Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 2p. 1-35).


CHAPITRE VI.


En extase dans les bras l’un de l’autre, ils bénissent la nuit, et maudissent le jour qui vient.
Lee.
Séparateur


Les premiers transports étaient passés ; les désirs d’Ambrosio étaient assouvis. Le plaisir avait fui, remplacé par la honte. Confus et épouvanté de sa faiblesse, le moine s’arracha des bras de Mathilde ; son parjure se présentait devant lui : il réfléchissait à l’acte qu’il venait de commettre, et tremblait aux conséquences d’une découverte ; il envisageait l’avenir avec horreur ; son cœur était découragé, envahi par la satiété et le dégoût ; il évitait les yeux de sa complice. Un sombre silence régnait, pendant lequel tous deux paraissaient en proie à de pénibles pensées.

Mathilde fut la première à le rompre. Elle prit doucement la main du moine, et la pressa sur ses lèvres brûlantes.

« Ambrosio ! » murmura-t-elle d’une voix tendre et tremblante.

Le prieur tressaillit à ce son : il tourna les yeux sur Mathilde ; elle avait les siens remplis de larmes ; sa joue était couverte de rougeur, et ses regards suppliants semblaient lui demander grâce.

« Femme dangereuse ! « dit-il, « dans quel abîme de misère vous m’avez plongé ! Si l’on découvre votre sexe, mon honneur, ma vie elle-même, devront payer quelques instants de plaisir. Insensé que je suis de m’être livré à vos séductions ! Que faire à présent ? comment expier mon offense ? quel sacrifice peut acheter le pardon de mon forfait ? Malheureuse Mathilde, vous avez à jamais détruit mon repos ! »

« À moi ces reproches, Ambrosio ? à moi qui ai renoncé pour vous aux plaisirs du monde, au luxe de la richesse, à la délicatesse de mon sexe, à mes amis, à ma fortune et à ma réputation ? Qu’avez-vous perdu que j’aie conservé ? n’ai-je pas partagé votre crime ? n’avez-vous pas partagé mon plaisir ? Crime, ai-je dit ? en quoi consiste le nôtre, si ce n’est dans l’opinion d’un monde sans jugement ? Que ce monde l’ignore, et nos joies deviennent divines et irréprochables. Vos vœux de célibat étaient contre nature ; l’homme n’a pas été créé pour un tel état, et si l’amour était un crime, Dieu ne l’aurait pas fait si doux et si irrésistible. Bannissez donc ces nuages de votre front, mon Ambrosio ; goûtez librement ces voluptés, sans lesquelles la vie est un don méprisable. Cessez de me reprocher de vous avoir appris ce que c’est que le bonheur, et sentez un transport égal à celui de la femme qui vous adore ! »

Comme elle parlait, ses yeux étaient remplis d’une langueur délicieuse ; son sein palpitait. Elle entrelaça autour de lui ses bras voluptueux ; elle l’attira vers elle, et colla ses lèvres sur celles de son amant. Les désirs d’Ambrosio se rallumèrent ; le dé était jeté ; ses vœux étaient déjà rompus ; il avait déjà commis le crime : à quoi bon s’abstenir d’en savourer le fruit ? Il la serra contre son sein avec un redoublement d’ardeur. Dégagé de tout sentiment de honte, il lâcha la bride à ses appétits immodérés, tandis que la belle impudique mettait en pratique toutes les inventions de la débauche, tous les raffinements de l’art du plaisir qui pouvaient accroître le prix de sa possession et rendre plus exquis les transports du moine. Ambrosio goûtait des délices jusqu’alors inconnus. La nuit s’envola rapide, et le matin rougit de le voir encore étroitement serré dans les bras de Mathilde.

Ivre de plaisir, le moine quitta la couche luxurieuse de la syrène ; il n’était plus honteux de son incontinence, il ne redoutait plus la vengeance du ciel offensé. Sa seule crainte était que la mort ne le privât des jouissances pour lesquelles un long jeûne n’avait fait qu’aiguiser son appétit. Mathilde était toujours sous l’influence du poison, et le moine voluptueux tremblait moins de perdre en elle son sauveur que sa concubine. Privé d’elle, il ne lui serait pas facile de trouver une autre maîtresse avec qui il pût se livrer si pleinement et si sûrement à ses passions ; il la pressa donc instamment d’user des moyens de salut qu’elle avait déclarés être en su possession.

« Oui ! » repartit Mathilde, « puisque vous m’avez fait sentir le prix de la vie, j’emploierai tout pour sauver la mienne. Aucun danger ne m’effraiera. J’envisagerai hardiment et sans frissonner les suites terribles de mon action ; en me sacrifiant, je ne croirai pas acheter trop cher votre possession, et je me souviendrai qu’un instant passé entre vos bras dans ce monde peut bien compenser un siècle de punition dans l’autre. Mais avant que je prenne ce parti, Ambrosio, prêtez-moi le serment solennel de ne jamais chercher à connaître les moyens auxquels j’aurai recours pour me sauver. »

Il se lia par le vœu le plus formel.

« Je vous remercie, mon bien-aimé. Cette précaution est nécessaire ; car, sans le savoir, vous êtes sous le joug des préjugés vulgaires. L’œuvre dont j’ai à m’occuper cette nuit pourrait vous surprendre par son étrangeté, et me rabaisser dans votre opinion. Dites-moi, avez-vous la clef de la petite porte du jardin, de celle qui regarde le couchant ? »

« La porte qui donne sur le lieu de sépulture qui nous est commun avec les sœurs de Sainte-Claire ? Je n’en ai pas la clef, mais il m’est facile de me la procurer. »

« Tout ce que vous avez à faire, c’est de m’introduire dans le cimetière à minuit ; de veiller tandis que je descendrai dans les caveaux de Sainte-Claire, de peur que quelque œil curieux n’observe mes actions ; de m’y laisser seule une heure, et je réponds de cette vie que je consacre à vos plaisirs. Pour prévenir tout soupçon, ne venez pas me voir pendant le jour. Souvenez-vous de la clef, et que je vous attends avant minuit. Écoutez ! j’entends des pas qui s’approchent ! laissez-moi ; je vais faire semblant de dormir. »

Le moine obéit, et quitta la cellule ; il ouvrait la porte lorsque le père Pablos parut.

« Je viens, » dit celui-ci, « savoir des nouvelles de mon jeune malade. »

« Chut ! » répondit Ambrosio, mettant un doigt sur sa lèvre ; « parlez bas ; je viens de le voir : il est tombé dans un profond sommeil, qui, assurément, lui fera du bien. Ne le dérangez pas en ce moment, car il désire de reposer. »

Le pore Pablos obéit, et, entendant la cloche sonner, accompagna le prieur à matines. Ambrosio se sentit embarrassé en entrant dans la chapelle. Le péché était pour lui une chose nouvelle, et il s’imagina que tous les yeux pouvaient lire sur son visage ses méfaits de la nuit. Il essaya de prier ; la piété n’échauffait plus son sein ; ses pensées insensiblement le ramenaient aux charmes secrets de Mathilde. Mais ce qu’il avait perdu en pureté de cœur, il le remplaça par sa sainteté extérieure. Pour mieux couvrir son péché, il redoubla de semblants de vertu, et jamais il ne parut plus dévot que depuis qu’il avait violé ses engagements. Ainsi, sans y penser, il ajoutait l’hypocrisie au parjure et à l’incontinence. Il avait été entraîné à ces dernières erreurs par une séduction presque irrésistible ; mais en tâchant de cacher les fautes où un piège l’avait fait tomber, il en commettait une autre toute volontaire.

Les matines terminées, Ambrosio se retira dans sa cellule. Les plaisirs qu’il venait de goûter pour la première fois avaient laissé leur impression dans son esprit ; son cerveau était en désordre, et présentait un chaos confus de remords, de volupté, d’inquiétude et de crainte. Il jeta en arrière un coup d’œil de regret sur cette paix de l’âme, sur cette sécurité de la vertu qui, jusqu’alors, avaient été son partage ; il s’était livré à des excès dont la seule idée, vingt-quatre heures auparavant, l’aurait fait reculer d’horreur. Il frissonna en songeant que la moindre indiscrétion de sa part ou de celle de Mathilde renverserait l’édifice de cette réputation qu’il avait été trente années à élever, et le rendrait l’exécration de ce peuple dont il était l’idole. La conscience lui peignit sous des couleurs repoussantes son parjure et sa faiblesse ; la crainte grossit à ses yeux les horreurs du châtiment, et il se vit déjà dans les cachots de l’inquisition.

À ces idées tourmentantes succédait celle de la beauté de Mathilde, celle de ces leçons délicieuses qui, une fois apprises, ne se peuvent plus oublier. Ce seul coup d’œil le réconciliait avec lui-même : les plaisirs de la nuit dernière ne lui semblaient point achetés trop cher par le sacrifice de l’innocence et de l’honneur ; leur souvenir suffisait pour remplir son âme d’extase : il maudissait sa folle vanité qui l’avait poussé à dissiper dans l’obscurité la fleur de sa vie, et l’avait tenu dans l’ignorance des jouissances que procurent l’amour et les femmes. Il résolut, à tout événement, de continuer son commerce avec Mathilde, et appela à son aide tous les arguments qui pouvaient le confirmer dans sa détermination : il se demanda en quoi consisterait sa faute si elle restait ignorée, et quelles conséquences il devait en appréhender. En observant strictement chacune des règles de son ordre, à l’exception de la chasteté, il se crut sûr de conserver l’estime des hommes, et même la protection du ciel. Il regarda comme facile à obtenir le pardon d’une si légère et si naturelle infraction à ses vœux : mais il oubliait que, ces vœux une fois prononcés, l’incontinence, qui dans les laïques est la moins grave des erreurs, devenait dans sa personne le plus odieux de tous les crimes.

Une fois décidé sur sa conduite future, il se sentit l’esprit plus tranquille. Il se jeta sur son lit, et essaya en dormant de réparer ses forces épuisées par les excès de la nuit. Il se réveilla rafraîchi, et avide de nouveaux plaisirs. Soumis aux ordres de Mathilde, il n’alla point de tout le jour la voir dans sa cellule. Le père Pablos annonça, au réfectoire, que Rosario avait enfin consenti à suivre son ordonnance, mais que le remède n’avait pas produit le moindre effet, et que vraisemblablement aucune puissance humaine ne parviendrait à le sauver. Le prieur se rangea à cet avis, et affecta de déplorer la fin prématurée d’un jeune homme qui donnait de si belles espérances.

La nuit arriva. Ambrosio avait pris soin de se faire remettre par le portier la clef de la petite porte qui donnait sur le cimetière. Lorsque tout fut silencieux dans le monastère, il sortit de sa cellule et courut à celle de Mathilde. Elle avait quitté son lit, et s’était habillée avant qu’il n’arrivât.

« Je vous attendais avec impatience, » dit-elle ; « ma vie dépend de ce moment. Avez-vous la clef ? »

« Oui. »

« Allons vite au jardin ; nous n’avons pas de temps à perdre. Suivez-moi. »

Elle prit sur la table un petit panier couvert. Le portant d’une main et de l’autre tenant la lampe qui brûlait sur la cheminée, elle se hâta de sortir de la cellule. Ambrosio la suivit. Tous deux gardaient un profond silence. Elle marcha d’un pas rapide mais circonspect, traversa les cloîtres et gagna le côté occidental du jardin : ses yeux brillaient d’un feu sauvage qui pénétrait le moine d’une terreur respectueuse, et sur son front régnait le courage déterminé du désespoir. Elle donna la lampe à Ambrosio ; puis, lui prenant la clef, elle ouvrit la petite porte et entra dans le cimetière. C’était un carré vaste et spacieux, planté d’ifs : une moitié appartenait au couvent ; l’autre était la propriété des sœurs de Sainte-Glaire, et était couvert d’un toit de pierre ; la division était marquée par une grille de fer, dont le guichet généralement n’était pas fermé à clef.

C’est là que Mathilde dirigea ses pas : elle ouvrit le guichet et chercha la porte qui conduisait aux caveaux souterrains où reposaient les os blanchissants des religieuses de Sainte-Claire. La nuit était entièrement sombre ; on ne voyait ni lune ni étoiles ; heureusement il n’y avait pas un souffle de vent, et le moine portait la lampe en pleine sécurité : à l’aide de sa clarté, la porte du sépulcre fut bientôt découverte ; elle se perdait dans le creux d’un mur, et était presque entièrement recouverte par d’épaisses touffes de lierre ; trois marches de pierre grossièrement taillées y conduisaient, et Mathilde était sur le point de les descendre lorsque soudain elle recula.

« Il y a quelqu’un dans les caveaux ! » dit-elle tout bas au moine ; « cachez-vous jusqu’à ce qu’on soit passé. »

Elle se réfugia derrière un grand et magnifique tombeau, érigé en l’honneur de la fondatrice du couvent ; Ambrosio suivit cet exemple, cachant avec soin sa lampe, dont la lueur les aurait trahis. Peu d’instants s’étaient écoulés lorsqu’on poussa la porte qui menait aux souterrains. Des rayons de lumière se projetèrent sur l’escalier, et permirent aux deux témoins cachés de voir deux femmes vêtues d’habits religieux, et qui paraissaient engagées dans une conversation animée. Le prieur n’eut aucune difficulté à reconnaître dans la première l’abbesse de Sainte-Claire, et une des nonnes les plus âgées dans sa compagne.

« Tout est préparé, » dit l’abbesse : « son sort sera décidé demain ; tous ses pleurs et ses soupirs ne serviront de rien. Non ! depuis vingt-cinq ans que je suis supérieure de ce couvent, jamais je n’ai vu de trait plus infâme ! »

« Vous devez vous attendre à bien de l’opposition, » répliqua l’autre d’une voix plus douce : « Agnès a beaucoup d’amies dans le couvent, et la mère Sainte-Ursule en particulier épousera sa cause très chaudement. En vérité, elle mérite d’avoir des amies, et je voudrais pouvoir vous faire prendre en considération sa jeunesse et ce que sa situation a de particulier. Elle paraît touchée de sa faute ; l’excès de sa douleur prouve son repentir, et je suis convaincue que c’est la contrition plus que la crainte du châtiment qui fait couler ses larmes. Vénérable mère, si vous consentiez à mitiger la rigueur de votre sentence, si vous daigniez oublier cette première transgression, je m’offrirais pour caution de sa conduite future. »

« L’oublier, dites-vous ? mère Camille, vous m’étonnez ! Quoi ! après m’avoir déshonorée aux yeux de l’idole de Madrid, de l’homme même à qui je désirais le plus de donner une idée de la régularité de ma discipline ! Comme j’ai dû paraître méprisable au révérend prieur ! Non, ma mère, non ! je ne puis pardonner cet outrage ; je ne puis mieux convaincre Ambrosio de mon horreur pour de tels crimes, qu’en punissant celui d’Agnès avec toute la rigueur qu’admettent nos sévères lois. Cessez donc vos supplications, elles seront toutes inutiles ; ma résolution est prise : demain Agnès sera un terrible exemple de ma justice et de mon ressentiment. »

La mère Camille ne semblait pas abandonner la partie, mais en ce moment la voix des nonnes cessa de pouvoir s’entendre. L’abbesse ouvrit la porte qui communiquait avec la chapelle de Sainte-Claire, et étant entrée avec sa compagne, elle la referma sur elles.

Mathilde alors demanda quelle était cette Agnès contre qui l’abbesse était si courroucée, et quel rapport elle avait avec Ambrosio. Il raconta l’aventure, et ajouta que, comme ses idées depuis lors avaient subi une complète révolution, il ressentait beaucoup de pitié pour cette infortunée.

« J’ai dessein, » dit-il, « de demander demain une audience à la supérieure, et d’user de tous les moyens possibles pour obtenir qu’elle adoucisse sa sentence. »

« Prenez-y garde, » interrompit Mathilde ; « ce changement subit d’idée peut exciter la surprise, et donner naissance à des soupçons que nous avons le plus grand intérêt à éviter. Redoublez plutôt d’austérité extérieure, et fulminez des menaces contre les erreurs d’autrui pour mieux dissimuler les vôtres. Abandonnez la nonne à sa destinée : votre intervention serait dangereuse, et son imprudence mérite d’être punie ; elle n’est pas digne de goûter les plaisirs de l’amour, puisqu’elle n’a pas l’esprit de les cacher. Mais à discuter ces intérêts frivoles, je perds des instants qui sont précieux : la nuit fuit à grands pas, et j’ai beaucoup à faire avant l’aurore. Les nonnes se sont retirées : nous sommes en sûreté. Donnez-moi la lampe, Ambrosio ; je dois descendre seule dans ces souterrains : attendez ici, et si quelqu’un s’approche, avertissez-moi par un cri ; mais si vous tenez à la vie, ne vous avisez pas de me suivre, vous tomberiez victime de votre imprudente curiosité. »

À ces mots, elle s’avança vers le sépulcre, tenant toujours la lampe d’une main et son petit panier de l’autre ; elle toucha la porte qui cria lentement sur ses gonds rouillés, et lui offrit un étroit escalier tournant, de marbre noir : elle descendit ; Ambrosio resta en haut, suivant de l’œil les faibles rayons de la lampe qui s’éloignaient graduellement ; ils disparurent, et il se trouva dans une complète obscurité.

Laissé à lui-même, il ne put songer sans surprise au changement subit qui s’était opéré dans le caractère et les sentiments de Mathilde. Il y a peu de jours, elle paraissait la plus douce personne de son sexe, soumise à tout ce qu’il voulait, et le regardant comme un être supérieur. Maintenant elle avait pris dans les manières et le langage une sorte de courage et de virilité bien peu propres à plaire. Son ton n’était plus insinuant, mais impérieux. Il ne se trouvait pas en état de lutter d’arguments avec elle, et se voyait forcé de reconnaître l’infériorité de son jugement. Elle l’étonnait à chaque instant par de nouvelles preuves de force d’esprit ; mais ce qu’elle gagnait dans l’opinion de l’homme, elle le perdait, et au delà, dans l’affection de l’amant. Il regrettait Rosario, le tendre, le doux, le docile Rosario ; il était peiné de voir Mathilde dédaigner les vertus de son sexe, et lorsqu’il se rappelait ce qu’elle avait dit de la nonne condamnée, il ne pouvait s’empêcher de le trouver cruel et indigne d’une femme. La pitié est un sentiment si naturel, si approprié au caractère féminin, que c’est à peine un mérite pour une femme de l’éprouver ; mais en être dépourvue, est un crime énorme. Ambrosio ne pouvait pas pardonner à sa maîtresse de manquer de cette aimable qualité. Néanmoins, tout en la blâmant de son insensibilité, il reconnaissait la justesse de ses observations ; et quoiqu’il eût sincèrement pitié d’Agnès, il renonça à l’idée d’intervenir en sa faveur.

Près d’une heure s’était écoulée depuis que Mathilde était descendue dans les souterrains, et elle ne revenait pas. La curiosité d’Ambrosio était vivement excitée. Il s’approcha de l’escalier — il écouta — tout se taisait, sauf à de certains intervalles où il saisissait le son de la voix de Mathilde roulant dans ce labyrinthe de passages, et répété par l’écho des voûtes sépulcrales ; elle était à une trop grande distance pour qu’il pût distinguer ses paroles, et avant d’arriver jusqu’à lui, elles se confondaient en un sourd murmure. Il brûlait de pénétrer ce mystère ; il résolut de désobéir à ses ordres, et de la suivre dans le souterrain : il avança jusqu’à l’escalier, et déjà il en avait descendu quelques marches lorsque le courage lui manqua ; il se rappela les menaces de Mathilde, et son sein se remplit d’une terreur secrète et inexplicable : il remonta les degrés, reprit sa première position, et attendit impatiemment la fin de cette aventure.

Tout à coup il ressentit un choc violent : la terre trembla ; les colonnes qui soutenaient la voûte furent si fortement ébranlées, qu’à chaque instant elle semblait prête à l’écraser, et aussitôt il entendit un épouvantable coup de tonnerre : après quoi, ses yeux se fixant sur l’escalier, il vit une brillante colonne de lumière courir le long des souterrains ; il ne la vit qu’un moment : dès qu’elle eut disparu, tout redevint calme et obscur ; d’épaisses ténèbres l’entourèrent de nouveau, et le silence de la nuit ne fut interrompu que par le bruit des ailes de la chauve-souris qui volait lentement près de lui.

Chaque instant augmentait l’étonnement d’Ambrosio. Au bout d’une autre heure, la même lumière reparut, et se perdit de nouveau et aussi subitement : elle était accompagnée d’une musique douce mais solennelle, qui s’élevait du fond des voûtes, et qui pénétra le moine de bonheur et d’effroi. Il n’y avait pas longtemps qu’elle avait cessé, lorsqu’il entendit sur l’escalier les pas de Mathilde ; elle revenait du souterrain ; la joie la plus vive animait ses beaux traits.

« N’avez-vous rien vu ? » demanda-t-elle.

« J’ai vu deux fois une colonne de lumière briller sur l’escalier. »

« Rien de plus ? »

« Rien. »

« Le matin est sur le point de paraître : retirons-nous au couvent, de peur que la clarté du jour ne nous trahisse. »

D’un pas léger elle sortit du cimetière ; elle regagna sa cellule, toujours suivie du curieux prieur ; elle ferma la porte, et se débarrassa de sa lampe et de son panier.

« J’ai réussi ! » s’écria-t-elle, en se jetant dans les bras d’Ambrosio ; « j’ai réussi au delà de mes plus chères espérances ! je vivrai, je vivrai pour vous ! La démarche que je frémissais de faire sera pour moi une source de joies inexprimables ! Oh ! si j’osais vous les faire partager ! oh ! s’il m’était permis de vous associer à mon pouvoir, de vous élever autant au-dessus de votre sexe qu’un seul acte hardi m’a élevée au-dessus du mien ! »

« Et qui vous en empêche, Mathilde ? » interrompit le moine ; « pourquoi me faire un secret de ce qui s’est passé dans le souterrain ? me croyez-vous indigne de votre confiance ? Mathilde, je douterai de la vérité de votre affection tant que vous aurez des joies auxquelles il me sera interdit de prendre part. »

« Vos reproches sont injustes ; l’obligation où je suis de vous cacher mon bonheur m’afflige sincèrement : mais je ne suis point à blâmer ; la faute n’en est point à moi, mais à vous, mon Ambrosio. Je vois encore trop le moine en vous ; votre esprit est esclave des préjugés de l’éducation, et la superstition pourrait vous faire trembler à l’idée de ce que l’expérience m’a appris à apprécier. L’heure n’est pas venue de vous révéler un secret de cette importance ; mais la force de votre jugement et la curiosité que je me réjouis de voir étinceler dans vos yeux, me font espérer qu’un jour vous mériterez ma confiance : jusqu’à cette époque, modérez votre impatience. Rappelez-vous que vous m’avez fait le serment solennel de ne pas chercher à connaître les aventures de cette nuit ; j’insiste pour que vous teniez ce serment : car, » ajouta-t-elle en souriant et en imprimant sur ses lèvres un baiser lascif, « si je vous pardonne d’avoir manqué de parole à Dieu, j’espère que vous me serez plus fidèle. »

Le moine rendit le baiser qui avait embrasé son sang. Tous les excès luxurieux de la nuit précédente se renouvelèrent, et les amants ne se séparèrent que lorsque la cloche sonna matines.

Les mêmes plaisirs se répétèrent souvent. Les moines se réjouissaient de la guérison inespérée du faux Rosario, et aucun d’eux ne soupçonnait son véritable sexe. Le prieur était possesseur tranquille de sa maîtresse, et, se voyant à l’abri du soupçon, il s’abandonnait à ses passions en pleine sécurité. La honte et le remords ne le tourmentaient plus : un fréquent usage lui avait rendu ce péché familier, et son sein devint à l’épreuve des aiguillons de la conscience. Mathilde l’encourageait dans ces sentiments ; mais elle s’aperçut bientôt qu’elle l’avait rassasié par la liberté illimitée de ses caresses : avec l’habitude, ses charmes cessèrent d’inspirer les mêmes désirs qu’auparavant ; le délire de la passion calmé, il eut le loisir de remarquer les moindres imperfections, et où il n’en existait pas, la satiété en inventait. Le moine avait été gorgé de voluptés ; une semaine était à peine écoulée qu’il fut las de sa maîtresse : la chaleur de son tempérament lui faisait encore chercher dans les bras de Mathilde la satisfaction de ses désirs ; mais dès que son emportement était apaisé, il la quittait avec dégoût, et son humeur, naturellement inconstante, lui faisait souhaiter le changement avec impatience.

La possession, qui blase l’homme, ne fait qu’accroître l’affection des femmes : chaque jour Mathilde s’attachait davantage au moine ; depuis qu’elle lui avait accordé ses faveurs, il lui était plus cher que jamais, et elle lui savait gré des plaisirs qu’ils avaient également partagés. Malheureusement, à mesure que sa passion devenait plus ardente, celle d’Ambrosio devenait plus froide ; la tendresse qu’elle lui témoignait excitait son dégoût, et l’excès même n’en servait qu’à éteindre la flamme qui déjà brûlait si faible dans son sein. Mathilde ne pouvait pas ne pas s’apercevoir que sa société lui était de jour en jour moins agréable : il était inattentif quand elle parlait ; ses talents si parfaits de musicienne n’avaient plus le pouvoir de l’amuser ; ou s’il daignait en faire l’éloge, ses compliments étaient froids et évidemment forcés ; il ne la regardait plus avec tendresse, et n’applaudissait plus à ses paroles avec la partialité d’un amant. Mathilde le remarqua, et redoubla d’efforts pour réveiller en lui les sentiments d’autrefois. Pouvait-elle réussir ? il considérait comme une importunité la peine qu’elle prenait pour lui plaire, et il se sentait repoussé par les moyens mêmes qu’elle employait pour le ramener. Toutefois leur commerce illicite continuait toujours ; mais il était clair qu’il n’était plus conduit dans ses bras par l’amour, mais par les exigences d’un appétit brutal : son tempérament lui rendait une femme nécessaire, et Mathilde était la seule avec laquelle il pût assouvir sans danger ses passions. Toute belle qu’elle était, chaque femme qu’il voyait lui inspirait plus de désirs ; mais craignant de dévoiler son hypocrisie, il renfermait sa convoitise dans son sein.

Il n’était nullement dans sa nature d’être timide ; mais l’influence de son éducation avait été si forte, que la crainte avait fini par faire partie de son caractère ; s’il eût passé sa jeunesse dans le monde, il eût fait preuve de brillantes et mâles qualités ; il était entreprenant, ferme et hardi ; il avait le cœur d’un guerrier, et aurait pu figurer avec éclat à la tête d’une armée ; il ne manquait pas de générosité : les malheureux étaient sûrs d’être écoutés de lui avec pitié ; son intelligence était prompte, lumineuse, et son jugement vaste, solide, arrêté. Doué de telles qualités, il eût été l’ornement de son pays : qu’il en fût doué, il l’avait prouvé dès sa plus tendre enfance, et ses parents avaient vu ses vertus naissantes avec des transports de joie et d’admiration. Malheureusement il perdit ses parents tout jeune encore : il tomba au pouvoir d’un collatéral qui, n’ayant pas d’autre désir que de ne plus entendre parler de lui, le donna en garde à son ami, le dernier supérieur des Capucins. Le prieur, en vrai moine, fit tous ses efforts pour persuader à l’enfant que le bonheur n’existait pas hors des murs d’un couvent : il réussit pleinement ; Ambrosio n’eut pas d’autre ambition que d’être admis dans l’ordre de saint François. Ses directeurs réprimèrent soigneusement en lui les vertus dont la grandeur et le désintéressement convenaient mal au cloître. Au lieu d’une bienveillance universelle, il adopta une égoïste partialité pour son propre établissement : on lui enseigna à considérer la compassion pour les erreurs d’autrui comme le plus noir des crimes ; la noble franchise de son caractère fit place à une servile humilité. Pour briser son courage naturel, les moines terrifièrent sa jeune âme, en lui mettant devant les yeux toutes les horreurs inventées par la superstition : ils lui peignirent les tourments des damnés sous les couleurs les plus sombres, les plus effrayantes, les plus bizarres, et le menacèrent d’une éternelle perdition à la plus légère faute. Il n’est pas étonnant que son imagination, appesantie sur ces objets de terreur, eût rendu son caractère timide et craintif ; ajoutez à cela que sa longue absence du monde et sa totale inexpérience des dangers ordinaires de la vie, lui en fit concevoir une idée bien plus effrayante que la réalité. Tandis que les moines étaient occupés à déraciner ses vertus et à rétrécir ses sentiments, ils laissaient chacun des vices qui lui étaient tombés en partage arriver à son plein développement. On souffrit qu’il fût orgueilleux, vain, ambitieux et dédaigneux ; il était jaloux de ses égaux, et méprisait tout autre mérite que le sien ; il était implacable quand on l’offensait et cruel dans sa vengeance. Pourtant, en dépit de la peine qu’on avait prise pour le pervertir, ses bonnes qualités naturelles perçaient parfois les ténèbres dont on les avait si soigneusement enveloppées : dans ces occasions, la lutte entre son caractère réel et son caractère acquis était frappante et incompréhensible pour ceux qui ne connaissaient pas ses dispositions originelles : il prononçait contre les coupables les plus sévères sentences, que l’instant d’après la compassion l’engageait à mitiger ; il formait les plus audacieuses entreprises, que la crainte des suites l’obligeait bientôt à abandonner : son génie inné dardait une brillante lumière sur les sujets les plus obscurs, et presque aussitôt sa superstition les replongeait dans des ombres plus profondes que celles dont il venait de les tirer. Ses frères, qui le regardaient comme un être supérieur, ne remarquaient pas ces contradictions dans la conduite de leur idole ; ils étaient persuadés que tout ce qu’il faisait devait être bien, et lui supposaient de bonnes raisons de changer d’avis. Le fait est que les divers sentiments que lui avaient inspirés l’éducation et la nature se combattaient dans son sein : il appartenait à ses passions, qu’aucune occasion encore n’avait mises en jeu, de décider de la victoire ; malheureusement, il ne pouvait pas avoir recours à de plus mauvais juges. La retraite monastique lui avait été jusqu’alors favorable, car elle ne lui donnait pas lieu de découvrir ses mauvaises qualités. La supériorité de ses talents l’élevait trop au-dessus de ses compagnons pour lui permettre d’être jaloux d’eux ; sa piété exemplaire, son éloquence persuasive, ses manières agréables lui avaient concilié l’estime universelle, et par conséquent il n’avait point d’injures à venger ; son ambition était justifiée par son mérite reconnu, et son orgueil n’était considéré que comme une juste confiance en ses forces.

Il ne voyait pas l’autre sexe, encore moins causait-il avec lui : il ignorait les plaisirs que les femmes peuvent procurer ; et s’il lisait dans le cours de ses études,

« Que les hommes avaient le cœur tendre, il souriait et se demandait comment. »

Un régime frugal, des veilles fréquentes et de sévères pénitences amortirent et continrent pour un temps la chaleur naturelle de sa constitution : mais aussitôt que l’occasion se présenta, aussitôt qu’il entrevit un rayon des joies auxquelles il était resté étranger, les barrières de la religion furent trop faibles pour résister au torrent impétueux de ses désirs ; tous les obstacles cédèrent à la force de son tempérament, ardent, sanguin, et voluptueux à l’excès. Jusqu’ici ses autres passions dormaient encore ; mais elles n’avaient besoin que d’être une fois éveillées pour se développer avec une violence aussi grande, aussi irrésistible.

Il continuait d’être l’admiration de Madrid. L’enthousiasme excité par son éloquence semblait plutôt croître que diminuer. Chaque jeudi, seul jour où il parût en public, la cathédrale des Capucins était remplie d’auditeurs, et son sermon était toujours accueilli des mêmes approbations.

Il avait été choisi pour confesseur par les principales familles de Madrid, et l’on n’était point à la mode si l’on avait des pénitences imposées par un autre qu’Ambrosio. Il persistait dans sa résolution de ne jamais sortir de son couvent. Cette circonstance ne donnait qu’une plus haute opinion de sa sainteté et de son abnégation. Les femmes surtout chantaient à haute voix ses louanges : c’était moins sa dévotion qui les captivait que sa noble figure, son air majestueux et sa taille gracieuse et bien prise. La porte du monastère était encombrée de carrosses du matin au soir, et les plus nobles et les plus belles dames de Madrid confessaient au prieur leurs secrètes peccadilles. Les yeux du moine luxurieux dévoraient leurs charmes, et si ses pénitentes avaient consulté ces interprètes, il n’aurait pas eu besoin d’un autre moyen pour exprimer ses désirs ; par malheur, elles étaient si fortement persuadées de sa continence, que la possibilité qu’il eût d’indécentes pensées n’entra jamais dans leur esprit. La chaleur du climat, c’est un fait bien connu, n’agit pas médiocrement sur la constitution des dames espagnoles ; mais les plus dévergondées auraient regardé comme moins difficile d’inspirer une passion à la statue de marbre de saint François qu’au cœur froid et rigide de l’immaculé Ambrosio.

De son côté, le moine n’était guère au fait de la dépravation du monde ; il ne se doutait pas que bien peu de ses pénitentes auraient repoussé ses vœux : et même, eût-il été mieux instruit, le danger d’une telle entreprise lui eût fermé la bouche. Il sentait qu’un secret aussi étrange et aussi important que celui de sa fragilité ne serait point aisément gardé par une femme, et il tremblait même que Mathilde ne le trahît. Sa réputation lui était beaucoup trop chère pour qu’il ne vît pas tout le danger de se mettre à la merci de quelque étourdie vaniteuse : et comme les beautés de Madrid ne parlaient qu’à ses sens sans toucher son cœur, il les oubliait dès qu’il ne les voyait plus. Le risque d’être découvert, la crainte d’un refus, la perte de sa réputation, toutes ces considérations l’avertissaient d’étouffer ses désirs ; et quoiqu’il n’éprouvât plus pour elle qu’une parfaite indifférence, il était forcé de s’en tenir à Mathilde.

Un matin, l’affluence des pénitentes était plus grande que de coutume : il fut retenu fort tard dans le confessionnal ; enfin la foule ayant été expédiée, il se préparait à quitter la chapelle, lorsque deux femmes entrèrent et s’approchèrent de lui avec humilité ; elles relevèrent leurs voiles, et la plus jeune le pria de vouloir bien les entendre un moment. La mélodie de sa voix, de cette voix que jamais homme n’entendit sans intérêt, fixa sur-le-champ l’attention d’Ambrosio. Il s’arrêta. La solliciteuse semblait accablée de douleur ; ses joues étaient pâles, ses yeux obscurcis de larmes, et ses cheveux tombaient en désordre sur sa figure et sur son sein ; cependant sa physionomie était si douce, si innocente, si céleste, qu’elle aurait charmé un cœur moins impressionnable que celui qui palpitait dans la poitrine du prieur. D’un ton plus encourageant que de coutume, il l’invita à poursuivre, et avec une émotion que chaque instant accroissait il l’écouta parler en ces termes :

« Révérend père, vous voyez une infortunée menacée de la perte de sa plus chère, presque de sa seule amie ! Ma mère, mon excellente mère, gît sur son lit de douleur : une maladie soudaine et terrible l’a prise cette nuit, et les progrès en ont été si rapides que les médecins désespèrent de sa vie. L’aide des hommes me manque : il ne me reste qu’à implorer la miséricorde divine. Mon père, tout Madrid retentit du bruit de votre piété et de votre vertu ; daignez vous souvenir de ma mère dans vos prières : peut-être elles décideront le Tout-Puissant à l’épargner ; et dans le cas où cela arriverait, je m’engage pendant les trois mois suivants à illuminer tous les jeudis la châsse de saint François en son honneur. »

« Oui-da ! » pensa le moine ; « voici que nous avons un second Vincentio della Ronda ; l’aventure de Rosario commença ainsi ; » et il souhaita en secret que celle-ci finît de même.

Il accéda à la demande. La solliciteuse le remercia de l’air le plus reconnaissant, et continua en ces termes :

« J’ai encore une faveur à solliciter ; nous sommes étrangères à Madrid ; ma mère a besoin d’un confesseur, et ne sait à qui s’adresser. On nous dit que vous ne quittez jamais le monastère, et ma pauvre mère, hélas ! est incapable d’y venir : si vous aviez la bonté, révérend père, de nous désigner une personne dont les sages et pieuses consolations puissent adoucir les angoisses de ma mère au lit de mort, ce serait rendre un service mémorable à des cœurs qui ne sont point ingrats. »

Le moine accueillit aussi cette nouvelle requête. En est-il qu’il eût pu refuser à des accents si enchanteurs ? La suppliante était si intéressante ! sa voix était si douce, si harmonieuse ! ses pleurs même lui seyaient, et son affliction semblait ajouter un nouveau lustre à ses charmes. Il promit de lui envoyer un confesseur le soir même, et lui demanda son adresse. L’autre dame lui présenta une carte où cette adresse était écrite ; puis elle se retira avec la belle solliciteuse qui, avant son départ, combla de bénédictions le bon prieur. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle fût hors de la chapelle. Alors il examina la carte, et y lut les mots suivants :

« Doña Elvire Dalfa, rue de San-Iago, à quatre portes du palais d’Albornos. »

La suppliante n’était autre qu’Antonia, et Léonella était sa compagne. Cette dernière n’avait pas consenti sans difficulté à accompagner sa nièce au couvent : Ambrosio lui imposait tellement, qu’elle tremblait rien qu’à le voir ; ses craintes l’avaient même emporté sur sa loquacité naturelle, et devant lui elle n’avait pas proféré une syllabe.

Le moine rentra dans sa cellule, où l’image d’Antonia le poursuivit. Il sentit mille émotions nouvelles s’élever dans son cœur, et il n’osait en approfondir la cause ; elles différaient totalement de celles que lui avait inspirées Mathilde lorsqu’elle lui avait révélé son sexe et son amour. Antonia n’avait point excité en lui d’idées sensuelles ; aucun désir voluptueux ne portait le désordre dans son sein, et son imagination brûlante ne lui peignait point les charmes que la pudeur avait tenus voilés. Au contraire, ce qu’il éprouvait en ce moment était un mélange de tendresse, d’admiration et de respect : une douce et délicieuse mélancolie s’épanchait dans son âme, et il ne l’aurait pas échangée contre les plus vifs transports de joie. La société lui répugnait ; il se plaisait dans la solitude, qui lui permettait de s’abandonner aux visions de sa fantaisie ; ses pensées étaient toutes modérées, tristes et calmantes, et le monde entier ne lui offrait plus d’autre objet qu’Antonia.

« Heureux ! » s’écria-t-il dans son enthousiasme romanesque, « heureux l’homme qui doit posséder le cœur de cette charmante fille ! quelle délicatesse de traits ! quelle élégance de formes ! quelle ravissante innocence dans ses yeux craintifs ! et quelle différence avec l’expression lascive, avec le feu luxurieux, qui brillent dans ceux de Mathilde ! Oh ! plus doux doit être un baiser dérobé à ses lèvres de rose que toutes les brutales faveurs dont l’autre est si prodigue. Mathilde me gorge de jouissances, jusqu’à m’en lasser ; elle m’impose ses caresses ; elle singe la courtisane et se glorifie de sa prostitution. Quel dégoût ! Si elle savait le charme inexprimable de la pudeur, comme il captive irrésistiblement le cœur de l’homme, comme il l’enchaîne au trône de la beauté, jamais elle ne l’aurait répudiée. Quel prix paierait trop cher l’affection de cette adorable fille ? Que ne donnerais-je pas pour être relevé de mes vœux, pour qu’il me fût permis de lui déclarer mon amour à la face de la terre et du ciel ! Tandis que je m’efforcerais d’obtenir sa tendresse, son amitié, son estime, comme les heures s’écouleraient tranquilles et sans trouble ! Dieu de bonté ! voir ses modestes yeux bleus luire sur les miens avec une timide bienveillance ! être assis près d’elle des jours, des années, à écouter cette douce voix ! acquérir le droit de l’obliger et d’entendre les candides expressions de sa reconnaissance ! épier les émotions de son cœur sans tache ! encourager chaque vertu naissante ! heureuse, prendre part à sa joie ; malheureuse, essuyer ses larmes de mes baisers, et la voir chercher dans mes bras consolation et appui ! oui, s’il y a un bonheur parlait sur la terre, il n’est réservé qu’à celui qui sera l’époux de cet ange. »

Tandis que son imagination forgeait ces idées, il marchait d’un air égaré dans sa cellule ; ses yeux regardaient sans voir ; sa tête était inclinée sur son épaule : une larme roula sur sa joue, à la pensée que cette vision de bonheur ne se réaliserait jamais pour lui.

« Elle est perdue pour moi ! » continua-t-il ; « je ne puis l’épouser ; et séduire tant d’innocence, profiter de sa confiance pour accomplir sa ruine — oh ! ce serait un crime plus noir que jamais le monde n’en a vu ! Ne crains rien, charmante fille ! ta vertu ne court aucun risque avec moi ; non, pour les Indes, je ne voudrais pas que ce cœur candide connût les tortures du remords. »

Il parcourut de nouveau sa chambre à grands pas. Puis s’arrêtant, son œil tomba sur le portrait de sa madone, naguère si admirée. Il l’arracha du mur avec indignation ; il le jeta à terre et le repoussa du pied.

« Prostituée ! »

Infortunée Mathilde ! son amant oubliait que c’était pour lui seul qu’elle avait forfait à la vertu, et il ne la méprisait que pour avoir été trop aimé d’elle.

Il se jeta sur une chaise placée près de la table ; il vit la carte qui portait l’adresse d’Elvire ; il la prit, et elle le fit souvenir de sa promesse au sujet d’un confesseur. Il resta quelques minutes en suspens, mais l’empire d’Antonia sur lui était déjà trop décidé pour lui permettre de résister longtemps à l’idée qui lui vint ; il résolut d’être lui-même ce confesseur. Il ne lui était pas difficile de sortir du couvent sans être remarqué : la tête enveloppée de son capuchon, il espérait ne pas être reconnu en passant dans les rues ; ces précautions prises, et le secret recommandé à la famille d’Elvire, Madrid, sans aucun doute, ne soupçonnerait jamais qu’il eût manqué à son vœu de ne pas voir les murs extérieurs du monastère. Mathilde était la seule personne dont il redoutât la vigilance ; mais en la prévenant au réfectoire qu’une affaire le retiendrait toute la journée dans sa cellule, il crut pouvoir endormir la jalouse. À l’heure donc où les Espagnols font généralement la sieste, il se hasarda à sortir du couvent par une porte particulière, dont il avait la clef ; le capuchon de sa robe était rabattu sur son visage. Les rues, à cause de la chaleur, étaient presque désertes : le moine rencontra peu de gens, trouva la rue de San-Iago, et arriva sans accident à la porte de doña Elvire. Il sonna : on lui ouvrit et on l’introduisit dans une chambre d’en haut.

Ce fut là qu’il courait le plus grand risque d’être découvert. Si Léonella avait été au logis, elle l’aurait reconnu sur-le-champ. Ses dispositions communicatives ne lui auraient pas permis de rester en repos jusqu’à ce que tout Madrid eût été instruit qu’Ambrosio était sorti du monastère pour venir voir sa sœur. Le hasard se montra l’ami du moine. Léonella, à son retour, avait trouvé une lettre qui l’informait de la mort d’un cousin, lequel lui laissait ainsi qu’à Elvire le peu qu’il possédait. Pour s’assurer de ce legs, elle avait été obligée de partir pour Cordoue sans perdre un instant. Au milieu de toutes ses faiblesses, son cœur était vraiment chaud et affectionné, et il lui coûtait de quitter sa sœur si dangereusement malade ; mais Elvire avait insisté pour qu’elle fît ce voyage, sentant que dans l’état d’abandon où était sa fille, tout accroissement de fortune, si mince qu’il fût, ne devait point être négligé. Léonella avait donc quitté Madrid, sincèrement affligée de la maladie de sa sœur, et donnant quelques soupirs à la mémoire de l’aimable mais inconstant don Christoval : elle était pleinement persuadée d’avoir fait de prime abord une terrible brèche dans ce cœur ; mais, n’entendant plus parler de lui, elle supposa qu’il avait abandonné la poursuite, rebuté par la bassesse de sa naissance et sachant que toute autre vue que celle du mariage ne lui laissait rien à espérer d’un pareil dragon de vertu ; ou bien encore, qu’étant naturellement capricieux et changeant, le souvenir de ses charmes avait été effacé de l’âme du comte par ceux de quelque beauté nouvelle. Quelle qu’en fût la cause, elle déplorait amèrement cette perte ; elle s’efforçait en vain d’arracher cette image de son trop tendre cœur, assurait-elle à tous ceux qui avaient la bonté de l’écouter ; elle se donnait les airs d’une vierge malade d’amour, et cela jusqu’au dernier ridicule ; elle poussait de lamentables soupirs, marchait les bras croisés, débitait de longs monologues, dont le sujet roulait d’ordinaire sur quelque fille délaissée qui expirait le cœur brisé ! ses boucles couleur de feu étaient toujours ornées d’une guirlande de saule : tous les soirs on la voyait s’égarer sur les bords d’une petite rivière au clair de la lune, et elle professait une violente admiration pour les murmures des flots et des rossignols, —

« Pour les réduits solitaires et les bocages touffus, lieux chéris de la passion au teint pâle ! »

Tel était l’état de l’âme de Léonella quand il lui fallut quitter Madrid. Elvire, impatientée de toutes ces extravagances, s’efforça de lui persuader d’agir en femme raisonnable ; mais ses conseils furent dédaignés : Léonella, en partant, protesta que rien ne pourrait lui faire oublier le perfide don Christoval. En ceci, heureusement, elle se méprenait : un honnête jeune homme de Cordoue, qui était garçon apothicaire, trouva que la fortune qu’elle avait suffirait pour le mettre à même de tenir une jolie petite boutique à son tour ; dans cette idée, il se déclara son adorateur. Léonella n’était pas inflexible ; l’ardeur de ses soupirs lui alla au cœur, et bientôt elle consentit à le rendre le plus heureux des hommes. Elle écrivit à sa sœur pour l’informer de son mariage ; mais, par des raisons qui vont être expliquées, Elvire ne répondit point à cette lettre.

Ambrosio avait été conduit dans la pièce qui précédait celle où reposait Elvire. La domestique qui l’avait introduit le laissa seul pour aller l’annoncer à sa maîtresse. Antonia, qui était au chevet de sa mère, vint aussitôt le trouver.

« Pardonnez-moi, mon père, » dit-elle en s’avançant vers lui, quand, le reconnaissant, elle s’arrêta soudain et poussa un cri de joie : « Est-il possible ? » continua-t-elle, « mes yeux ne me trompent-ils point ? le digne Ambrosio a-t-il renoncé à sa résolution, pour adoucir les angoisses de la meilleure des femmes ? quel plaisir cette visite fera à ma mère ! permettez-moi de ne pas retarder d’un instant le soulagement que votre piété et votre sagesse lui procureront. »

À ces mots, elle ouvrit la porte de la chambre, présenta à sa mère son illustre visiteur, et, ayant placé un fauteuil à côté du lit, elle passa dans une autre pièce.

Elvire fut extrêmement heureuse de cette visite. La haute idée qu’elle s’était faite du prieur d’après le bruit général se trouva de beaucoup surpassée. Ambrosio, doué par la nature des moyens de plaire, n’en négligea aucun en causant avec la mère d’Antonia. Plein d’une éloquence persuasive, il calma chaque crainte et dissipa chaque scrupule : il la fit réfléchir à la miséricorde infinie de son juge ; il dépouilla la mort de ses dards et de ses terreurs, et enseigna à la mourante à envisager sans effroi l’abîme de l’éternité. Elvire était tout attentive et toute ravie ; les exhortations du moine ramenaient peu à peu la confiance et la consolation dans son âme : elle s’ouvrit à lui sans hésiter. Il avait déjà calmé ses appréhensions relativement à la vie future, et maintenant il apaisa les inquiétudes que lui donnait celle-ci. Elle tremblait pour Antonia ; elle n’avait personne aux soins de qui la recommander, excepté le marquis de Las Cisternas et sa sœur Léonella : la protection de l’un était fort incertaine ; et quant à l’autre, quoiqu’elle aimât sa nièce, Léonella était trop irréfléchie et trop vaine pour ne pas être hors d’état de diriger une fille si jeune et si inexpérimentée. Le moine ne sut pas plus tôt la cause de ses alarmes, qu’il l’engagea à se tranquilliser ; il ne doutait pas qu’il ne pût procurer à Antonia un refuge assuré dans la maison d’une de ses pénitentes, la marquise de Villa-Franca : c’était une dame d’une vertu reconnue, et remarquable par la régularité de ses principes et par l’étendue de sa charité. Si quelque accident les privait de cette ressource, il s’engageait à faire admettre Antonia dans un couvent respectable, c’est-à-dire, en qualité de pensionnaire libre ; car Elvire avait déclaré qu’elle n’approuvait point la vie monastique, et le moine, soit ingénument, soit par complaisance, était convenu que sa répugnance n’était point dénuée de fondement.

Ces preuves d’intérêt gagnèrent complètement le cœur d’Elvire. Elle épuisa, pour le remercier, toutes les expressions que la reconnaissance put lui fournir, et assura qu’à présent elle descendrait tranquille au tombeau. Ambrosio se leva pour prendre congé ; il promit de revenir le lendemain à la même heure, mais demanda que ses visites fussent tenues secrètes.

« Je ne veux pas, » dit-il, « que l’on sache cette infraction à une règle que je me suis imposée par nécessité. Si je n’avais pas pris la résolution de ne point sortir du couvent, excepté dans des circonstances pareilles à celle qui m’a conduit à votre porte, je serais fréquemment appelé pour des motifs insignifiants : la curiosité, le désœuvrement, le caprice, usurperaient ce temps que je passe au lit du malade à consoler le pénitent qui expire et à purger d’épines le passage à l’éternité. »

Elvire loua également sa prudence et sa compassion, promettant de cacher soigneusement l’honneur de ses visites. Le moine alors lui donna sa bénédiction et sortit de la chambre.

Dans l’antichambre il trouva Antonia ; il ne put se refuser le plaisir de passer quelques instants avec elle. Il lui dit de prendre courage ; sa mère paraissait tranquille et reposée, et il espérait qu’elle pourrait se rétablir. Il demanda quel était le médecin qui la soignait, et promit de lui envoyer celui du couvent, qui était un des plus habiles de Madrid. Puis il fit un pompeux éloge d’Elvire, vanta sa pureté et sa force d’âme, et déclara qu’elle lui avait inspiré une estime et une vénération profondes. Le cœur innocent d’Antonia s’enflait de reconnaissance, et la joie dansait dans ses yeux où une larme brillait encore. L’espoir qu’il donnait du rétablissement d’Elvire, le vif intérêt qu’il avait l’air de lui porter, et la manière flatteuse dont il parlait d’elle, joints à sa réputation de jugement et de vertu et à l’impression produite par son éloquence, confirmèrent Antonia dans l’opinion favorable que sa première vue lui avait inspirée. Elle répondit avec timidité, mais sans arrière pensée : elle ne craignit pas de lui raconter tous ses petits chagrins, toutes ses petites inquiétudes ; elle le remercia de sa bonté avec toute la chaleur ingénue que la bienveillance allume dans les cœurs jeunes et innocents : il n’y a qu’eux pour apprécier les bienfaits ; ceux qui connaissent la perfidie et l’égoïsme des hommes reçoivent toujours un service avec appréhension et méfiance ; ils soupçonnent quelque motif secret de se cacher derrière ; ils remercient avec réserve et précaution, et craignent de louer pleinement un acte d’obligeance, s’attendant à s’en voir réclamer le prix quelque jour. Antonia n’était point ainsi ; elle croyait le monde entier semblable à elle, et l’existence du vice était encore pour elle un secret. Le moine lui avait rendu service : il disait lui vouloir du bien ; elle était reconnaissante de sa bienveillance, et ne croyait aucun tenue assez fort pour exprimer ses remercîments. Avec quelles délices Ambrosio écoutait les témoignages de sa gratitude naïve ! La grâce naturelle de ses manières, la douceur sans égale de sa voix, sa modeste vivacité, son élégance sans apprêt, sa physionomie expressive et ses yeux intelligents, s’unissaient pour le pénétrer de plaisirs et d’admiration, tandis que la solidité et la justesse de ses remarques tiraient un nouveau charme de la simplicité et du naturel de son langage.

Ambrosio fut enfin obligé de s’arracher à cet entretien qui n’avait que trop d’attraits pour lui. Il renouvela ses vœux à Antonia, répéta qu’il ne fallait pas qu’on sût ses visites, et elle lui promit le secret. Alors il quitta la maison, tandis que l’innocente enchanteresse retournait vers sa mère sans se douter du mal qu’avait fait sa beauté. Il lui tardait de connaître l’opinion d’Elvire sur l’homme qu’elle avait tant vanté, et elle fut enchantée de voir que l’enthousiasme de sa mère égalait, s’il ne surpassait même, le sien.

« Même avant qu’il parlât, » dit Elvire, « j’étais prévenue en sa faveur : la ferveur de ses exhortations, la dignité de ses manières et la vigueur de son raisonnement, ont été loin de me faire changer d’opinion. Sa voix pleine et sonore m’a frappée particulièrement ; mais certainement, Antonia, je l’avais déjà entendue : elle a paru parfaitement familière à mon oreille. Ou j’aurai connu le prieur autrefois, ou sa voix a une ressemblance étonnante avec quelque autre que j’ai souvent écouté ; elle avait certaines inflexions qui m’allaient au cœur et me faisaient éprouver des sensations si singulières, que je cherche vainement à m’en rendre compte. »

« Ma très chère mère, sa voix a produit le même effet sur moi ; et pourtant il est certain qu’aucune de nous ne l’a entendue avant d’arriver à Madrid. Ce que nous attribuons à son organe vient réellement, je suppose, de ses manières agréables qui nous empêchent de le considérer comme un étranger. Je ne sais pourquoi, mais je me sens plus à mon aise en causant avec lui que cela ne m’est ordinaire avec les gens qui me sont inconnus ; je n’avais pas peur de lui conter tous mes enfantillages, et quelque chose me disait qu’il les entendrait avec indulgence. Oh ! je ne me suis pas trompée ; il m’a écoutée avec tant de bienveillance et d’attention, il m’a répondu avec tant de douceur et de condescendance ! il ne m’a pas traitée en enfant, avec dédain, comme avait coutume de le faire notre vieux confesseur maussade. Je crois vraiment que quand j’aurais vécu mille ans en Murcie, jamais je n’aurais pu aimer ce gros vieux père Dominique. »

« J’avoue que le père Dominique n’avait pas les manières les plus agréables du monde ; mais il était vertueux, affectueux et bienveillant. »

« Oh ! chère mère, ce sont là des qualités si communes — »

« Dieu veuille, mon enfant, que l’expérience ne vous apprenne pas à les juger rares et précieuses : je n’ai eu que trop sujet de les trouver telles. Mais dites-moi, Antonia, pourquoi est-il impossible que j’aie vu le prieur auparavant ? »

« Parce que depuis son entrée au couvent il n’en a jamais dépassé les murs ; il vient de me dire que, dans son ignorance des rues, il avait eu de la difficulté à trouver celle de San-Iago, quoique si près du couvent. »

« Cela se peut ; mais je puis l’avoir vu avant qu’il ne s’y retirât : pour en pouvoir sortir, il a bien fallu qu’il commençât par y entrer. »

« Sainte-Vierge ! ce que vous dites est très juste. Oh ! mais ne pourrait-il pas être né dans le monastère ? »

Elvire sourit.

« Non, pas très aisément. »

« Attendez ! attendez ! la mémoire me revient. On l’y a mis tout enfant ; le peuple dit qu’il est tombé du ciel, et que les capucins l’ont reçu en présent de la Sainte-Vierge ! »

« C’est fort aimable à elle. Ainsi il est tombé du ciel, Antonia ? Quelle chute terrible il a dû faire ! »

« Bien des gens ne croient pas à cette histoire ; et je suppose, chère mère, que je dois vous ranger au nombre des incrédules. Comme notre hôtesse l’a dit à ma tante, l’opinion générale est que ses parents, étant pauvres et hors d’état de le nourrir, l’ont laissé, lorsqu’il est né, à la porte du couvent ; le dernier supérieur l’y a fait élever par pure charité, et il est devenu un modèle de vertu, de piété et d’instruction, et je ne sais pas de quoi encore ; en conséquence, il a été reçu frère de l’ordre, et il y a peu de temps on l’a élu prieur. Quoi qu’il en soit de la vérité de cette version ou de toute autre, tout le monde au moins convient que lorsque les moines ont pris soin de lui, il ne pouvait pas parler : vous ne pouvez donc avoir entendu sa voix avant son entrée au monastère, puisqu’à cette époque il n’avait pas de voix du tout. »

« Sur ma parole, Antonia, voilà un raisonnement très serré ; vos conclusions sont incontestables. Je ne vous soupçonnais pas tant de logique. »

« Ah ! vous vous moquez de moi ; mais tant mieux. Je suis ravie de vous voir en belle humeur ; en outre, vous paraissez tranquille et plus à l’aise, et j’espère que vous n’aurez plus de convulsions. Oh ! j’étais sûre que la visite du prieur vous ferait du bien. »

« Elle m’en a fait réellement, mon enfant ; il m’a calmé l’esprit sur plusieurs points qui m’agitaient, et je sens déjà les effets de sa visite : mes yeux s’appesantissent, et je crois que je pourrai dormir un peu. Tirez les rideaux, mon Antonia ; mais si je ne m’éveillais pas avant minuit, ne restez point auprès de moi ; je vous le recommande. »

Antonia promit de lui obéir ; et ayant reçu sa bénédiction, elle tira les rideaux du lit. Alors elle s’assit en silence devant son métier à broder, et pour tuer le temps se mit à bâtir des châteaux en l’air. Elle avait repris courage en voyant l’évidente amélioration de l’état d’Elvire, et son imagination lui présentait d’agréables et brillantes visions ; dans ces rêves, Ambrosio ne faisait pas une médiocre figure ; elle pensait à lui avec joie et reconnaissance ; mais pour chaque idée que le moine obtenait en partage, elle en accordait, sans le savoir, au moins le double à Lorenzo. Ainsi s’écoulèrent les heures jusqu’à ce que l’horloge de la cathédrale des Capucins annonçât au voisinage qu’il était minuit. Antonia se souvint des ordres de sa mère, et y obéit quoiqu’à regret. Elle ouvrit les rideaux avec précaution : Elvire jouissait d’un profond et paisible sommeil ; les couleurs vives de la santé avaient reparu sur ses joues ; et en se penchant sur elle, Antonia crut l’entendre prononcer son nom. Elle baisa doucement le front de sa mère, et se retira dans sa chambre : là, elle s’agenouilla devant une statue de sainte Rosalie, sa patronne ; elle se recommanda à la protection du ciel, et, ainsi qu’elle avait coutume de le faire depuis son enfance, elle termina ses dévotions en chantant les stances suivantes :

HYMNE DE MINUIT.

Tout se tait ; la brise nocturne n’apporte plus les sons solennels de l’horloge. Une fois encore, heure sublime, mon cœur sans tache salue ta présence imposante.

Voici l’instant calme et terrible où les sorciers usent de leur funeste pouvoir, où les tombes relâchent leurs morts ensevelis, pour qu’ils profitent de l’heure accordée.

Préservée du mal et des pensées mauvaises, fidèle au devoir et à la piété, le cœur léger et la conscience pure, ô repos ! j’invoque ton aide bienfaisante.

Bons anges, recevez mes remercîments de ce que je vois toujours avec mépris les pièges du vice ; mes remercîments de ce que, cette unit, je m’endors aussi exempte de péchés que lorsque je m’éveillai ce matin.

Cependant, sans le vouloir, mon cœur à son insu ne peut-il pas receler quelque péché, quelque désir impur qu’il devrait repousser, que vous rougissez de voir et que je rougis d’avouer ?

Ah ! s’il est vrai, dans un doux rêve, instruisez mes pas à éviter le piège ; faites luire la vérité sur mes erreurs, et daignez me continuer vos soins.

Chassez de mon paisible lit l’enchantement magique, ennemi du repos, le fantôme nocturne, le lutin malfaisant, l’âme en peine, et l’esprit maudit.

Ne laissez pas le tentateur verser dans mon oreille des leçons de plaisir impie ; ne laissez pas le cauchemar, rôdant autour de ma couche, détruire le calme du sommeil.

Ne laissez pas d’horrible songe épouvanter mes yeux de formes étranges et fantastiques ; mais plutôt ordonnez à quelque vision brillante de déployer la félicité des régions célestes.

Montrez-moi le ciel et ses dômes de cristal, les mondes de lumière habités par les anges ; montrez-moi le lot réservé aux mortels qui vivent sans péché, qui meurent sans péché.

Puis enseignez-moi à obtenir une place parmi ces bienheureux royaumes de l’air ; apprenez-moi à éviter chaque souillure du péché, et guidez-moi vers le bon et le beau.

Ainsi, soir et matin, ma voix élèvera vers le ciel des chants de reconnaissance ; elle se réjouira de votre puissant secours, bons anges, et célébrera vos louanges.

Ainsi je m’efforcerai, avec un zèle ardent, de fuir chaque vice, de corriger chaque défaut. J’aimerai les leçons que vous donnez, et priserai les vertus que vous protégez.

Puis lorsqu’enfin, par l’ordre suprême, mon corps ira chercher le repos de la tombe, quand la mort s’approchera pour fermer d’une main amie mes yeux défaillants de pèlerin,

Heureuse que mon âme échappe au naufrage, je quitterai la vie sans soupir, et rendrai à Dieu mon âme aussi pure que lorsque je la reçus de lui.

Ayant fini ses dévotions accoutumées, Antonia se mit au lit. Le sommeil s’empara bientôt d’elle, et pendant quelques heures elle jouit de ce repos paisible que connaît seule l’innocence, et contre lequel plus d’un monarque échangerait avec plaisir sa couronne.