Le Mission Marchand et le cabinet Méline

Le Mission Marchand et le cabinet Méline
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 274-296).
LA MISSION MARCHAND
ET LE
CABINET MÉLINE

Il eût été malséant, nuisible peut-être au pays, de parler de la mission Marchand à l’époque où elle faisait l’objet des polémiques les plus vives et de négociations diplomatiques infiniment délicates. Le silence est le premier devoir des serviteurs de la chose publique, tant qu’une parole échappée de leur bouche peut gêner les évolutions jugées nécessaires par les ministres responsables ; ils n’ont aucun mérite à taire la vérité, s’ils ont conscience que, par-là encore, ils peuvent être utiles aux intérêts permanens dont ils ont eu un instant le dépôt.

Il n’en va plus de même aujourd’hui : les polémiques sont apaisées, les négociations sont closes. En rétablissant certains faits travestis par les ardeurs des partis, on ne s’expose plus à rien compromettre d’essentiel. En contribuant à fixer certains événemens, qui appartiennent déjà au domaine de l’histoire, on ne risque point de tomber dans de vaines récriminations ni de stériles querelles. Sans doute, le gouvernement n’a pas encore permis aux héros de la mission Marchand de faire entendre, sous l’égide des grandes sociétés scientifiques, le récit public de leur épopée, mais les considérations de personnes ou de politique intérieure y ont peut-être plus de part que le souci des difficultés extérieures. Ces difficultés sont désormais réglées. Elles ne peuvent renaître d’une étude exclusivement destinée à dire quel a été le rôle du pouvoir central dans un événement qui a retenu l’attention de l’univers politique tout entier. Et cette étude ne sera point oiseuse, si quelques lecteurs seulement y puisent la notion des lourdes charges qui pèsent sur le pouvoir et de l’énorme tâche qu’il y a, de notre temps, à vouloir mener une entreprise de longue haleine sur le terrain colonial.


I

C’est le 24 février 1896 que M. Guieysse, alors ministre des Colonies dans le cabinet Léon Bourgeois, signa les instructions qui ont conduit à Fachoda la mission Marchand. Il le fit avec l’adhésion préalable, sinon même à l’instigation du ministère des Affaires étrangères, et disposa les choses de manière que personnel et matériel fussent acheminés le plus rapidement possible vers le Congo français, point initial de la mission. Le départ eut lieu en trois échelons, aux dates des 25 avril, 10 et 25 mai, si bien que M. Marchand, son interprète, et quelques caisses de munitions restaient seuls à mettre en route au début de juin.

Y avait-il dans cette initiative l’un de ces « coups de tête » que l’on a si souvent, quoique bien à tort, reprochés à l’administration coloniale ? Le pavillon de Flore cherchait-il à mettre le quai d’Orsay en présence du fait accompli, pour l’obliger à rehausser le ton de ses négociations avec la Grande-Bretagne ? Celle-ci était-elle en droit d’accuser la France de se montrer à son égard injustement agressive, inopinément sournoise ? Notre gouvernement avait-il proportionné les moyens mis à la disposition de M. Marchand au but qu’il lui avait assigné ? Autant de questions posées par les polémiques de presse, auxquelles les débats parlementaires n’ont pas encore répondu.

On l’a dit déjà, mais il y faut insister : l’administration coloniale ne se décida, dans la circonstance, qu’à la requête de la diplomatie française. M. Marchand avait, dès septembre 1895, arrêté ses projets concernant le Bahr-el-Ghazal. Les difficultés et les risques d’une pareille entreprise retinrent l’attention et la décision des techniciens, sans parler même de la gêne financière où se rencontre toujours l’action coloniale, lorsqu’elle doit se faire sans éclat. Pour lever ces multiples objections, il ne fallut rien moins que l’extrême insistance du ministère des Affaires étrangères : il cherchait sans doute de ce côté un commencement de réparation aux déboires qu’il avait éprouvés en ne réussissant pas à empêcher les préparatifs de l’expédition de Dongola[1].

Cette conception se défendait d’elle-même. L’idée de traverser l’Afrique de l’Ouest à l’Est, tandis que M. Cecil Rhodes affichait l’ambition de la franchir du Sud au Nord, régnait en France depuis plusieurs années. On ne voulait pas que, maîtresse de fait en Égypte, de droit et de fait au Cap, l’Angleterre s’emparât de la totalité de la vallée du Nil. On s’était avisé qu’en prenant pied sur le cours moyen du grand fleuve africain, la France serait peut-être mieux à même de contrôler quelque jour la politique du Delta, qui laisse l’Europe, divisée contre elle-même, si fâcheusement indifférente. On se disait qu’en vue des grandes liquidations et des grands partages d’un avenir plus ou moins proche, il n’était point inutile de s’assurer de quelques objets d’échange, voire de quelques possessions supplémentaires pour lesquelles les plus pessimistes pouvaient rêver un avenir aussi brillant et aussi imprévu que celui que la volonté humaine, secondée par la science, a procuré aux « arpens de neige » du Canada et aux sables naguère stériles de nos Landes françaises. De là, en 1894, la campagne diplomatique victorieuse menée par le quai d’Orsay pour empêcher l’Angleterre d’instituer le roi Léopold, ou plus exactement l’Etat indépendant du Congo, comme « tampon » entre le Congo français et la rive gauche du Nil. De là, presque aussitôt après, le mandat donné à M. Liotard par M. Delcassé, lorsqu’il était au pavillon de Flore, de chercher par le Haut-Oubanghi une issue sur le Nil à nos possessions de l’Afrique centrale[2]. De là enfin, sous la pression des circonstances que l’on a rappelées plus haut, la pensée de renforcer M. Liotard, à l’heure précise où l’Angleterre semblait décidée à recommencer la conquête, une première fois avortée, du Soudan égyptien, et, tandis que le commissaire du Haut-Oubanghi poursuivrait son action dans la région où tant de succès avaient déjà couronné ses efforts, la résolution de lui donner un adjoint pour accomplir la même œuvre un peu plus au Nord, dans le Bahr-el-Ghazal.

Nul, au surplus, ne pouvait contester ni la bonne foi de la France, ni son droit strict d’en agir ainsi. Les incidens de 1894, marqués par le retrait final du bail consenti par la Grande-Bretagne au roi Léopold, étaient un premier et significatif avertissement que la République n’adhérerait point sans protestation ou compensation aux envahissemens de l’impérialisme britannique. Il y en eut d’autres, et tout aussi clairs. En 1895 notamment, quand le sous-secrétaire d’Etat du Foreign Office, sir Edward Grey, dans un discours public, fulmina une sorte de Quos ego contre ceux qui seraient assez audacieux pour s’approcher du Nil, M. Hanotaux ne se borna pas à relever, comme il convenait, ce discours à la tribune du Sénat[3] ; il obtint encore du chef de la diplomatie anglaise la déclaration expresse que « la question restait ouverte au débat[4]. » En décembre 1897 enfin, au cours des négociations suivies à Paris pour fixer les limites entre les deux puissances dans les territoires de la boucle du Niger, deux lettres échangées entre M. Hanotaux et l’ambassadeur anglais[5] constatèrent formellement que les réclamations réciproques relatives au Nil étaient de part et d’autre réservées, chacune des deux parties maintenant d’ailleurs ses positions antérieures.

Ainsi point d’improvisation hâtive et point de « coup d’épingle » inconsidéré dans la mission donnée à M. Marchand, mais, au contraire, la volonté réfléchie de persister dans un plan de conduite déjà ancien, et cela après avoir donné aux tiers intéressés tous les avis de principe compatibles avec la direction d’une affaire délicate, où personne assurément ne saurait exiger que rivaux ou ennemis soient officiellement informés de la mesure exacte de l’effort qu’il s’agit de fournir et de la date précise où l’objectif sera atteint.

Mais, a-t-on dit, quelle insanité que d’avoir exposé une troupe d’aussi minime importance, a plusieurs milliers de kilomètres de sa base de ravitaillement, à un conflit violent où, coupée de tout secours, elle ne pouvait manquer de succomber ! Quel inutile gaspillage d’héroïsme ! quel jeu tout à la fois enfantin et criminel, où l’honneur même du drapeau est follement engagé !… Certes, si pareille aberration eût pénétré, à un moment quelconque, l’esprit des ministres responsables de la mission Marchand, il n’y aurait point pour eux de sévérité suffisante dans les jugemens de l’histoire. Mais, outre qu’en février 1890, les Anglais étaient fort loin encore d’Omdurman et de Khartoum, voire même de Dongola, il est aisé de démontrer qu’à cette époque comme durant tout le cours de la mission, la perspective d’une lutte armée, fût-ce avec les derviches, était résolument écartée du programme assigné à M. Marchand. Témoin cet extrait des instructions initiales :

« Au mois de septembre dernier, vous avez soumis à mon prédécesseur le plan d’une mission que vous vous offriez à remplir dans le Haut-Oubanghi en vue d’étendre l’influence française jusqu’au Nil… Elle devait, dans votre pensée, remonter de Bali et, parvenue au Bahr-el-Haur, gagner de là le Bahr-el-GhazaI, puis atteindre le Nil-Blanc à Fachoda. Pendant cette marche à travers des pays à peu près inconnus encore, vous comptiez réussir à nouer, avec les bandes mahdistes qui tiennent le pays, des relations d’amitié ; grâce à cet appui, vous espériez parvenir sans encombre au terme de votre voyage, et créer à la France des titres indiscutables, pour le jour où serait fixé le sort de ces provinces. Il était bien entendu, d’ailleurs, que, laissant derrière vous la plus grande partie de vos forces, vous n’avanceriez au milieu des mahdistes qu’avec une troupe trop peu nombreuse pour les inquiéter, décidé à vous replier immédiatement si la mission rencontrait une hostilité marquée sur un point quelconque de sa route ; il était, en effet, dans votre projet d’éviter à tout prix un conflit et de n’agir que par les voies pacifiques… M. Liotard a fait connaître que nous étions, au mois d’août dernier, établis beaucoup plus solidement que ne pouvait le penser le pouvoir central sur la rive droite du M’Bormou… et qu’il avait l’intention de pousser en avant ses alliés indigènes, qui lui offraient de nous installer à Ziber, qui est la clef du Bahr-el-Ghazal… Alors que vous pensiez ne trouver sur les rives du M’Bormou que des populations indifférentes à notre action, hostiles même peut-être, nous y voyons des indigènes avec lesquels nous avons noué des relations d’amitié. Bien plus, vous comptiez vous appuyer exclusivement sur les mahdistes, et ces mêmes mahdistes sont les adversaires déclarés des chefs qui nous ont promis leur concours… Votre rôle sera donc particulièrement délicat : d’une part, nous ne pouvons ni ne devons cesser nos bonnes relations avec les sultans ; de l’autre, si nous voulons avoir chance de devancer le colonel Coiville sur le Nil, il faut aller de l’avant, et, pour ce faire, ménager les mahdistes. »

Et, dans une lettre du 24 mai à M. Liotard, on résumait ainsi cette politique : « Le département tient essentiellement à ce que nous évitions d’engager des hostilités avec les derviches ; notre œuvre de pénétration doit être toute pacifique et n’entraîner, autant que possible, aucun conflit avec les partisans du Mahdi. »

Ainsi, point de lutte armée avec personne, pas même avec les derviches : un essai de pénétration pacifique, délibérément soumis aux instructions et aux exemples de M. Liotard ; la retraite, plutôt que le combat ; la confiance que, par les procédés déjà expérimentés dans le Haut-Oubanghi, on parviendra au but, c’est-à-dire à Fachoda, confiance pleinement justifiée par l’événement ; mais l’ordre exprès, si les circonstances forcent à changer de méthode, de renoncer à toute marche en avant, plutôt que d’exposer vainement le drapeau. Et, pour exécuter ce programme, des moyens strictement proportionnés, assez exactement fixés cependant, puisque encore une fois ils ont permis d’accomplir la mission dans le délai prévu de trente mois. Quels moyens ? Ceux-là mêmes qu’avait demandés M. Marchand dès septembre 1895 : 14 Européens, moins de 200 convoyeurs soudanais, et 3 000 colis de vivres, munitions et pacotille. Payés comment ? de l’aveu de la commission du budget, mise dès le début dans le secret, sur les ressources locales, déjà fort obérées, du Congo français.

Telle a été, dans ses origines, la mission Marchand : suprême étape d’une politique suivie sans désemparer dans les dernières années ; décidée à l’instant où tout commandait de la lancer ; pourvue d’ordres qui précisaient nettement son caractère et son but ; munie, enfin, des instrumens nécessaires à son action. Si, par la suite, la politique générale a modifié la portée des résultats espérés, ces résultats n’en ont pas moins été acquis, et, à aucun moment, ni l’idée maîtresse n’a été modifiée, ni les moyens d’exécution refusés.


II

Quel était, à l’égard d’une pareille entreprise, le devoir du cabinet Méline, lorsque, à la fin d’avril 1896, il arriva aux affaires ? On a quelque peine à se figurer l’émoi qui n’eût pas manqué de s’emparer et du Parlement et de l’opinion, si les opérations engagées eussent été brusquement interrompues. Et pourquoi, sous quel prétexte, pour quel motif, apparent ou réel, l’eussent-elles été ? A quelles incohérences dernières ne serait point réduite la politique extérieure de la France, si chaque crise ministérielle impliquait un changement de système ? N’est-ce pas assez de constater chaque jour les progrès de l’anarchie administrative et de la stérilité législative, provoquées par de trop fréquentes mutations dans le personnel gouvernemental ? Faudrait-il donc que, pour rendre le mal plus difficilement curable, les mêmes ressauts se produisissent dans la gestion de nos intérêts permanens au dehors que dans le choix du personnel intérieur et dans la distribution des débits de tabac ? Le cabinet Méline n’avait aucune raison de condamner et de répudier l’initiative de ses prédécesseurs ; les mêmes considérations qui avaient dicté les instructions du 24 février subsistaient trois mois plus tard, non pas seulement dans leur intégrité première, mais, si l’on peut s’exprimer ainsi, avec une acuité nouvelle tirée des conflits que nous suscitait par ailleurs la puissance rivale à laquelle la mission Marchand avait mandat de faire échec[6]. Le devoir des nouveaux ministres était tout indiqué ; ils n’y faillirent point, s’appliquant avec persévérance, et à préciser autant qu’il était utile le caractère et la portée de l’œuvre de M. Marchand, et à en favoriser l’exécution à l’aide de toutes les ressources complémentaires dont l’expérience révélerait la nécessité.

La tâche n’était peut-être pas aussi aisée qu’on serait tenté de se l’imaginer. Tout d’abord, quiconque a touché, de près ou de loin, aux affaires coloniales, sait combien il est difficile d’obtenir du personnel, civil ou militaire, la coordination et la subordination désirables. Eloignés du pouvoir central au point de n’en plus sentir ni la direction ni l’autorité ; exaltés par la grandeur des travaux qui leur sont confiés et qu’ils sont enclins à s’exagérer par le bruit qui se fait autour de quelques-uns d’entre eux ; exaspérés et par les obstacles auxquels ils se heurtent et par les rigueurs des climats tropicaux ; énervés par de longues périodes d’isolement qui alternent avec un contact trop étroit de leurs collaborateurs les plus immédiats, les agens coloniaux se laissent souvent aller à des querelles et à des rivalités qui les frappent d’impuissance. Les questions de préséance sont parfois pires dans la brousse que dans les plus grandes cours, et l’incompatibilité d’humeurs y produit fréquemment l’indiscipline, sinon même le drame.

La complexité des intérêts en jeu dans le Haut-Oubanghi et le Bahr-el-Ghazal rendait le péril d’une semblable situation particulièrement redoutable. Aussi, le premier soin du nouveau titulaire du portefeuille des Colonies lut-il d’y parer dans la mesure du possible. En même temps qu’il conférait à M. Liotard le grade de gouverneur, il prenait donc un arrêté lui subordonnant expressément M. Marchand. Dans une dépêche du 28 juin au premier de ces agens, il s’efforçait, de délimiter les attributions de chacun ; il redisait, à la lumière des dernières informations parvenues de l’Afrique centrale au pavillon de Flore, ce que la France attendait d’eux :

« La mission dont est chargé M. le capitaine Marchand ne saurait être considérée comme une entreprise militaire. Ce n’est pas avec les forces nécessairement réduites dont nous disposons dans ces régions que la pensée de projets de conquête pourrait être un seul instant acceptée. Il s’agit, aujourd’hui surtout que les résultats en sont à si bon droit appréciés, de maintenir strictement la ligne politique que, depuis près de deux années, vous suivez avec persévérance et dont notre établissement dans le bassin du Nil doit être le couronnement…

« Ce caractère exclusivement pacifique que doit conserver l’œuvre entreprise, cette nécessité où nous sommes d’éviter de nous voir un jour aux prises avec des bandes très nombreuses et bien armées, nous obligent à établir sinon une alliance véritable, tout au moins de bons rapports avec les derviches. Il ne faut pas que les mahdistes, apprenant l’arrivée des Français dans ces régions, puissent confondre leur entreprise avec celles de leurs rivaux européens. Il importe de leur faire entendre que la France n’a contre eux aucun sentiment d’hostilité, qu’elle ne forme contre les populations du Soudan égyptien aucun projet d’agression, qu’elle désire au contraire voir s’affermir chez elles la paix intérieure et extérieure, afin de bénéficier un jour, dans l’intérêt de son commerce, du calme et de la prospérité du pays. C’est, du reste, le langage que vous teniez au Fégui Ahmed, avant même que cette politique se fût affirmée, en décembre 1895, ainsi qu’il résulte d’une des pièces jointes à votre rapport sur l’occupation de Tamboura. « Le Gouvernement de la France, écriviez-vous, n’a jamais eu affaire ni de près ni de loin aux derviches et je ne vois pas pour quelle raison ceux-ci seraient nos ennemis. » L’opinion que vous exprimiez de la sorte et qui se conciliait cependant avec votre politique à l’égard des chefs zandés ne doit pas davantage aujourd’hui, si elle inspire une action plus marquée de la France, faire obstacle à la consolidation, à l’affermissement de nos relations avec ces derniers. Vous devrez laisser entendre à ceux-ci qu’ils sont toujours assurés de notre protection et qu’un accord éventuel de la France avec les derviches, s’ils viennent à s’en inquiéter, ne peut que mettre fin à des déprédations dont ils ont été si souvent les victimes.

« Il est bien entendu du reste que vous aurez autorité sur tous les agens civils et militaires ; il en sera notamment ainsi de la mission de M. Marchand, qui est votre adjoint temporaire et auquel, s’il se trouve éloigné de vous, vous laisserez des ordres précis pour le service dont il aura la responsabilité directe. Il ne peut s’agir de questions d’amour-propre dans une situation aussi délicate que celle où vous vous trouverez tous, et je connais trop le patriotisme de tous ceux qui sont ou vont dans l’Oubanghi pour insister sur ce point. Ainsi coordonnés, les efforts des uns et des autres pourront assurer rapidement, je l’espère, le succès final de l’œuvre entreprise ; je sais qu’en ce qui vous concerne, vous ne négligerez rien pour l’obtenir. »

Hâtons-nous de dire, au grand honneur des hommes particulièrement visés par ces instructions, que cet appel fut entendu : aucune rivalité ni aucune dissidence n’éclata entre eux, durant plus de deux années de travaux et de souffrances ; et ils surent merveilleusement, quoique à distance l’un de l’autre, concerter leurs efforts pour le service du pays, sans jamais se départir de la ligne de conduite qui leur avait été tracée. Ils y avaient d’autant plus de mérite qu’une fois lancés dans le Centre-Afrique, leur action échappait à tout contrôle comme à toute correction : il ne fallait pas moins de six mois, en effet, pour qu’une lettre de M. Liotard parvînt au pavillon de Flore, ou qu’une dépêche ministérielle atteignît M. Marchand[7]. La force des choses les laissait libres de mal faire : ils ont toujours bien agi.

Mais, si les dissensions que de trop nombreuses expériences permettaient d’appréhender ne se sont pas produites dans les missions françaises du Nil, d’autres incidens, bien imprévus ceux-là, apportèrent de terribles entraves aux progrès de M. Marchand. Malgré les avis qu’elle avait reçus en temps utile pour préparer le service des transports de la côte à Brazzaville, l’administration du Congo français se trouva si notoirement inférieure à sa tâche, qu’aucun des convois ne put être acheminé dans les délais prescrits, et que M. Marchand, arrivé le dernier, alors que tous, ou presque tous ses colis eussent dû déjà se trouver sur le Haut-Congo, fut obligé d’assurer lui-même le service et la police de sa route de ravitaillement. Bien mieux : dans les premiers jours de 1897, sans que rien eût laissé soupçonner un tel état de choses, la même administration accusa par télégramme un déficit budgétaire si formidable, qu’il ne pouvait plus être question de pourvoir aux dépenses de la mission par les procédés financiers convenus avec la commission compétente de la Chambre.

Ce fut le rôle du ministre des Colonies d’obvier à ces lamentables accidens. En quelques semaines, il dut négocier avec le chemin de fer du Congo belge un accord permettant de dégager d’une partie des transports la route pédestre des porteurs du Congo français, et conclure avec une société française une convention assurant pour l’avenir un service régulier de portage. Puis il chercha de l’argent, ce qui n’est pas précisément aisé dans un système politique où l’on voudrait tout avoir sans jamais rien payer. Il fut assez heureux pour découvrir une autre colonie, qui laissait sur l’exercice un notable excédent de recettes ; plus heureux encore, quand le Parlement l’autorisa à employer cet excédent à combler la majeure partie du déficit du Congo. Quelques changemens de personnes, quelques réformes administratives de détail empêchèrent pour l’avenir le retour de semblables mécomptes. A dater de ce jour, on fut assuré que l’expédition des convois de la mission Marchand s’opérerait dans des conditions régulières. De fait, aucun retard ne survint plus de ce chef. On a dit et répété que, par une inexcusable incurie, la mission Marchand était restée sans ravitaillement en vivres et en munitions, sans relève en hommes : or, d’une part, elle a reçu de M. Liotard un cinquième des approvisionnemens existant au Haut-Oubanghi ; de l’autre, toutes ses demandes officielles de matériel et de personnel parvenues au département des Colonies ont été servies dans le plus bref délai, c’est-à-dire que les fournitures partaient de France dans les trois ou quatre semaines de l’arrivée de la commande ; parfois même, — ce fut le cas notamment pour les moyens de navigation, lesquels n’étaient pas prévus au programme primitif et qui lui permirent d’activer sa marche en utilisant les voies fluviales, — parfois même les fournitures étaient expédiées spontanément par une administration vigilante. On a dit et répété, — l’insinuation, cela est triste, s’est produite en haut lieu, — on a dit et répété que le motif déterminant du rappel de M. Marchand de Fachoda avait été le complet dénûment où l’avait laissé la susdite incurie de certains ministres. Or, au milieu d’août 1898, à Fachoda même, M. Marchand disposait, pour ses 213 rationnaires, de deux mois de vivres européens, de quatre mois de vivres indigènes et de 28 000 cartouches ; peu de jours après, le Faidherbe lui apportait une quantité égale de vivres et 100 000 cartouches. La preuve en est aux dossiers du ministère.

Ainsi se dissipent les légendes accréditées par les passions de parti ou par la pusillanimité des hommes qui, ne voulant pas assumer pour eux-mêmes la responsabilité de la politique qu’ils jugeaient, en 1898, nécessaire aux intérêts du pays, ont tenté de faire peser sur leurs prédécesseurs le poids de l’échec final. Assailli par de perpétuelles rumeurs de massacre de la mission Marchand ; sachant contre quels obstacles naturels l’émissaire de la France avait à lutter dans ces régions mal connues ; attendant avec une impatience extrême l’annonce de son arrivée à Fachoda, que la baisse prématurée des eaux du Bahr-el-Ghazal empêcha seule de se réaliser dès l’automne de 1897[8], le cabinet Méline ne cessa pas un seul jour de prêter à M. Marchand tout le concours qu’il lui devait. Il se préoccupa même — et c’est là sans doute la partie la plus ignorée de son rôle — de lui assurer de l’aide sur la rive droite du Nil.


III

Depuis que la France s’était établie à Obock et sur la côte des Somalis, ses relations avec l’Abyssinie n’avaient pas cessé d’être empreintes d’une très grande cordialité, sans avoir jamais encore cependant revêtu la forme d’une on tente expresse. La médiocrité des ressources financières mises par le Parlement à la disposition du gouverneur de Djibouti, — un demi-million par an en moyenne de 1887 à 1896, — ressources qui devaient pourvoir aux dépenses administratives proprement dites de notre établissement, ne laissait qu’une très petite marge aux frais divers qu’entraîne l’entretien de relations étroites avec un empire à la fois très divisé et très puissant. L’ignorance où l’on demeura longtemps, et, pour dire toute la vérité, jusqu’à l’issue de sa lutte victorieuse contre l’Italie, sur la force réelle de cet empire, sur les tendances de sa politique extérieure, sur son organisation interne et le jeu de ses partis, commandait de ne s’avancer qu’avec d’infinies précautions dans son intimité.

En réalité, en dehors du crédit que lui procuraient, auprès de populations ardemment chrétiennes, sa situation de protectrice des catholiques en Orient et des menus présens de pure courtoisie, la France ne disposait que d’une seule source d’influence auprès du négus Ménélik : Djibouti est l’unique et nécessaire débouché de l’Ethiopie sur la Mer-Rouge ; c’est par ce port, s’il ne voulait utiliser la voie anglaise de Zeilah, rendue très suspecte par les conditions générales de la politique européenne, que le négus était tenu d’acheminer les approvisionnemens nécessaires à ses services ; c’est par-là, en effet, que, durant le temps de paix, pénétrèrent en Abyssinie des quantités appréciables d’armes et de munitions. Mais cette situation, favorable dans le cours normal des choses, était plus gênante qu’utile dès que se déclarait l’état de guerre : contrainte par sa neutralité d’imposer au commerce des armes les défenses et restrictions prescrites par le droit des gens, la France inspirait à ses voisins d’Ethiopie, peu éclairés sur les obligations internationales, une défiance difficile à surmonter, dans le moment même où elle avait intérêt à se rapprocher d’eux.

Tel fut particulièrement le cas, lorsque l’Italie entreprit contre l’Abyssinie l’agression qui la conduisit au désastre d’Adoua (mars 1896). Les multiples incidens provoqués par le Quirinal au sujet du commerce des armes, incidens qui se prolongèrent et se répétèrent bien au-delà de la cessation des hostilités et jusqu’à la signature de la paix finale, se compliquèrent même d’une autre circonstance. Au mois de mars 1895, l’empereur Ménélik avait proposé à la France de renouveler, en le précisant et l’améliorant, le traité de commerce conclu en 1843 par le roi du Choa avec Louis-Philippe : les précisions à y introduire consistaient surtout, pour la France, à reconnaître l’indépendance de l’empire ; pour l’Abyssinie, à ne consentir aucune cession de territoire ni aucune diminution de sa souveraineté sans avoir pris l’avis préalable du gouvernement de la République ; pour toutes deux, à fixer les limites de leurs possessions respectives et à assurer réciproquement à leurs nationaux un traitement favorable au point de vue commercial. Or, la même réserve que le conflit italien imposait à la France en matière d’importations d’armemens lui interdisait de souscrire un pareil traité pendant la durée de la guerre. Le gouvernement français n’avait donc mis aucune hâte à continuer cette négociation : au printemps de 1896, les offres de Ménélik étaient restées sans réponse définitive, et l’on peut dire que, de ce fait encore, il y avait quelque refroidissement dans nos rapports avec l’Abyssinie.

La fin de la guerre italo-abyssine modifia cette situation à l’avantage de la France. Celle-ci n’avait plus aucun motif de retenir son adhésion au traité proposé par l’Abyssinie ; elle en avait beaucoup, au contraire, de la précipiter. Il était de toute évidence que le succès des armes de Ménélik allait faire bientôt de sa capitale Addis-Abbaba un centre d’intrigues diplomatiques des plus actives, et qu’Anglais, Italiens, Russes et Autrichiens même, comme l’événement l’a promptement prouvé, s’évertueraient à y exercer une influence prépondérante : l’intérêt de la France était de prendre rang avant tous autres et de s’assurer cette prépondérance par son désintéressement même. D’un autre côté, la perspective des mouvemens militaires projetés par les Anglais rendait désirable que, désormais rassuré sur la Mer-Rouge, Ménélik s’établît sur les territoires de la rive droite du Nil, que l’Abyssinie a toujours revendiqués comme siens. Enfin, il n’était pas indifférent que, si M. Marchand parvenait jamais à Fachoda, il trouvât en face de lui, sinon un appui effectif et des alliés véritables, du moins des hommes prévenus en sa faveur, prêts à l’assister et à le ravitailler.

L’un des premiers actes du cabinet Méline fut donc de reprendre les pourparlers suspendus depuis plus d’une année. Dès le 3 juin 1896, une lettre officielle, du Président de la République à l’empereur Ménélik, adhéra dans leur ensemble aux conditions de mars 1895 : « Nous acceptons bien volontiers, disait cette lettre, les propositions que Votre Majesté nous a faites, basées sur l’indépendance de l’empire, la volonté de n’accepter aucun protectorat et le maintien des relations qui existent entre les deux pays. Voisins de l’Ethiopie par nos possessions, nous ne souhaitons qu’une étroite entente et le développement de nos relations d’amitié et de commerce ; aussi voyons-nous avec grande satisfaction que Votre Majesté a décidé de considérer Djibouti comme le débouché officiel de son empire[9]. » Et, dans une lettre plus détaillée qui accompagnait ce premier document, M. Lagarde, gouverneur de Djibouti, alors en France, énumérait quelques modifications de pure forme à introduire dans le texte du traité, en même temps qu’il marquait l’utilité de conférer à bref délai avec un représentant attitré de Ménélick pour le règlement de divers points accessoires, notamment pour la délimitation des frontières communes.

Il ne suffisait pas, en effet, d’avoir échangé des papiers : l’action personnelle est de grande importance dans toute négociation, mais surtout lorsqu’il s’agit d’Etats qui, pour la première fois, en quelque sorte, entrent sur la scène diplomatique. Aussi M. Lagarde se prépara-t-il à rejoindre son poste. Les informations parvenues de diverses sources au département des Colonies montraient que les choses marchaient en Abyssinie beaucoup plus vite qu’on ne l’eût auguré quelques semaines auparavant : le Saint-Siège patronnait auprès du négus une mission autrichienne, dont personne ne connaissait exactement les intentions ; des agens russes, dont il était très malaisé de déterminer exactement le caractère plus ou moins officiel, promettaient à Ménélik et le protectorat moscovite pour les pèlerins abyssins à Jérusalem et des facilités particulières pour ouvrir, à Raheïtah ou ailleurs, sur la Mer-Rouge, un port purement éthiopien, avec les élémens d’une flotte de guerre ; on annonçait d’Angleterre le prochain départ d’une mission abondamment pourvue de cadeaux et d’argent, auprès de l’empereur ; quant à l’Italie, tandis qu’elle s’acharnait, même après les négociations de paix commencées, à protester contre tout trafic d’armes et de munitions de guerre par Djibouti, elle faisait ou laissait répandre le bruit à Entotto que l’arrêt total ou la restriction partielle de ce trafic était la meilleure preuve de la nonchalance de la France et de son dédain pour les intérêts de l’Ethiopie. Ces intrigues complexes n’étaient point sans effet à la cour du négus : aucun agent qualifié ne se trouvant auprès de lui pour commenter et interpréter les changemens de forme à introduire dans quelques dispositions de son projet de traité, il sembla, dans sa réponse du 27 août à la lettre du Président de la République, réclamer la détermina-lion d’une ligne de frontières incompatible avec nos intérêts, ou même, sous prétexte d’une expression plus « littéraire » à donner à la convention, ouvrir la porte à des modifications de fond. Mais, dans cette même réponse, parvenue à Paris à la fin d’octobre, Ménélik désignait le ras Makonneh, gouverneur de Harrar, pour négocier avec le représentant de la France les protocoles annexes de la convention principale. Par-là, il nous fournissait les moyens, soit de consolider, soit de perfectionner celle-ci. M. Lagarde quitta la France au milieu de décembre, avec les instructions de son gouvernement. « Ces pourparlers, lui disait-on après avoir énuméré les questions en suspens et indiqué les solutions à obtenir, ces pourparlers ayant pour but de préciser la portée de certaines clauses de la convention elle-même, il vous appartiendra d’en constater les résultats dans les conditions qui vous paraîtront le plus propres à prévenir tout malentendu ultérieur… Vous ne perdrez pas de vue l’intérêt que nous avons à consolider les liens d’amitié qui nous unissent au négus et vous ne négligerez rien pour développer notre influence en Abyssinie. » Et ailleurs, dans une note plus confidentielle : « J’ai mis à votre disposition, sur le solde du crédit des missions, une somme importante destinée à favoriser l’expansion de notre influence pacifique dans l’empire. Dans ma pensée, ces fonds doivent être principalement affectés à l’exploration des régions du Sobat et de la rive droite du Nil, et à l’établissement de relations amicales avec les populations qui les habitent. Je n’ai pas besoin d’insister sur le haut intérêt politique qui s’attache à la réussite de ces projets et sur le secours que la mission du Haut-Oubanghi pourrait en recevoir, si les missions qu’il s’agit d’organiser parvenaient à lui faire tenir soit des correspondances, soit des approvisionnemens. M. Clochette, qui est déjà favorablement connu des autorités abyssines[10], devra être mis en route dans le plus bref délai possible. Il sera suivi de près par M. Bonvalot, qui quittera Paris à la fin de janvier… Sans vous immiscer dans la direction effective de ces missions, vous voudrez bien leur prêter une aide efficace. Le gouvernement attache une importance toute spéciale à ce que, dès cette année, ces deux explorateurs puissent, en combinant leurs mouvemens, paraître sur la rive droite du Nil. »

On ne se contentait donc point d’ébaucher en Ethiopie une œuvre purement politique et dont l’avenir seul pourrait révéler la valeur ; on poursuivait encore un objet plus immédiat : fournir un appoint moral et un appui matériel à la mission Marchand, soit par le concours des Abyssins eux-mêmes, soit par l’assistance rapide des vaillans Français disposés à marcher vers les marécages de la rive droite du Nil.


IV

La mission de M. Lagarde eut un plein succès. Son arrivée à Harrar, le 23 janvier 1897, fut marquée par des manifestations publiques particulièrement cordiales et un échange de télégrammes sympathiques entre le ras Makonnen et le gouvernement français. Les pourparlers commencèrent aussitôt, et, dès le 27, les signatures furent données à la convention principale avec fixation de la frontière de nos établissemens de Djibouti à un point intermédiaire entre celui que la France avait d’abord réclamé et celui qu’avait demandé l’Abyssinie. M. Lagarde fut autorisé à poursuivre sa route jusqu’auprès de l’empereur Ménélik lui-même. Il n’était que temps : la mission anglaise de M. Rennel Rodd le suivait de près, ayant, disait-on, pour instructions d’obtenir du négus, au prix même de cessions territoriales chez les Somalis, sa neutralité bienveillante ou son concours actif contre le Mahdi. Si ce plan venait à se réaliser, c’en était fait de toute tentative de politique européenne sur le Haut-Nil, l’indépendance même de l’Ethiopie risquait d’être compromise, puisque l’empire serait enveloppé de toutes parts, sauf du côté de Djibouti, par des colonies ou protectorats britanniques.

M. Lagarde atteignit Addis-Abbaba dans les premiers jours de mars. Il y rencontra le même et chaleureux accueil qu’à Harrar. Il eut avec Ménélik de fréquens entretiens, où l’intelligence et la prudence du souverain éthiopien se révélèrent. L’empereur avait une politique très personnelle, qu’il savait merveilleusement soustraire aux influences variées et contraires qui cherchaient à s’exercer sur lui. Il était parfaitement résolu à revendiquer comme frontière occidentale le Nil entre le 5e et le 14e degré de latitude nord, décidé à en prendre possession effective en y installant des postes, mais soucieux aussi de ne point s’exposer, par des démarches précipitées et publiques, à des réclamations pressantes ou brutales de la Grande-Bretagne. Bref, la perspective de rencontrer des amis français sur la rive gauche tandis qu’il pousserait ses avant-gardes sur la droite lui souriait fort, à la condition expresse qu’on lui donnerait toutes garanties complémentaires du respect, d’ailleurs très réel, que l’on professait pour l’indépendance de son empire. A cet égard, l’afflux peut-être excessif d’Européens sur ses territoires[11] n’était pas sans éveiller quelques soupçons dans son entourage : la nation éthiopienne ne demandait pas mieux que d’entrer dans le cycle européen, au point de vue diplomatique ; elle en sentait même l’impérieuse nécessité, après ses mésaventures avec l’Italie ; mais elle entendait rester elle-même, et tout ce qui semblait tendre à la violenter lui portait légitimement ombrage.

Le représentant de la France n’eut pas trop de peine à dissiper les malentendus que d’ingénieux adversaires de notre influence, puissamment « éclairés » par les moyens d’insinuation et de propagande usités en pareil cas dans la diplomatie européenne, avaient cherché à créer sur nos véritables intentions. Il fit valoir le caractère principalement scientifique, et en tout cas très éphémère, des missions Clochette et Bonvalot[12]. Il obtint pour elles les autorisations de passage nécessaires vers la vallée du Sobat. Puis, le terrain une fois débroussaillé, la confiance rendue et les assurances utiles données à qui de droit, la question essentielle fut abordée. Sur les idées mêmes exposées par l’empereur Ménélik dans les premiers entretiens, une fois dégagées de préoccupations accessoires, il était aisé de s’entendre. On s’entendit, en effet : le 20 mars, l’accord était complet et formel.

Dès lors, la présence de M. Lagarde à Addis-Abbaba n’avait plus d’intérêt ; il pouvait laisser le champ libre à la mission anglaise, sauf à revenir plus tard ; il valait même mieux qu’il ne se rencontrât pas avec M. Rodd, dont le luxe et les largesses pourraient peut-être prêter à des comparaisons désobligeantes pour la France. Il quitta le 1er avril la capitale éthiopienne ; il mit M. Bonvalot, qu’il croisa sur sa route de retour, au courant de la situation générale des affaires, et arriva à Paris au milieu de mai, laissant derrière lui une situation politique que ni les efforts des Anglais ni ceux des Italiens ne réussirent à entamer.

Malheureusement, si l’on peut souvent se rendre maître du terrain diplomatique en y employant les moyens adéquats, il n’en va pas de même dans la lutte qu’il faut parfois livrer aux forces de la nature. Conformément aux ordres reçus, M. Clochette était parti par le nord-ouest pour les vallées du Sobat et du Nil, sans traverser les massifs montagneux de l’Abyssinie centrale. De son côté, M. Bonvalot, arrivé à Addis-Abbaba quelques jours après le départ de M. Lagarde, avait été encouragé par le négus et obtint de lui des animaux de bât et des convoyeurs. En juin, il rentrait en France, confiant à son second, M. de Bonchamp, l’exécution et la direction de la mission vers le Nil, qu’il avait organisée[13]. Quelques semaines plus tard, M. Clochette, déjà fort éprouvé par un long séjour en Abyssinie, fut mortellement atteint par les rigueurs du climat, et son escorte, liée par contrat personnel envers lui, faisait, selon la coutume nègre, les plus grandes difficultés pour se laisser ranger sous un nouveau chef, M. de Bonchamp. Celui-ci, à mesure qu’il s’éloignait des hauts plateaux pour s’avancer dans les plaines torrides et les marais, voyait chevaux ou mulets périr et convoyeurs succomber à la fièvre ; il dut par deux fois s’arrêter pour rallier ou renouveler son monde et remonter son convoi, abandonner une partie de ses bagages pour alléger sa marche, et, malgré des prodiges d’énergie, renoncer, au début de 1898, à atteindre Nasser, sur le Sobat, pour rentrer, épuisé de fatigue, au Choa[14].

Même échec pour les Abyssins eux-mêmes : les ardeurs du soleil et les pestilences de la rive droite du Nil sont peut-être plus inclémentes encore aux montagnards d’Éthiopie qu’aux Européens : les nombreux et importans corps de troupes envoyés, successivement, par Ménélik sur divers points de la région occidentale de son empire pour en prendre possession, virent, eux aussi, fondre leurs effectifs en hommes et animaux sans pouvoir avancer jusqu’au terme qui leur avait été assigné. Sur les deux rives du Nil, la nature avait donc travaillé contre les efforts combinés de la politique française : à gauche, l’ouverture prématurée de la saison sèche et la baisse des eaux du Bahr-el-Ghazal n’avaient pas permis au Faidherbe d’aller planter le drapeau tricolore à Fachoda dès l’automne de 1897 ; à droite, le paludisme avait rendu les trois cents lieues qui séparent la Mer-Rouge du Nil plus infranchissables que les sept cents parcourues par M. Marchand en venant du Congo.

Dans l’intervalle, M. Lagarde, qui était revenu à Addis-Abbaba pour y déjouer quelques manœuvres rivales, avait recueilli les informations les plus fâcheuses sur les dispositions des derviches : très désireux d’avoir de bons rapports avec Ménélik, ils se refusaient cependant à écouter ses sollicitations réitérées de faire bon accueil aux « blancs qui pourraient venir de l’Ouest ; » exaspérés par leur lutte contre les Anglais, ils englobaient dans une même haine les Européens de toutes origines et annonçaient l’intention de massacrer quiconque d’entre eux s’approcherait de leurs parages[15]. Ces renseignemens transmis « par la voie rapide » à M. Marchand, à la fin de décembre 1897, durent parvenir à destination en mai ou juin de l’année suivante. Ils étaient accompagnés de l’ordre donné à M. Liotard de diriger vers le Nord tout ce qu’il aurait de soldats disponibles, pour fournir un point d’appui éventuel, en cas d’attaque des derviches, à la mission de Fachoda. Peu de jours après, on renouvelait et à M. Marchand et à M. Liotard, « en vue des revendications ultérieures d’autres puissances, » la recommandation de passer le plus de traités possible avec les chefs de tribus, de manière à constituer une série ininterrompue de protectorats dans le Bahr-el-Ghazal et sur la rive gauche du Nil.

Ce furent les dernières instructions utiles données par le cabinet Méline : aucune lettre, aucun télégramme n’avait plus le temps matériel d’atteindre les intéressés avant que se jouât définitivement sur le Haut-Nil la partie engagée depuis 1893 ; aucun secours à plus forte raison ne pouvait être envoyé de France ; aucun crédit n’était plus disponible, et, ajoutons-le, le Parlement et l’opinion étaient trop surmenés alors par d’autres préoccupations pour qu’il eût été possible, si même cela eût été désirable, d’appeler et de fixer leur attention sur les graves intérêts qui se débattaient là-bas. Il n’y avait plus qu’à attendre, non pas le sort des combats, car tout avait été fait pour qu’il n’y eût pas combat, mais l’issue du conflit engagé entre une poignée de Français héroïques et les forces mêmes de la nature.


V

L’heure n’a pas sonné encore où l’on sera à même de discuter, avec pièces à l’appui, si des fruits auraient pu être tirés d’aussi persévérans efforts, moins amers que ceux recueillis à la fin de 1898. Fût-elle sonnée que ce ne serait point le lieu de le faire, la présente étude n’ayant d’autre objet que de déterminer des faits incontestables et d’assigner à chacun des artisans de cette œuvre les responsabilités qui lui reviennent. Mais l’étude resterait incomplète s’il n’était dit un mot d’un dernier reproche adressé aux ministres de 1896-1898.

Les plus indulgens, ou les plus insidieux, ont allégué que la conception se justifiait, en effet, et que l’exécution avait été suivie avec une sollicitude suffisante, mais que, devant prévoir l’immense retentissement qu’aurait l’occupation de Fachoda, si elle venait jamais à se réaliser, la plus élémentaire prudence commandait à ces ministres d’y préparer l’opinion européenne, voire d’en faire l’objet de négociations préalables, avant que ne se produisît sur le Nil l’espèce de corps à corps moral entre M. Marchand et le sirdar Kitchener.

Mais, tout d’abord, l’Angleterre ignorait-elle nos visées ou nos prétentions, comme il plaira de les nommer ? Assurément non. On l’a vu par les nombreux incidens d’ordre diplomatique qui ont précédé ou accompagné la marche de la mission Marchand. On en trouve la preuve irréfragable dans la manière même dont la Grande-Bretagne régla ses progrès vers le Soudan égyptien : s’arrêtant à Dongola en septembre 1896, à Berber un an plus tard, elle laissa passer une année encore avant de faire un nouveau bond jusqu’à Khartoum, comme si elle attendait pour avancer que notre propre pénétration dans le Bahr-el-Ghazal se fût étendue. Nous a-t-elle jamais signifié officiellement sa volonté d’aller jusqu’au bout de son entreprise ? Ce fut précisément le contraire, puisque, dans la seule occasion où un personnage semi-officiel s’exprima publiquement dans ce sens, le chef attitré du Foreign Office eut grand soin d’atténuer, au point de l’émasculer entièrement, le langage qui avait été tenu. Mais, allons plus loin, admettons qu’elle l’ait jamais fait ou seulement qu’elle ait entendu le faire : quel compte en fallait-il tenir ? Etait-il écrit quelque part au livre des destins qu’aucun accident ne surviendrait dans sa politique générale, qu’elle n’éprouverait point quelque contrariété, au Transvaal ou ailleurs, qui l’empêcherait de donner suite à ses projets ? Quelle entreprise serait jamais entamée, si la seule éventualité d’une difficulté ou d’une contestation suffisait à la paralyser ? Au surplus, au point de vue du droit littéral, quelle qualité l’Angleterre avait-elle pour nous interdire l’accès de territoires théoriquement placés sous la domination de l’Egypte et partant sous la suzeraineté de la Turquie ? Au point de vue du fait, ou, si l’on préfère, du droit africain, quelle autre règle a-t-on jamais suivie dans le continent noir, comme base de tractations et d’échanges, que celle du premier occupant ? Or, premier occupant, il s’en fallut de peu, on le sait, que nous ne l’ayons été dès 1897, c’est-à-dire huit grands mois avant que le sirdar Kitchener eût quitté ses quartiers d’hiver pour s’emparer de Khartoum. Premier occupant, nous l’avons été en réalité, car lorsque le pavillon britannique s’est présenté à Fachoda, le drapeau tricolore y flottait déjà depuis quelques semaines.

Arguties juridiques, querelles de procureur, que tout cela, dira-t-on : si elles sont bonnes pour la discussion d’intérêts médiocres, elles sont indignes de deux grands pays lorsque les passions nationales les plus ardentes risquent d’être allumées. D’accord, quoique dans les œuvres humaines il soit toujours prudent de réserver une part à la chance, et une autre au droit. Mais, si l’opportunité, si les considérations supérieures commandaient à la France de saisir l’Angleterre du débat avant que Français et Anglais fussent exposés à se heurter sur le cours du Nil, — on sait d’ailleurs de quelle façon courtoise, — à quel moment précis convenait-il de le faire ? Pour en juger, une vue plus générale des choses est nécessaire.

La question du Nil ou de l’Egypte n’était ni la seule ni la plus aiguë des questions pendantes entre l’Angleterre et la France ; la mission Marchand n’était point un fait isolé dans les rapports coloniaux des deux puissances rivales, mais un unique anneau d’une longue chaîne de conflits. De ces conflits il avait été dressé un inventaire par les ministres compétens, lors de la formation du cabinet Méline, et la liste avait été faite, par ordre d’urgence, de ceux qu’il importait de résoudre : Madagascar, où les consuls, les missionnaires et les négocians britanniques s’accommodaient mal d’être relégués à l’arrière-plan par le fait de notre prise de possession ; la Tunisie, où, après quinze années d’occupation, l’on n’avait pas encore réussi à affranchir notre commerce de certaines conventions perpétuelles qui liaient la Régence à la Grande-Bretagne, à l’Italie, et à d’autres ; la boucle du Niger, où, depuis l’évacuation d’Arenberg, les missions anglaises sillonnaient la région pour couper nos colonies côtières de leur hinterland et empêcher leur jonction avec le Soudan français ; l’Egypte, enfin, dont on ne pouvait utilement parler qu’après avoir provoqué quelque groupement européen. Et, après avoir dressé l’inventaire, les ministres se mirent à l’œuvre : résolue dès 1896, la question de Madagascar ; résolu en 1897, l’affranchissement commercial de la Tunisie ; commencées en 1897, les négociations relatives à la boucle du Niger, mais prolongées par la perspective d’incessantes crises intérieures qui laissaient peu d’autorité au gouvernement français pour faire valoir ses droits, et terminées seulement le 14 juin 1898.

Convenait-il de mêler tous ces problèmes, d’y ajouter l’Egypte, et de tenter une vaste liquidation ? C’est une détestable méthode diplomatique que de ne point isoler les questions les unes des autres, et de s’exposer, pour une mince satisfaction obtenue sur un point, à ce qu’on vous arrache à l’autre bout du monde une compensation supérieure ; détestable surtout avec les Anglais, qui sont d’avisés commerçans et dont, dans les marchés d’ensemble, le flegme hautain et la stabilité de vues ont trop facilement raison de notre impressionnabilité. On résolut donc de scinder, de sérier les négociations ; le procédé réussit partout, puisque partout on sut acquérir l’essentiel. Il n’avait qu’un inconvénient, et ce fut le Nil qui en pâtit : les pourparlers au sujet du Niger, où, — l’on ne s’en souvient guère, mais cela est vrai pourtant, — l’Angleterre fit à peu près autant de bruit et de menaces que pour Fachoda, ces pourparlers durèrent tout un semestre ; quand ils furent conclus, il était trop tard pour parler de l’Egypte et du Nil. Trop tard pour qui ? Pour la France non pas ; mais pour le cabinet Méline, qui, dès le lendemain, était amené à quitter ta direction des affaires publiques.

« L’occasion, dit un proverbe arabe, est une femme chauve. » L’occasion s’est-elle, en effet, présentée dans le court intervalle qui sépara la retraite du cabinet Méline de l’arrivée à Fachoda ? On le saura tôt ou tard. Toujours est-il qu’avant le 14 juin, la France ne pouvait parler officiellement du Nil sans compromettre ses intérêts les plus immédiats en d’autres contrées, et ce n’est pas le moindre accident survenu à cette belle entreprise de la mission Marchand, si soigneusement conçue dans son but, si minutieusement prévue dans ses moyens, si rigoureusement exécutée dans ses délais, qu’un retard inopiné, survenu dans une négociation qui lui était étrangère, l’ait, par contre-coup, frappée de stérilité.


ANDRE LEBON.

  1. On sait que, quelques semaines auparavant, l’Angleterre avait émis la prétention de faire payer par la caisse de la Dette égyptienne les frais de cette expédition. La France agit en sorte que la caisse demeurât fermée pour cet usage, mais l’Angleterre fit les avances nécessaires.
  2. M. Delcassé a toujours revendiqué avec raison la paternité des instructions données à M. Liotard. Voyez notamment le Livre jaune de 1898, p. 18, 23, 24.
  3. Séance du 5 avril.
  4. « Quant au fond des choses, dit lord Kimberley dans un document officiel que l’on retrouvera quelques jours aux archives, ce que sir Ed. Grey avait dit du cours du Nil ne devait pas être considéré comme équivalent à une prise de possession ; ses affirmations représentaient seulement la thèse, la prétention de l’Angleterre. Cette thèse, cette prétention étaient combattues par la France, qui restait libre de ne pas l’accepter et qui, en les contredisant, maintiendrait sa position antérieure. La question restait donc ouverte au débat. »
  5. Livre jaune, p. 2 et 3.
  6. Les événemens de Madagascar, les multiples incidens de la boucle du Niger, sont encore présens à toutes les mémoires.
  7. Les publicités qui raisonnent sur les affaires coloniales ne tiennent presque jamais compte de cette question, pourtant capitale, des moyens de communication. Le dernier renfort envoyé à M. Marchand, parti de France à la fin d’octobre 1897, ne l’a rejoint qu’en août 1898. Quel n’est pas l’état d’esprit d’un ministre qui, répondant à des informations vieilles d’un semestre, sait que les réflexions qu’elles lui suggèrent parviendront six mois plus tard encore à destination !
  8. Le 23 août 1897, M. Marchand écrivait de Diabère une lettre dont le télégraphe du Congo transmit ainsi la substance à Paris : « Le Faidherbe est arrivé en bon état… Quand vous lirez ceci, il aura porté, à l’allure de 14 nœuds, le pavillon au Nil, là où il doit être porté. » Qui soutiendra que le problème de 1898 eût été le même, si M. Marchand Tût parvenu à Fachoda huit mois avant que le sirdar Kitchener n’occupât Khartoum ?
  9. Sur ce dernier point, on sait qu’à la date du 26 octobre 1896, Ménélik concéda à un Français, M. Chefnenx, la concession d’une voie ferrée, aujourd’hui en construction, et qui doit relier Djibouti à Harrar.
  10. Il séjournait en Ethiopie depuis plusieurs années et s’y trouvait au moment où ces lettres étaient écrites.
  11. En dehors des missions diplomatiques officielles, de M. Clochette et de M. Bonvalot avec leur suite, deux Russes, MM. Léontieff et Babicheff, le prince Henri d’Orléans, d’autres encore, d’importance moindre, étaient en cours de voyage pour parcourir l’Abyssinie.
  12. C’était en effet des travaux ethnographiques et géographiques que ce dernier avait été chargé de faire par le ministre de l’Instruction publique. Le ministre des Colonies n’était intervenu que subsidiairement par la lettre suivante, du 17 janvier, à M. Bonvalot : « Je verrai avec plaisir que vous cherchiez à intéresser le négus à vos projets et que vous parveniez à gagner sa confiance, tout en vous abstenant avec soin de conversations d’ordre politique… Je vous prie notamment d’étudier la question de savoir dans quelles conditions des communications régulières pourraient s’établir entre la vallée du Nil et la côte somali, et s’il serait possible d’assurer par l’Afrique orientale le ravitaillement de nos possessions de l’Oubanghi. »
  13. M. Bonvalot rapporta d’Abyssinie l’impression qu’il serait désirable que plusieurs canonnières démontables fussent acheminées sur le Nil par la voie de Djibouti. Les crédits manquaient pour engager une aussi forte dépense ; le temps matériel même faisait défaut pour obtenir que les canonnières fussent livrées et expédiées dans les délais utiles. Eût-on possédé l’argent et les embarcations, comment et en combien de temps eût-on réussi à les transporter sur le Nil ? Les pertes de colis dans les caravanes, ordinaires ou officielles, étaient incessantes ; les obstacles devant lesquels se brisa l’énergie de MM. Clochette et de Bonchamp eussent été bien pires pour un matériel aussi considérable. D’ailleurs, à ce moment même, le Faidherbe naviguait sur le Bahr-el-Ghazal et se dirigeait vers le Nil. Comme il s’agissait, non pas de constituer une force militaire réelle, mais de montrer le pavillon à titre de démonstration pacifique et de prise de possession théorique, le but essentiel était d’ores et déjà atteint, sans qu’il fût besoin de recourir aux procédés coûteux et aléatoires préconisés par M. Bonvalot.
  14. On ne le sut à Paris qu’à la mi-avril.
  15. Au début de 1898, ces dispositions s’améliorèrent sous l’action du besoin où étaient les derviches d’envoyer paître leurs troupeaux sur les plateaux éthiopiens.