LE MISSOURI.

I. — Voyage dans l’intérieur de l’Amérique du Nord, par le prince Maximilien de Wied-Neuwied.

II. — Astoria, by Washington Irving.

III. — Major Long’s Expedition to the Rocky Mountains.

Deux grandes questions d’accroissement territorial préoccupent aujourd’hui les hommes politiques des États-Unis d’Amérique, l’adjonction du Texas aux états de l’Union et l’occupation du territoire de l’Orégon. L’adjonction du Texas, que le Mexique ne saurait empêcher, rencontre dans l’opposition même de ceux auxquels elle semble devoir profiter l’obstacle le plus considérable. Dans les deux assemblées de l’Union, mais surtout dans le sénat, le parti abolitionniste la repousse avec énergie. Le Texas est un pays à esclaves comme les états voisins du sud, et les états libres du nord, où l’abolition a tant de partisans, ne peuvent tolérer son accession sans contre-poids. L’équilibre est établi de telle sorte dans les états de l’Union, qu’aucune adjonction de cette nature ne paraît possible de long-temps. Les états libres du nord repoussent le Texas, les pays à esclaves du sud repousseraient le Canada. Les États-Unis d’Amérique paraissent condamnés par la force des choses à rester stationnaires ou à se diviser. Il est donc probable que l’adjonction du Texas sera forcément ajournée. La question de l’Orégon est plus pressante, et réclame une prompte solution.

L’Orégon est cette vaste et magnifique partie de l’Amérique septentrionale comprise entre les Montagnes rocheuses et l’Océan Pacifique d’un côté, et bornée, d’autre part, par la Californie vers le sud, et la Nouvelle-Bretagne vers le nord. L’Orégon est la seule partie de l’Amérique du Nord par laquelle les États-Unis touchent l’Océan Pacifique ; et s’il existe dans l’Union une cause nationale, c’est celle qui reporte, des Montagnes Rocheuses où l’Angleterre voudrait les poser, les limites du territoire américain aux rives du grand Océan. L’Angleterre, dont les colonies commerciales ont occupé sans façon le territoire en litige, a élevé de sérieuses difficultés, et combat avec ténacité les prétentions des États-Unis ; mais l’Angleterre devra céder, surtout si, comme les nouvelles les plus récentes paraissent l’indiquer, les États-Unis consentent à une sorte de partage, dans lequel, il est vrai, ils se feraient la part du lion.

L’Orégon a été souvent exploré. Un travail intéressant, qui a été publié dans cette Revue.[1], offre un tableau fort exact de cette contrée. La question politique de l’occupation et les avantages qu’elle pourrait apporter à l’Union américaine y sont judicieusement discutés. Peut-être n’a-t-on pas, toutefois, assez tenu compte des difficultés que les États-Unis trouveraient à tirer tout le parti possible de leur acquisition. Ces difficultés sont de diverses natures. D’une part, l’immense étendue des pays qui séparent de l’Orégon les derniers établissemens que la civilisation a formés vers les prairies de l’ouest, et la constitution physique de ces contrées ; d’autre part, l’hostilité sourde ou déclarée des tribus indiennes qui de temps immémorial habitent ces solitudes, ou qui, chassées par la civilisation, y ont trouvé un refuge, hostilité politiquement entretenue par des rivaux de commerce, ajourneront long-temps encore les résultats avantageux que promet l’occupation. Quoique relié par les Montagnes Rocheuses au territoire du haut Missouri, l’Orégon, pendant bien des années, peut-être même à tout jamais, devra être considéré plutôt comme une lointaine colonie des États-Unis sur l’Océan Pacifique que comme un des états de l’Union.

Ces vastes contrées du centre de l’Amérique septentrionale, qui s’étendent sur une largeur de quatre à cinq cents lieues, à partir des grands lacs jusqu’au golfe du Mexique, et sur une profondeur égale, à partir des derniers établissemens vers l’ouest jusqu’aux Montagnes Rocheuses, ne sont guère parcourues que par les agens de la compagnie américaine des pelleteries, par les traqueurs de castors ou par l’Indien encore libre. Le sol de ces régions, de la nature la plus variée, présente une succession de vastes plaines beaucoup plus élevées que les savanes marécageuses de l’Amérique du Sud, et coupées de distance en distance de collines argileuses, calcaires, ou de grès alternant avec la houille ; ces plaines, assez improprement nommées les prairies, sont traversées par le Missouri, la plus considérable des rivières de l’Amérique du Nord, et par ses innombrables affluens. Le Missouri, étant navigable jusqu’aux environs de ces cataractes, au pied des Montagnes Rocheuses, sur un espace de près de 1,000 lieues, est en quelque sorte la grande route du pays.

Depuis le temps où Lewis et Clarke le parcoururent pour la première fois, l’aspect de ce vaste pays, un des moins peuplés qui soient au monde, a peu changé. On a calculé que le flot de la colonisation européenne s’avançait vers l’ouest sur une ligne d’environ trois cents lieues, dans la proportion d’un demi-degré de longitude chaque année, calcul qui, jusqu’à présent, a pu être exact ; mais le jour approche où la marche de la population devra singulièrement se ralentir. Les derniers établissemens américains touchent en effet aux limites extrêmes de l’immense forêt qui, des bords de l’Océan Atlantique, s’étend au cœur du continent américain. Les prairies et les hauts plateaux du Missouri sont loin de présenter les mêmes ressources à la colonisation que les pays occupés jusqu’à ce jour. Si jusqu’à présent les nouveaux arrivans ont pu pousser devant eux, choisissant le sol le plus fertile et la situation la plus favorable, et ont laissé debout derrière eux les dix-neuf vingtièmes de la forêt, il est probable que, plutôt que de dépasser la stérile contrée des Montagnes Noires, et de s’étendre à travers d’immenses plaines nues vers les pays situés par-delà la rivière de la Roche-Jaune, et le vingt-sixième degré de longitude, ils retourneront en arrière, s’établissant dans les portions de territoire de l’Union négligées jusqu’alors et incomparablement plus fertiles que les vastes prairies de l’ouest ou que ces contreforts avancés des Montagnes Rocheuses qui ont reçu la dénomination significative de pays des mauvaises terres.

Le dernier voyageur qui ait parcouru la partie du territoire de l’ouest située par-delà la limite des établissemens, dans un but d’observation scientifique, est le prince Maximilien de Wied-Neuwied. Profondément versé dans les sciences naturelles, le noble voyageur ne s’est pas contenté de traverser le pays comme maints touristes américains ; il y a séjourné, et il a consacré les années 1832, 1833 et 1834 à l’exécution de ce voyage, dont il vient de publier la relation, joignant à un journal fort intéressant un magnifique atlas composé de quatre-vingts planches dessinées sur place par M. Charles Bodmer, et gravées à la manière noire par les plus habiles artistes de Paris et de Londres.

Cet ouvrage, traité avec luxe et conscience, nous fait parfaitement connaître le cours du Missouri, et nous donne les renseignemens les plus complets sur ces vastes contrées, qui semblent devoir servir de limites aux progrès de la civilisation américaine. Là végètent les seules tribus aborigènes un peu considérables que l’occupation n’ait ni déplacées ni détruites, indépendantes de l’Américain du nord qui se considère comme le possesseur du sol, momentanément à l’abri de ses entreprises, mais décimées par les terribles maladies auxquelles le contact de la civilisation a donné naissance, et par l’état de guerre perpétuel dans lequel ces tribus vivent entre elles.

Le prince de Wied-Neuwied s’est proposé surtout, par la curieuse relation de son voyage dans l’ouest, de nous faire connaître la nature sauvage et primitive des vastes contrées qu’il a parcourues, et de nous donner un tableau fidèle des mœurs si singulières des peuplades qui les habitent, et que la civilisation n’a pas encore complètement altérées. Cette race complexe, ce peuple né d’hier, dont l’accroissement annuel et en quelque sorte quotidien semble presque fabuleux, les gigantesques progrès de cette demi-civilisation européenne, sans le trouver indifférent, l’ont moins préoccupé ; il a évidemment recueilli dans son journal les paysages du désert, les tableaux de la vie indienne, de préférence aux détails de statistique rebattus et singulièrement variables. Tout en se livrant à ses recherches de botanique et d’histoire naturelle, tout en formant les riches collections qu’il a rapportées, le voyageur n’a donc perdu aucune occasion de se mettre en rapport avec la population indienne. L’étude de ces peuplades aborigènes de l’Amérique septentrionale semble même parfois le but principal où tendent ses recherches ; il s’indigne de l’oubli dans lequel ces races sont laissées ; il sent qu’il n’y a pas de temps à perdre, plusieurs de ces peuplades n’ayant que peu d’années à passer sur la terre pour aller rejoindre ces grandes tribus naguère florissantes, les Delawares, les Natchez, les Hurons que la race conquérante a en quelque sorte effacées du sol, et dont, grace à la haine, au dédain et à la négligence du vainqueur, il serait impossible aujourd’hui non-seulement d’écrire l’histoire, mais même de retracer avec quelque précision le caractère physiologique.

On ne saurait croire, en effet, à quel point ces races primitives sont haïes ou méprisées par les nouveaux possesseurs du sol. Le prince de Wied-Neuwied, durant son séjour dans les principales villes des états de l’Union, n’a pu trouver une seule gravure quelque peu caractéristique qui retraçât d’une manière satisfaisante l’image des principaux chefs de ces peuplades. Les ouvrages d’Edward James, de Say, de Schoolcraft, de Mackenney et de Washington Irving nous donnent, sans nul doute, des détails assez circonstanciés, souvent intéressans, sur les tribus aborigènes de l’ouest, mais aucun atlas ne les accompagne. Le major Long lui-même, dans ses hasardeuses excursions, a négligé de s’adjoindre un dessinateur habile. L’ouvrage dont nous nous occupons aujourd’hui a donc comblé cette lacune ; les nombreux dessins que M. Bodmer a exécutés, d’après nature, dans son long séjour parmi les peuplades du centre de l’Amérique septentrionale, en s’attachant à reproduire les traits caractéristiques de chacune des races et de chacun des individus, hommes, femmes, chasseurs ou grands chefs, qui ont posé devant lui, ces dessins forment la collection la plus complète qui ait été publiée. Ces documens, d’autant plus précieux qu’ils étaient jusqu’alors d’une extrême rareté, seront surtout d’un haut intérêt pour tous ceux qui s’occupent de l’étude des diverses races humaines.

Les États-Unis, dans le livre du prince de Wied-Neuwied, ne doivent être considérés que comme un point de départ. L’exploration du cours supérieur du Missouri, à partir de Saint-Louis jusqu’au pied des Montagnes Rocheuses, c’est-à-dire la seule route ouverte à la civilisation vers l’ouest et le territoire de l’Orégon, a été l’objet principal de son voyage. Nous allons le suivre dans cette excursion si intéressante ; mais jetons préalablement un rapide coup d’œil sur les districts civilisés qu’il traverse, et où la nature règne encore par endroits dans toute sa puissante majesté.

Ce fut le 4 juillet 1833, anniversaire du jour où les états américains avaient proclamé leur indépendance, que le prince Maximilien mit pied à terre à Boston. Toute la ville était en mouvement. La foule bigarrée qui remplissait les rues présentait un tableau des plus intéressans. L’auteur remarqua que, dans ces grandes villes de l’Amérique septentrionale, le caractère originaire de la physionomie anglaise a déjà disparu sous l’influence d’un climat nouveau. Les hommes ont le corps plus élancé, la stature plus élevée. Les traits du visage et l’expression de ce caractère tranché qui n’appartient qu’aux races simples et primitives. La singularité, pour ne pas dire la rudesse, de certains usages frappa vivement notre voyageur. Il décrit d’une manière assez plaisante les dîners de table d’hôte où chacun, au coup de cloche se précipite confusément dans la salle à manger, cherchant à gagner son voisin de vitesse. Les premiers arrivés s’emparent à la hâte des mets qu’ils trouvent à leur portée ; en dix minutes, tout est dévoré. L’auteur s’étonne que, dans ces occasions, les Américains consentent à déposer leurs chapeaux, que d’ailleurs ils ne quittent que lorsqu’ils se trouvent dans la société des femmes. Toutefois, si les formes sont grossières, l’enveloppe est propre et soignée ; les gens du peuple même sont vêtus avec élégance. Les petites bourgeoises qu’on voit aux fenêtres ou devant les portes s’occupant des soins du ménage, sont habillées à la dernière mode. Les femmes de la campagne viennent vendre leur lait en robes de soie et en grands chapeaux de paille recouverts d’un voile. Ce goût pour la parure, qui caractérise, du reste, toutes les races mélangées, prouve à la fois l’aisance dont le peuple jouit et le sentiment d’égalité qui l’anime. S’habiller moins bien que le voisin serait lui reconnaître une certaine suprématie qu’avec une fortune médiocre on peut encore lui disputer. On se résignera, s’il le faut absolument, à être moins élégamment et moins commodément logé, mais on ne renoncera pas si aisément à lutter avec lui de recherche dans la parure. Le besoin d’égalité, dans cette occasion, peut se satisfaire à moins de frais.

La campagne, aux environs de Boston, a généralement le caractère européen ; si les arbres étaient moins nombreux et si les espèces à feuilles aciculaires ne dominaient pas, on pourrait se croire en Angleterre. Les oiseaux, d’espèces variées, qui habitent les bois, sont néanmoins tout-à-fait différens de ceux d’Europe, et suffiraient seuls pour donner au paysage une physionomie nouvelle et tranchée. Le tangara pourpre, le baltimore couleur de feu, le troupial noir et rouge, voltigent d’un arbre à l’autre ; l’écureuil strié court sur les haies ou s’élance de branche en branche avec la rapidité de la flèche, et anime singulièrement le paysage.

La description du musée de Boston, New England Museum, nous donne une idée assez exacte de l’indifférence de ce peuple de spéculateurs et de planteurs pour tout ce qui touche aux arts et aux sciences naturelles. « Cet établissement ne répond nullement à l’attente des étrangers, nous dit le voyageur. Tous les prétendus musées des grandes villes des États-Unis, à l’exception peut-être de celui de Peale à Philadelphie, ne sont que des ramassis de toutes sortes de curiosités hétérogènes dont le choix est souvent fort étrange. Dans celui-ci on trouve à la fois des productions naturelles, des figures en cire horriblement mal faites, des instrumens de mathématiques et autres, de mauvais tableaux, des caricatures, et jusqu’aux planches coloriées des journaux de mode de l’Europe, le tout exposé ou suspendu pêle-mêle. Parmi les animaux, il y en a quelques-uns de fort intéressans, mais sans aucune étiquette ou explication quelconque. Cette collection occupe plusieurs étages d’une maison très élevée et remplit une foule de petites chambres, de cabinets, de corridors et de recoins, auxquels on arrive par plusieurs escaliers, tandis que, pour amuser le public, un homme joue du clavecin pendant toute la durée de l’exposition. »

Les collections d’art proprement dites ne sont guère mieux ordonnées. Pour bien des Américains, un tableau est un morceau de toile manufacturé d’une certaine façon. Un homme de goût faisait observer à un riche Américain qu’un de ces morceaux de toile attaché contre un mur salpétré menaçait de se détruire ; c’était un magnifique paysage de Claude Lorrain. — J’ai de l’argent, j’en achèterai un autre, répondit l’Américain. Il y a certainement chez ces gens-là quelque chose de la rudesse des Romains du temps du consul Mummius.

Dans le trajet de Boston à Providence, le voyageur admire la richesse et la vigueur de la végétation américaine, que la civilisation n’a fait en quelque sorte que modérer. De Providence, le prince se rendit à New-York, et de là, par New-Brunswick, Taunton et Bordentown, à Philadelphie, où le choléra venait d’éclater. Il traversa ensuite les districts allemands de Freiburg, visita la colonie des frères moraves de Bethléhem, où il fit la connaissance des directeurs, MM. Von Schweinitz, botaniste distingué, Anders et Seidel. Le prince, se trouvant au milieu de compatriotes aimables et instruits, prolongea quelque temps son séjour dans la colonie, dont il décrit les charmans paysages. De Bethléhem, il se rendit à Easton sur le Delaware ; de là, franchissant le Delaware-Gap, espèce de coupure par laquelle cette rivière s’échappe des monts Alleghanys, il s’engagea au milieu de ces montagnes couvertes de forêts qui prennent à l’horizon les couleurs de l’azur le plus foncé, d’où vient leur nom de Montagnes Bleues. Le voyageur, toujours chassant, herborisant et ne faisant que de courtes haltes dans les loghouses des montagnards, franchit successivement les chaînes secondaires, et gravit le Pockono, la crête la plus élevée de ces montagnes, que couvrent d’épaisses forêts de pins et de chênes nains, où vivent encore en grand nombre les cerfs, les lynx, les renards gris ou rouges, et où le serpent à sonnettes se montre assez communément. Ces districts étaient autrefois occupés par la puissante nation des Indiens Delawares, les Loups et les Abenaquis des Français. Dans le principe, ils habitaient la Pensylvanie et la Nouvelle-Jersey ; ils se retirèrent ensuite dans l’Indiana, près de la Rivière-Blanche. Par suite du contact des blancs et de collisions perpétuelles avec leurs voisins, leur nombre était déjà fort diminué en 1818. À cette époque, ils furent donc contraints de céder au gouvernement des États-Unis le territoire qu’ils occupaient et de se retirer au-delà du Mississipi, où on leur assigna des terres, et où végètent encore quelques misérables restes de la grande tribu.

La vaste forêt qui couvre les Montagnes Bleues est défrichée par places. Les champs sont séparés par des clôtures en bois et servent de pâturages à de grands troupeaux dont les clochettes sont disposées en accords parfaits, comme dans les collines de la Thuringe. Les habitans étant presque tous d’origine allemande et ne s’exprimant qu’en allemand, le voyageur, plus d’une fois, put se croire dans sa patrie. Certains cantons solitaires des montagnes qui entourent le Pockono sont couverts d’une végétation admirable. Les cèdres de Virginie, entremêlés de diverses espèces d’arbres à feuilles nervées, châtaigniers et marronniers gigantesques ou frênes énormes, forment une magnifique futaie sous laquelle croît un épais taillis de rhododendron aux tiges plus grosses que le bras, de kalmia et de fougères arborescentes. C’est là que se sont réfugiés l’ours et le cerf de Virginie ; la panthère, que mistress Trollope appelle emphatiquement la terreur de l’ouest, tandis qu’il est sans exemple que cet animal ait jamais attaqué l’homme, ne s’y montre plus qu’accidentellement. Le bruit de la crécelle du serpent à sonnettes et les coups répétés du pic des bois interrompent seuls le silence de ces forêts primitives. Après avoir exploré ces montagnes et visité les districts houillers de Mauch-Chunk, si précieux pour les états du centre, et sur lesquels il donne de curieux détails, le voyageur se rendit à Pittsburgh, sur l’Ohio, et descendit ce fleuve jusqu’à Mount-Vernon, traversant rapidement Cincinnati et Louisville, où le choléra venait d’éclater. Toutes les villes et toutes les bourgades de l’Ohio et de l’Indiana étaient en proie à une affreuse panique. La population assiégeait les boutiques des pharmaciens ; chacun se couvrait le ventre de flanelle et d’emplâtres de poix. Les apothicaires ne pouvaient suffire aux demandes de camphre et de menthe poivrée ; c’était absolument comme chez nous. Les routes étaient couvertes de fuyards et les bateaux à vapeur encombrés de passagers. La maladie faisait, du reste, de grands ravages ; à Cincinnati, il mourait quarante personnes par jour. Sur le steamer qui transporta le prince Maximilien de Louisville à Mount-Vernon, un homme succomba en quelques heures. Le terme de cette première partie du voyage du prince était New-Harmony, sur le Wabash ; la saison étant trop avancée pour continuer sa route vers l’ouest, il se décida à passer l’hiver dans ce district retiré. Là du moins il échappait aux villes et aux coutumes européennes, et il se trouvait à même d’étudier les mœurs des habitans à demi sauvages qui ont remplacé les autres, et qui, servant au milieu de ces forêts d’avant-garde à la civilisation, sont comme la transition entre le sauvage et l’Européen.

Appelés back-woodsmen parce qu’ils demeurent au fond des bois les plus solitaires, ces hommes grossiers et vigoureux, d’origine anglaise ou irlandaise pour la plupart, ont commencé à défricher les grandes forêts qui couvrent le territoire de l’Indiana. Les back-woodsmen n’apparaissent dans les villes que quand leurs affaires les y appellent. Dans ces occasions, le whiskey, qu’ils aiment de passion, coule à grands flots, ce qui rend le retour fort difficile. Comme l’Indien de la prairie, les back-woodsmen sont excellens cavaliers ; leurs femmes elles-mêmes sont d’intrépides amazones. Il n’est pas rare de voir une famille entière revenir de la ville montée sur le même cheval. Le costume des back-woodsmen n’a rien de caractéristique ; c’est un composé ridicule de toutes les modes des villes anglaises, qui produit un contraste fort bizarre au fond de ces bois retirés. Souvent, quand viennent les journées brumeuses de l’automne, l’ennui les saisit dans leurs solitudes, qu’ils abandonnent pour le cabaret de la ville la plus voisine. Si quelques-uns d’entre eux observent le dimanche, c’est en se livrant à toute espèce de jeux bruyans et en s’enivrant un peu plus que de coutume ; mais la plupart d’entre eux continuent ce jour-là à vaquer à leurs occupations. Les seuls jours fériés sont les jours d’élection. Qu’il s’agisse de choisir un président, un gouverneur ou un simple magistrat municipal, aucun d’eux ne manque à l’appel et ne voudrait pour rien au monde renoncer à la part de souveraineté que lui confère l’élection. Ils lisent d’ordinaire assidûment les gazettes, se croient de grands politiques, et pour eux l’homme d’état est moins celui qui fait les lois ou qui les applique que celui qui fait les législateurs. Tant que dure l’élection, leurs troupes remplissent la ville. Pendant que leurs chevaux, attachés à la porte des auberges, restent des journées entières exposés à la pluie ou à la neige, les cabarets à whiskey retentissent de leurs bruyantes conversations. Chaque électeur exalte à haute voix son candidat, dont ses adversaires discutent les qualités. La discussion amène nécessairement la dispute, et souvent des rixes tumultueuses où les coups de poing et les coups de bâton remplacent les coups d’épée des diètes polonaises.

L’Ohio, à Mount-Vernon, est plus large que le Rhin ; il coule entre deux rideaux d’épaisses forêts qui, à l’horizon, se perdent dans des vapeurs bleuâtres, et sur les premiers plans se réfléchissent dans le magnifique miroir des eaux du fleuve, que sillonnent les roues de nombreux pyroscaphes. C’est à bord de l’un de ces bâtimens que monta le prince Maximilien pour descendre l’Ohio et se rendre à Saint-Louis en remontant le Mississipi. Ces deux grandes rivières, à leur confluent, sont d’égale largeur. Leurs rives, couvertes de forêts à demi renversées par les tempêtes et la crue des eaux, présentent un spectacle fort agreste. Des plantes rampantes s’enroulent autour des arbres couchés comme le fil autour d’un fuseau. Ces arbres renversés encombrent le lit des deux fleuves au point que dans certaines parties on ne peut voyager que de jour. Ces troncs arrêtés dans la vase s’appellent snags, et sont un des plus sérieux obstacles que présente la navigation de ces grandes rivières. Aussitôt qu’on est entré dans le Mississipi[2], les rives se couvrent de rideaux de grands peupliers. Tous ces arbres, d’une hauteur parfaitement égale, caractérisent les paysages du Mississipi et du Missouri inférieur, dont la civilisation n’a fait que modifier la physionomie sauvage et magnifique. Des rochers de forme singulière alternent avec les forêts, et les villages, les établissemens (setlle-mens), n’apparaissent qu’à d’assez grands intervalles.

Aux approches de Saint-Louis, le pays se dépouille et perd son caractère pittoresque. Centre du commerce de l’Ohio, du Mississipi et du Missouri, cette ville est en progrès et tend nécessairement à acquérir une grande importance. En 1764, ce n’était qu’un fort construit par les Français, à la limite du désert ; en 1806, elle renfermait 2,000 habitans, aujourd’hui elle en compte 8,000, et sa population s’accroît rapidement chaque année. C’est à Saint Louis que se trouve le bureau des affaires indiennes de l’ouest. Lorsque le prince Maximilien de Wied-Neuwied s’y arrêta, le directeur de cet établissement était le célèbre Clarke, qui, dans les années 1804 et 1805, fit, d’après les ordres du président Jefferson, et en compagnie du capitaine Lewis, un voyage à l’embouchure de la Colombia, ou Orégon, traversant le continent américain sur une étendue de quatre mille cent trente-trois milles, remontant le Missouri jusqu’à ses sources, et franchissant le premier la chaîne des Montagnes Rocheuses. Le général Clarke accueillit avec la plus franche hospitalité le prince voyageur, et l’engagea, peu de jours après son arrivée, à assister aux conférences qu’il devait avoir avec les députations des Indiens Sakis et Fox. Ces députés venaient intercéder en faveur du grand chef Black Hawk, le Faucon Noir, alors détenu dans les casernes de Jefferson près de Saint-Louis. Mais laissons parler le prince Wied-Neuwied : « On avait logé ces Indiens dans un grand magasin situé non loin du port ; nous nous y rendîmes sur-le-champ. Le peuple s’y était rassemblé en foule, et nous reconnûmes de loin, au milieu des curieux, ces étranges figures basanées enveloppées dans des couvertures de laine, rouges, blanches ou vertes. Leur premier aspect, qui me causa une assez grande surprise, me convainquit immédiatement qu’ils étaient alliés de près aux Brésiliens, et je les tiens par conséquent pour être absolument de la même race. Ce sont des hommes forts, bien faits, d’une taille généralement au-dessus de la moyenne, musculeux et charnus. Leur physionomie est expressive ; ils ont les traits fortement marqués, les pommettes saillantes, les côtés de la mâchoire inférieure larges et anguleux, les yeux noirs, vifs, pleins de feu, et l’angle intérieur un peu rabaissé, surtout dans la jeunesse, mais moins toutefois que chez les Brésiliens. Une de ces conférences eut lieu dans la maison du général Clarke. Les Indiens, qui étaient du nombre d’environ trente, s’étaient parés et peints de leur mieux. Leurs chefs étaient assis ensemble sur la droite ; leur maintien était grave et solennel ; le général leur fit d’abord dire par l’interprète pour quel motif il les avait rassemblés dans ce lieu ; après quoi leur chef Kiokuck se leva, tenant le calumet de la main gauche, et faisant de la droite des gestes appropriés à ses pensées ; il parla à très haute voix, par sentences entrecoupées et qu’interrompaient de courtes pauses. Le général Clarke nous avait présentés aux Indiens en disant que nous étions venus, de fort loin, par-delà les mers, pour les voir, et toute l’assemblée indienne exprima sa satisfaction par le cri prolongé de : Hé ! ehé ! Avant et après la séance, tous les Indiens défilèrent devant nous, et chacun d’eux nous tendit la main droite en nous regardant fixement dans les yeux ; ils se retirèrent après cela, ayant leurs chefs à leur tête. »

À la suite de ces conférences, le Faucon Noir fut mis en liberté. Dans sa captivité, il n’était pas resté entièrement oisif. Comme tous les grands hommes du siècle, il éprouva le besoin d’écrire ses mémoires. En 1834, une autobiographie du guerrier indien, dictée par lui-même à l’interprète Antoine Leclair, a été publiée à Boston sous ce titre : The Life of Mal-ka-tai-me-she-kia-kiak or Black Hawk dictated by Himself. Nous ne citerons qu’un seul passage de ce livre extrêmement curieux, c’est celui où le guerrier indien raconte son premier exploit. Il avait alors seize ans. « Comme je me tenais auprès de mon père, je le vis tuer son antagoniste et enlever le scalp de sa tête. Cet exemple me remplit d’une ardeur singulière. Je me jetai en fureur sur un autre ennemi, je le couchai à terre d’un coup de tomahawk, je le traversai de part en part d’un coup de lance, j’enlevai son scalp et je retournai triomphant auprès de mon père. Il ne me dit rien, mais il parut content. » Ce dernier trait est bien indien.

Le voyageur qui se propose de visiter l’intérieur des régions occidentales de l’Amérique du Nord doit, ou remonter le Missouri, celle des rivières du pays qui est navigable sur la plus grande étendue de son cours, c’est-à-dire jusqu’au pied des Montagnes Rocheuses, et qu’on peut regarder comme le seul chemin praticable ouvert vers l’ouest aux entreprises de la civilisation, ou bien il doit se joindre aux caravanes qui se rendent à Santa-Fé, à travers les prairies de l’Arkansas et du Bojo. Cette dernière route embrasse une bien moins grande étendue de pays, mais elle est de beaucoup la plus pénible. Des difficultés de toute espèce attendent le voyageur, qui ne peut ni se livrer aux observations qui sont l’objet de ses explorations, ni réunir aucune collection d’histoire naturelle de quelque importance. En lutte continuelle avec les tribus indiennes, dont il traverse le territoire, il ne rencontre ces hommes singuliers que les armes à la main, et ne peut acquérir qu’une connaissance très imparfaite de leurs mœurs. Le cours du Missouri est, au contraire, une sorte de terrain neutre, où l’Européen et l’Indien viennent conclure leurs échanges et se rencontrent sans se combattre. Quelques petit forts, jetés à d’immenses intervalles sur les rives de cette grande rivière, plutôt comme des comptoirs et des lieux de refuge que comme des établissemens capables de contenir les populations hostiles, permettent au voyageur de prendre un peu de repos après de longues fatigues, et de rassembler des collections en lieu sûr. C’est là qu’il se trouve, en outre, dans de continuels rapports avec l’Indien, dont les tribus se groupent, à certaines époques, aux environs de ces établissemens qu’elles ne visitent habituellement que comme amies. Le prince Maximilien se décida donc à suive cette dernière route et à remonter le Missouri. Il s’aboucha avec les directeurs de la compagnie américaine des pelleteries de Saint-Louis, et il obtint facilement le passage sur l’un des bateaux à vapeur qui remontent annuellement le Missouri jusqu’au Fort-Union.

La compagnie américaine des pelleteries, maîtresse autrefois du commerce de toute la contrée de l’Amérique septentrionale, a vu diminuer peu à peu ses relations commerciales. Battue sur l’Orégon par une compagnie rivale, malgré les expéditions de M. Astor de New-York et son établissement à l’embouchure du fleuve Colombia, elle lutte sur les limites nord du Missouri et des Montagnes Rocheuses avec la compagnie anglaise du nord-ouest, réunie à celle de la baie d’Hudson, qui font de grands sacrifices pour séduire les tribus indiennes et attirer à elles tout le commerce d’échange. Jusqu’à ce jour, la compagnie américaine a soutenu la lutte avec avantage sur ce dernier point. Ses forts servent de points de ralliement aux diverses tribus du centre de l’Amérique du Nord ; ses employés et ses agens entretiennent avec elles, et souvent au prix de leur vie, des relations non interrompues. Mais ce qui assure la prépondérance de la compagnie américaine, c’est la navigation du Missouri, que ses bateaux à vapeur remontent jusqu’au Fort-Union, au confluent de la rivière Yellow-Stone (la Roche-Jaune), c’est-à-dire sur une étendue de près de 2,000 milles, et qui est praticable pour les bateaux plats appelés keel-boats jusqu’au fort Mackenzie, à peu de distance des Montagnes Rocheuses. Le prince Maximilien avait obtenu un passage sur un des pyroscaphes de la compagnie, qui s’appelait le Yellow-Stone, par l’entremise de M. Pierre Chouteau, qui dirige les affaires de la compagnie à Saint-Louis, et de M. Mackenzie, qui réside sur le haut Missouri. Ce dernier se proposait de se rendre par le même pyroscaphe au Fort-Union, à l’embouchure du Yellow-Stone.

L’équipage du Yellow-Stone se composait de cent personnes environ, quand il partit de Saint-Louis, le 10 avril, pour remonter le Missouri. Un grand nombre de passagers étaient des engagés de la compagnie de pelleteries. Ces engagés, la plupart originaires du Canada, sont armés jusqu’aux dents et forment une race d’hommes vigoureux, résolus et à demi sauvages. C’est la transition des back-woodsmen aux races aborigènes. Accoutumés aux privations, ils savent au besoin vivre en compagnie de l’Indien, couchant comme lui sur la dure et ne vivant que du produit de leur chasse. Ils portent à la ceinture un large couteau, comme les guerriers indigènes ; ils ont comme eux le sac à plomb et le cornet à poudre attachés par-dessus l’épaule à une courroie, et ne quittent jamais leur fusil. Leurs mœurs participent de la férocité des mœurs indiennes. Un des engagés embarqués sur le Yellow-Stone portait à sa ceinture le scalp ou la peau du crâne d’un Indien Pied-Noir qu’il avait tué d’un coup de fusil et scalpé de sa propre main. Au moment du départ, ces engagés et les gens de l’équipage, échauffés par de copieuses libations de whiskey, firent un feu roulant de leurs fusils, qu’ils renouvelèrent quand le bâtiment quitta le Mississipi pour remonter les eaux jaunes du Missouri, dont le cours est bien autrement considérable, et qui cependant, au-dessous du confluent des deux rivières, perd à la fois son caractère et son nom. Les bords de cette grande rivière présentent une suite de tableaux singulièrement sauvages. Ses rives, sur lesquelles pendent des forêts ou des rochers de forme bizarre, sont dégradées par l’action des débordemens. Les troncs d’arbres, déracinés et entraînés par les eaux, s’accumulent sur les bas fonds et obstruent le cours du fleuve, qu’on ne peut remonter qu’avec les plus grandes précautions. Ces bois flottés, entassés sur ces rives vaseuses, forment des tours, des cavernes et donnent un caractère d’extrême désolation à ces rivières de l’Amérique septentrionale. La crue du Missouri a lieu en juin ; la rivière coule alors avec un grand murmure et une rapidité effrayante. Ses bords, rongés par les eaux, s’abîment, entraînant avec eux des arbres énormes qui tombent dans le fleuve, dont ils descendent impétueusement le courant. Tout dans le paysage a un aspect sauvage et primitif. Les plantes rampantes enveloppent les troncs renversés que les eaux n’ont pas emportés ; des cygnes, des oies sauvages et des grues volent par bandes ; des vautours planent dans les airs, et d’innombrables troupes de perroquets sont perchées sur les taillis et les hautes tiges des maïs.

Au-dessous du confluent du Missouri et de la rivière Kansas sont situés le Fort-Osage et la petite ville de Lexington, aux environs desquels commencent ces longs espaces découverts appelés les prairies. Les prairies des environs de Lexington étaient habitées, il y a trente ans, par les Indiens Osages (Wasaj) ; quelques chasseurs français y avaient seuls dressé leurs cabanes. Aujourd’hui les débris de la tribu des Osages ont été repoussés dans les prairies de l’Arkansas, et les limites des états de l’Union et du territoire libre des Indiens ont été reportées au confluent des deux rivières. Là sont situés les derniers cantonnemens américains destinés à protéger la frontière indienne.

Quatre compagnies du 6me régiment de ligne, fortes d’environ cent vingt hommes, et cent rangers ou soldats de milice, armés, montés et exercés à la guerre indienne, composent le poste militaire de Leavenworth, et suffisent pour tenir en respect les peuplades indigènes de l’ouest. Un poste de douane, établi dans les mêmes cantonnemens, visite avec soin les bateaux à vapeur qui remontent le fleuve pour veiller à ce qu’ils ne transportent pas d’eau-de-vie, l’importation de cette liqueur sur le territoire indien étant sévèrement interdite. La prohibition ne peut toutefois s’exercer que sur de grandes quantités ; il y a plus, elle est en quelque sorte illusoire ; des colons qui ont pénétré à 15 ou 16 milles dans l’intérieur du territoire indien préparent du whiskey et le vendent à très bas prix : aussi les tribus voisines des frontières trouvent-elles facilement à s’en procurer et en font-elles le plus déplorable abus. Le second jour de l’entrée du pyroscaphe sur les terres des Indiens, les voyageurs furent témoins d’une de ces scènes étranges auxquelles l’usage immodéré des liqueurs spiritueuses donne souvent naissance. Des Indiens Ayoways avaient fait une incursion sur le territoire de leurs voisins, les Omahas ; ils avaient égorgé six personnes et enlevé une femme et son enfant qu’ils avaient mis en vente. Le major Dougherty, chef de l’agence des tribus des Omahas et des Ayoways et chargé d’une sorte de police officieuse sur ces peuplades, débarqua sur-le-champ pour recueillir du moins les prisonniers. M. Bodmer et le major Beau l’accompagnaient. Ils trouvèrent tous ces Indiens ivres, leurs prisonniers étaient dans le même état et l’on n’en put rien tirer. Les Ayoways avaient troqué leurs couvertures de laine contre de l’eau-de-vie dont ils s’étaient gorgés, sûrs de cette façon d’échapper aux reproches qu’on pourrait leur faire.

Les premières tribus indiennes que les voyageurs rencontrèrent furent celles des Indiens Omahas, Otos et Puncas. Les tentatives de colonisation faites dans le district des Omahas n’ont pas été heureuses. Le fort de Council-Bluffs, qu’on y avait établi en 1819 et qui pouvait contenir un millier d’hommes, a été abandonné, et ses ruines servent d’habitation à des amas de serpens à sonnettes. Le scorbut enleva dans un seul hiver 300 hommes de la garnison de ce poste militaire C’est à peu de distance de ce fort ruiné que se trouve le poste de commerce ou comptoir, dirigé par M. Chabanné, agent de la compagnie américaine des pelleteries, qui jouit d’une certaine influence sur les Indiens du voisinage, les plus laids, les plus lâches et les plus indolens de tous ceux du Missouri.

La tribu des Omahas donna une fête aux voyageurs, qui les intéressa singulièrement, et qui avait du moins le mérite de la nouveauté. Vingt Omahas, dirigés par un coryphée d’une stature colossale, portant sur la tête un de ces immenses panaches qui traînent jusqu’à terre, et tenant à la main un arc et des flèches, vinrent exécuter une de leurs danses nationales sous le balcon du comptoir. Les danseurs, réglant leurs mouvemens sur le bruit du tambour, secouaient leurs armes en mesure et agitaient leurs massues garnies de sonnettes, tandis que toute la compagnie, dont la plupart des membres étaient peints en blanc, chantait : Haï ! haï ! haï ! ou bien : hé ! hé ! hé ! interrompant de temps en temps son chant par une grande acclamation. La danse consistait à pencher le corps en avant et à sauter en l’air avec les pieds joints, sans pourtant s’éloigner beaucoup de terre ; la sueur inondait le front des danseurs. Ils ne s’arrêtèrent toutefois que lorsqu’on eut jeté par terre, devant eux, un paquet de tiges de tabac, présent accoutumé dans ces occasions. Le spectacle de cette danse, exécutée par une magnifique soirée, sur les bords du Missouri, était des plus intéressans. Un clair de lune resplendissant illuminait ces vastes solitudes, dont les jeux bruyans de l’Indien et les cris du tète-chèvre interrompaient seuls le silence.

M. Washington Irving, dans les conclusions du curieux ouvrage qu’il a publié sous le titre d’Astoria, reconnaissant sans doute combien la colonisation du territoire de l’ouest offrait de difficultés, propose d’établir à travers ces vastes contrées une grande route commerciale qui franchirait les Montagnes Rocheuses, et qui relierait au territoire de l’Union l’Orégon et les rives de l’Océan Pacifique. Cette route, qu’il proclame comme la plus directe entre l’Europe et la Chine, serait défendue par une ligne de postes fortifiés, commandant le cours des fleuves, les passages et les défilés des montagnes, et se protégeant mutuellement. Si la route de M. Washington Irving est un jour ouverte, nous doutons qu’elle soit jamais très fréquentée, surtout par les commerçans européens qui se rendent en Chine. Toujours est-il que plusieurs des forts qui pourraient la défendre existent dès à présent. À partir des limites du territoire des Indiens libres jusqu’aux cataractes du Missouri, c’est-à-dire sur un espace de plus de 1,500 milles, six de ces forts ont été en effet successivement construits sur les rives du Missouri. Le camp de Leavenworth et les forts Lookout, Pierre, Clarke, Union et Mackenzie, seront peut-être un jour les principales stations de la grande route commerciale de M. Washington Irving. Nous verrons tout à l’heure quelle est aujourd’hui la nature et l’importance de chacun de ces établissemens.

Du camp de Leavenworth au fort Lookout, la distance est d’environ 450 milles. Quatre grandes tribus se partagent cette partie des prairies de l’ouest, les Otos, les Omahas, les Puncas et les Dacotas. Les Omahas, avec lesquels nous avons déjà fait connaissance, sont, après les Dacotas, la plus importante de ces tribus. À mi-chemin du camp de Leavenworth au fort Lookout, et au centre du district des Omahas, s’élève sur le sommet d’une colline qui domine le fleuve un tumulus de forme conique, où l’un des plus fameux chefs du pays Wha-Schinga-Sabas, l’Oiseau-Noir, a été enterré. Ce chef, dévoué aux blancs, passait pour sorcier et régnait par la terreur. L’arsenic, qu’il employait d’une façon mystérieuse et terrible, était son unique sortilége. Au moyen de doses habilement préparées, il se débarrassait à temps de tout rival et de tout ennemi. Enlevé, avec une partie de sa tribu, par une de ces terribles épidémies de petite-vérole qui déciment les populations indiennes, on l’enterra debout, sur un mulet vivant, au sommet d’un monticule de verdure, le visage tourné vers la terre des blancs, ainsi qu’il en avait donné l’ordre. Wha-Schinga-Sabas était tellement craint des siens, qu’on n’osait le réveiller quand il dormait : on le chatouillait sous le nez avec un brin d’herbe[3]. Au-delà de la tombe de l’Oiseau-Noir et à partir du confluent du Missouri et d’un de ses principaux affluens, la Rivière-Plate, le terrain perd de sa fertilité, et la végétation n’a plus la même vigueur que sur les rives du Bas-Missouri. La nature argileuse du sol, qui, lors des chaleurs de l’été, prend la dureté de la pierre, frappe de stérilité une partie de ces immenses prairies. Les troupeaux de bisons ne s’y montrent que durant l’hiver, quand la rigueur du froid les chasse des districts avoisinant les Montagnes Rocheuses.

Comme le Yellow-Stone arrivait à la hauteur du district des Indiens Puncas, dont la tribu habite la contrée qui s’étend au sud du Missouri, au-dessus du confluent de cette rivière et de la rivière Qui-Courre, une troupe d’indigènes visita les voyageurs. Leur chef exprima le désir que leur grand-père (c’est ainsi qu’ils appellent le président des États-Unis) leur envoyât des instrumens aratoires. « Dans cette occasion, la pose de l’orateur était belle. Il avait l’épaule et le bras droit nus, et gesticulait de la main. Sa noble figure avait beaucoup d’expression. » À Cedar-Island, sur les limites du territoire des Indiens Puncas et des Indiens Dacotas, les voyageurs rencontrèrent les premiers bisons, ainsi que des troupeaux d’antilopes. Des couches de houille commençaient aussi à se montrer par places, alternant avec le sable et l’argile des collines. Une de ces couches régnait sur les deux bords de la rivière, à la même hauteur. Elle s’étendait aussi loin que la vue portait, et pouvait être suivie sur un espace de plusieurs centaines de milles. Lors des incendies des prairies, ces houilles, qui sont à découvert, s’enflamment ; le feu s’étend souterrainement et dure souvent plusieurs années. D’ailleurs rien ne croît sur ces collines d’argile, dont les sommets semblent calcinés par la flamme, et ont la couleur et la dureté de la brique.

Sioux-Agency, ou fort Lookout, deuxième station du Missouri, où le Yellow-Stone s’arrête, est un poste de la compagnie américaine des pelleteries, agréablement situé sur une pelouse entourée de collines boisées, et derrière lesquelles s’étend la vaste prairie dans toute sa triste nudité. Dans les environs du fort, les Indiens Dacotas avaient dressé leurs tentes de cuir en forme de pains de sucre très effilés. La tribu des Dacotas, les Sioux des Français, occupe sur les deux rives du Missouri un vaste territoire qui s’étend des Montagnes Noires vers le sud, aux rives du Mississipi. Elle compte vingt et quelques mille ames, possède deux à trois mille tentes, et peut mettre huit à dix mille hommes en campagne. Cette tribu est la plus nombreuse de celles de l’ouest après les Assiniboins, qui occupent le territoire limitrophe de la Nouvelle-Bretagne. Les Indiens Dacotas ont en général les os de la face plus saillans et les traits du visage moins agréables que les autres peuplades du Missouri. Ce sont des peuples chasseurs, suivant le gibier dans ses émigrations et couchant sous des tentes faciles à transporter. Deux de leurs tribus font exception à la règle et habitent des villages stables. L’une d’elles, les Wahk-Pe-Kuteh, confinée sur les rives du Mississipi, y cultive le maïs et d’autres plantes qui servent à sa nourriture. Les Indiens Dacotas possèdent un grand nombre de chevaux et de chiens qu’ils mangent volontiers. Ces Indiens passaient autrefois pour être très dangereux. Bradbury les appelle blood thirsty savages, des sauvages qui ont soif de sang, mais aujourd’hui, à l’exception de la tribu des Yanktoans, ils vivent en bonne intelligence avec les blancs.

« Un des hommes les plus estimés parmi eux, et qui se montrait le plus dévoué aux blancs, était celui qu’on appelait Big-Soldier, le gros soldat (Wahktègueli) ; c’était un homme de haute taille et de bonne mine, ayant dix à onze pouces, mesure prussienne, âgé de soixante ans, avec un nez fortement aquilin et de grands yeux vifs… » M. Bodmer voulait dès son arrivée peindre le Big-Soldier en pied. Celui-ci se présenta en grande toilette, le visage peint en rouge avec du cinabre et de courtes raies noires parallèles sur les joues. Sur la tête, il portait des plumes d’oiseaux de proie, placées sans ordre ; c’étaient des trophées de ses exploits et notamment d’ennemis qu’il avait tués… Ses oreilles étaient parées de longs cordons de grains de verre bleus, et sur sa poitrine pendait, à un cordon passé autour du cou, la grande médaille d’argent des États-Unis. À la main, il tenait son tomahawk ou hache d’armes. Il paraissait très flatté de servir de modèle à M. Bodmer, et il garda pendant toute la journée la position qui lui avait été indiquée ; ce qui est en général fort difficile pour les Indiens.

Le fort Pierre, troisième station du Missouri, est situé à quelques journées seulement du fort Lookout, au confluent du grand et du petit Missouri. C’est un des établissemens les plus considérables de la compagnie des pelleteries. Au moment du passage du prince Maximilien, il renfermait pour 80,000 dollars (450,000 francs) en marchandises, sans compter les sommes reçues en échange des Indiens. Au-delà de ce fort, construit au centre du district des Indiens Dacotas, la physionomie du pays se modifie profondément. De tous côtés se dressent des monticules à pans aigus et verticaux, à travers lesquels le fleuve a peine à se frayer un passage ; puis ces monticules font place à des collines de forme conique et aux sommets arrondis. En examinant ces collines isolément, on reconnaît dans chacune d’elles un petit volcan avec son cratère, ses laves et ses scories argileuses. Il est évident que ces monticules boueux ont été lancés de bas en haut par les feux souterrains dont toute cette contrée dénote l’action. Ces monticules, dénués de végétation, alternent avec des prairies également nues. Le bord des rivières est seul garni de taillis et de rares futaies qui renferment une quantité d’elks aux bois énormes, de loups blancs et de cabris, tandis que de grands troupeaux de bisons parcourent les prairies. C’est là que vivait naguère la puissante tribu des Indiens Aricaras, qui avait construit plusieurs villages, abandonnés aujourd’hui. Les habitans, hostiles aux blancs, ont fui leur vengeance et se sont enfoncés dans le désert, entre Saint-Louis et Santa-Fé. Le chef des Aricaras, lors de l’émigration, s’appelait Starapat (la main pleine de sang) ; les femmes de cette tribu étaient les plus belles du Missouri.

Dans les fragmens de son Voyage en Amérique, et dans son poème des Natchez, M. de Châteaubriand a vivement retracé quelques scènes de la vie indienne, dont il paraît n’avoir étudié que le côté pittoresque. L’imagination d’un grand poète n’embellit qu’à la charge d’ennoblir ; elle relève le côté vulgaire des choses. Tout en laissant aux scènes de la vie sauvage leur énergique grandeur, l’illustre écrivain a rejeté dans l’ombre les teintes crues et discordantes, les détails prosaïques et grossiers, qui auraient pu nuire à l’effet peut-être un peu trop pompeux de ses tableaux. Washington Irving dans son Astoria, et le prince de Wied-Neuwied, dans son intéressant voyage, sont restés plus fidèles à la vérité. Historiens et dessinateurs précis plutôt que poètes, ils se sont bien gardés de négliger ces particularités vulgaires, mais intéressantes, qui, après tout, sont la vie. Tous deux ont dessiné le modèle qu’ils avaient sous les yeux, ils ne l’ont pas fait poser. Leurs tableaux sont donc, avant tout, des restitutions ; ils sont essentiellement vrais. Nous doutons qu’aucun écrit puisse mieux nous initier aux occupations et aux émotions si variées de la vie indienne que quelques-uns des chapitres de l’Astoria de Washington Irving. Sa description d’un village, Aricara, est un de ces tableaux complets auxquels rien ne manque, ni la couleur héroïque ni le trait familier. Washington Irving nous montre l’Indien dans toutes les situations de la vie. Infatigables dans leurs chasses, intrépides dans les combats, mais peut-être plus bruyans encore que braves, ces enfans de la nature sont, hormis ces deux occasions, d’une paresse qui passe toute croyance. Quand l’abondance et la paix leur permettent de rester au logis, tandis qu’ils sommeillent couchés à l’ombre, ou qu’accroupis sur les toits de terre de leurs cabanes ils causent de leurs chasses ou de leurs combats, leurs femmes sont chargées de tous les travaux du ménage, et se livrent aux occupations les plus pénibles. Loin de se plaindre de leur lot, elles revendiquent le travail comme un droit. La plus grave injure qu’une de ces femmes puisse adresser à une autre dans leurs disputes, c’est de lui dire : — Malheureuse ! j’ai vu ton mari qui portait du bois dans sa cabane pour allumer son feu ; où était donc son épouse, pour qu’il fût obligé de faire lui-même la femme !

Le récit de la première entrevue du prince de Wied-Neuwied avec un grand rassemblement d’Indiens aux environs des villages des Meunitarris rappelle les peintures les plus animées de Washington Irving. Le pyroscaphe aborda près d’un bois de saules, et le prince se trouva immédiatement entouré par une troupe nombreuse composée des Indiens les plus élégans des bords du Missouri. Les Meunitarris sont, sans contredit, les plus grands et les mieux faits de tous les Indiens qui vivent près de ce fleuve ; sous ce rapport, ainsi que sous celui de l’élégance des costumes, il n’y a que les Indiens Corbeaux que l’on puisse leur comparer ; peut-être même ces derniers les surpassent-ils pour le luxe des habits. Leurs visages étaient en général peints en rouge avec du cinabre, usage commun aux Américains du nord, aux Brésiliens et à d’autres peuples de l’Amérique méridionale, leurs cheveux retombaient sur leur dos, partagés en tresses ou en queues ; ils portaient de longs cordons de grains de verre blancs ou azurés, entremêlés de coquilles de dentalium, et leur coiffure consistait en plumes fixées dans leurs cheveux. Leurs physionomies singulières trahissaient leur étonnement avec une remarquable mobilité d’expression. Tantôt c’était un regard droit et égaré, tantôt une curiosité sans bornes, tantôt une bonté naïve. La plupart de ces Indiens étaient nus jusqu’à la ceinture, et la belle peau brune de leurs bras était ornée d’éclatans bracelets de métal blanc. Ils tenaient à la main leur fusil, leur arc et leur tomahawk, et sur le dos ils portaient un carquois de peau de loutre, élégamment orné. Leurs leggings ou culottes de peau étaient garnies de mèches de cheveux des ennemis qu’ils avaient tués, ou bien de crins peints de différentes couleurs. Ces hommes beaux et forts faisaient connaître les sentimens dont ils étaient agités en riant et en montrant leurs dents d’ivoire, car les modes disgracieuses et contraires à la nature, ainsi que les costumes variés des hommes blancs, n’étaient que trop faits pour offrir matière à des remarques plaisantes que les Indiens, tout simples qu’ils paraissent, formulaient d’une manière très énergique et très piquante. Ces sauvages avaient revêtu leurs plus beaux habits, et cherchaient à paraître dans tous leurs avantages. Des hommes de taille athlétique montaient des chevaux fougueux que le bruit de la machine du pyroscaphe effarouchait, mais qu’ils domptaient facilement à l’aide de petits fouets. Les voyageurs ne pouvaient se lasser de contempler ces grands et fiers cavaliers au visage peint en rouge, et qui ressemblaient beaucoup aux Circassiens. Ces sauvages dompteurs de chevaux portaient en sautoir le précieux collier de longues griffes d’ours. Leurs robes de bisons, peinte, avec élégance, étaient retenues autour du corps par une courroie. La plupart montaient sans étriers, ce qui ne les empêchait pas d’être très solidement assis ; d’autres se servaient de selles qui ressemblaient au bock hongrois. Parmi les femmes qui faisaient partie de ce rassemblement, il en était quelques-unes de fort jolies, dont les yeux noirs, pleins de feu, brillaient comme des éclairs dans leur visage rouge. On a souvent comparé ces tribus indiennes aux peuplades grecques contemporaines de la guerre de Troie. La solennité dans les conseils et la férocité dans les combats, l’exaltation de certains sentimens généreux, l’héroïsme sauvage entretenu par cette guerre perpétuelle, propre à l’état de nature dans lequel vivent ces tribus, constituent seuls une analogie peu frappante, que le trait le plus distinctif du caractère indien, l’enfantillage, suffit d’ailleurs pour détruire. Ces fiers guerriers, ces discoureurs sentencieux sont, avant tout, de grands enfans qu’un rien distrait, préoccupe ou amuse. Ils ont tous les vices et toutes les fantaisies du premier âge, et s’ils sont cruels, vindicatifs et colères, c’est qu’à l’exemple du méchant de Hobbes, ce sont des enfans robustes.

On voit, par ces curieux détails, l’intérêt qui s’attache à la relation du prince voyageur. L’ouvrage de M. Washington Irving, qui contient le récit des premiers voyages entrepris vers l’ouest à travers l’immense continent américain, soit par Clarke et Lewis, soit plus tard par MM. Hunt, Bradbury et Nuttall, a tout le charme d’un roman. L’expédition du major Long aux Montagnes Rocheuses et le voyage du prince de Wied-Neuwied complètent heureusement ces curieuses explorations. Le major Long a pu pénétrer au cœur de la grande chaîne centrale qui continue à travers l’Amérique septentrionale les Cordillières et les Andes ; il a vu plus de pays que le prince, mais ses observations portent sur moins d’objets et sont plus superficielles. Les montagnes qu’il a visitées, comme toutes celles du continent américain, ne présentent pas une chaîne régulière et uniforme, et quoique leurs cimes dépassent souvent la limite des neiges éternelles et atteignent à une hauteur de onze à douze mille pieds, elles ne paraissent pas d’une élévation extraordinaire. C’est que chacun des petits groupes ou des pics détachés qui composent ce système s’élèvent du milieu de hautes plaines étagées à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de l’océan. L’aspect de ces sommités granitiques et de ces plaines formées par leurs détritus est singulièrement désolé ; pas un arbre, pas un brin d’herbe n’égaie la teinte morne et plombée du sol, que dévorent pendant l’été les rayons d’un soleil de feu, et que pendant l’hiver la neige enveloppe d’une couche épaisse. Cette zone de désolation et de stérilité s’étend à plusieurs centaines de milles sur les deux versans nord et sud de la chaîne. Washington Irving appelle cette région le grand désert américain.

Nous ne voulons ni analyser le livre de Washington Irving, ni suivre le prince de Wied-Neuwied dans sa navigation de plus de mille lieues sur le Missouri. Il nous suffira d’indiquer ici les résultats principaux du voyage. Durant son excursion au cœur de cette vaste contrée, la moins peuplée de la terre, le prince a trouvé constamment de quoi occuper son observation. Les animaux, à défaut de l’homme, couvrent les bords de la grande rivière, qui, aux environs des villages des Meunitarris, à mille huit cents milles de son confluent avec le Mississipi, a encore un demi-mille de largeur. Les monstrueux bisons, les elks aux cornes rameuses, les cabris et les antilopes, réunis par grandes troupes, parcourent les prairies. Le castor ronge les bois du rivage pour en former sa demeure ; les cignes, les oies sauvages et une foule d’oiseaux aquatiques couvrent les eaux du fleuve. D’énormes amas de serpens remplissent les interstices des rochers et les cavités des collines qui dominent ses rives, et par momens, quand vient le soir, le grand ours noir (grizzly bear), l’ours gris et le loup blanc, apparaissent comme des fantômes sur la lisière des forêts.

Le Yellow-Stone avait quitté Saint-Louis depuis soixante-quinze jours, quand les voyageurs atteignirent le Fort-Union, la cinquième grande station du Missouri. Ce fort situé au-dessus du confluent du Yellow-Stone-River et du Missouri a été bâti par M. Mackenzie dans l’automne de 1829. Cet établissement, le plus important de la compagnie américaine des pelleteries, est le centre du commerce qui se fait avec les peuplades des Montagnes Rocheuses au moyen de deux postes avancés : le fort Cass, situé à deux cents milles plus haut sur le Yellow-Stone-River, et le fort Mackenzie, construit à six cent cinquante milles plus haut sur le Missouri. Le premier de ces forts sert à entretenir des relations avec les Indiens Corbeaux ; le fort Mackenzie met la compagnie en rapports directs avec les trois grandes tribus des Indiens Pieds Noirs. Plus de cinq cents employés ou engagés sont entretenus dans ces forts du haut Missouri ; les uns, tels que les engagés ou voyageurs, servent de bateliers, de chasseurs, de colporteurs, et comme tels se mêlent aux Indiens, qu’ils vont chercher chez eux, et dont à la longue ils prennent les habitudes. Ce sont les plus utiles et les plus exposés des agens de la compagnie. Armés jusqu’aux dents, ils sont souvent obligés de combattre des partis d’Indiens hostiles, et il ne se passe pas de printemps qu’il n’en tombe un certain nombre sous les armes qu’eux mêmes ont fournies à ces Indiens. Les rives du Missouri étant devenues moins giboyeuses, ils sont maintenant obligés de se hasarder davantage dans l’intérieur du pays, et de pousser leurs expéditions jusqu’au cœur des Montagnes Rocheuses, où souvent ils hivernent. Ils se retranchent alors dans de petits postes appelés loghouses, qui servent de points de ralliement aux Indiens qui y apportent les fourrures qu’ils ont recueillies. Lors du voyage du prince Maximilien, ces postes étaient au nombre de vingt-trois. La compagnie les fait ravitailler pendant l’été par des détachemens bien armés, conduits par ses agens les plus résolus. Ils portent aux engagés stationnaires les marchandises, munitions, vêtemens et piéges dont ils ont besoin, et rapportent les fourrures échangées[4].

La prairie aux environs du Fort-Union est interrompue vers le nord par une chaîne de collines d’argile et de grès arénacé aux sommets arrondis. Ces collines, nues comme la prairie, sont couvertes d’un gazon ras ou hérissées par places des touffes épineuses du cactus ferox. Les arbres d’apparence chétive ne se rencontrent que dans quelques ravins profonds ou au bord des rivières. Le climat aux environs du Fort-Union, ainsi que dans tout le haut Missouri, est très variable et donne dans les extrêmes. L’hiver, souvent fort rude, se prolonge jusqu’en mai, puis viennent tout à coup des chaleurs excessives interrompues par des tempêtes et des coups de vents glacials. Ces bourrasques amènent la saison sèche, qui commence en juillet et dure jusque en octobre. La prairie, à cette époque, présente l’aspect d’un désert poudreux et nu. Les collines se nuancent de teintes roussâtres ; leur sol d’argile, d’un gris-bleu, prend la dureté de la pierre et ne se laisse entamer que par les racines du cactus ou de quelques arbustes épineux. Les ruisseaux tarissent ; le Missouri lui-même ne présente plus qu’un mince volume d’eau qui suffit à peine à porter les bateaux plats appelés keelboath. Les troupeaux de bisons, qui galopent à travers la prairie cherchant un peu d’herbe fraîche, soulèvent d’énormes nuages de poussière, et ne tardent pas à s’enfoncer vers le nord. À la fin de la saison sèche, tout semble frappé de mort et de stérilité.

L’hiver sévit avec la même rigueur. Dès le milieu d’octobre, la campagne se couvre de neige, et vers le commencement de décembre le thermomètre descend à 10 et 12 degrés au-dessous du point de congélation. En janvier il tombe à 25 et même à 30 degrés Réaumur. Ces froids excessifs sont d’ordinaire accompagnés d’ouragans de neige que le vent soulève au point de remplir l’atmosphère et d’amener une complète obscurité. Si l’air est calme, le froid est plus terrible encore. L’horizon paraît trouble et comme vaporeux ; l’air, qui semble composé de particules solides et brillantes, se remplit d’iris et de parhélies ; l’eau des chutes et des cascades, que la gelée ne peut solidifier, fume comme si elle était chaude. La neige durcie se brise et rend un son clair. Les Indiens appellent le mois de janvier le mois des sept nuits froides. S’ils ont fait bonne chasse et que les vivres soient abondans, ils passent des journées entières couchés sous leurs tentes, enveloppés de fourrures et de couvertures. Si les vivres manquent, ils se mettent courageusement en campagne, chassant, en compagnie de leurs femmes, les cerfs et les bisons ; à défaut de gibier, ils mangent leurs chiens. Dans ces chasses d’hiver, obligés parfois de passer les nuits dans la forêt, par une température de 30 degrés Réaumur au-dessous de zéro, les moins valides succombent, et les plus robustes reviennent souvent avec un membre gelé. Quant aux animaux, ils se cachent et disparaissent absolument. Les corbeaux seuls, d’ordinaire si sauvages, se montrent aux environs des habitations et se laissent approcher.

Les grandes sécheresses d’été et les froids rigoureux de l’hiver frappent donc de stérilité le sol de ce grand plateau central de l’Amérique du Nord. Ces causes, jointes à la rareté du bois, pour peu qu’on s’éloigne des rivières, mettront toujours obstacle au défrichement et à la colonisation des prairies par les blancs. Si dans certaines localités l’argile et le sable se recouvrent d’une couche végétale de plusieurs pieds d’épaisseur, les vents violens et presque continuels dessèchent ce sol fertile et enlèvent le peu qu’y répandent des pluies et des rosées insuffisantes. Le fumier qu’on dépose sur ces terres se réduit, comme elles, en poussière, et ne tarde pas à être emporté par le vent. Quelques tribus indiennes, comme les Mandans et les Meunitarris, s’adonnent, il est vrai, à la culture, et récoltent d’assez beaux maïs. C’est que leurs champs sont placés sur le bord des rivières, dans des endroits abrités par des hauteurs ; et d’ailleurs, ces cultivateurs sont si peu nombreux, qu’ils n’ont pas besoin d’une grande étendue de terres arables ; mais que les établissemens des blancs se dirigent de ce côté, ce serait tout autre chose : les terres susceptibles de produire manqueraient aussitôt. L’espace intermédiaire entre cette dernière zone des prairies et les Montagnes Rocheuses, et qui est aujourd’hui occupée par les tribus errantes des Assiniboins et des Indiens Pieds-Noirs, Gros-Ventres et Corbeaux, semble également, par sa seule configuration, repousser toute tentative de colonisation. L’argile et le sable font place à la craie, au grès et aux schistes. De tous côtés se dressent des collines et de hautes montagnes aux formes les plus singulières. Les cimes de ces montagnes figurent des châteaux, des tables, des colonnades, des buffets d’orgues avec leurs tuyaux, des clochetons, des boules ou des cornes recourbées ; parfois, évidées par les pluies, elles présentent des portiques, ou se dressent plus étroites à la base qu’au sommet comme autant d’énormes champignons ; souvent même elles se découpent plus étrangement encore. Le voyageur compare ces rocs suspendus et bizarrement déchirés au glacier des Bossons, dans la vallée de Chamouni. À partir du défilé des Châteaux blancs, cette contrée prend le nom caractéristique de pays des mauvaises terres. Le bighorn, espèce de mouton sauvage, et le corbeau vivent seuls dans ces montagnes escarpées que l’Indien évite, et à travers lesquelles le Missouri a peine à se frayer un passage.

C’est de l’autre côté de ces collines, premier chaînon des Montagnes Rocheuses, et à la sortie de l’étrange défilé des Stone wals, où la formation du grès blanc affecte les formes les plus extraordinaires, qu’est situé le fort Mackenzie, dernier établissement vers l’ouest de la compagnie américaine. Ce fort, que M. Michel fonda en 1832 dans une étroite prairie, à une journée des chutes du Missouri et à cent milles environ de la grande chaîne des Montagnes Rocheuses, sert d’entrepôt au commerce des pelleteries avec les Indiens Pieds-Noirs, Gros-Ventres, Assiniboins Sassis et Koutanés. Ces dernières tribus habitent par-delà les sources du Maria-River, sur l’autre versant des Montagnes Rocheuses. Tandis qu’à la suite d’un traité conclu avec les tribus du haut Missouri on construisait le fort Mackenzie, 10 à 12,000 de ces Indiens bloquaient le keelboath où l’expédition se retirait chaque soir. Ce fort est le plus exposé de ces établissemens formés par les blancs, où la cupidité de l’Européen est en lutte perpétuelle avec le caractère perfide, rapace et sanguinaire de l’Indien.

Pendant son séjour au fort Mackenzie, le prince de Wied-Neuwied vit éclater une de ces petites guerres de tribus à tribus. Une troupe de 600 guerriers assiniboins attaqua, sous les piquets du fort, un parti d’Indiens Pieckaus qui s’y était réfugié. Les engagés et les Européens habitans du fort furent obligés d’intervenir et de se mêler aux combattans, car les Pieckaus étaient les alliés des blancs. L’action fut vive, mais peu sanglante, et l’on pourrait inférer du récit du voyageur, ou que cette réputation de singulière bravoure que l’on a faite aux Indiens est tout-à-fait usurpée, ou qu’en fait de courage ils sont très journaliers. Ces combats présentent d’ailleurs un spectacle des plus pittoresques, et qui nous reporte aux temps héroïques. Cavaliers et fantassins, groupés confusément, combattent sans ordre, s’apostrophant comme les héros d’Homère, poussant d’effroyables cris et tiraillant à de grandes distances. Pour peu qu’un parti soit plus nombreux et fasse mine de se porter en avant, ses adversaires se replient aussitôt, emportant les morts et les blessés. Il est rare, à moins de surprise, que le combat ait lieu corps à corps. Les cavaliers sont chargés de toutes sortes d’armes et d’ornemens. Ils portent l’arc et le carquois sur le dos, le bouclier au bras, et tiennent à la main leur fusil et leur tomahawk. Ils se couvrent la tête de plumes d’aigles noires ou blanches, et laissent retomber en arrière et pendre jusqu’à terre de magnifiques panaches. Afin d’avoir une entière liberté de mouvemens, ils gardent le haut du corps nu, sauf un baudrier de peau de loup passé en sautoir. Assis sur des housses de peaux de panthères doublées d’écarlate, ils lancent au galop leurs chevaux couverts d’écume, qu’ils dirigent plutôt avec le fouet qu’avec la bride. La prairie couverte de ces sauvages combattans présente le spectacle le plus frappant et le plus original.

La guerre soudaine qui venait d’éclater entre les tribus qui occupaient tout le territoire compris entre le fort Mackenzie et les Montagnes Rocheuses en rendait l’accès fort difficile. Un parti d’Indiens hostiles, campé dans la direction des chutes du Missouri, fermait, de ce côté, la route des montagnes. Le prince de Wied-Neuwied se vit donc contraint de renoncer au projet qu’il avait formé de passer l’hiver au cœur de la grande chaîne des Montagnes Rocheuses. C’eût été s’exposer à d’excessives fatigues et à une mort presque certaine, car, une fois échappé aux Indiens Assiniboins, on devait tôt ou tard rencontrer les partis d’Indiens du sang qui couraient le pays entre les trois sources du Missouri, et qui sont en état de guerre perpétuelle avec les blancs, dont ils estiment les scalps avant tout. L’année précédente, ces Indiens avaient tué cinquante-six blancs, traqueurs de castor ou chasseurs isolés ; ils en avaient tué jusqu’à quatre-vingts dans une saison ; cette année, plusieurs engagés avaient déjà succombé sous leurs coups. Le prince Maximilien se décida donc à ne pas pousser plus loin et à redescendre le Missouri. Le froid commençait à sévir quand il arriva au fort Clarke, quatrième station du Missouri, où il s’arrêta pour passer l’hiver. Cette saison, sur le haut Missouri, est, comme nous l’avons dit, fort rigoureuse. Dès le 16 décembre, le thermomètre de Réaumur tomba 15 degrés au-dessous du point de congélation ; l’eau gelait dans les chambres, près du feu, et le Missouri ne présentait plus qu’une masse de glaces. Dans le lit, on n’osait éloigner les mains du corps, de peur qu’elles ne gelassent. Les Indiens revenaient de leurs incursions à demi perclus, et l’on était obligé, pour les ranimer, de les coucher devant le feu, enveloppés de couvertures. Le 2 janvier, le thermomètre indiquait 25 degrés de froid, et le 21 janvier, 27 degrés. À la même époque, au Fort-Union, situé à quatre cent milles plus haut sur le Missouri, le thermomètre marqua 34 degrés au-dessous du point de congélation.

Ces froids excessifs et les privations de toute espèce altérèrent gravement la santé du prince Maximilien, qui fut sur le point de succomber sous les atteintes du scorbut. L’usage d’une espèce d’oignon[5] qu’on recueille dans la prairie le tira d’affaire. Si l’hiver avait été rude, le printemps fut précoce. Dès le 7 avril, le Missouri s’était débarrassé de ses glaces. Le 18 avril, le prince put continuer son voyage en descendant le fleuve. Cette année-là, les bisons avaient manqué dans les prairies du Missouri inférieur, et les tribus indiennes souffraient d’une affreuse disette. À son passage au fort Pierre, on régala le voyageur avec un chien indien qui avait coûté 12 dollars (60 francs). Ces hivers rigoureux, joints au manque de gibier, déciment les tribus indiennes. La dégoûtante avidité avec laquelle ces malheureux se gorgent de la chair à demi pourrie des bisons noyés, qu’au printemps le Missouri ramène sur ses glaces brisées, engendre des maladies contagieuses, qui, jointes aux épidémies de petite-vérole, les enlèvent par milliers.

De retour à Cincinnati, le prince de Wied-Neuwied se rendit au lac Érié par le canal de l’Ohio. Il visita les chutes du Niagara, et gagna New-York par le canal Érié et le fleuve Hudson. Le 8 août 1834, il était de retour en Europe, après une absence de trois années, ayant parcouru dix mille milles anglais, ou quatre mille lieues de poste sur le continent américain.

Le prince de Wied-Neuwied consacre plusieurs chapitres de son ouvrage à décrire les mœurs, coutumes et religion des diverses tribus indiennes du Missouri. Ces mœurs sont héroïques quelquefois, mais toujours barbares. Les coutumes de ces tribus sont très variées, surtout les coutumes qui naissent des préjugés. Leur religion n’est qu’un assemblage de superstitions grossières. Ils croient à l’existence d’une foule d’êtres surnaturels qui habitent les corps célestes ; ils les adorent, les implorent, leur offrent des sacrifices, et s’imposent de longs jeûnes et de cruelles pénitences pour se rendre ces esprits favorables. Ohmahank-noumakchi, le seigneur de la vie, Numanck-machana, le premier homme, Chmahank-ciké, le vilain de la terre, Ché hèque, le loup menteur des prairies, espèce de juif errant qui parcourt continuellement la terre sous le visage de l’homme ; Rokanka-Tauïhanka, l’habitant de l’étoile du jour (Vénus), sont les plus puissantes de ces divinités mystérieuses qu’adorent les tribus de l’ouest, et particulièrement les Mandans et les Meunitarris. Ils font aussi des offrandes au soleil, qu’ils regardent comme la demeure du seigneur de la vie, et à la lune, la demeure de la vieille qui ne meurt jamais, dont la puissance est également fort grande. Quelques-unes de ces superstitions sont vraiment poétiques. Les Mandans, par exemple, regardent les étoiles comme les ames des hommes morts. Quand une femme met un enfant au monde, une étoile tombe du ciel sur la terre et anime l’enfant qui vient de naître ; après la mort de l’enfant ou de l’homme, l’étoile retourne au ciel.

Les Indiens croient aux songes et aux maléfices : chose singulière, on retrouve chez certaines tribus du Missouri, les Mandans et les Meunitarris, par exemple, l’envoûtage, tel qu’il existait en Europe au XVe siècle. Ces Indiens sont persuadés qu’une personne à qui l’on veut du mal doit infailliblement mourir, si on introduit une aiguille ou un piquant de porc-épic à l’endroit du cœur d’une figurine en bois ou en argile représentant cette personne.

Il existe dans chaque tribu plusieurs sociétés ou bandes dont les membres se distinguent par des marques extérieures, et sont unis entre eux par des lois maçonniques. Ces bandes se réunissent, à certaines époques, pour exécuter leurs danses symboliques ou guerrières, telles que la danse des bisons, des chiens et du scalp. Dans ces circonstances, les figurans se livrent à toutes sortes de récréations et de jeux, et au libertinage le plus effréné, tant avec les filles et les femmes, qui durant cette fête appartiennent à tous, qu’avec ces hommes-femmes qu’on rencontre dans toutes les tribus indiennes de l’Amérique du Nord. On ne retrouve plus dans ces occasions aucune trace de la jalousie qui porte l’Indien à mutiler sa femme adultère et à lui arracher le nez ; tout au contraire, c’est le mari qui provoque l’infidélité de sa femme et qui la remet à son soi disant père. La musique et les chants qui accompagnent ces danses sont tout-à-fait barbares. Les jongleurs se mêlent à ces fêtes, et leur adresse est quelquefois extraordinaire. Les jongleurs aricaras sont les plus habiles ; voici un de leurs tours. Un homme armé d’un sabre détache d’un seul coup la tête de son camarade ; on ramasse la tête et on l’emporte. Le tronc saignant du mort se relève au bout de quelques instans et se met à danser sans tête. On rapporte la tête coupée, qu’on replace sur les épaules du décapité, sens devant derrière. L’homme continue sa danse jusqu’à ce que la tête reprenne d’elle-même sa position naturelle, et que le danseur, se retrouvant au complet, puisse apostropher l’auditoire comme avant le coup de sabre. Il n’est pas surprenant que les colons canadiens aient regardé les Aricaras comme des sorciers, sachant faire des miracles.

M. de Châteaubriand, en décrivant les mœurs des Indiens, leurs cérémonies religieuses, leurs fêtes, leurs chasses, leurs guerres et leurs jeux, a présenté la vie sauvage sous un aspect presque séduisant. Si l’on compare aux pages brillantes de l’illustre écrivain les relations des derniers voyageurs qui ont séjourné parmi les peuplades de l’Amérique septentrionale, on trouvera que l’influence de la civilisation a gravement altéré les mœurs dont M. de Châteaubriand trace une peinture si éclatante. L’Indien n’est plus le guerrier fameux ; roi libre de sa forêt, c’est un trafiquant sans bonne foi et un mendiant sans pudeur. On ne peut plus compter ni sur son dévouement ni sur sa loyauté, et ses vertus hospitalières peuvent même être mises en doute. En contact perpétuel avec le rebut de la civilisation, il n’a pris à l’Européen que des maladies et des vices. Tout, dans ces vastes contrées de l’ouest, semble donc se réunir pour repousser la colonisation, la stérilité du sol, la rigueur du climat, l’astuce et la méchanceté des habitans. Et ces habitans eux-mêmes, quel peut être leur sort probable dans un avenir plus ou moins rapproché ? M. Washington Irving remplace les tribus indiennes actuelles par une race moitié pastorale, moitié vagabonde et pillarde, vivant, comme l’Arabe, de rapine, et, comme le Tartare, de la chair et du lait de ses cavales. « L’Espagnol, en naturalisant le cheval chez les Indiens de Santa-Fé, et par suite dans l’intérieur de l’Amérique du Nord, doit, dit-il, opérer dans les mœurs de la race indigène une révolution complète. » Cela peut être vrai pour les grands plateaux de l’Amérique centrale ou de l’Amérique du Sud ; mais la nature du sol traversé par le Missouri, la rivière de la Roche-Jaune ou la Rivière-Plate, n’est pas la même que dans le Chili ou à Tucaman, et s’opposera toujours à ce que l’Indien ressemble à l’habitant des pampas. Nous croyons donc plutôt à l’extinction de la race indienne qu’à sa transformation ; le gibier, sa principale nourriture, a diminué annuellement, en butte à une stupide et incessante destruction. Avant cinquante ans, cette ressource manquera, et la race indienne devra périr, la dernière tribu suivant le dernier troupeau de bisons. Il est donc fort probable que vers la fin du siècle toute cette vaste contrée du Missouri, déjà la moins peuplée du continent américain, eu égard à son étendue, ne présentera plus qu’une immense solitude où l’action puissante de la nature effacera jusqu’aux traces passagères que la cupidité de l’Européen laisse derrière elle.


Frédéric Mercey.
  1. Voyez, dans la livraison du 15 mai 1843, le Territoire de l’Orégon.
  2. Missi, grand ; sibi ou sipi, fleuve.
  3. Voyez, dans l’Astoria de Washington Irving, l’histoire de ce chef.
  4. On peut juger de l’importance du commerce des pelleteries par le tableau de la quantité moyenne des peaux rapportées annuellement de l’intérieur, que nous extrayons de l’ouvrage du prince de Wied-Neuwied.

    Les animaux dont on recueille les fourrures sont : le castor, fournissant environ 25,000 peaux ; — la loutre, 200 à 300 peaux ; — le bison, de 40,000 à 50,000 peaux ; — le fisher (mustela canadensis) 500 à 600 peaux ; — la martre, même nombre ; — le lynx du nord (felis canadensis), de 1,000 à 2,000 peaux ; — le lynx du midi (felis fulva), même nombre ; — le renard fauve, 2,000 peaux ; — le renard argenté, 20 à 30 peaux ; — le cross fox (canis decassatus), de 200 à 300 peaux ; — le vison (mustela vison), environ 2,000 peaux ; — le rat musqué (ondathra), de 1,000 à 100,000 peaux (d’après le capitaine Back, on importe à Londres un demi-million de ces peaux tous les ans, cet animal étant répandu et fort nombreux jusqu’aux bords de la mer Glaciale) ; — enfin les cerfs (cervus virginianus et macrotis), de 20,000 à 30,000 peaux. — Les peaux d’elk (cervus canadensis) et les peaux de loups sont les moins estimées ; on ne s’en sert que pour des usages locaux.

  5. Allium reticulatum.