolie fille ; et, lui donnant la main, elle dit : « Qu’il m’arrive joie, qu’il m’arrive mal, par monts, par vaux, avec toi je vais ! »

Le prêtre unit leurs mains ensemble ; ils dansent tant que brille la clarté de la lune. Elle se doute peu, la radieuse fille, que son cavalier est l’esprit des eaux.

Oh ! si quelque génie avait daigné chanter : « Votre fiancé est le roi des eaux ! » la fille aurait avoué crainte et haine, et maudit la main qu’elle pressait.

Mais rien ne donnant sujet de penser qu’elle s’égarât si près des bords du danger, elle continua d’aller ; et, la main dans la main, les amants arrivèrent au sable jaune.

« Montez avec moi ce coursier, ma chère, il nous faut passer la petite rivière que voici ; entrez-y hardiment ; elle n’est pas profonde : les vents se taisent, les flots dorment. »

Ainsi parla le roi des eaux. La fille obéit au désir de son perfide fiancé ; et bientôt elle vit le coursier se baigner joyeux dans l’onde, sa mère.

« Arrêtez ! arrêtez ! mon amour ! Déjà les eaux bleues baignent mon pied qui se retire. Bannissez vos craintes, ô ma maîtresse ! nous voici à l’endroit le plus profond. »

« Arrêtez ! arrêtez ! pour l’amour de bien, arrêtez ! car, oh ! les eaux coulent sur mon sein. » — À peine le mot fut-il prononcé, que chevalier et coursier disparurent à la vue.

Elle crie, mais elle crie en vain ; car les vents déchaînés qui s’élèvent assourdissent ses clameurs ; le démon triomphe ; les flots heurtent et couvrent la malheureuse victime.

Trois fois, se débattant contre le courant, on entendit crier la jolie fille ; mais quand la fureur de la tempête fut calmée, la jolie fille ne fut plus revue.

Averties par cette histoire, vous, jolies demoiselles, prenez garde à qui vous donnez votre amour ! Ne croyez pas tous les beaux chevaliers, et ne dansez pas avec l’esprit des eaux !

Le jeune homme cessa de chanter. Les nonnes étaient charmées de la douceur de sa voix et de l’habileté avec laquelle il jouait de son instrument ; mais quelque agréables qu’eussent été ces applaudissements en tout autre moment, ils étaient maintenant sans prix pour Théodore ; son artifice n’avait pas réussi. En vain il s’arrêtait entre les stances ; aucune voix ne lui répondait, et il perdait l’espoir d’égaler Blondel.

La cloche du couvent avertit les nonnes qu’il était temps de se rendre au réfectoire. Elles furent obligées de quitter la grille : elles remercièrent le jeune homme du plaisir que sa musique leur avait fait, et lui recommandèrent de revenir le lendemain. Il le promit. Les nonnes, pour lui donner plus d’envie de tenir sa parole, lui dirent qu’il pourrait toujours compter sur le couvent pour sa subsistance, et chacune d’elles lui fit un petit cadeau : l’une lui donna une boîte de confitures, l’autre un Agnus Dei ; plusieurs lui apportèrent des reliques de saints, des figures de cire et des croix consacrées ; et d’autres lui offrirent de ces petits objets où les religieuses excellent, tels que la broderie, les fleurs artificielles, la dentelle et les ouvrages d’aiguille. On lui conseilla de vendre le tout, afin de se mettre un peu plus à l’aise, et on l’assura qu’il n’aurait pas de peine à s’en défaire, attendu que les Espagnols faisaient grand cas du travail des nonnes. Après avoir reçu ces dons avec des témoignages de respect et de reconnaissance, il fit observer que, n’ayant point de corbeille, il ne savait comment les emporter. Plusieurs des nonnes se hâtaient d’aller en chercher une, lorsqu’elles furent arrêtées par le retour d’une femme âgée, que Théodore n’avait point encore remarquée. Sa douce physionomie et son air vénérable prévenaient sur-le-champ en sa faveur.

« Ah ! » dit la portière, « voici la mère Sainte-Ursule avec une corbeille. »

La nonne s’approcha de la grille, et présenta la corbeille à Théodore : elle était de saule, doublée de satin bleu, et sur les quatre faces étaient peintes des scènes tirées de la légende de sainte Geneviève.

« Voici mon cadeau, » dit-elle, en le lui mettant dans la main : « bon jeune homme, ne le dédaignez pas. Quoique la valeur en semble insignifiante, il a mainte vertu cachée. »

Elle accompagna ces paroles d’un regard expressif, qui ne fut pas perdu pour Théodore. En recevant ce présent, il s’approcha de la grille autant que possible.

« Agnès ! » murmura-t-elle d’une voix à peine intelligible.

Théodore, néanmoins, en saisit le son. Il conclut que la corbeille contenait quelque mystère, et son cœur battit d’impatience et de joie. En ce moment, la supérieure revint. Son air était sombre et mécontent, et elle paraissait plus sévère que jamais.

« Mère Sainte-Ursule, j’ai à vous parler en particulier. »

La nonne changea de couleur, et fut évidemment déconcertée.

« À moi ? » répliqua-t-elle d’une voix défaillante.

La supérieure lui fit signe de venir et se retira. La mère Sainte-Ursule obéit. Bientôt après, la cloche du réfectoire sonna une seconde fois, les nonnes quittèrent la grille, et Théodore resta libre d’emporter son butin. Ravi d’avoir enfin quelque nouvelle à donner au marquis, il vola plutôt qu’il ne courut à l’hôtel de Las Cisternas. En peu de minutes il fut près du lit de son maître, la corbeille en main. Lorenzo était dans la chambre, s’efforçant de consoler son ami d’un malheur que lui-même il ne sentait que trop cruellement. Théodore raconta son aventure, et l’espoir qu’avait fait naître le cadeau de la mère Sainte-Ursule. Le marquis se dressa sur son séant : le feu qui, depuis la mort d’Agnès, s’était éteint dans sa poitrine, se ranima, et ses yeux étincelèrent d’anxiété. Les émotions que trahissait la physionomie de Lorenzo n’étaient guère plus faibles, et il attendait la solution de ce mystère avec une impatience inexprimable. Raymond prit la corbeille des mains de son page ; il en vida le contenu sur son lit, et examina tout avec une attention minutieuse. Il espérait trouver une lettre au fond ; rien de semblable n’apparut : on recommença les perquisitions, mais sans plus de succès. Enfin, don Raymond remarqua qu’un des coins de la doublure de satin bleu était décousu : il l’arracha promptement, et en tira un petit morceau de papier, qui n’était ni plié, ni cacheté. Il était adressé au marquis de Las Cisternas, et contenait ce qui suit :

« Ayant reconnu votre page, je me hasarde à vous envoyer ce peu de lignes. Procurez-vous auprès du cardinal-duc l’ordre de m’arrêter ainsi que la supérieure ; mais que cet ordre ne s’exécute que vendredi à minuit. C’est la fête de sainte Claire ; il y aura une procession de nonnes à la lueur des torches, et je serai du nombre. Prenez garde qu’on ne sache votre intention : au moindre mot qui éveillerait les soupçons de la supérieure, vous n’entendriez plus parler de moi. Soyez prudent, si vous chérissez la mémoire d’Agnès et si vous désirez punir ses assassins. Ce que j’ai à vous dire glacera votre sang d’horreur !

« Sainte-Ursule. »

Le marquis n’eut pas plus tôt lu ce billet qu’il retomba sur son oreiller, sans connaissance ni mouvement. L’espoir, qui l’avait aidé à supporter l’existence, lui manquait ; et ces lignes lui prouvaient trop clairement qu’Agnès n’était plus. Le coup fut moins violent pour Lorenzo, dont l’idée avait toujours été que sa sœur avait péri par quelque moyen criminel. Lorsqu’il vit par la lettre de la mère Sainte-Ursule combien ses soupçons étaient vrais, leur confirmation n’excita en lui que le désir de punir les meurtriers comme ils le méritaient. Il ne fut pas facile de faire revenir le marquis. Dès qu’il eut recouvré la parole, il éclata en imprécations contre les assassins de sa bien-aimée, et jura d’en tirer une vengeance signalée. Il continua de se désespérer et de se livrer à son impuissante fureur, jusqu’à ce que sa constitution, affaiblie par le chagrin et la maladie, ne pût le supporter plus longtemps, et il retomba dans l’insensibilité. Cet état déplorable affectait sincèrement Lorenzo, qui aurait bien voulu rester dans la chambre de son ami ; mais d’autres soins à présent demandaient sa présence. Il était nécessaire de se procurer l’ordre d’arrêter l’abbesse de Sainte-Claire. Dans ce but, ayant confié Raymond aux soins des meilleurs médecins de Madrid, il quitta l’hôtel de Las Cisternas, et dirigea sa course vers le palais du cardinal-duc.

Son désappointement fut extrême lorsqu’il apprit que des affaires d’état avaient obligé le cardinal à partir pour vendredi ; mais, en voyageant jour et nuit, il espéra revenir à temps pour le pèlerinage de sainte Claire : il y réussit. Il trouva le cardinal-duc, et lui exposa le crime présumé de l’abbesse, ainsi que les effets violents qu’il avait produits sur don Raymond. Il ne pouvait employer d’argument plus puissant que ce dernier. De tous ses neveux, le marquis était le seul auquel le cardinal-duc fût sincèrement attaché : c’était une adoration véritable, et à ses yeux l’abbesse ne pouvait pas avoir commis de plus grand crime que d’avoir mis en danger la vie du marquis. Aussi, il accorda sans difficulté le mandat d’arrêt ; il donna en outre à Lorenzo une lettre pour le principal officier de l’inquisition, par laquelle il lui recommandait de veiller à l’exécution du mandat. Muni de ces papiers, Médina se hâta de revenir à Madrid, où il arriva le vendredi quelques heures avant la nuit. Il trouva le marquis un peu mieux, mais si faible, si épuisé, qu’il ne pouvait parler ou remuer sans de grands efforts. Ayant passé une heure près de lui, Lorenzo le quitta pour communiquer son projet à son oncle, et aussi pour remettre à don Ramirez de Mello la lettre du cardinal. Le premier fut pétrifié d’horreur en apprenant le sort de sa malheureuse nièce ; il encouragea Lorenzo à punir les assassins, et s’engagea à l’accompagner la nuit au couvent de Sainte-Claire. Don Ramirez promit le plus ferme appui, et choisit une bande d’archers sûrs pour prévenir l’opposition de la populace.

Mais tandis que Lorenzo était impatient de démasquer l’hypocrite religieuse, il ne se doutait pas des chagrins qu’un autre hypocrite, un autre religieux lui préparait. Aidé des agents infernaux de Mathilde, Ambrosio avait résolu la ruine de l’innocente Antonia. Le moment qui devait être si funeste pour elle arriva : elle avait pris congé de sa mère pour la nuit ; en l’embrassant, elle avait éprouvé un découragement qui ne lui était pas ordinaire. Elle la quitta, revint aussitôt, tomba dans ses bras maternels, et baigna ses joues de larmes ; elle se sentait mal à l’aise, et un secret pressentiment l’assurait qu’elles ne devaient plus se revoir. Elvire le remarqua, et essaya de dissiper en riant ces préjugés puérils ; elle la gronda doucement d’encourager cette tristesse sans fondement, et l’avertit du danger d’entretenir de pareilles idées.

À toutes ses remontrances, elle ne recevait pas d’autre réponse que —

« Ma mère ! chère mère ! oh ! mon Dieu ! que je voudrais être au matin ! »

L’inquiétude d’Elvire au sujet de sa fille était un grand obstacle à son parfait rétablissement, et elle souffrait encore des suites de sa dangereuse maladie. Ce soir-là elle était plus mal qu’à l’ordinaire, et s’était mise au lit avant son heure accoutumée. Antonia se retira de chez sa mère avec regret, et jusqu’à ce que la porte fût fermée, elle fixa les yeux sur elle avec une expression mélancolique. Elle entra dans sa propre chambre : son cœur était rempli d’amertume ; il lui semblait que tout son avenir était gâté, et que le monde ne contenait rien qui valût la peine de vivre. Elle tomba sur une chaise, appuya sa tête sur son bras, et regarda le plancher sans le voir, tandis que les plus tristes images flottaient devant son imagination. Elle était dans cet état d’insensibilité, lorsqu’elle en fut tirée par une douce musique qui se jouait sous sa fenêtre : elle se leva, s’approcha de la croisée et l’ouvrit pour mieux entendre. Ayant jeté son voile sur sa figure, elle se hasarda à regarder dehors. À la clarté de la lune, elle aperçut en bas plusieurs hommes tenant en main des guitares et des luths ; et à une petite distance d’eux s’en tenait un autre enveloppé dans son manteau, et dont la taille et l’apparence avaient une forte ressemblance avec celles de Lorenzo. Elle ne se trompait pas dans cette conjecture : c’était effectivement Lorenzo lui-même qui, lié par sa promesse de ne pas se présenter à Antonia sans le consentement de son oncle, tâchait de temps en temps, par des sérénades, de convaincre sa maîtresse que son attachement durait toujours. Son stratagème n’eut pas l’effet désiré : Antonia était loin de supposer que cette musique nocturne fût un compliment qu’on lui destinât ; elle était trop modeste pour se croire digne de telles attentions : et, présumant qu’elles étaient adressées à quelque dame voisine, elle s’affligea de voir qu’elles l’étaient par Lorenzo.

L’air que l’on jouait était plaintif et mélodieux ; il s’accordait avec l’état de l’âme d’Antonia, et elle l’écouta avec plaisir. Après un prélude assez long des instruments, les voix leur succédèrent, et Antonia distingua les paroles suivantes.

SÉRÉNADE.
CHŒUR.

Oh ! exhale de doux accords, ma lyre ! c’est ici que la beauté aime à reposer : décris les tourments, la tendre ardeur qui déchire le sein d’un amant fidèle.

AIR.

Dans chaque cœur trouver un esclave, dans chaque âme établir son empire, mener en servage et le sage et le brave, et faire que le captif baise sa chaîne : tel est le pouvoir de l’amour ! — Hélas ! je souffre tant de connaître le pouvoir de l’amour !

Dans les soupirs passer tout le jour, goûter un sommeil court et interrompu ; pour un seul cher objet absent bien loin, dédaigneux de tout autre, veiller et pleurer : telles sont les peines de l’amour ! — Hélas ! je souffre tant de connaître les peines de l’amour !

Lire un aveu dans les yeux d’une vierge, presser des lèvres qui n’ont jamais été pressées, les entendre soupirer d’ivresse, et les baiser, les baiser, les baiser encore : tels sont tes plaisir, amour ! — Mais hélas ! quand mon cœur connaîtra-t-il tes plaisirs ?

CHŒUR.

Maintenant, silence, ma lyre ! Ma voix, taisez-vous ! Dors, aimable fille ! Que ma tendre ardeur remplisse tes visions d’amoureuses pensées, quoique ma voix se taise, et que ma lyre soit silencieuse !

La musique cessa, les exécutants se dispersèrent, et le calme régna dans la rue. Selon son habitude, Antonia se recommanda à sainte Rosalie, dit ses prières de tous les soirs, et se mit au lit. Le sommeil ne tarda pas à venir, et à la délivrer de ses terreurs et de son inquiétude.

Il était près de deux heures lorsque le moine luxurieux se hasarda à diriger ses pas vers la demeure d’Antonia. Il a déjà été dit que le monastère n’était pas loin de la rue de San-Iago. Ambrosio parvint jusqu’à la maison sans être vu. Là il s’arrêta, et hésita un moment. Il réfléchit à l’énormité du crime, aux conséquences s’il était découvert, et à la probabilité, après ce qui s’était passé, qu’Elvire le soupçonnât d’être l’auteur du viol. D’un autre côté, il se disait que ce ne seraient que des soupçons ; qu’on ne pourrait produire aucune preuve du crime ; qu’il paraîtrait impossible que la violence eût été commise sans qu’Antonia sût quand, où et par qui ; enfin, il regardait sa réputation comme trop fermement établie pour être ébranlée par les accusations isolées de deux inconnues. Ce dernier argument était entièrement faux : il ne savait pas combien est incertain le vent de la faveur populaire, et qu’un moment suffit pour faire aujourd’hui exécrer du monde celui qui hier en était l’idole. Le résultat de la délibération du moine fut qu’il poursuivrait son entreprise. Il franchit les marches qui menaient à la maison. Il n’eut pas plus tôt touché la porte avec le myrte d’argent, qu’elle s’ouvrit et lui donna un libre accès : il entra, et la porte se referma d’elle-même après lui.

Guidé par la lueur de la lune, il monta l’escalier avec lenteur et précaution. À tout moment il regardait autour de lui, inquiet et craintif : il voyait un espion dans chaque ombre, et entendait une voix dans chaque murmure de la brise nocturne. La conscience de l’attentat qu’il allait consommer épouvantait son cœur et le rendait plus timide que celui d’une femme. Cependant il continua : il atteignit la porte de la chambre d’Antonia ; il s’arrêta et écouta. Tout était paisible au dedans : ce silence absolu le convainquit que sa victime reposait, et il se hasarda à lever le loquet. La porte était verrouillée et résista à ses efforts ; mais elle ne fut pas plus tôt touchée par le talisman, que le verrou se tira : le ravisseur entra et se trouva dans la chambre où l’innocente fille dormait sans se douter qu’un si dangereux visiteur fût près de sa couche ; la porte se referma derrière lui, et le verrou revint de lui-même à sa place.

Ambrosio avança avec prudence ; il prit soin que pas une planche ne criât sous son pied, et il retint son haleine en approchant du lit. Sa première attention fut d’accomplir la cérémonie magique, ainsi que Mathilde le lui avait prescrit : il souffla trois fois sur le myrte d’argent en prononçant le nom d’Antonia, et le mit sous l’oreiller. Les effets qu’il en avait obtenus ne lui permettaient pas de douter que le talisman ne réussît à prolonger le sommeil de celle qu’il allait posséder. À peine l’enchantement fut-il terminé qu’il la considéra comme absolument en son pouvoir, et ses yeux étincelèrent de désirs et d’impatience. Alors il jeta un regard sur la belle endormie : une simple lampe, qui brûlait devant la statue de sainte Rosalie, répandait une faible lueur dans la chambre, et permettait d’examiner tous les charmes de l’aimable objet qui était devant lui. La chaleur du temps l’avait obligée à rejeter une partie des couvertures ; celles qui la cachaient encore, l’insolente main d’Ambrosio se hâta de les écarter : elle avait la joue appuyée sur un bras d’ivoire, l’autre reposait sur le bord du lit avec une gracieuse indolence ; quelques tresses s’étaient échappées de la mousseline qui enfermait sa chevelure, et tombaient en désordre sur son sein, que soulevait une lente et régulière respiration. La chaleur avait semé sur sa joue des couleurs plus vives qu’à l’ordinaire ; un sourire d’une douceur inexprimable se jouait autour de ses lèvres de corail, d’où par intervalles s’échappait un faible soupir ou des mots inarticulés ; un air d’innocence et de candeur enchanteresse était répandu sur toute sa personne ; et il y avait dans sa nudité même une sorte de décence qui ajoutait de nouveaux aiguillons aux désirs du moine luxurieux.

Il resta quelque temps à dévorer des yeux ces charmes qui bientôt allaient être la proie de ses passions déréglées. Une bouche entr’ouverte semblait solliciter un baiser ; il se pencha dessus, unit ses lèvres aux lèvres d’Antonia, et en aspira avec transport l’haleine parfumée : ce plaisir fugitif accrut son ardeur pour de plus vives jouissances. Ses désirs étaient montés à cette frénésie dont les brutes sont agitées ; il résolut de n’en plus retarder l’accomplissement d’un seul instant, et d’une main impatiente il se mit à arracher les vêtements qui l’empêchaient d’assouvir sa fureur.

« Bonté divine ! » s’écria une voix derrière lui : « ne me trompé-je point ? n’est-ce point une illusion ? »

La terreur, la confusion et le désappointement accompagnèrent ces mots, quand ils frappèrent l’oreille d’Ambrosio ; il tressaillit et se retourna : Elvire était debout à la porte de la chambre et contemplait le moine avec des regards de surprise et d’exécration.

Un songe effrayant lui avait représenté Antonia auprès d’un précipice ; elle l’avait vue tremblante sur le bord : chaque instant semblait menacer de sa chute, et elle l’entendait crier : « Sauvez-moi, ma mère ! sauvez-moi ! encore un moment, et il sera trop tard. » Elvire s’était éveillée d’épouvante : la vision avait fait sur son esprit une trop forte impression pour lui permettre de reposer sans s’être assurée de la sûreté de sa fille ; elle avait quitté précipitamment le lit, avait passé une robe, et, traversant le cabinet où dormait la femme de chambre, elle était arrivée chez Antonia juste à temps pour la sauver des embrassements de son ravisseur.

Pétrifiés tous deux, l’un de honte, l’autre de stupeur, Elvire et le moine semblaient changés en statues ; ils restaient en silence à se regarder l’un l’autre : la dame fut la première à se remettre.

« Ce n’est point un rêve ! » s’écria-t-elle ; « c’est réellement Ambrosio qui est devant moi : l’homme que Madrid estime un saint, c’est lui que je trouve à cette heure près du lit de ma malheureuse enfant ! Monstre d’hypocrisie ! je soupçonnais déjà vos desseins, mais je retenais l’accusation par pitié de la fragilité humaine ; maintenant le silence serait criminel : toute la ville va être instruite de votre incontinence ; je vous démasquerai, misérable ! et j’apprendrai à l’église quelle vipère elle réchauffe dans son sein.

Pâle et confus, le coupable interdit restait tremblant devant elle ; il aurait bien voulu atténuer sa faute, mais il ne trouvait rien qui pût le justifier ; il ne lui venait à la bouche que des phrases sans suite, que des excuses qui se contredisaient l’une l’autre. Elvire était trop justement irritée pour accorder le pardon qu’il demandait : elle protesta qu’elle allait éveiller le voisinage, et faire de lui un exemple pour tous les hypocrites à venir. Alors, courant au lit, elle cria à Antonia de s’éveiller ; et voyant que la voix n’avait point d’effet, elle lui prit le bras, et la releva de dessus l’oreiller. Le charme opérait trop puissamment, Antonia resta insensible ; et quand sa mère la laissa aller, elle retomba sur l’oreiller.

« Ce sommeil n’est pas naturel ! » s’écria Elvire étonnée, et dont l’indignation croissait d’instant en instant ; « il y a là-dessous quelque mystère : mais tremblez, hypocrite ! votre scélératesse sera bientôt démasquée. Au secours ! au secours ! » cria-t-elle ; « venez ici ! Flora ! Flora ! »

« Écoutez-moi un seul instant, madame ! » s’écria le moine, rappelé à lui par l’urgence du danger. « Par tout ce qu’il y a de saint et de sacré, je jure que l’honneur de votre fille est intact. Pardonnez mon offense ! épargnez-moi la honte d’être découvert, et permettez-moi de regagner librement le couvent ; accordez-moi cette grâce, par pitié ! Je vous promets non seulement qu’Antonia n’aura plus rien à craindre de moi à l’avenir, mais encore que le reste de ma vie prouvera — »

Elvire l’interrompit brusquement :

« Qu’Antonia n’aura rien à craindre ? j’y veillerai. Vous ne tromperez pas plus longtemps la confiance des mères ; votre iniquité sera dévoilée à tous les yeux : Madrid entier frémira de votre perfidie, de votre hypocrisie, de votre incontinence. Allons donc ! ici ! Flora ! Flora ! »

Tandis qu’elle parlait, le souvenir d’Agnès frappa l’esprit du moine : c’est ainsi qu’elle avait implore sa pitié, et c’est ainsi qu’il avait rejeté sa prière ! C’était maintenant son tour de souffrir, et il ne put s’empêcher de reconnaître que sa punition était juste. Elvire, cependant, continuait d’appeler Flora à son aide ; mais sa voix était tellement étouffée par l’indignation, que la domestique, qui était ensevelie dans un profond sommeil, était insensible à tous ses cris. Elvire n’osait pas aller vers le cabinet où dormait Flora, de peur que le moine n’en profitât pour s’échapper : c’était effectivement son intention ; il se flattait que, s’il pouvait gagner le monastère sans avoir été vu par d’autre que par Elvire, ce seul témoignage ne suffirait pas pour ruiner une réputation aussi bien établie que l’était la sienne à Madrid. Dans cette idée, il ramassa les vêtements dont il s’était déjà dépouillé et courut vers la porte ; Elvire vit son dessein, elle le suivit ; et, avant qu’il ne pût tirer le verrou, elle le saisit par le bras et l’arrêta.

« N’essayez pas de fuir ! » dit-elle ; « vous ne quitterez pas cette chambre sans que votre crime ait eu des témoins. »

Ambrosio essaya en vain de se dégager. Elvire ne lâchait pas prise, et redoublait ses cris pour avoir du secours. Le danger du moine devenait plus pressant ; il s’attendait d’instant en instant à voir le peuple accourir à ces cris, et, poussé à la démence par l’approche de sa porte, il adopta une résolution désespérée et sauvage. Se retournant tout à coup, d’une main il serra Elvire à la gorge pour arrêter les clameurs qu’elle poussait, et, de l’autre, la terrassant avec violence, il la traîna vers le lit. Troublée de cette attaque inattendue, elle eut à peine la possibilité d’essayer de lutter contre son étreinte ; le moine, arrachant l’oreiller de dessous la tête de la fille, en couvrit la figure de la mère ; et, lui appuyant de toute sa vigueur son genou sur la poitrine, il tâcha de lui ôter la vie. Il n’y réussit que trop bien : la victime, dont la force naturelle était accrue par l’excès de son angoisse, se débattit longtemps pour lui échapper, mais en vain ; le moine, le genou toujours appuyé sur son sein, contempla sans pitié le tremblement convulsif de ses membres, et soutint avec une fermeté inhumaine le spectacle de ces déchirements du corps et de l’âme près de se séparer. Enfin, l’agonie se termina ; Elvire cessa de disputer sa vie. Le moine retira l’oreiller, et la regarda : son visage était couvert d’une noirceur effrayante ; ses membres ne remuaient plus ; le sang était gelé dans ses veines ; son cœur avait cessé de battre, et ses mains étaient raides et glacées : cette noble et majestueuse femme n’était plus qu’un cadavre — froid, insensible et révoltant.

Cet acte horrible ne fut pas plus tôt consommé, que le prieur sentit l’énormité de son crime. Une sueur froide coula sur tout son corps ; ses yeux se fermèrent ; il chancela et s’affaissa sur une chaise, presque aussi privé de vie que l’infortunée qui gisait à ses pieds. Il fut tiré de cet état par la nécessité de fuir et par le danger d’être trouvé dans la chambre d’Antonia ; il n’avait aucun désir de recueillir le fruit de son forfait : Antonia ne lui inspirait plus que de la répugnance ; un froid mortel avait remplacé l’ardeur qui lui brûlait le sein ; il ne s’offrait plus à son esprit que des idées de mort et de crime, de honte présente et de châtiment futur. Agité par le remords et la crainte, il se prépara à fuir ; toutefois sa terreur ne dominait joint assez ses souvenirs pour l’empêcher de prendre les précautions nécessaires à sa sûreté : il remit l’oreiller sur le lit, ramassa ses vêtements, et, le funeste talisman à la main, il dirigea vers la porte ses pas mal assurés. Éperdu de frayeur, il s’imaginait qu’une légion de fantômes empêchaient sa fuite ; à chaque détour il croyait voir le corps défiguré qui lui barrait le passage, et il fut longtemps avant de parvenir jusqu’à la porte. Le myrte enchanté produisit son premier effet : la porte s’ouvrit, et il se hâta de descendre l’escalier. Il rentra sans être vu au monastère ; et, s’étant renfermé dans sa cellule, il abandonna son âme aux tortures d’un impuissant remords et aux terreurs d’un péril imminent.