Le Mississippi, études et souvenirs
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 22 (p. 257-296).
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LE MISSISSIPI
ÉTUDES ET SOUVENIRS


I.
LE COURS SUPÉRIEUR DU FLEUVE.



Le Mississipi est peut-être le type le plus simple de tous les grands fleuves. Il ne prend point sa source dans les glaciers d’une haute chaîne de montagnes, comme la plupart des cours d’eau de l’Europe et de l’Asie ; il n’arrose point, comme l’Euphrate, le Nil ou le Rhin, des campagnes que les guerres et les événemens de l’histoire ont rendues célèbres : il ne relève que de lui-même, et ne doit rien ni à l’histoire, ni à la fable. Son importance, il la tire surtout des changemens qu’il opère dans la configuration du continent nord-américain, de l’énorme quantité de travail qu’il accomplit chaque jour. Tout indique que le cours même de ce fleuve et la forme du delta mississipien auront une influence décisive sur le développement social d’une grande partie des États-Unis. Entre le réseau hydrographique d’un pays et son histoire, il n’y a pas en effet une relation moins intime qu’entre le système sanguin d’un animal et ses mœurs. Le fleuve est le pays vivant, agissant, se transformant. En roulant ses flots, il porte aussi des hommes et des idées, et les alluvions de sable et de boue déposées à son embouchure sont un symbole des alluvions historiques formées par les générations successives des peuples qui en habitent les bords. Il n’y a guère pourtant qu’une trentaine d’années qu’un savant explorateur, Schoolcraft, en a découvert la véritable source, et l’on peut dire que la monographie du Mississipi est à peine ébauchée, même en Amérique. C’est en prévision de l’importance historique future du Mississipi qu’il serait bon d’en connaître le cours au point de vue géographique. Quel est ce vaste bassin où l’Européen n’a planté sa tente qu’hier et où l’on entend déjà frémir un grand peuple? Deux années de courses et de recherches scientifiques dans les régions baignées par ce fleuve hier solitaire, aujourd’hui bordé de villes, nous encouragent à poser cette question en essayant d’y répondre, car c’est en vivant avec le Mississipi lui-même qu’on peut l’étudier, et qu’on apprend même à l’aimer comme s’il avait une existence personnelle. Le cours supérieur, puis le delta du fleuve, indiquent le double objet ainsi que le plan de cette monographie.


I.

Le Mississipi est par excellence l’artère fluviale de l’Amérique du Nord, et les contours de son bassin sont en parfaite harmonie avec les contours et le relief du continent tout entier. A l’occident les Montagnes-Rocheuses et le plateau d’Utah, à l’orient les plissemens parallèles des Alleghanys sont les rebords extérieurs de la grande dépression qui s’étend depuis la baie de Baffin jusqu’au golfe du Mexique. Le Mississipi et ses affluens occupent la plus grande partie de cette dépression centrale, et les autres cours d’eau qui prennent leur source dans le voisinage de celle du Mississipi, pour s’écouler ensuite lentement de lac en lac vers l’Océan-Glacial, pourraient être considérés comme une continuation du grand fleuve : ils en sont, à vrai dire, le complément géographique, et ils en prolongent le cours en sens inverse d’une mer à l’autre mer. Lors même qu’on voudrait restreindre strictement le Mississipi aux limites de son bassin actuel, il serait impossible de comparer les plateaux arides d’Utah et du Nouveau-Mexique, ou les solitudes à demi submergées de la Nouvelle-Bretagne, à la vaste et fertile région mississipienne, car ce n’est pas la superficie, c’est surtout les rapports des territoires avec la vie de l’humanité qu’il faut considérer pour en apprécier la véritable importance géographique. Ainsi ni le Mackenzie, ni la Colombie, ni la Rivière-Rouge du Nord ne peuvent se comparer au Mississipi, et, malgré la masse de ses eaux, le Saint-Laurent lui-même occupe un rang tout à fait secondaire; son bassin est comparativement limité, et d’ailleurs les grands lacs du Canada auxquels il sert de déversoir semblent avoir appartenu au Mississipi pendant une longue succession d’âges géologiques. En outre, le Saint-Laurent suit une direction transversale au continent; c’est l’artère du Canada, et pas autre chose.

Si l’étude du relief des terres donne incontestablement le premier rang au Mississipi parmi les fleuves de l’Amérique du Nord, le simple examen de la direction des cours d’eau confirme également l’importance de ce fleuve dans l’économie du continent. Dans cette partie du monde, il y a deux centres de rayonnement, deux points d’où les eaux descendent suivant leur pente pour aller se perdre dans les mers opposées. L’un de ces centres de rayonnement se trouve dans un massif de montagnes, et l’autre dans un renflement graduel et insensible des plaines centrales. Vers le 44e degré de latitude, au milieu des Rocheuses, les sources de la Colombie, du Colorado, du Missouri, principal affluent du Mississipi, jaillissent du sol à peu de distance l’une de l’autre; un peu plus au sud, le Rio-Grande prend également son origine, complétant ainsi la dispersion des eaux autour du massif des Rocheuses. Le centre de rayonnement des fleuves de plaine est situé un peu à l’ouest du Lac-Supérieur, dans cette région à demi inondée où se rencontrent les lacs Rouge, des Bois, Itasca, Leech, et tant d’autres nappes d’eau douce que le moindre soulèvement ferait se déverser dans la mer et qu’une légère dépression transformerait en une vaste mer intérieure. C’est laque se trouvent les sources du Haut-Mississipi, celles du Saint-Laurent et celles de la Rivière-Rouge du Nord, fleuve qui se continue en quelque sorte jusqu’au Mackenzie par ce long enchaînement de lacs et de rivières paresseuses qui s’étend jusqu’à la Mer-Glaciale. Ainsi le Mississipi descend à la fois des deux centres de rayonnement, et les relie l’un à l’autre par son gigantesque développement. Fleuve de montagne par le Missouri, fleuve de plaine par la partie supérieure de son cours, il est essentiellement double : dans son bassin viennent se confondre les eaux venues de tous les points du continent, celles des Rocheuses, des Alleghanys et des grands lacs du nord.

On a longtemps disputé, mais à tort, ce me semble, pour savoir si le nom de Missouri ne reviendrait pas de droit au grand fleuve. Les géographes qui voudraient débaptiser le Mississipi n’ont été frappés que d’un fait d’une importance relativement minime, la distance de la source à l’embouchure exprimée en lieues ou en kilomètres. La géographie n’est pas la géométrie; la longueur du cours, la masse des eaux, sont des faits secondaires, quand il s’agit de classer les fleuves et d’en déterminer la véritable origine. C’est avant tout la direction des bassins, l’inclinaison générale des pentes, la disposition des couches, qu’il faut étudier. À ce point de vue, il est évident que le Bas-Mississipi est la continuation du Haut-Mississipi, et non pas celle du Missouri. Du lac Itasca jusqu’à la mer, le grand fleuve occupe toujours le centre du bassin, et coule entre les deux chaînes parallèles des Alleghanys et des Rocheuses, tandis que le Missouri descend transversalement à l’inclinaison du bassin. En outre, le Mississipi garde toujours le même caractère; ses bords se ressemblent merveilleusement du lac Itasca à la Balize, sur une longueur de plus de 5,000 kilomètres : savanes ou prairies, forêts de plus ou forêts de cyprès (cupressus disticha), l’horizon reste toujours le même, autant du moins que le permet la différence des latitudes, tandis, que les sombres défilés du Missouri et ses puissantes cataractes, les scories et les laves de ses rives, donnent à ce dernier cours d’eau une physionomie tout à fait distincte. Géologiquement, le Missouri n’est qu’un simple affluent.

Le Mississipi fut découvert par Hernando de Soto pendant l’expédition aventureuse qu’il avait entreprise pour faire la conquête du royaume d’Eldorado et de la fontaine de Jouvence. Hernando ne trouva que la mort dans ce voyage, où la hardiesse touchait au délire, et son cadavre fut jeté par ses compagnons dans les eaux bourbeuses du fleuve sur les bords duquel il avait espéré trouver l’immortalité. Un seul homme resta de cette armée de braves, et put raconter au vice-roi du Mexique les découvertes et les exploits de Soto; mais le gouvernement espagnol voulut se réserver avec un soin jaloux la connaissance du nouveau fleuve, et sut si bien en cacher l’existence aux autres nations, qu’il fut réservé au Français Marquette d’en faire la découverte réelle pour le reste du monde. Ce voyageur, trompé par les fausses idées géographiques du temps, qui faisaient considérer les rivières comme des passages d’une mer à l’autre, crut avoir découvert le chemin des Indes, et se laissa dériver au gré du courant, dans l’espérance d’aborder près de Calicut ou de Goa. Plus tard, Cavelier de La Salle atteignait l’embouchure du Mississipi, et le roi Louis XIV lui assurait les moyens de fonder une colonie dans les nouvelles contrées acquises à sa couronne; mais La Salle, qui était revenu en France annoncer sa découverte, n’eut pas le bonheur de retrouver les bouches du Mississipi, et alla échouer sur les côtes du Texas, où il fut assassiné par ses compagnons. Le nom de fleuve Colbert, qu’il avait donné au grand cours d’eau, ne lui est pas resté, non plus que celui de Meschacébé ou père des fleuves dont M. de Chateaubriand l’a décoré plus tard. Le vrai nom, Missi-Sepe, signifie tout simplement grand fleuve dans le langage des Algonquins. D’autres Indiens l’appelaient aussi Cicuaga.

Depuis 1832, grâce à Schoolcraft, on sait que la source du Mississipi est le lac Itasca, plus connu des voyageurs canadiens sous le nom de La Biche. Ce lac est situé dans la région légèrement ondulée où s’opère la séparation des eaux entre l’Océan-Glacial, l’Atlantique et le golfe du Mexique. Il est élevé d’environ 520 mètres au-dessus du niveau de la mer, et son effluent ne va rejoindre le golfe qu’après avoir parcouru une distance de 5,085 kilomètres, avec une pente moyenne d’un décimètre par kilomètre. Le ruisseau qui plus tard deviendra le grand Mississipi a seulement 4 mètres de largeur à son origine; mais bientôt après, il reçoit l’effluent du lac Leech ou Sangsue, et commence à prendre son véritable caractère. Pendant la première partie de son cours, il traverse des prairies humides couvertes de riz sauvage, de joncs et d’iris, au milieu desquels se cachent d’innombrables bandes d’oiseaux aquatiques. Plus bas, des rapides de Peckagama aux chutes de Saint-Antoine, le Mississipi passe à travers d’immenses forêts d’ormes, d’étables, de bouleaux et de chênes, et si ce n’était la différence de température, on pourrait se croire dans la Basse-Louisiane, tant les rives du fleuve se ressemblent à 4,000 kilomètres de distance. C’est le seul endroit du Mississipi où vienne encore errer le buffle; mais dans quelques années le pauvre animal pourchassé y deviendra sans doute un mythe comme le puissant mastodonte, le père aux bœufs des Indiens. Les rapides de Peckagama et la chute de Saint-Antoine changent à peine la physionomie du fleuve, et le peu d’écume qu’ils mêlent à ces eaux si tranquilles et si unies s’est bientôt perdue. Puis le fleuve poursuit son cours de méandre en méandre, sous l’ombrage de vastes forêts, tantôt s’épanouissant en lac autour des îles vertes, tantôt venant se heurter à la base des falaises à pic sur lesquelles on peut lire encore, à un kilomètre de distance, les grossiers hiéroglyphes des Algonquins. Il reçoit en passant de nombreuses rivières : à droite le Minnesota, à l’embouchure duquel se trouve la florissante ville de Saint-Paul, le Cèdre, le Turkey, l’Iowa, le Desmoines; à gauche, le Wisconsin, la Sainte-Croix, le Rock et la Rivière des Illinois. Toutes ces eaux grossissent tellement le Mississipi, que, bien avant sa jonction avec le Missouri, il est aussi large qu’il le sera de Saint-Louis jusqu’au golfe du Mexique. Cependant son cours est encore embarrassé de bancs de sable, et sa profondeur est à l’étiage de 120 centimètres au plus. Pendant la saison des eaux basses, le service des bateaux à vapeur est à peu près interrompu. Les prairies basses que l’on rencontre de distance en distance sur les rives du fleuve sont évidemment d’anciens lacs desséchés, et, sous le rapport géologique, ne diffèrent en rien du lac Pépin, que le Mississipi traverse dans la partie supérieure de son cours. Un jour aussi, ce lac sera desséché et transformé en une savane marécageuse; du reste, il est si étroit, qu’il peut être considéré comme une simple expansion du fleuve. Il n’a de nos lacs alpestres ni la profondeur, ni les beaux horizons, ni le reflet des montagnes neigeuses : il n’est qu’une inondation permanente.

A deux ou trois milles en aval de la charmante ville d’Alton s’opère la jonction du Mississipi et de son gigantesque rival le Missouri. Le confluent offre un magnifique spectacle pendant la saison des crues, alors que les deux courans, larges de plus d’un kilomètre chacun, viennent avec rapidité se heurter l’un contre l’autre, et tordre leurs eaux en vastes tourbillons. La ligne ondulée qui sépare l’eau jaune du Missouri de l’eau bleue du Mississipi change incessamment ses courbes et ses spirales selon la direction et la force des remous. Là se rencontrent les troncs épars ou les radeaux naturels qui descendent les deux fleuves en longues processions ; ils s’entremêlent et forment d’immenses rondes sur la ligne changeante des remous, jusqu’à ce qu’une vague les détache et les emporte dans le courant commun. À la ligne même du confluent, l’eau du Missouri, pesante d’alluvions, s’introduit comme un levier sous l’eau plus limpide du Mississipi et remonte en gros bouillons que l’on dirait solides, et qui ont l’aspect du marbre. Longtemps les deux fleuves roulent côte à côte, sans se mélanger d’une manière complète, et, bien loin en aval du confluent, on voit encore l’eau relativement pure du Mississipi ramper le long de la rive gauche. À la fin, l’union s’opère, et le courant, tout chargé d’argile en suspension, roule vers la mer comme une énorme masse de boue liquide. C’en est fait de la transparence de l’eau : les jeux de lumière, les reflets cristallins, cessent de prêter leur charme aux flots du Mississipi. Aussi les Indiens, effrayés sans doute des abîmes cachés sous la surface du fleuve, n’ont jamais placé dans son sein de divinités bienfaisantes. Dans leur mythologie barbare, ils en ont fait un royaume infernal, où siégeaient de terribles manitous, environnés de serpens et de monstres plus affreux encore.

Chacun des grands affluens du Mississipi a sa physionomie propre qu’on essaiera de décrire. Le Missouri surtout est digne de l’attention du voyageur et du savant ; bien peu d’explorateurs pourtant ont jusqu’à ce jour visité les sources de ce puissant fleuve. La principale est située à moins de 2 kilomètres de l’origine du fleuve Colombie, et de cette source jusqu’à l’embouchure du Mississipi on compte approximativement 7,000 kilomètres de distance. Si cette longueur était développée en ligne droite sur un méridien terrestre, elle s’étendrait à travers 63 degrés de latitude depuis l’équateur jusqu’au milieu du Groenland ; mais les détours du Missouri sont tellement nombreux qu’il ne traverse en réalité que 18 degrés de latitude. Il est très probable que le Missouri-Mississipi est le plus long fleuve de la terre, qu’il dépasse même en longueur le Nil, dont les sources semblent reculer à mesure qu’on en remonte le cours. Le Missouri proprement dit est formé par la réunion de trois torrens, le Madison, le Jefferson et le Gallatin. Dans sa partie supérieure, il traverse un terrain volcanique, fracturé par des tremblemens de terre ; sur ses plages, la pierre ponce et les débris de lave se mêlent aux cailloux roulés et au sable granitique. Presque partout il coule à une grande profondeur dans un cañon ou kenyon, gorge étroite que la rivière a évidemment creusée dans le roc vif, à mesure que la chaîne des Rocheuses et le continent qui sert de base à ces montagnes s’élevaient au-dessus de la mer. C’est entre les derniers contre-forts de la chaîne volcanique, dans une gorge sauvage appelée la porte des Rocheuses, que le Missouri a fait, pour s’ouvrir une issue, son travail géologique le plus grandiose. Sur une longueur de kilomètres, les rochers s’élèvent perpendiculairement du bord de la rivière jusqu’à une hauteur d’environ 400 mètres. Le lit du fleuve est tellement encaissé entre ces sombres parois, qu’il a tout au plus 150 mètres de large, et de loin en loin seulement l’on peut trouver entre la muraille de rocs et le courant de l’eau un point d’appui assez large pour qu’un homme puisse s’y tenir debout.

Le Missouri traverse ensuite une région désolée que les Canadiens appellent du nom significatif de mauvaises terres. Sur une étendue d’environ 7,500 kilomètres carrés se groupent en désordre des collines plus ou moins pyramidales que l’on prendrait de loin pour les tours ruinées d’une cité gigantesque. En certains endroits, ces tours naturelles sont tellement rapprochées que le voyageur pourrait se croire transporté dans une des rues étroites des anciennes villes d’Allemagne. Les cimes de ces hautes protubérances sont parfaitement unies et s’élèvent toutes à la même hauteur, comme si un immense niveau eût passé sur elles toutes à la fois; sur leurs flancs, les stratifications, diversement colorées, d’argile et de sable ferrugineux se retrouvent également à la même élévation. La nature des couches prouve que jadis le sommet des collines actuelles était le fond d’un lac, et que l’exhaussement graduel du continent a forcé les eaux de ce lac à se creuser dans le sol friable une foule de kenyons irréguliers dirigés vers le Missouri et le Yellow-Stone. Peut-être aussi des mouvemens volcaniques ont-ils aidé à former des ravines en fracturant le sol, car on trouve dans le voisinage des mauvaises terres des amas énormes de pierres ponces, et, d’après Audubon, on y voit aussi un volcan en pleine activité, dont la tête est souvent environnée de fumée et de flammes rougeâtres. Ce pays aride est presque entièrement dépourvu d’eau et de végétation; il est encore bien peu visité, et peut-être sera-t-il traversé par le chemin de fer du Pacifique avant même que la topographie en soit bien connue.

Le Missouri n’entre réellement dans la grande vallée mississipienne qu’après avoir franchi les cataractes. Là, un vaste banc de rochers traverse le lit du fleuve, et celui-ci se fait une issue vers la plaine par une succession de sauts et de rapides d’une hauteur totale de 110 mètres, espacés de distance en distance sur une longueur de 26 kilomètres. Ces belles cataractes offrent une succession de paysages magnifiques, et n’attendent que les visites de la foule pour rivaliser de gloire avec le Niagara. Pendant la saison des crues, de petits bateaux à vapeur remontent jusqu’au pied même de la quatrième chute, dont la hauteur est de 27 mètres ; mais le pays est encore trop désert pour attirer soit les savans, soit les touristes désœuvrés. Au-dessous des cataractes, le Missouri perd son caractère de fleuve de montagne et devient simplement un autre Mississipi. Comme ce fleuve, il erre incessamment dans les campagnes à la recherche d’un lit, ici formant des méandres presque entièrement circulaires, ailleurs se frayant un passage à travers un isthme étroit et laissant à droite et à gauche des tronçons de rivière, transformant les presqu’îles en îles, en bancs de sable ou en lagunes, creusant la base des collines et déracinant les forêts. Comme le Mississipi, il engloutit de vastes rivières telles que le Nebraska, le Kansas et la Gasconnade, sans que la masse de ses eaux en paraisse augmentée. Enfin, chargé des alluvions du terrain crétacé qu’il traverse, il va par une embouchure changeante se déverser dans le Mississipi, cette grande a:orte de l’Amérique du Nord.


II.

À une trentaine de kilomètres au-dessous du confluent s’élève la ville de Saint-Louis, qui a déjà une population de 120,000 habitans, et qui aspire à devenir la capitale des États-Unis. En effet, sa position géographique est admirable. Riche de ses ressources agricoles et des inépuisables trésors que lui offrent les forêts, les houillères, les mines de plomb et les montagnes de fer, Saint-Louis possède d’autres sources de richesse incomparables dans les magnifiques avenues commerciales que lui ouvrent le Mississipi et ses affluens. Aux environs de Saint-Louis, la vallée transversale qui s’étend des Rocheuses aux Alleghanys, depuis les sources du Missouri jusqu’à celles de l’Ohio, coupe à angle droit la vallée longitudinale du Mississipi. C’est là que viennent se rencontrer les quatre branches formées par le système fluvial des États-Unis : au nord, le Haut-Mississipi, dont la source s’échappe d’un lac silencieux ombragé par de tristes forêts de pins ; au sud, le Bas-Mississipi, traversant des pays d’alluvions riches en productions presque tropicales ; à l’est, l’Ohio, arrosant une région populeuse parsemée de villes et de fabriques ; à l’ouest, le Missouri, arrivant des profondeurs inexplorées du désert.

Bien que Saint-Louis occupe le vrai centre des États-Unis sous le rapport hydrographique, cependant il n’est pas encore le centre de population, c’est-à-dire le point autour duquel le nombre des habitans de l’Amérique du Nord se fait équilibre dans tous les sens. Les premiers colons s’établirent tous sur les rivages de l’Atlantique, au pied de la chaîne des Alleghanys, dans une étroite zone qui, par suite de sa grande longueur, se partagea tout naturellement, comme l’Italie, en plusieurs états distincts, et fit à ses habitans une nécessité géographique de l’organisation fédérale. Quand les Américains fondèrent la ville de Washington pour en faire la capitale commune des états indépendans, c’était là que se trouvait en effet le vrai centre de population de la république ; mais dès la fin du siècle dernier l’émigration se porta vers les fertiles plaines de l’Ohio, et le centre de gravité politique se déplaça vers l’ouest. En 1820, ce point avait déjà dépassé la chaîne des Alleghanys ; en 1850, il traversait l’Ohio près de la ville de Marietta, et de nos jours il continue à s’avancer incessamment vers l’ouest à raison d’environ 6 kilomètres par an. C’est évidemment aux environs de Saint-Louis que ce point établira définitivement son mouvement d’oscillation, car en étudiant le territoire des États-Unis, ses dimensions, sa fertilité, les phénomènes de son climat, on trouve que les contrées situées soit au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest de Saint-Louis, sont à peu près équivalentes en importance, et devront tôt ou tard nourrir le même nombre d’habitans. Saint-Louis n’est pas le centre géométrique des États-Unis, mais il n’en est pas moins le centre géographique. En effet, les plaines arides du Nebraska, les plateaux desséchés d’Utah et le versant montagneux du Pacifique feront un jour équilibre, grâce à leur vaste étendue, au bassin fertile de l’Ohio et aux états de l’Atlantique ; de même les états du sud, moins favorisés par le climat et par la salubrité que ceux du nord, sont beaucoup plus grands et donnent de plus riches produits.

Saint-Louis, jadis ville française, est aujourd’hui complétement américaine, et la plupart de ses habitans d’origine canadienne ne parlent plus la langue de leurs ancêtres. Les noms mêmes des localités voisines ont été presque tous modifiés par la prononciation anglo-saxonne : c’est ainsi que le village de Vide-Poche, où les jeunes gens allaient autrefois gaiement débourser leurs écus dans les guinguettes, s’appelle désormais White-Bush (buisson blanc) ; de la même manière, nos soldats d’Afrique ont changé le nom de Smendou en celui de Chemin-Doux. On ne retrouve plus guère les colons français que dans les petites villes de l’intérieur, Sainte-Geneviève, Saint-Charles, Bellevue, Saint-Joseph, Hannibal, et sur les bords des affluens du Missouri, l’Osage, la Mine, la Gasconnade. Là ils s’adonnent à l’élève du bétail, à la culture des céréales et de la vigne, mais surtout à la production des pommes, qui forment dans ces contrées une des bases de l’alimentation, et, comme le pain, figurent à chaque repas. Malgré l’aisance que leur procurent ces travaux et la liberté absolue dont ils jouissent, ces Français semblent généralement tristes; leur regard a une expression douloureuse comme celui de tous les exilés, car la France lointaine n’est plus qu’un rêve pour eux, et leurs puissans voisins leur ravissent peu à peu le langage, les mœurs, tout, sauf le souvenir de la patrie.

La ville de Saint-Louis est souvent appelée Mound-City ou Cité des Buttes, à cause des monticules de calcaire blanchâtre qui l’environnent. Les rues sont toutes larges, percées à angle droit: celles qui courent parallèlement au fleuve sont désignées d’après leur numéro d’ordre, tandis que les artères transversales portent chacune le nom d’une espèce d’arbre indigène; il est donc très facile de s’orienter à Saint-Louis, et l’étranger nouvellement débarqué n’y éprouve jamais le même embarras que dans nos villes d’Europe. Cependant un profond ravin, parallèle au Mississipi, coupe la ville en deux parties, et par ses nombreuses branches latérales introduit une certaine irrégularité dans les rues qui l’avoisinent. Sur le bord de ce ravin s’élève un simple hangar, modeste embarcadère du chemin de fer du Pacifique, qui doit traverser un jour le continent tout entier d’une mer à l’autre mer, et, dans ses 4,000 kilomètres de parcours, s’élever graduellement jusqu’aux plateaux salins d’Utah, franchir enfin deux chaînes de montagnes, les Rocheuses et la Sierra-Nevada. Cette entreprise, l’une des plus colossales du siècle, a été inaugurée par un baptême de sang que les Américains eux-mêmes, tout blasés qu’ils sont sur le chapitre des accidens, n’ont pu s’empêcher de trouver effrayant. Un matin, les seize directeurs du chemin de fer et les principaux citoyens de Saint-Louis partirent en grande pompe de la gare du ravin pour célébrer l’inauguration du premier tronçon de la voie : la ville était en fête, les maisons étaient pavoisées, le canon tonnait de minute en minute. Le soir, un autre convoi rapportait les cadavres des directeurs et de leurs compagnons : les malheureux avaient été lancés dans la rivière Gasconnade du haut d’un talus de quatre-vingts pieds, et tous avaient été noyés ou écrasés sous les débris des wagons. Aujourd’hui le chemin de fer du Pacifique est terminé jusqu’à la frontière du Kansas, sur une longueur de 500 kilomètres environ.

Quelle que soit l’importance de Saint-Louis, cette grande cité fera bien de ne pas s’endormir dans la sécurité du triomphe, car Chicago, beaucoup plus jeune qu’elle, aspire ouvertement à s’emparer du titre de métropole de l’ouest. Elle ne peut ravir à Saint-Louis ses vastes fonderies et ses forges, mais elle peut lui ôter d’autres branches d’industrie et la primer par son commerce extérieur. Elle a en sa faveur le grand courant de l’immigration et l’esprit d’initiative que donne la liberté. De son côté, Saint-Louis entr’ouvre les yeux sur les torts immenses que peut lui causer la continuation de l’esclavage, et déjà elle penche vers l’abolitionisme. Le temps n’est plus où des habitans de Saint-Louis, faisant irruption sur le territoire de l’Illinois, allaient saccager les presses d’un journal abolitioniste d’Alton et brûler la cervelle à l’éditeur. Déjà plusieurs journaux missouriens ne craignent pas de pousser le cri de guerre en faveur du travail libre, et les deux partis opposés se balancent dans les élections de la capitale.

De Saint-Louis aux plantations de la Louisiane, les rives du fleuve sont en grande partie inhabitées, et les Américains, à part quelques points privilégiés, n’y apparaissent guère que comme des étrangers, campés depuis quelques années à peine. Aussitôt après avoir vu disparaître la cité et s’évanouir derrière une pointe la fumée rougeâtre des fabriques, on pourrait se croire dans les solitudes immaculées de la nature sauvage. Les forêts bordent les deux rives du fleuve de leur masse impénétrable, et c’est de lieue en lieue seulement qu’on aperçoit une cabane de branches habitée par quelque bûcheron ; sous l’ombrage se cachent des multitudes de dindons qui s’envolent avec un bruit d’ailes strident dès que le pas d’un homme ou le sifflet des bateaux à vapeur vient troubler le silence de leur retraite. Là cependant où le fleuve, par un vaste détour, vient effleurer une des collines qui bordent sa vallée d’alluvions, on peut voir un gracieux village éparpiller ses maisonnettes rouges sur les pentes et les convois de chemin de fer tordre sur la rive la ligne onduleuse de leurs wagons. Alors on pourrait se croire transporté pour quelques instans sur l’un de ces fleuves d’Europe auxquels les fraîches habitations semées sur les bords donnent un aspect si enchanteur; mais encore quelques tours de roue du navire, une pointe de sable et de buissons cache le village et la clairière qui l’environne; toute trace de civilisation disparaît comme par magie, et le bateau à vapeur semble traverser un lac perdu dans les forêts vierges.

Près du village d’Herculanum, le courant du Mississipi se heurte aux collines de la rive droite, et pendant une certaine distance il en a tellement rongé la base, que ces collines offrent du côté du fleuve des falaises perpendiculaires de 50 ou 60 mètres de hauteur. Le génie inventif des Américains a chevillé sur le sommet de ces falaises quelques petites guérites de bois qui servent à la fabrication du plomb de chasse; mais les phénomènes géologiques que l’on peut observer sur ces rochers les rendent bien plus remarquables que les fonderies improvisées par les mineurs de l’ouest. A une certaine hauteur, la falaise a tout à fait l’apparence d’un ancien monument d’architecture, et l’on y voit des arcades superposées dont les pleins cintres sont profondément creusés dans le roc, et dont les colonnes s’arrondissent en relief sur la paroi d’une manière parfaitement symétrique. Ces étages de pleins cintres, parallèles et réguliers, sembleraient avoir été taillés de main d’homme, et cependant il est facile d’en expliquer la formation par la théorie des soulèvemens graduels et des lentes dépressions de l’écorce terrestre. En effet, la masse de la falaise semblerait avoir été formée par des couches de sable et d’argile qu’apportaient tour à tour les eaux jaunâtres du Missouri ou les eaux plus limpides du Haut-Mississipi, descendant alternativement par le même canal. Par suite de l’espèce de coction que la chaleur du soleil, l’air ou le poids de nouvelles couches font subir aux alluvions, les couches vaseuses se sont graduellement transformées en couches d’ardoise séparées l’une de l’autre par des assises de sable. Plus tard, les mouvemens du sol ont soulevé au-dessus du fleuve ces assises que l’on voit maintenant se dessiner en longues corniches sur la façade du rocher. À des intervalles réguliers, le simple effet du retrait et l’action des pluies ont formé de grandes fissures verticales dans la paroi du roc, et y ont peu à peu fait pénétrer jusqu’à la base l’argile des couches supérieures ; cette argile a également fini par se changer en colonnes verticales d’ardoise. L’espace contenu entre ces colonnes et les corniches horizontales, étant composé d’un grès sablonneux plus ou moins friable, a été excavé par tous les agens atmosphériques, et s’est graduellement écroulé de manière à présenter une succession de pleins cintres réguliers.

Toute cette partie du cours mississipien témoigne que jadis le niveau du fleuve était beaucoup plus élevé relativement aux falaises qui longent sa vallée. À Grand-Tower, rocher en forme de tour qui se dresse au milieu même du courant, on voit à 40 mètres de hauteur au-dessus du fleuve la ligne circulaire d’érosion qu’y ont tracée les eaux. Schoolcraft et d’autres après lui ont supposé que les rochers dont nous voyons aujourd’hui les ruines retenaient autrefois le Mississipi dans un vaste lac, et qu’ils ont été rongés et nivelés par une cataracte incomparablement plus puissante que celle du Niagara. Cela est possible, et nous voyons d’ailleurs le Niagara lui-même occupé à transformer le grand lac Érié en un simple tronçon du fleuve Saint-Laurent ; cependant il est bien plus probable encore que la dépression graduelle du niveau mississipien au-dessous de la ligne d’érosion est due entièrement ou en partie au soulèvement du continent nord-américain. À mesure que la couche de rochers subissait son mouvement d’ascension, le fleuve y creusait plus profondément son lit pour garder son niveau, et maintenant nous pouvons savoir par la distance de ce niveau à la ligne d’érosion de combien de mètres s’est soulevé le bassin du Mississipi pendant cette période géologique, car c’est à l’eau, cet élément que les poètes disent si changeant et si perfide, que la science a recours pour mesurer les oscillations séculaires des continens. Ainsi la régularité des érosions faites par le Mississipi à travers la chaîne de rochers, et surtout l’absence, en amont de Grand-Tower, d’un grand bassin circulaire qui ait pu servir de réservoir aux eaux réunies du Missouri et du Mississipi, font supposer que le percement des rochers est dû au soulèvement du sol.

C’est à Commerce, village imperceptible justifiant bien peu son nom, que le Mississipi passe pour la dernière fois sur un lit de rochers. En aval, la plaine, un moment interrompue par les étranglemens d’Herculanum et de Grand-Tower, y recommence avec de bien plus vastes proportions que dans le Haut-Mississipi, et déroule jusqu’à la mer, sur une longueur de 1,800 kilomètres, l’horizon triste et uniforme de ses grands bois.


III.

L’embouchure de l’Ohio inaugure dignement cette grande plaine d’alluvions. Là, le voyageur pourrait se croire transporté dans la mer au milieu d’un archipel. De quelque côté qu’il dirige son regard, il voit de vastes étendues d’eau allant se perdre vers l’horizon : au nord-ouest un bras du Mississipi, au nord un bras non moins large, à l’est le puissant Ohio, au sud le vaste canal où viennent se mêler les eaux de tous ces confluons. Les pointes et les îles vertes apparaissent dans le lointain comme les rives indécises d’un lac ou plutôt comme des forêts flottantes. Sur l’une de ces pointes basses, et presque entièrement caché par une rangée de bateaux à vapeur, se trouve le village du Caire. Malgré sa haute importance commerciale, c’est un des points les plus hideux et les plus malsains du monde entier, et bien longtemps avant d’avoir mis le pied sur la vase putride du rivage, on est comme suffoqué par d’horribles miasmes. La péninsule du Caire est rattachée au territoire de l’Illinois par une étroite langue de terre vaseuse, qui, si on ne l’avait complètement entourée d’une digue de 6 à 7 mètres de hauteur, serait périodiquement noyée par les inondations. Dans cette espèce de fosse ménagée entre les talus de la digue circulaire, les eaux en décomposition, les débris végétaux et les charognes éparses polluent tellement l’atmosphère, que la respiration devient une souffrance. Aussi, malgré les caressantes invitations des capitalistes, malgré les plans magnifiques des ingénieurs, les travailleurs s’obstinent à ne pas affluer vers le Caire : la population fixe se compose d’une vingtaine d’hôteliers occupés à rançonner les voyageurs que les convois et les bateaux y débarquent par centaines. Le Caire est une auberge qu’on traverse en courant.

L’Ohio est de toutes les rivières des États-Unis celle qui ressemble le plus aux rivières d’Europe ; aussi les premiers voyageurs français, heureux de retrouver des sites qui leur rappelaient ceux de la patrie, donnèrent-ils à l’Ohio le nom de Belle-Rivière. Les collines de ses rivages sont doucement inclinées et couvertes d’arbres semblables à ceux du nord de l’Europe ; les villes et les villages parsèment les deux bords de charmantes petites maisons blanches ; les champs cultivés, les groupes d’arbres fruitiers se succèdent en paysages uniformes et gracieux. On voit même près de Cincinnati la vigne hardie gravir la pente des collines comme sur les bords de la Loire et du Rhin.

Le cours de l’Ohio se divise en trois parties nettement caractérisées, et sous ce rapport il peut être considéré comme un type idéal de fleuve. Les deux branches qui forment l’Ohio supérieur descendent des pentes occidentales des Alleghanys et recueillent tous les torrens d’eau de glace et de neige qui y prennent leur source. La première de ces branches, l’Alleghany, prend son origine dans l’étang de Chautauque, près du lac Érié, à quelques centaines de mètres au-dessus de son niveau ; elle descend vers le sud par une succession de vallées étroites, et vient enfin s’unir à la seconde branche de l’Ohio supérieur, le Monongahela, à l’endroit où s’élève la puissante ville de Pittsburg. En aval, commence le cours moyen de l’Ohio, où les grands affluens déversent leurs eaux, leurs alluvions fertiles, les produits de leurs bords, et ouvrent des avenues commerciales vers l’intérieur du continent ; c’est là que sont bâties les villes les plus populeuses. Tout le bassin de l’Ohio est habité par 8 millions d’âmes ; un seul des états riverains, celui qui porte le nom du fleuve, contient 2,800,000 habitans, et tout fait croire qu’avant la fin du siècle la population de cet état ne sera pas inférieure en densité à celle de la Belgique. La capitale, Cincinnati, a déjà plus de 200,000 âmes.

Le cours inférieur commence aux chutes de Louisville. Un ancien banc de corail, dont les rameaux sont encore aussi aigus et ramifiés que s’ils venaient d’être formés, y interrompt le cours de l’Ohio par une succession de rapides dangereux. Pendant les hautes crues, ces rapides disparaissent entièrement ; mais quand les eaux sont basses, la navigation devient impossible. Pour tourner les chutes, on a creusé deux magnifiques canaux, l’un à droite dans l’état de l’Indiana, l’autre à gauche dans celui du Kentucky. Une agglomération de villes, due au temps d’arrêt que la navigation y subit forcément, au transbordement des marchandises, au service des canaux, s’est formée dans un petit espace autour des rapides ; mais si les embarcations pouvaient franchir les chutes en toute saison et sans arrêt, Louisville, Shippingport, Portland, New-Albany, perdraient beaucoup de leur importance. Au-dessous de Louisville, l’Ohio change de caractère et ressemble au Mississipi: sa plaine s’élargit et devient entièrement alluviale; les collines n’accompagnent plus son cours que de loin et se dérobent à la vue derrière un épais rideau de forêts. Il finit par ressembler moins à une rivière distincte qu’à un estuaire du Mississipi, et quand il confond enfin ses eaux bourbeuses avec celles du grand fleuve, il a déjà perdu tout caractère d’individualité.

Les trois cours de l’Ohio, supérieur, moyen et inférieur, se distinguent parfaitement sous le rapport géologique. Le cours supérieur se trouve en entier dans le riche terrain carbonifère de la Pensylvanie et traverse ces houillères célèbres de la Monongahela, dont les couches se développent comme de longs rubans noirs sur la berge même de la rivière, et peuvent être exploitées à quelques mètres de l’embarcation qui doit en transporter les produits. Pittsburg, ville de fumée et de bruit qu’on appelle la Birmingham de l’Amérique, doit à ces houillères sa population de 120,000 habitans. De Pittsburg à Louisville, c’est-à-dire pendant tout son cours moyen, l’Ohio traverse les formations dévonienne et silurienne, terrains dont le caractère est plutôt agricole qu’industriel. Le cours inférieur pénètre dans un bassin houiller d’une richesse extraordinaire, qui ne livre encore à l’industrie que 200,000 tonneaux par an d’un charbon excellent pour la fabrication de l’huile minérale.

L’Ohio est un cours d’eau fort peu régulier dans ses allures. Il est arrivé que dans l’espace d’un mois le débit de l’eau a été huit fois plus considérable que pendant le même mois de l’année précédente. Parfois aussi les inondations sont terribles, et devant Cincinnati on a vu le courant de l’Ohio, large de 300 mètres et profond de 18, descendre avec une rapidité de 10 kilomètres à l’heure. Dans une même année, le niveau des eaux peut varier de 15 mètres, et même en 1832 la différence de niveau entre les hautes et les basses eaux atteignit presque 20 mètres. Dans l’Amérique du Nord, les températures sont extrêmes non-seulement d’un jour à l’autre, mais aussi d’«année en année : elles sautent du chaud au froid, du sec à l’humide, avec beaucoup plus de rapidité et d’intensité que dans l’Europe occidentale. La quantité d’eau qui tombe annuellement dans le bassin de l’Ohio est de 92 centimètres, dont environ 40 centièmes s’écoulent par le lit du fleuve. Les observations comprennent un espace de huit années seulement, et cependant ce court intervalle a suffi pour donner un minimum de débit de 25 centimètres par an, et un maximum presque triple de 64 centimètres et demi. On conçoit combien de pareilles variations doivent être funestes, surtout dans l’état actuel de la science, qui ne nous permet pas de prédire les temps et les saisons. Du jour au lendemain, la navigation peut être interrompue sur l’Ohio et tous ses affluens, c’est-à-dire sur une longueur navigable que l’on évalue à 3,669 kilomètres. Aussi les allures de l’Ohio sont-elles une des grandes préoccupations des commerçans américains.

On a proposé plusieurs moyens pour régulariser le débit de cette rivière capricieuse. Quelques ingénieurs se sont offerts pour la canaliser jusqu’à Louisville, de manière à la transformer en une succession de biefs d’eau presque dormante. Ce plan ne préviendrait point les inondations, et remplacerait par les mille retards inhérens à la nature même des canaux le retard que la navigation éprouve maintenant pendant la saison des eaux basses. M. Ellet, célèbre ingénieur, qui, mieux que personne, connaît le Mississipi et ses affluens, a proposé, il y a quinze ans, un autre travail bien plus simple et plus grandiose. Il voudrait former de grands lacs à l’origine de la navigation sur les deux rivières Alleghany et Monongahela, pour y emmagasiner les eaux d’inondation, les déverser plus tard pendant la saison des sécheresses, et maintenir sur les barres de Pittsburg et de Wheeling un niveau constant d’un mètre au moins. Les observations de M. Ellet, continuées assidûment pendant de longues années, prouvent que la chute d’eau de pluie dans la partie supérieure du bassin de ces deux maîtresses branches de l’Ohio est parfaitement suffisante pour maintenir pendant tout le cours de l’année cette profondeur minimum d’un mètre, tandis que pendant l’été l’Ohio n’est souvent qu’un mince filet d’eau profond de 20 centimètres et se frayant avec peine un chemin à travers le gravier. La formation de ces lacs artificiels n’offre aucune difficulté, du moins pour l’Alleghany, car il suffirait de construire une digue entre deux collines rapprochées pour retenir l’eau dans une plaine de 30 kilomètres de longueur, qui jadis était le fond d’un lac, et peut facilement revenir à son ancienne destination. M. Ellet veut tout simplement imiter le travail de la nature, qui, dans le cours supérieur des fleuves, a disposé des lacs tels que le Léman et le lac de Constance, afin qu’ils servent de régulateurs et donnent aux cours d’eau qu’ils alimentent un niveau presque constant. Pour ce grand projet, M. Ellet demande une somme inférieure à celle des pertes annuelles causées par les sécheresses, les échouages et les inondations. Il semble impossible que tôt ou tard on n’en vienne point à adopter ce plan d’une simplicité grandiose, le même à peu de chose près que propose le commandant Rozet pour régulariser le cours des fleuves de France, et qu’on a déjà mis en pratique sur une petite échelle en Algérie et en Espagne. Quoi qu’il en soit, peu d’années suffiront sans doute pour forcer les Américains à prendre possession définitive et complète de l’Ohio par des monumens durables. Jusqu’à ce jour, il n’y a sur la rivière qu’un seul pont, le pont suspendu de Wheeling. On parle aussi depuis longtemps, mais sans avoir encore mis la main à l’œuvre, du percement d’un tunnel sous le lit de l’Ohio, entre Cincinnati et le faubourg de Covington.

Le vaste pays compris entre les grands lacs du Canada, l’Ohio et le Mississipi est la terre promise de l’Amérique du Nord; mais une région surtout, l’état de l’Illinois, semble privilégiée, car tous les avantages géographiques s’y réunissent, ceux-là mêmes qui semblent mutuellement s’exclure. Cette région est éminemment continentale, puisqu’elle est au centre du bassin du Mississipi, et que toutes les grandes lignes commerciales du nord au sud et de l’est à l’ouest doivent nécessairement s’y croiser; elle possède en même temps tous les avantages d’un pays insulaire, puisqu’elle est entourée de tous côtés par des eaux navigables. A l’ouest le Mississipi, au sud l’Ohio, à l’est le Wabash, au noir le Rock, l’Illinois et le magnifique lac Michigan, font à l’état de l’Illinois une ceinture de ports, et les produits du sol peuvent immédiatement s’expédier pour toutes les parties du monde. L’Océan-Atlantique vient lui-même, par le Saint-Laurent et l’enchaînement des grands lacs, former une méditerranée jusqu’au cœur du pays.

Sous le rapport agricole, la région de l’Illinois est tout aussi privilégiée que sous le rapport commercial; le sol est composé d’alluvions antiques et de débris fortement mélangés de terre végétale : il suffit de l’exciter d’un coup de bêche ou de charrue pour lui faire produire des récoltes abondantes. Tout au plus la dixième partie du sol est-elle en culture, et cependant le maïs et le froment y donnent tant de produits, que Chicago est devenu le premier port du monde pour l’exportation des blés et des farines. Quel sera donc le revenu du sol quand les agriculteurs cultiveront sérieusement leurs champs et s’en remettront plutôt à leur travail qu’à la force productrice d’une nature exubérante! Ce n’est pas tout : la richesse des mines est également merveilleuse; les gisemens de plomb argentifère sont nombreux, et donnaient lieu à une exploitation fort importante avant que les mineurs n’eussent été saisis par la fièvre sacrée de l’or californien. Les mines de fer de l’Illinois sont aussi très riches, et le terrain houiller occupe dans cette région une étendue beaucoup plus considérable que dans tout autre pays du monde. De 10 à 15 millions d’hectares appartiennent à la formation carbonifère, et fourniront à l’industrie future du bassin mississipien une source inépuisable de combustible. Ainsi tout se trouve réuni sur la terre américaine pour développer une prospérité magnifique : position continentale et insulaire à la fois, terrains fertiles, mines fécondes, combustible pour l’industrie, salubrité du climat. Pour compléter l’énumération de tous les privilèges de cet Eldorado, il faut ajouter que les mœurs des Américains sont devenues, dans cette région, plus douces et plus sociables qu’ailleurs, sous l’influence du climat ou bien du travail agricole. On dirait que l’avenir moral des États-Unis, aussi bien que leur avenir matériel, doit être cherché dans ce beau pays de l’Illinois.

L’immigration s’y porte avec une rapidité inouïe. Entre 1850 et 1855, le nombre des habitans a presque doublé, et maintenant il s’élève à plus de 1,500,000. Une cité de 120,000 âmes s’est dressée sur le bord du lac Michigan avec ses palais et ses tours, semblable à ces villes fantastiques que l’on voit se former le soir sur les nuages de l’horizon; les navires s’y rendent par multitudes[1], et quinze chemins de fer y convergent de tous les points de l’Amérique, car, pour construire des voies ferrées dans les états de l’ouest, les Yankees n’attendent pas même l’existence des centres de population. Ils vont « de l’avant (ahead) » et posent leurs rails sans crainte, sachant bien que les villes viendront se grouper sur le parcours des chemins de fer comme des perles sur un collier. Du jour au lendemain, la société s’improvise dans l’Illinois, surtout dans la partie méridionale, qui s’enfonce comme un coin entre deux états à esclaves et y fait le vide pour ainsi dire en attirant à elle toutes les forces vives de l’intelligence et du travail.

Que le voyageur se hâte donc, s’il veut parcourir ces vastes prairies, semblables à la mer, où l’horizon n’est limité que par la rondeur du globe, où les herbes sont si hautes que leur masse se reploie sur la tête de celui qui les traverse, et que le chevreuil peut y glisser sans être aperçu! Bientôt ces prairies n’existeront plus que dans les récits de Cooper : l’inflexible charrue les aura toutes transformées en sillons. Les Américains ont hâte de jouir, et s’emparent avec avidité de cette terre fertile. Avant d’avoir une cabane, avant même de savoir où reposer leur tête dans la vaste étendue de la prairie, il en est qui exploitent déjà le sol industriellement. J’ai vu des agriculteurs transporter par le chemin de fer des chevaux et une machine à faucher, se faire débarquer au milieu de la savane et lancer immédiatement leur attelage à travers l’herbe haute et serrée; le soir venu, le train de retour les prenait, eux et leurs foins, et les ramenait à Chicago. Les campagnes, rigoureusement cadastrées, sont divisées en townships de six milles de côté et subdivisées en milles carrés partagés en quatre parties. Tous ces quadrilatères sont parfaitement orientés, et chacune de leurs faces regarde l’un des quatre points cardinaux. Les acquéreurs de carrés grands ou petits ne se permettent jamais de dévier de la ligne droite; vrais géomètres, ils construisent leurs chemins, élèvent leurs cabanes, creusent leurs viviers, sèment leurs navets dans le sens de la méridienne ou de l’équateur. Ainsi les prairies jadis si belles, aux contours si mollement ondulés, aux lointains si vaporeux, ne sont plus aujourd’hui qu’un immense damier. A peine si les ingénieurs de chemins de fer se permettent de couper obliquement les degrés de longitude.

Cependant il ne faut pas regretter cet envahissement brutal de la règle et du compas dans la nature vierge, où jadis les buffles bondissaient en paix au milieu des herbes flottantes. Cette prise de possession violente ne pouvait être opérée que par un peuple énergique, ne subissant aucune loi et se sentant véritablement créateur. L’Américain ne veut pas admettre que la nature soit plus forte que lui, et même quand il bâtit une hutte, il prétend que cette hutte soit la première d’une Rome future. Je compris ces choses un jour que j’entrai dans une misérable cabane, récemment construite au milieu de la prairie. Dans l’angle le plus obscur reluisait le canon d’une carabine; des gibecières, des sacs, des outils de toute espèce étaient suspendus aux murailles ou encombraient le sol; à côté de la porte, quelques morceaux de bois grossièrement assemblés servaient de bibliothèque. Parmi les livres, je reconnus avec étonnement des ouvrages d’Emerson, de Channing, de Carlyle, du lieutenant Maury, et l’habitant de la cabane n’avait pas encore de lit! Seul dans sa cabane, à plusieurs lieues de la première habitation, cet homme avait porté machines et livres en prévision de la formation d’une société future : il avait fondé la cité.

Il est évident que le Mississipi communiquait autrefois avec le lac Michigan par la rivière Illinois et par d’autres cours d’eau formant ensemble un delta d’effluence. Encore de nos jours, deux, trois ou même six fois par an, après de longues pluies, les petites embarcations peuvent passer de la rivière Chicago dans l’Illinois, et traverser ainsi le renflement de faîte entre le bassin du Saint-Laurent et celui du Mississipi. Cette communication temporaire ne saurait être comparée cependant aux vrais fleuves qui jadis sortaient du lac Michigan pour se déverser, avec toutes les eaux du bassin central, dans le golfe du Mexique. Le beau canal ouvert entre les deux bassins a été creusé dans un lit déjà tout préparé, qui jadis donnait passage à une masse d’eau très considérable.

Pendant l’époque du diluvium, et probablement encore au commencement de la période géologique actuelle, le niveau des grands lacs était beaucoup plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui : partout la nature du sol, les débris et les érosions l’attestent. A une hauteur de plus de 200 mètres au-dessus du lac Ontario, on voit très distinctement, semblable à une route abandonnée, l’ancienne plage où venait battre l’eau, et plus bas, sur les flancs des collines, d’autres marques laissées de distance en distance témoignent de la baisse graduelle du niveau lacustre. Il en est de même sur les rivages de tous les autres grands lacs de l’Amérique du Nord, et la péninsule du Michigan tout entière dormait autrefois sous la vaste surface de la méditerranée américaine. Les savanes ou prairies de l’Illinois étaient aussi recouvertes par les eaux du lac Michigan, et bien qu’elles se trouvent en moyenne à 220 mètres de hauteur au-dessus de la mer, celles qui ne sont pas encore transformées en champs ressemblent d’une manière étonnante aux prairies tremblantes de la Basse-Louisiane : on dirait un delta qu’une force souterraine aurait tout d’un coup soulevé. Ces prairies tremblantes sont de vastes étendues uniformes et paisibles comme la surface d’un lac ; les herbes fleuries y ondulent et frémissent au vent comme des flots ; les massifs d’arbres y sont semés comme des îles. De distance en distance, les îles se groupent en archipels, et les bras de prairies qui les entourent se bifurquent et se réunissent comme les bras d’une mer herbeuse. Une seule prairie, située au centre même de l’état de l’Illinois, est assez vaste pour qu’on ne voie pas son horizon frangé d’une de ces vertes îles d’arbres[2]. Partout aussi des blocs erratiques de granit, qui ne peuvent avoir été arrachés qu’aux collines de la Nouvelle-Bretagne, jonchent le sol et témoignent de l’ancienne existence d’une mer intérieure dont les glaces transportaient au sud les blocs de pierre arrachés aux rivages du nord. En creusant dans le sol, on trouve aussi des restes plus récens que ceux de l’époque diluvienne, et près de Kankakee, à plus de 50 kilomètres du rivage actuel du lac Michigan, on a trouvé le mât d’une barque enterré à 10 mètres de profondeur.

D’où vient cette baisse remarquable du niveau des lacs, baisse qui indique évidemment la diminution des eaux dans le grand bassin lacustre de l’Amérique du Nord, puisque les lignes d’érosion peuvent se suivre à l’œil sur tout le contour des lacs à une grande hauteur au-dessus de la surface actuelle ? Évidemment le soulèvement graduel du sol dont tout le bassin mississipien porte des traces a dû être l’un des principaux agens de l’écoulement des lacs. En effet, la surface de l’eau se haussant en même temps que tout le bassin au-dessus du niveau de l’Atlantique, de nouvelles issues se seront ouvertes pour le trop-plein des lacs, et leurs flots, servis par une plus forte pente, seront descendus vers l’Océan avec plus d’abondance et de rapidité. Cependant, en supposant même que le bassin central de l’Amérique du Nord n’ait point été soumis à un soulèvement graduel, le niveau des lacs a du continuellement baisser par suite de l’érosion constante à laquelle le Saint-Clair, le Niagara et le Saint-Laurent soumettent les rochers qui leur servent de lit. Les fleuves cherchent toujours à égaliser leur pente depuis la source jusqu’à l’embouchure ; là où un banc de rochers interrompt leur cours et ralentit leur vitesse, ils rongent la pierre et la creusent, ils l’emportent grain de sable à grain de sable, finissent à la longue par la scier en deux, et descendent vers la mer par un mouvement égal, au lieu d’être entraînés de cataracte en cataracte. La chute du Niagara est un exemple magnifique de cet assèchement graduel des lacs par l’érosion des rochers. La falaise du haut de laquelle le fleuve se précipite se compose de couches légèrement inclinées vers le lac Erié et redressées vers la cataracte. Celle-ci ronge graduellement le rebord de ces couches de rochers, et à mesure que la hauteur en diminue, le niveau de l’eau baisse en proportion dans le lac Erié. On a même essayé de calculer approximativement combien de siècles il faudrait pour assécher complètement ce vaste bassin. Les données que l’on possède n’embrassent pas tous les faits géologiques ; il est sûr toutefois que, dans une période assez rapprochée de nous, le lac Érié sera transformé en un simple prolongement de la rivière Saint-Clair. La profondeur moyenne de cette nappe d’eau est de 22 mètres seulement, et pendant que la cataracte du Niagara ronge les rochers qui forment la paroi inférieure de son bassin, les alluvions empiètent continuellement dans la partie supérieure du lac et peu à peu la comblent de vase.

Quelle que soit l’importance de ces deux causes réunies, le soulèvement du sol et l’érosion des rochers par les rapides et les cataractes, il est très probable qu’une troisième cause, encore plus importante dans ses résultats, agit sur la baisse des eaux dans les grands lacs nord-américains : cette cause est la diminution des pluies. En effet, qu’une chaîne de montagnes ou un vaste plateau s’interpose entre une mer d’évaporation et le bassin de précipitation vers lequel se dirigent les vapeurs de cette mer, il est évident que les crêtes des montagnes arrêteront les nuages dans leur course et en exprimeront une grande quantité d’eau avant de leur laisser continuer leur voyage. Tel est le fait qui se présente pour l’Amérique du Nord. Dans la région des calmes équatoriaux, d’innombrables nuages s’élèvent incessamment de l’Océan-Pacifique, et, poussés par le contre-courant supérieur des vents alises du nord-est, vont se heurter contre le vaste plateau d’Utah et la double chaîne des Rocheuses et de la Sierra-Nevada. Là, ils abandonnent le trop-plein de leur humidité, et quand ils viennent s’abattre en orages sur les plaines du Mississipi, une grande partie de leur masse s’est déjà fondue. Or ces chaînes de montagnes ont été soulevées à une époque géologique comparativement récente, et les mouvemens volcaniques qui s’y font ressentir parfois semblent annoncer que le mouvement d’ascension n’est point terminé, et que cette partie du continent en est encore à sa période de croissance. A mesure que les montagnes s’élèvent en hauteur, l’abondance des pluies diminue, et avec elles par conséquent le volume des eaux mississipiennes et le niveau des grands lacs du Canada. Il ne faut donc pas s’étonner que tout l’espace compris entre la Sierra-Nevada et les Alleghanys porte des traces évidentes de l’antique séjour des eaux. Le bassin d’Utah était rempli par une véritable mer beaucoup plus considérable que le grand Lac-Salé de nos jours; les mauvaises terres, où maintenant on ne trouve plus une goutte d’eau, étaient recouvertes par une immense plaine liquide; les prairies de l’ouest étaient des lacs ou des marécages, et ces longues rivières, le Nebraska, le Kansas, la Canadienne, où le plus souvent il n’y a pas même assez d’eau pour le flottage, étaient des fleuves considérables. Les observations des géologues nous permettront désormais de savoir comment et dans quel espace de temps s’opère le rétrécissement du bassin lacustre.

L’endroit où s’élève maintenant la puissante ville de Chicago nous offre un exemple remarquable de la manière dont s’accomplit ce phénomène. Deux rivières, Chicago-Nord et Chicago-Sud, séparées du lac Michigan par une simple langue de terre sablonneuse, viennent à la rencontre l’une de l’autre, et se déversent dans le lac par une embouchure commune, longue d’un kilomètre environ. Que sont ces deux rivières, formant ensemble un arc de cercle concentrique autour de la rive actuelle du lac, sinon une ancienne baie que l’exhaussement d’un banc de sable et sa transformation en levée naturelle ont d’abord changée en lagune? Toutes les sources, toutes les ravines d’eau qui débouchaient au nord et au sud dans cette lagune allongée n’ont pas manqué d’apporter leurs alluvions et de hausser progressivement leur lit aux deux extrémités, de manière à se donner une pente égale pour leur écoulement. Peu à peu toutes ces eaux ont pris pour déversoir le canal par lequel le lac et la lagune communiquaient ensemble. L’examen du sol nous montre aussi que la Rivière des Plaines elle-même, affluent du Mississipi, se déversant parfois dans le Chicago pendant la saison des pluies, suit dans son cours une ancienne plage du lac Michigan. C’est ainsi qu’une baie se change en lagune, une lagune en rivière, et que sur les bords de la mer un courant d’eau douce peut en venir à remplacer l’étendue des eaux salées. Dans le cours des siècles, l’étang de Thau, voisin des côtes de Provence, et dont la forme est déjà si allongée, pourra se rétrécir encore et servir de lit à deux rivières qui s’écouleront ensemble par l’embouchure actuelle de l’étang.

IV.

Au-dessous de l’embouchure de l’Ohio, la plaine alluviale du Mississipi devient très large, et l’on dirait, à voir les bras nombreux formés autour des îles, que déjà le fleuve s’essaie à composer un delta. Jusqu’au confluent de la Rivière-Rouge, il y a plus d’une centaine de ces îles que l’on désigne ordinairement par leur numéro d’ordre pour s’épargner la peine de leur donner des noms. Elles changent de forme d’année en année, selon la hauteur des eaux et la direction du courant. Tantôt une de leurs pointes est emportée par une crue, tantôt le courant vient y creuser un golfe, ou les alluvions y déposent un promontoire. Un banc de sable arrête une branche de saule, cette branche se fixe dans la vase; puis, chaque inondation apportant de nouvelles alluvions et de nouvelles semences, il arrive que le banc de sable est au bout de quelques années devenu un bois de saules ou de peupliers. Ailleurs c’est une île que le fleuve dissout après l’avoir formée, et là où quelques jours auparavant existait une forêt, l’emplacement n’en est plus marqué que par des branches encore vertes flottant sur la surface de l’eau. Cependant il y a des îles très vastes, de plusieurs centaines de kilomètres carrés de superficie, que les siècles seuls pourront oblitérer. L’agriculture n’a pas encore osé s’en emparer; le sol en est trop bas et trop friable pour que les colons viennent y exposer leurs, travaux aux mouvemens imprévus du fleuve; on se contente d’y couper du bois pour les vapeurs du Mississipi.

A une trentaine de kilomètres au sud de l’embouchure de l’Ohio, la ville naissante de Hickman’s-Point groupe pittoresquement ses charmantes maisons sur les flancs d’une colline, l’une des quinze dont le Mississipi vient laver la base dans tout son cours de la ville du Caire jusqu’à la Balise, sur une longueur d’environ 1,800 kilomètres. Cette ville ne peut manquer d’avoir de l’importance, puisque c’est l’un des seuls points où les plateaux cultivés de l’intérieur se trouvent en contact avec le fleuve, dont partout ailleurs ils sont séparés par les forêts vierges et les marécages de la plaine. La colline où s’élève Hickman’s-Point a sur les autres hauteurs effleurées par le courant du Mississipi l’avantage d’être rapprochée de l’embouchure d’une grande rivière : c’est là que s’opère la jonction, sinon de deux fleuves, du moins de leurs vallées, et c’est là par conséquent que se trouve le vrai confluent commercial. Il y a quelques années, tous les échanges entre les états du Mississipi s’opéraient encore par eau, et c’est pour cela que les spéculateurs ont si longtemps cherché à fonder une ville à la pointe du Caire. Alors il n’y avait pas même de sentier le long des fleuves : aujourd’hui, il est vrai, ces sentiers n’existent pas encore; mais en revanche de nombreux chemins de fer convergent déjà vers Hickman’s-Point, car dans l’ouest la construction des chemins de fer précède toujours le simple tracé des chemins vicinaux. Hickman’s-Point devra à toutes ces lignes d’être le véritable emporium de a bouche de l’Ohio, tandis que Le Caire ne pourra jamais être qu’un simple entrepôt. Il en est de même sur plusieurs points de la terre : l’embouchure commerciale ne coïncide pas toujours avec l’embouchure des eaux; c’est ainsi qu’Alexandrie est le port du Nil, et Marseille celui du Rhône.

Plus bas, sur la rive droite, se trouvent les restes d’un village auquel son ancienne position sur une colline élevée et la richesse de son territoire semblaient autrefois devoir assurer une grande importance. Lorsque les Espagnols étaient encore possesseurs de cette partie de l’Amérique, ils furent frappés des avantages de cette situation et y jetèrent les fondemens d’une ville qu’ils appelèrent Nueva-Madrid, dans l’espérance d’en faire un jour la métropole de l’Amérique du Nord. Le tremblement de terre de 1812 a fait mentir toutes les prévisions, et Nueva-Madrid, aujourd’hui New-Madrid, est resté un village sans importance, auquel les inondations enlèvent successivement cabane après cabane. On croit généralement que les vastes plaines d’alluvion n’ont rien à redouter des tremblemens de terre, et cependant en 1812 toute la vallée du Mississipi resta dans un état continuel de trépidation pendant l’espace de trois mois. C’était à l’époque de la destruction de Caraccas; toutefois la vague d’ébranlement ne semblait pas venir de l’Amérique du Sud, on eût dit plutôt que l’Amérique du Nord avait aussi un centre de dislocation dans la région située entre le Mississipi, l’Arkansas et le Missouri, et que de là les ondulations terrestres se propageaient vers le sud en s’affaiblissant. A la Nouvelle-Orléans et dans tout le delta de la Louisiane, le frémissement du sol fut à peine sensible; mais à l’ouest du Mississipi, sous la latitude de New-Madrid, de vastes espaces de terrain s’affaissèrent tout à coup. La région que les Américains appellent Sunk-Country (pays effondré) occupe une superficie d’environ 5,830 kilomètres carrés. Plus au sud, sur les bords de la rivière Saint-François, une autre région appelée le Spread (l’étendue) a également subi à cette époque un mouvement soudain d’affaissement sur un espace d’environ 2,600 kilomètres. Des élévations décorées dans le pays du nom de collines s’abîmèrent tout à coup; des champs cultivés disparurent; de grands lacs, de 30 ou 40 kilomètres de longueur, se formèrent, tandis que d’autres lacs se desséchaient soudain. En plusieurs endroits, la terre se fendit avec un bruit terrible, et d’énormes lézardes, longues de plusieurs lieues, profondes de 50 et 60 mètres, se creusèrent dans le sol en convulsion. On voit encore de ces précipices dont le fond s’est inégalement comblé, et sert de lit aux eaux courantes : il y a quelques années, on montrait jusqu’à des arbres que la déchirure du sol avait fendus verticalement, et dont les deux moitiés continuaient à croître vis-à-vis l’une de l’autre de chaque côté du précipice. Il paraît aussi que l’aire d’effondrement traversa le Mississipi, car les bateliers rapportent qu’une large déchirure s’ouvrit tout d’un coup à travers le lit du fleuve, et que l’eau d’aval rebroussa chemin pour aller remplir le gouffre, entraînant avec elle les bateaux qui descendaient le courant. Le Mississipi venait d’être coupé en deux. Heureusement cette partie de l’Amérique du Nord était encore presque déserte. Il ne manquait à cette région que de grandes villes et des campagnes cultivées pour que le désastre fut aussi effroyable qu’il l’avait été à Caraccas.

Même avant le tremblement de terre, les deux rives du Mississipi étaient en grande partie marécageuses, et depuis que des régions entières se sont effondrées, le nombre des étangs et des lacs s’est considérablement accru. Ces étangs sont en réalité des régulateurs naturels de la hauteur des eaux, et remplissent le même office que les réservoirs artificiels que le savant ingénieur américain Ellet voudrait former aux sources de l’Alleghany et du Monongahela. Pendant la saison des crues, le fleuve franchit ses rives et noie tous les terrains bas épars le long de son cours. Ne pouvant contenir dans son lit toute la masse d’eau que lui apportent ses affluens, il la déverse dans les marécages qui lui servent de réservoirs temporaires, et descend vers la mer allégé d’une partie de son poids. Aussi le Mississipi roule-t-il beaucoup moins d’eau à la Nouvelle-Orléans qu’à l’embouchure de l’Ohio, située à plus de 2,000 kilomètres en amont[3], et malgré l’apport que lui font l’Arkansas, la Rivière-Rouge et le Yazoo, perd-il un cinquième de sa masse totale pendant la distance qu’il parcourt depuis l’Ohio jusqu’à la mer. S’il n’avait pas d’affluens, il arriverait à la Nouvelle-Orléans diminué de moitié, car la masse d’eau qu’il jette pendant toute la durée de l’inondation dans les terrains noyés du Missouri et du Yazoo égale en importance le Rhône ou le Danube. Arrivée dans les marécages, cette eau ne cesse point complètement de couler; mais, arrêtée par les troncs d’arbres et les faisceaux de racines, divisée en mille filets semblables aux vaisseaux sanguins qui circulent sous la peau, elle perd graduellement sa force d’impulsion, et seulement au bout de quelques semaines ou même de plusieurs mois, alors que le Mississipi a repris son niveau ordinaire, elle revient dans le lit du fleuve ou se déverse dans l’un de ses affluens. Ces marécages sont donc de véritables régulateurs; ils aspirent l’eau du fleuve débordé et la renvoient dans le fleuve appauvri, maintenant ainsi les eaux à une hauteur normale. Faute de cette double propriété d’aspiration et d’expiration que possèdent les marécages, la Basse-Louisiane tout entière, ce pays si important par son agriculture et son commerce, ne serait pendant la saison des hautes eaux qu’un assemblage de lagunes et de prairies tremblantes. Aujourd’hui la nature protège ce pays; mais si jamais on dessèche les marécages du Missouri, il faudra, sous peine de catastrophe, que des réservoirs artificiels remplacent les réservoirs naturels, car la circulation des eaux sur les continens est semblable à la circulation du sang dans le corps humain : elle a également besoin d’organes soumis au double mouvement de systole et de diastole pour recevoir ou déverser le trop-plein du liquide.

Il faut avoir voyagé dans les forêts vierges pour se faire une idée du mystère et du silence qui règnent sur les bords du Mississipi dans la partie moyenne de son cours. On se figure assez généralement en Europe que les rives de ce fleuve sont cultivées, et que les hameaux, les villages s’y succèdent sans interruption, comme dans nos vallées de France; il n’en est rien : les forêts, les îles couvertes de saules, les pointes de sable se suivent avec une désespérante uniformité, et l’on peut voyager des journées entières sans voir sur le rivage une trace des pas de l’homme. Les vapeurs grondans qui se rencontrent avec leurs populations de voyageurs, et remplissent un instant l’espace de mouvement et de bruit, augmentent encore par le contraste le silence effrayant des forêts solitaires. Quand ils sont passés, tout retombe dans la morne tranquillité du désert.

De longues années s’écouleront encore avant que l’industrie américaine ose essayer de fixer par la culture les bords du Mississipi, car les terres alluviales qui forment les deux rivages sont composées d’un sable grossier qui s’affaisse au moindre choc de la vague. Le cours du fleuve est d’une extrême mobilité; comme un serpent qui déroule ses anneaux, sans cesse il creuse et recreuse son lit, affouillant d’un côté, rapportant de l’autre, semant les îles comme au hasard. Les terres de la Basse-Louisiane ont pu être cultivées jusque sur le bord du fleuve, parce qu’elles sont composées des alluvions les plus plastiques, des argiles les plus fines; cependant les éboulemens y sont fréquens, et l’entretien des levées réclame une surveillance continuelle. Dans toute la longueur du cours moyen, depuis l’embouchure de l’Ohio jusqu’à celle de la Rivière-Rouge, les colons, ne pouvant s’établir avec sécurité sur les bords mêmes du fleuve, ont dû s’installer sur les rares escarpemens de la rive gauche. Cependant les trois premiers escarpemens, ou bluffs, que l’on rencontre au sud de Hickman’s-Point sont encore dans leur état de nature, tels qu’ils étaient lorsque l’armée de Bienville et de Noailles les gravit vers le milieu du dernier siècle pour aller faire une guerre inutile et honteuse aux nations des Chickasaws. Ces trois falaises élèvent au-dessus des grands arbres du rivage leurs pentes d’argile rouge ravinées dans tous les sens, et le soir, quand le soleil éclaire diversement leurs sommets et que l’ombre se répand dans leurs gorges, elles ressemblent à d’immenses tentes de pourpre plantées au-dessus de la forêt.

Tous les voyageurs, M. Lyell surtout, ont remarqué que la rive droite est formée d’alluvions dans toute son étendue, et que les falaises sont toutes situées sur la rive gauche. Une fois seulement, près du village d’Helena, dans l’Arkansas, le fleuve se rapproche assez des collines de la rive droite pour qu’on puisse distinguer dans le lointain les hauteurs couvertes de forêts. Cherchant à expliquer cette tendance remarquable du fleuve vers la rive gauche de sa vallée d’alluvions, M. Lyell l’attribue aux grandes rivières venues de l’ouest, la Rivière-Blanche, l’Arkansas et la Rivière-Rouge, qui remplissent peu à peu de leurs détritus la partie occidentale de la vallée, et par le poids de leurs eaux rejettent le Mississipi vers l’est. Cette hypothèse est évidemment erronée. D’abord il est prouvé que la Rivière-Rouge se jette dans le Mississipi depuis une époque comparativement très récente, et quant à l’Arkansas, à la Rivière-Blanche et au réseau de canaux qui unissent ces deux affluens, il est impossible que le volume de ces cours d’eau, à peine aussi considérable que celui de la Seine à Paris, ait pu, sur une longueur de 1,800 kilomètres, rejeter vers l’est une masse liquide au moins dix fois plus grande et saturée d’une énorme quantité d’alluvions. D’ailleurs ce n’est point vis-à-vis de l’embouchure de l’Arkansas, et sous la pression de ses eaux, que le Mississipi va passer au pied des escarpemens de sa rive gauche : c’est au contraire immédiatement au-dessous de l’embouchure du Yazoo, qui lui-même est un affluent de l’est, que le Mississipi va sur la même rive baigner le pied de ses plus belles falaises, celle des Noyers et celle de Vicksburg. Est-ce donc sous la pression d’une petite rivière comme l’Arkansas que le Mississipi serait forcé d’empiéter sur sa rive gauche, comme si le grand fleuve qui roule tant d’alluvions ne pouvait pas aussi s’emparer de celles de l’Arkansas et suivre son cours régulier vers la mer, en balayant les quelques bancs de sable ou d’argile que son affluent aurait déposés dans ses crues?

Certainement le travail des rivières est d’une haute importance dans l’économie géologique du globe, mais il ne faut pas en exagérer les résultats. De même que les fonctions des organes du corps sont complexes, et qu’il faut interroger l’organisme tout entier pour comprendre le travail d’un seul viscère, de même, pour connaître le mouvement des eaux, faut-il interroger les solides, étudier les ondulations lentes de la croûte terrestre. Les cours d’eau modifient le relief du globe, mais seulement en agissant de concert avec le soulèvement ou la dépression des chaînes de montagnes et des vastes plateaux. Ainsi l’Indus traverse l’Himalaya, ainsi l’Amazone fait de rapide en rapide une large trouée dans la chaîne orientale des Andes; mais ces vastes entailles faites à travers les montagnes prouvent qu’il fut un temps où les chaînes n’existaient pas, et que depuis elles ont graduellement haussé leurs crêtes. De simples torrens n’auraient jamais pu s’ouvrir, par la seule violence de leurs eaux, un passage à travers des rochers hauts de 5,000 mètres sur une base de 200 kilomètres: mais grâce à la lenteur des ondulations terrestres, l’eau coulant depuis de longs siècles dans une vallée a pu approfondir graduellement son lit à mesure que le sol se renflait davantage, et garder parfaitement son niveau pendant que les hautes montagnes se dressaient à droite et à gauche de son cours.

C’est également aux mouvemens de la croûte terrestre, et non pas à la pression des eaux de l’Arkansas, qu’il faut attribuer l’empiétement graduel du Mississipi sur sa rive gauche. Cet empiétement est d’autant plus remarquable, que le simple mouvement de rotation de la terre autour de son axe devrait au contraire détourner le cours du fleuve vers le sud-ouest. En effet, les fleuves, de même que les vents et tout ce qui est mobile à la surface du globe, obéissent au mouvement d’impulsion qui entraîne la terre autour de son axe. Par conséquent, les cours d’eau qui viennent du nord, où la vitesse de rotation du globe est comparativement minime, doivent rester en arrière du mouvement, et dériver vers l’ouest à mesure qu’ils se rapprochent des contrées tropicales, où la vitesse de rotation est beaucoup plus considérable. Ainsi l’Indus, qui se jetait autrefois dans le golfe de Cusch, vers le 76e degré de longitude, a fini par éroder sa rive occidentale sur une largeur de plus de 1,000 kilomètres, jusqu’au 67e degré de longitude, Maintenant son courant vient heurter des collines de sable grossier près de Schwun, et les mine sans relâche.

La direction normale du Mississipi, comme celle de l’Indus, devrait tendre aussi vers le sud-ouest; mais, tout au contraire, son embouchure est de 6 degrés à l’est plus avancée que sa source au lac d’Itasca, et sans la ligne de falaises qui bordent la rive gauche, il est certain que le Mississipi se jetterait encore bien plus directement vers le sud-est. Dès qu’en aval de Bâton-Rouge il entre dans la plaine marécageuse de son delta, il coule presque en droite ligne dans ce sens, et forme également dans la même direction cette remarquable péninsule de vase, cette gaîne, si je puis dire ainsi, par laquelle il entre dans la mer. C’est la direction de cette gaîne qui me semble être la direction vraie du Mississipi, celle qu’il prendrait dans toute l’étendue de son cours, s’il n’était contenu par les terres élevées qui bordent sa rive gauche. Or cette direction est exactement la même que celle des Montagnes-Rocheuses.

Nous avons vu que la diminution graduelle de l’eau de pluie qui tombe dans le bassin d’Utah et dans la plaine du Mississipi ne peut s’expliquer autrement que par le soulèvement de la chaîne des Rocheuses, et si nous rapprochons ce fait d’autres faits géologiques observés dans l’Amérique du Sud, nous pouvons admettre que toute l’épine dorsale de ce continent, depuis le mont Saint-Elie jusqu’au cap Horn, subit un mouvement constant d’ascension. D’un autre côté, M. Lyell lui-même a démontré que les Carolines et la Géorgie, sur les bords de l’Atlantique, font partie d’une aire d’affaissement. Ainsi l’on peut considérer cette partie de l’Amérique du Nord comme une surface plane opérant un mouvement de bascule autour d’une arête d’appui située dans la vallée mississipienne. Les Rocheuses et les plaines du désert, qui forment la partie occidentale de cette surface, s’élèvent, tandis que les rivages de l’Atlantique, situés à l’est de l’arête d’appui, s’affaissent graduellement. De même qu’une goutte d’eau versée sur une table coule nécessairement dans le sens vers lequel on incline cette table, de même aussi le grand fleuve américain est forcément rejeté vers la partie du continent qui s’affaisse. Le continent tout entier penche vers l’est: par conséquent, le Mississipi penche dans le même sens, et la direction qu’il prend dans son delta indique la direction de l’arête sur laquelle oscille l’Amérique du Nord. Or cette direction est tout à fait parallèle à la crête des Montagnes-Rocheuses. Les levées d’argile qui bordent le Mississipi à son embouchure, les puissantes assises de la Sierra-Madre et de la Sierra-Nevada se sont alignées parallèlement sous l’influence d’une seule et même cause. De même encore tous les fleuves qui se déversent dans le golfe du Mexique, le Rio-Grande, le Rio-Pecos, le Nueces, le Colorado du Texas, le Brazos, le Trinity et le Neches, se dirigent uniformément vers le sud-est, indiquant ainsi par leur cours la normale d’oscillation, l’arête de soulèvement de l’Amérique du Nord.

V.

La première falaise que l’on rencontre après celles des Chickasaws est la falaise de Memphis. Admirablement placée au rebord même du précipice au fond duquel le fleuve s’attarde au milieu d’îles vertes, dominée par un vaste entrepôt en forme de temple grec sur lequel on lit à plusieurs kilomètres de distance sale of slaves (vente d’esclaves), la ville de Memphis a tout à fait les dehors d’une cité impériale, et prétend justifier un jour le nom ambitieux qu’elle s’est donné. Déjà elle lutte pour la suprématie avec Nashville, la capitale de l’état du Tenessee, et son importance augmente rapidement.

Entre l’embouchure de l’Ohio et la Nouvelle-Orléans, le Mississipi ne reçoit aucun grand affluent sur sa rive gauche. Puisque aucun cours d’eau ne leur offre sa vallée, les riverains du Mississipi ont dû recourir à la construction de chemins de fer pour communiquer avec les Alleghanys et les rives de l’Atlantique, et tout naturellement Memphis est devenue le point de départ du plus important de ces chemins de fer, véritable courant commercial qui va désormais verser les produits de la vallée mississipienne dans les ports de Baltimore, Charleston et Savannah. De plus, Memphis deviendra nécessairement la tête d’une autre ligne ferrée se dirigeant vers les plaines de l’ouest et la Californie, et le commerce du Haut-Arkansas affluera vers Memphis comme vers sa véritable embouchure. Cette ville deviendra donc un point de croisement entre les produits du nord et du sud, de l’est et de l’ouest. Cependant Memphis n’a pas toujours demandé au commerce son progrès et ses ressources. Sous la présidence de M. Polk, la ville se fit accorder des arsenaux maritimes et des chantiers de construction. Les faiseurs de projets oublièrent que Memphis est à 1,500 kilomètres de la mer, et que souvent dans les basses eaux le fleuve n’a que 3 mètres d’eau en aval de l’embouchure de l’Arkansas. On construisit de vastes édifices, des corderies, des fonderies, des forges, des ateliers de toute espèce; puis, quand tout fut terminé, cales, chantiers, bassins, l’on s’aperçut avec étonnement que Memphis n’était pas un port de mer, et l’on revendit toutes les constructions pour une somme représentant la quarantième partie des frais de construction. Les cités du midi ne s’en remettent pas à leur seule énergie pour le soin de leur prospérité : c’est en cela qu’elles diffèrent des cités du nord. Dans les magasins de Memphis, les embarcadères des bateaux à vapeur, les gares de chemins de fer, on voit des affiches annonçant les heures de départ des trains sur les voies ferrées de l’Illinois et de l’Ohio, tandis que l’on a grande peine à obtenir quelques renseignemens sur les chemins de fer du Tenessee, l’état dans lequel est située Memphis, Ce fait seul indique combien les états libres sont plus entreprenans que les états à esclaves et entendent mieux leurs intérêts.

L’Arkansas et la Rivière-Blanche ont géologiquement une embouchure commune, bien qu’aujourd’hui les branches principales de chacun de ces affluens se déversent dans le Mississipi à une vingtaine de kilomètres l’une de l’autre. Les deux rivières et le fleuve lui-même sont unis par un réseau d’innombrables bayous[4] qui changent à chaque inondation de cours et de profondeur, et se jettent alternativement dans l’un ou l’autre des trois courans, selon la hauteur respective des crues. Quand le Mississipi est très élevé, il dégorge le surplus de ses eaux dans le système des bayous, et ceux-ci à leur tour se vident dans l’Arkansas et dans la Rivière-Blanche. Pendant la saison des eaux basses au contraire, alors que l’eau versée par le Mississipi dans les marécages de la région d’effondrement a eu le temps de se traîner de lagune en lagune jusque dans la Rivière-Blanche, celle-ci se charge à son tour d’alimenter le réseau de bayous qui l’unit au Mississipi et à l’Arkansas. Quand il a beaucoup plu dans les prairies de l’ouest, et que l’Arkansas s’est enflé plus que de coutume, alors la pression de ses eaux refoule dans les bayous celles du Mississipi, et pour un temps il s’empare du delta commun. C’est la partie de son cours où le Mississipi présente le mieux tous ces phénomènes d’engorgement qui se reproduisent sur les bords de l’Amazone d’une manière beaucoup plus grandiose. A l’embouchure du Japura surtout, l’Amazone forme avec cet affluent un réseau inextricable de bayous et de fausses rivières[5] qui semblent couler indifféremment dans l’un ou l’autre sens, et, sur un espace de plusieurs milliers de kilomètres carrés, promènent le superflu de leurs eaux de marécage en marécage à travers les forêts vierges. Ces systèmes de bayous, caños ou furos, comme on les appelle dans l’Amérique du Sud, ressemblent à ces engorgemens où l’abondance du sang se forme un réseau de fausses artères et de fausses veines.

L’Arkansas est une rivière beaucoup moins importante qu’on ne le croirait en voyant son tracé sur la carte. Bien qu’elle ait 3,500 kilomètres de long, depuis sa source dans les Montagnes-Rocheuses jusqu’à son confluent avec le Mississipi, cependant elle ne saurait être comparée pour le volume de ses eaux avec nos fleuves de premier ordre, et pendant une très grande partie de l’année, la navigation est interrompue même à son embouchure. La pluie qui tombe dans les prairies poudreuses de l’ouest ne suffit pas pour alimenter une grande rivière, et une notable partie de l’eau que reçoit l’Arkansas s’évapore en route, ou bien est absorbée par les racines des arbres. D’après M. Ellet et l’académie des sciences de la Nouvelle-Orléans, il tombe dans la Basse-Louisiane 133 centimètres de pluie par an, dans le bassin de l’Ohio 92 centimètres, et dans les déserts de l’ouest seulement 2 centimètres. Aussi les rivières qui recueillent l’humidité de ce triste pays sont-elles d’une excessive pauvreté. Bien que la Canadienne, principal affluent de l’Arkansas, ait 2,700 kilomètres de longueur, il est impossible cependant de la remonter jusqu’à 80 kilomètres de son embouchure dans une simple pirogue d’Indien. Le voyageur Boone l’a trouvée complètement à sec à 1,200 kilomètres de sa source, c’est-à-dire à une distance aussi grande que celle de la source du Danube à Pesth-Bude. L’explorateur américain Gregg nous raconte que dans l’un de ses voyages, il erra plusieurs jours avec sa caravane à la recherche de la rivière Cimarron (Fugitive), ainsi nommée parce qu’elle disparaît souvent et qu’on cherche en vain ses traces; à la fin, il reconnut à son grand désespoir qu’il l’avait passée depuis longtemps, et que les sables l’avaient empêché d’en distinguer le lit. Dans le Nouveau-Mexique, territoire grand comme la France, il n’y a pas de rivière navigable; le célèbre Rio-Grande lui-même roule à peine assez d’eau pour faire flotter une pirogue. De l’autre côté des Rocheuses, dans la région qu’on pourrait appeler la Californie-Pétrée, pour la distinguer de la Californie-Heureuse, l’eau est très rare aussi; on dit que le Colorado roule en proportion soixante-dix fois moins d’eau que le Mississipi. C’est donc avec raison que le gouvernement des États-Unis s’occupe d’acclimater le chameau dans ces plaines arides.

Le manque de rivières navigables a maintenu jusqu’ici l’état de l’Arkansas dans une infériorité relative. Bientôt les chemins de fer vont suppléer en partie à l’absence de communications fluviales; mais, quoi qu’on fasse, le pays restera toujours l’un des moins beaux et des moins importans de l’Amérique du Nord. Les terres y sont en général peu fertiles, excepté dans les vallons boisés qui bordent les rivières, et en beaucoup d’endroits on remarque sur le sol une efflorescence saline. Le climat y est encore plus extrême que dans les autres parties des États-Unis, et l’on a pu dans une de ses villes, Fort-Gibson, observer à l’ombre la température plus que saharienne de 47 degrés centigrades. Plus tard, les mines et les eaux thermales de ce pays deviendront une source de richesses; aujourd’hui on ne connaît encore dans l’Arkansas qu’une grossière agriculture, et d’autre travail que celui des esclaves.

Les colons de l’Arkansas portent la sauvagerie des mœurs plus loin que tous les autres pionniers de l’ouest. Jamais un habitant de cet état ne sort sans porter à la ceinture un poignard, un revolver ou le terrible bowie-knife, terrible lame de la longueur d’un pied, rappelant par sa forme les couteaux de boucher. « Il vaut mieux aller en enfer sans griffes, dit le proverbe, que dans l’Arkansas sans armes. » Dans une conversation grossière et avinée, l’insulte est prompte à jaillir des lèvres, et non moins prompt le couteau à sortir de sa gaîne et à fendre quelque poitrine. Aussi, malgré sa faible population relative, l’Arkansas fournit une notable proportion de crimes à la presse périodique des États-Unis, si avide de drames de ce genre. Que de fois des nègres criminels y ont été brûlés vifs, aux cris furieux de milliers d’hommes accourus pour jouir de la vue du supplice ! Il va sans dire aussi que l’ignorance est générale dans l’Arkansas ; les écoles y sont très clair-semées, et on n’y connaît guère en fait de livres que d’affreux petits opuscules souillés d’eau-de-vie : dans le relevé des bibliothèques publié en 1856 par le gouvernement des États-Unis, l’état de l’Arkansas ne figure que pour un total de deux mille volumes. Maintes superstitions, qu’on ne trouve en Europe que chez les hommes les plus dégradés, ont encore libre cours dans ce pays, et la populace ameutée y a parfois brisé les télégraphes électriques, pour empêcher les fils d’attirer l’ouragan. La capitale de l’Arkansas est le petit village de Little-Rock, situé, comme son nom l’indique, sur une falaise de médiocre élévation, et choisie uniquement à cause de sa position au centre de l’état. Napoléon, bâtie sur la rive droite de l’Arkansas, à son embouchure dans le Mississipi, est la ville principale de la contrée. C’est par là que sont exportés tous les produits de l’intérieur, coton, maïs, peaux de buffle, et qu’on expédie aux habitans de l’état presque tous les produits manufacturés dont ils ont besoin. Avec ses coupoles en bois, ses maisons peintes, la puissante végétation qui l’entoure, et son horizon de forêts sombres. Napoléon présente un aspect très pittoresque.

En aval de l’embouchure de l’Arkansas, et surtout de celle du Yazoo, la profondeur du Mississipi cesse d’augmenter. Des chutes de Saint-Antoine au confluent du Missouri, le minimum d’eau est de 1 mètre 30 centimètres dans le chenal ; du confluent du Missouri à celui de l’Ohio, le minimum est de 2 mètres ; de l’Ohio à l’Arkansas, il est d’au moins 3 mètres, mais la profondeur moyenne est beaucoup plus considérable. En aval du Yazoo, il n’y a plus de barres jusqu’à celle de l’embouchure dans le golfe du Mexique, et la profondeur moyenne est à l’étiage d’environ 36 mètres. L’endroit le moins profond est à Pointe-Coupée; Là le fleuve n’est pas encore parvenu à creuser à plus de 24 mètres le lit que le travail de l’homme lui avait préparé, tandis qu’à Grand-Gulf ou Grand-Gouffre, au pied d’une falaise très escarpée, la sonde n’atteint le fond qu’à 64 mètres.

A quelques milles au-dessus de la charmante petite ville de Vicksburg, le Yazoo débouche dans le Mississipi par des canaux tranquilles et ombragés de saules. Cette rivière roule presque autant d’eau que l’Arkansas, bien que son cours ait cinq ou six fois moins de longueur: elle traverse un bassin d’alluvions très fertiles où la culture du coton réussit admirablement; mais un travail inintelligent vient de faire baisser le niveau de ses eaux et de la rendre inutile pour le transport des produits pendant une partie de l’année. Un bras du Mississipi, le Yazoo-Gate ou Porte-du-Yazoo, se détachait autrefois du courant principal au-dessus de Memphis, allait se jeter dans le Sunflower, affluent du Yazoo, puis dans le Yazoo lui-même, dont il doublait le volume; enfin il revenait vers le fleuve à 500 kilomètres de son origine. On a desséché ce bras pour mettre en culture les marais qu’il traversait; mais depuis lors le Sunflower et le Yazoo manquent tellement d’eau, que les planteurs sont obligés souvent d’attendre pendant de longs mois avant de pouvoir expédier leurs produits. Sans aucun doute, ils seront obligés de faire rouvrir à grands frais le canal qu’ils ont fermé si mal à propos. C’est toujours un douteux progrès que la suppression d’une rivière; il faut chercher, non pas à détruire, mais à régulariser les travaux de la nature.

Dans cette partie de son cours, le Mississipi vient effleurer la base d’un certain nombre de falaises ou bluffs, et sa physionomie commence à s’animer davantage. Chaque bluff porte sa petite ville, et c’est ainsi qu’on voit Vicksburg, Grand-Gulf, Petit-Gulf, Natchez, Fort-Adams, se dresser tour à tour au-dessus du fleuve et d’une mer ondoyante de verdure. Vicksburg, dont les maisons blanches et roses sont étagées en amphithéâtre sur une colline ombragée de noyers, est la plus importante de ces villes, et tôt ou tard elle deviendra, comme Memphis, un de ces points de croisement où l’artère centrale du Mississipi et l’un des chemins de fer de l’Atlantique au Pacifique se couperont à angle droit. Déjà l’on travaille activement à la voie qui de Vicksburg doit pénétrer dans l’intérieur du Texas, et se continuera plus tard, à travers le vaste plateau appelé par les Espagnols Llanos estacados, jusqu’à San-Diego de Californie. C’est à ces voies de communication en partie achevées que Vicksburg doit d’être la ville la plus populeuse de l’état du Mississipi, car tout point de croisement pour les marchandises et les voyageurs devient un point d’entrepôt et de séjour, un centre de population. Natchez est la ville la plus ancienne de l’état du Mississipi. Dès leurs premières tentatives de colonisation, les Français construisirent un fort sur l’emplacement que la ville occupe aujourd’hui. Natchez devint bientôt la capitale du Mississipi moyen, mais depuis elle a beaucoup perdu de son importance relative. Cependant la position en est admirable. La ville occupe le sommet d’une falaise très escarpée que l’on gravit par une rampe pénible taillée dans le conglomérat rougeâtre. Du haut du rocher, planté d’arbres et disposé en promenade, on jouit d’une vue ravissante sur le Mississipi, qui déroule à travers la plaine ses longs méandres jaunâtres, et sur les champs de cannes, semés d’habitations et bornés au loin par un horizon de forêts sombres. La ville elle-même ressemble à ces watering-places d’Angleterre dont les maisons, éloignées les unes des autres, sont à demi ensevelies dans le feuillage. Quant aux environs, ils sont extrêmement pittoresques, et sur les rives du Mississipi, depuis les chutes de Saint-Antoine jusqu’à la Balize, on ne trouve point de site plus charmant. Les villas éparses çà et là sur les hauteurs, dans les bosquets de rosiers et d’azédarachs, sont toutes construites à l’italienne, et de vastes corridors y laissent pénétrer la fraîche brise du soir. A l’extrémité de tous les vallons, les ruisseaux plongent en magnifiques cascades dans de profondes et sauvages ravines graduellement affouillées par les pluies. Tout se réunit pour faire de Natchez un séjour enchanteur. C’est peut-être à ces avantages mêmes que la ville doit sa décadence : habitée seulement par des rentiers éloignés de leurs terres et non par la classe hardie et entreprenante des travailleurs américains, elle a vu peu à peu la vie l’abandonner. Chose inouïe, au lieu de faire construire de nouveaux chemins de fer, les habitans de Natchez ont mis aux enchères le seul tronçon qui les reliât avec l’intérieur! Les rails ont été vendus au quintal, et la voie n’est plus maintenant qu’un chemin vicinal boueux et coupé de fondrières. En Amérique, où la population se déplace si facilement, une ville peut sortir de terre dans l’espace de quelques années, mais elle peut de même y rentrer rapidement; aussi le sol des États-Unis est-il déjà parsemé d’innombrables ruines comme celui d’Europe. La fièvre jaune de 1855 a porté un nouveau coup à Natchez. À cette époque, on avait cependant pris les mesures nécessaires pour interrompre toute communication avec la Nouvelle-Orléans. Le drapeau jaune flottait sur les embarcadères, et les canons braqués du côté du fleuve menaçaient de couler les bateaux à vapeur et les barques qui auraient tenté d’aborder. Remontant au nord par la voie largement ouverte du Mississipi, les miasmes de mort n’en arrivèrent pas moins jusqu’à Natchez, et dans l’espace de quelques jours le quart de la population avait disparu. Natchez compte aujourd’hui 5,000 habitans. Les méandres et les deltas sont très nombreux sur le cours entier du Mississipi, mais nulle part ils ne se suivent avec une régularité plus constante que dans la partie inférieure du cours moyen. En certains endroits même, le vaste circuit que fait le Mississipi dans la plaine d’alluvions lui donne la forme d’un grand lac annulaire dont l’île centrale ne serait rattachée au continent que par une étroite langue de sable. Souvent, après un long détour de plusieurs lieues en suivant le fil du courant, les embarcations se retrouvent à une faible distance et en vue du point qu’elles ont quitté plusieurs heures auparavant. Ainsi le détour de Terrapin, en amont de Vicksburg, a 25 kilomètres de développement, tandis que l’isthme qui sépare les deux anses est large de 500 mètres tout au plus. Le détour de Palmyre est encore plus remarquable, puisque la largeur de l’isthme est de 400 mètres seulement, tandis que le circuit total du fleuve a 33 kilomètres de long. Cependant tout grand cours d’eau, obéissant à la force de pesanteur, tend à s’écouler vers l’Océan par la pente la plus rapide, et l’on peut se demander pourquoi le Mississipi, dont le courant est si fort et la masse liquide si prodigieuse, ne se creuse pas un lit parfaitement rectiligne depuis sa source jusqu’à son embouchure. En effet, si aucune circonstance particulière ne contrariait l’œuvre du Mississipi, il est évident qu’il se ferait un canal en ligne droite, afin d’atteindre son maximum de pente; mais il suffit d’un obstacle placé en travers du courant ou d’une impulsion latérale quelconque imprimée à la masse liquide pour faire dévier le fleuve à droite ou à gauche. La première déviation une fois obtenue et la première anse formée, le cours d’eau est forcément rejeté de détour en détour, et descend vers la mer par une succession de méandres égaux, car la loi de la réciprocité des anses n’est autre que la loi du pendule. Si la différence des terrains et la grande variété des couches n’y mettaient obstacle, un cours d’eau qui recevrait à son origine une impulsion latérale quelconque décrirait jusqu’à son embouchure une longue suite de courbes géométriquement égales; mais les couches de la rive sont diversement solubles et friables, de sorte que les anses s’arrondissent très inégalement. Quand la force du courant vient frapper le sommet d’une anse, l’eau déchire le terrain, délaie et dissout les particules solubles, entraîne le sable et le gravier; mais en même temps elle se brise contre l’obstacle qu’elle affouille et rejaillit en sens inverse sur le bord opposé, où elle déchire et fouille encore pour être de nouveau rejetée sur l’autre rive, où elle recommence ses travaux d’excavation. Tandis que le courant affouille alternativement chaque bord, les alluvions se déposent dans les parties les plus tranquilles et les moins profondes, c’est-à-dire à l’extrémité des pointes que la masse du courant évite par un long circuit. Ainsi un double travail s’opère toujours sur un même point du fleuve : au fond de l’anse, érosion; sur la pointe opposée, dépôt d’alluvions. Sur une même rive, le travail géologique du courant change à chaque détour; ici il emporte, plus bas il apporte, plus bas encore il emporte de nouveau, et ainsi jusqu’à la mer. Les alluvions, pendant leur grand voyage, opèrent incessamment un mouvement de zigzag et se promènent d’un bord à l’autre bord.

Quand la résistance opposée par le rivage à l’action du courant qui l’affouille est très forte, le fleuve, sans cesse rejeté, développe son arc de cercle au point de décrire une circonférence presque complète. Sur la même rive, l’anse supérieure et l’anse inférieure se creusent en sens inverse l’une de l’autre, le fleuve rétrécit constamment l’isthme ou cou qui rattache encore la péninsule aux plaines adjacentes; enfin l’isthme disparaît, les deux anses se rejoignent, et le méandre du fleuve devient une parfaite circonférence. Alors toute la masse des eaux se précipite en ligne droite le long de la pente rapide produite par la différence de niveau existant entre les deux anses qui viennent de se rejoindre, tandis que l’eau qui reste dans l’ancien lit y devient paresseuse et dormante. Les flots rapides et bourbeux du lit supérieur effleurent en passant la masse tranquille de l’ancien méandre; par suite de ce frottement, qui retarde leur vitesse, ils laissent tomber les débris terreux qu’ils tenaient en suspension, et c’est ainsi que se forment graduellement des levées de sable et d’argile entre l’ancien et le nouveau lit. Le méandre finit par n’avoir plus aucune communication avec le vrai courant du fleuve; ses eaux deviennent stagnantes, il se transforme en lac. Le nombre de ces lacs annulaires est très grand sur les deux rives du Mississipi; on dirait trois fleuves, dont l’un vivant et rapide roule ses eaux sans interruption de sa source à la mer, tandis que les deux autres, l’un à droite et l’autre à gauche, sont de vrais cadavres, dont les vertèbres éparses le long du fleuve vivant indiquent encore la place où se déroulaient leurs anneaux.

Depuis que les bords du Mississipi sont habités, c’est-à-dire depuis environ cent cinquante ans, trois vastes détours au moins sont devenus des lacs annulaires ou fausses rivières, et ne communiquent plus avec le courant que dans la saison des crues. La première coupure s’opéra vers le commencement du siècle dernier, lorsque les premiers colons français débarquaient en Louisiane. Le gouverneur Iberville eut l’honneur de débarrasser le nouveau canal des troncs d’arbres qui l’obstruaient, et donna à cette partie du fleuve le nom de Pointe-Coupée, qui lui reste encore. Une seconde coupure, connue sous le nom de Fer-à-Cheval (Horse-shoe cut-off), s’est formée d’elle-même, il y a une trentaine d’années, à quelque distance de l’embouchure de l’Arkansas; ce canal évite aux embarcations un détour de plus de 50 kilomètres. La troisième coupure, le Raccourci, doit en partie sa formation au travail de l’homme : à travers l’isthme, on creusa un simple fossé de 4 ou 5 mètres de large et de 2 mètres 1/2 de profondeur; on espérait bien que le Mississipi, dans sa première crue, se chargerait de s’excaver un lit à sa taille. En effet, six mois après, les eaux du Mississipi s’écoulaient par le nouveau tracé, et l’ancien lit était devenu une fausse rivière.

Il est évident qu’il serait bien facile d’aider le Mississipi à couper tous les isthmes qui l’empêchent de descendre directement vers la mer. Malheureusement cette rectification, qui serait très utile au commerce, créerait de grands dangers à l’agriculture. En effet, l’isthme peut être comparé à une écluse qui empêche les eaux du bief supérieur de se jeter dans le bief inférieur. Qu’on ouvre l’écluse, aussitôt l’eau baissera dans le bief d’amont, et le niveau du bief d’aval s’élèvera. Ne pouvant écouler à la fois toute cette masse d’eau qui lui arrive, il emportera ses digues à droite et à gauche, et couvrira les campagnes.

Il y a quelques années, des planteurs de Palmyre, dont les terres sans doute étaient situées en amont de l’isthme, firent creuser un simple fossé que le Mississipi n’aurait certainement pas tardé à choisir pour son véritable lit, au grand détriment des plantations d’aval; heureusement les habitans dont les propriétés étaient menacées entendirent parler de la terrible conspiration qui se préparait contre eux, et avant l’époque de la crue ils eurent encore le temps d’envoyer des travailleurs pour combler le fossé. Une masse d’eau comme celle du Mississipi, descendant tout d’un coup avec une pente de plus d’un mètre par un canal de 400 mètres de long, aurait pu causer d’effrayans désastres. Pour un temps, le malheur a été détourné; mais là comme ailleurs l’isthme peut se rompre subitement. Il ne faudrait rien moins que canaliser le fleuve dans toute sa longueur, depuis les chutes de Saint-Antoine jusqu’à la Balise, pour mettre d’accord tous les intérêts, ceux de l’agriculture et du commerce, ceux des habitans d’amont et des habitans d’aval : dans ce cas, la pente serait égale partout. Ce travail de canalisation est immense, mais non pas impossible, car il ne s’agit pour la science que de préparer la besogne au Mississipi lui-même, et d’obliger ce rude travailleur à se creuser son propre lit.

Un peu au-dessous de la petite ville de Fort-Adams, très gracieusement située sur une colline qui domine comme une citadelle un vaste détour du fleuve, un bras de la Rivière-Rouge, ainsi nommée à cause de la couleur de ses eaux, débouche dans le Mississipi. Vis-à-vis de cette embouchure, je fus un jour témoin d’une scène qui peint les Américains sous leurs plus tristes couleurs, mais qui heureusement n’eut aucune suite fâcheuse. Le bateau à vapeur la Princesse, sur lequel je me trouvais alors, remontait le fleuve avec une rapidité de quinze nœuds à l’heure. Un petit bateau, la Cérès, qui se trouvait à notre droite, mais bien en avant, se dirigeait vers l’embouchure de la Rivière-Rouge. Il fallait donc qu’elle passât devant nous ; mais le pilote compta sans doute trop sur la vitesse de son navire, et la Princesse n’était plus qu’à une centaine de mètres de la Cérès, quand celle-ci essaya de croiser l’axe de notre route. Le capitaine et les officiers du bateau menacé accoururent vers l’arrière, levant les bras au ciel, envoyant des supplications et des cris de fureur à notre pilote. De leur côté, tous les passagers de la Princesse étaient à l’avant, jouissant de la consternation et de l’effroi de ceux qui dans une minute peut-être se débattraient dans les flots ; pas une voix ne s’élevait pour crier au capitaine d’arrêter son navire. Il y avait à peine quelques mètres de distance entre le taille-lame de la Princesse et le tambour de la Cérès, quand notre capitaine, de l’air d’un homme qui a suffisamment savouré le désespoir d’autrui, fit négligemment un signe à son pilote. La Princesse avança encore pendant quelques secondes par suite de sa force d’impulsion, puis elle resta stationnaire et descendit enfin avec le courant. La Cérès était sauvée, et les passagers de la Princesse rentrèrent dans la grande salle en s’extasiant sur la générosité de leur capitaine.

Il est rare que deux bateaux à vapeur du Mississipi suivent la même direction sans lutter de vitesse, « tirer la course, » comme on dit en Louisiane. On a vu des capitaines, dans leur désir sauvage de sortir vainqueurs de la lutte, s’asseoir sur la soupape de sûreté et donner leurs ordres de ce siège improvisé. D’autres, furieux de se voir devancés, ont essayé de couler le navire ennemi, ou bien ont tiré des coups de pistolet sur le pilote qui le dirigeait. Ces courses occupent les loisirs des passagers pendant les longs voyages de huit, dix et quinze jours de la Nouvelle-Orléans à Saint-Louis ou à Cincinnati. La vie est si uniforme à bord et les spectacles qu’offrent les rivages du Mississipi se ressemblent tellement sur une longueur de plusieurs centaines de lieues, que la perspective d’un incident ou même d’un danger plaît à toutes les imaginations. Quand la « tire à la course » manque, on en est réduit à la promenade sur l’avant du bateau ou sur le hurricane-deck, terrasse bitumée couronnant les deux étages de cabines. De cette terrasse, située à une quinzaine de mètres au-dessus du fleuve, on jouit, le soir, d’une admirable vue sur les forêts de l’horizon et sur les eaux du Mississipi, qui reflètent dans leur sein les nuages empourprés de l’occident. La beauté de la nature a néanmoins peu d’attraits pour les Américains : aussi les repas sont-ils la grande occupation de la journée à bord des bateaux. À peine le gong a-t-il résonné pour convoquer au festin les deux ou trois cents passagers, que ceux-ci accourent comme des écoliers, attendent avec impatience que les dames soient assises, puis se ruent sur les plats, entassent devant eux les viandes et les pâtisseries, et mettent la table complètement au pillage. Après le repas, les dames retournent dans leur salon réservé, tandis que le sexe fort se dirige vers la table de jeu ou vers la buvette, et s’installe dans la tabagie pour digérer péniblement. Quand les passagers blancs se sont levés de table, les officiers du navire viennent manger à leur tour, puis les domestiques blancs, et enfin les esclaves. Bientôt après sonne l’heure d’un nouveau repas; le gong retentit une seconde fois, et, comme s’ils étaient à jeun, les passagers blancs reviennent avec un appétit formidable se précipiter à la curée. C’est ainsi que festins succèdent à festins, et la vaste table du bord est toujours servie.

Parfois aussi un incendie vient animer cette vie monotone. Il est extrêmement rare qu’un bateau à vapeur chargé de coton ne prenne pas feu une ou plusieurs fois pendant son voyage de descente. Les balles sont empilées tout autour des cabines jusqu’au-dessus du hurricane-deck ; les machines et les chaudières elles-mêmes sont tellement entourées de balles que les chauffeurs ont à peine la place nécessaire pour se mouvoir, et qu’il ne reste plus que deux ou trois pouces d’intervalle entre le fer chauffé au rouge et la matière inflammable; des jours ménagés entre les balles de distance en distance laissent échapper des bouffées d’une intolérable chaleur. Il suffit donc d’une simple étincelle pour causer un incendie prévu, que des pompes disposées d’avance aux endroits les plus dangereux doivent instantanément éteindre. Cependant, les statistiques le disent assez, on ne réussit pas toujours à étouffer les flammes, et depuis 1812, époque du lancement du premier bateau à vapeur sur le Mississipi, plus de quarante mille personnes ont trouvé la mort sur ce fleuve par des incendies, des chocs ou des explosions. La durée moyenne d’un bateau à vapeur n’est que de cinq ans.

A partir de Fort-Adams, on s’approche rapidement de ce qu’on pourrait appeler la zone maritime ou le delta du Mississipi. Le fleuve va se trouver en présence de la mer. C’est un nouvel ordre de phénomènes qui appelle ici l’attention du savant, et qui doit être examiné à part. Le Mississipi ne paraîtra pas moins grand dans sa rencontre avec l’Océan que dans sa longue course à travers les solitudes qui seront un jour les plus riches territoires du continent nord-américain.


ELISEE RECLUS.

  1. En 1858, le commerce du lac Michigan, concentré dans le port de Chicago, s’est élevé à la valeur de 1,155 millions de francs.
  2. On a pu voir au Salon de cette année un beau paysage peint par un artiste de New-York, et représentant un Coucher de soleil dans une prairie de l’Illinois.
  3. Les observations réitérées de M. Ellet faites à l’époque des crues ne laissent aucun doute à cet égard.
    A Cap-Girardeau, en amont de l’embouchure de l’Ohio, le Mississipi débite par seconde pendant la crue 28,082 mètres cubes d’eau.
    En aval de l’embouchure 33,506 —
    A Memphis 26,260 —
    En aval du confluent de la Rivière-Rouge 31,082 —
    A la Nouvelle-Orléans 27,260 — .
  4. Les bayous sont des canaux remplis d’une eau croupissante qui coule tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Ce terme n’est pas dérivé du mot français boyau, comme on le répète souvent en Louisiane; il est plutôt un diminutif de baie. En effet, c’est par les nombreuses baies qui frangent le delta mississipien que les Français ont d’abord pénétré dans l’intérieur et reconnu le réseau des petites baies, bayons ou bayous, qui coupent la plaine dans tous les sens.
  5. Les fausses rivières sont d’anciens lits abandonnés par le courant d’un fleuve ou d’une rivière et transformés en lacs d’eau dormante.