Le Misanthrope et l’Auvergnat
LE
MISANTHROPE ET L’AUVERGNAT
COMÉDIE
EN UN ACTE, MÊLÉE DE COUPLETS
représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 10 août 1852.
COLLABORATEURS : MM. LUBIZE ET SIRAUDIN
Acteurs, qui ont créé les rôles.
Chiffonnet, rentier : MM. Sainville
Machavoine, Auvergnat, porteur d’eau : Brasseur
Coquenard, ami de Chiffonnet : Lhéritier
Madame Coquenard : Mmes Pauline
Prunette : Dupuis
Invités, deux domestiques, personnages muets.
Scène première
Vous n’y êtes pour personne ! bien ! monsieur !… (Au public.) En voilà un bourgeois sauvage et désagréable !… Ordinairement les vieux garçons… c’est un tas de farceurs… Mais celui-là, il vit tout seul, dans des endroits noirs, comme un colimaçon !… Dans ce moment, il se rase… en se rasant, il se coupe… et, pour arrêter le sang, il cherche des toiles d’araignée… il n’en trouve pas, et alors il bougonne… Ah ! et puis il a encore un autre tic… quand il a fini sa barbe… il va se recoucher. Il se lève tard, très tard, afin, dit-il, de contempler moins longtemps ses semblables… Tiens, à propos de semblables… j’ai oublié d’acheter du mouron pour le serin à Monsieur… Le seul être qu’il aime ici-bas… Je vais lui donner du sucre… (Elle prend un morceau de sucre et le donne au serin, dans la cage appendue près de la fenêtre.) Tiens… petit !… petit !… (On sonne.) Ah ! c’est lui… il sonne… (Nouveau coup de sonnette très violent.) Il grince… Je reconnais ça à la sonnette… Ma foi !… gare la sauce !… je me sauve !…
Elle sort.
Scène II
La scène reste un moment vide. Chiffonnet paraît à gauche. Il a une bande de taffetas d’Angleterre sur la figure, tient un rasoir à la main et porte un pet-en-l’air. Il est sombre, et s’avance jusque sur la rampe sans parler.
Mon coutelier m’a dit que ce rasoir couperait… et ce rasoir ne coupe pas !… (Avec amertume.) Et l’on veut que j’aime le genre humain ! Pitié ! pitié ! Oh ! les hommes !… je les ai dans le nez !… Oui, tout en ce monde n’est que mensonge, vol et fourberie ! Exemple : hier, je sors… à trois pas de chez moi, on me fait mon mouchoir… J’entre dans un magasin pour en acheter un autre… Il y avait écrit sur la devanture : English spoken… et on ne parlait que français ! (Avec amertume.) Pitié ! pitié !… Il y avait écrit : "Prix fixe…" Je marchande… et on me diminue neuf sous !… Infamie !… Je paye… et on me rend… quoi ? une pièce de quatre sous pour une de cinq !… Et l’on veut que j’aime le genre humain… non ! non !… non !… Tout n’est que mensonge, vol et fourberie !… Aussi, j’ai conçu un vaste dessein… J’ai des amis, des canailles d’amis qui, sous prétexte que c’est aujourd’hui ma fête, vont venir m’offrir leurs vœux menteurs. Je leur ménage une petite surprise… un raout… une petite fête Louis XV, avec des gâteaux de l’époque et des rafraîchissements frelatés, comme leurs compliments. Je leur servirai des riz au lait sans lait… et sans riz !… À minuit, je monte sur un fauteuil et je leur crie : "Vous êtes tous des gueux ! j’ai assez de vos grimaces ! fichez-moi le camp !…" Et, quand ils seront partis, je brûlerai du vinaigre !!! (Grelottant.) Brrr !… je me refroidis dans ce costume… J’ai mal dormi… J’ai fait des rêves atroces… j’ai rêvé que j’embrassais un notaire et trois avoués !… Pouah !… (Ouvrant son sucrier.) C’est la bile qui me tourmente. (Renversant les morceaux de sucre sur la table.) Ah !… je reconnais bien là les enfants des hommes… J’en ai laissé cinq morceaux et je n’en retrouve plus que quatre !… Où est le cinquième ?… Avec mon portefeuille, sans doute… un portefeuille nourri de quatre billets de mille… Je l’ai égaré dans l’appartement ou dans l’escalier… Je me suis parié un cigare qu’on ne me le rapporterait pas… Eh bien, j’ai gagné !… Triste ! triste ! Bah ! je vais me recoucher. (Il se dirige vers sa chambre, puis revient tout à coup.) Non !… Avant, j’ai envie de mettre tous mes domestiques à la porte !… Je les ai depuis cinq jours… il faut en finir !
Il agite une sonnette.
Scène III
Monsieur ?
Approche, mon ami, approche.
Regarde-moi… Comment me trouves-tu, ce matin ?
Ah ! Monsieur est frais comme une rose !…
Tu mens !… Je suis jaune ! je suis fané ! Je suis glauque… Va-t’en ! je te chasse.
Mais, monsieur…
Va-t’en, misérable ! (Le domestique se sauve à droite.) (Seul.) Frais comme une rose !… et l’on veut que j’aime le genre humain ! À l’autre maintenant ! (Un second domestique paraît au fond.) Approche, mon ami, approche… Bastien, tu es un honnête homme, toi… un bien honnête homme !… réponds-moi franchement : si je me mariais, crois-tu que je serais…
Oh ! non monsieur !…
Pourquoi ?
Dame !… parce que… parce que… Monsieur est si aimable !…
Ah ! très bien !
Il est flatté !
Moi ?…
Je te défends de remettre les pieds ici sans l’épingle !
Alors, vous me chassez ?
Je ne te chasse pas… je t’envoie chercher une épingle… Va !… Ah ! envoie-moi Prunette !… (Le domestique sort.) Cette bonne Prunette !… J’éprouve le besoin de causer aussi avec elle !…
Vous me demandez, monsieur ?
Oui… approche, ma petite Prunette, approche !…
Me voilà, monsieur.
Je t’ai fait venir pour te dire que je ne faisais pas un cas énorme de toi !…
Comment ?…
Entre nous, tu es douée de pas mal d’hypocrisie, de fausseté, de mensonge !
Mais…
Tu manges mon sucre, tu te plonges dans mes confitures… et tu me fabriques des filets au vin de Madère avec du suresnes !…
Ah ! par exemple !…
Mais je ne t’en veux pas… au contraire… ça me fait plaisir… aussi je te garderai à mon service… toujours !
Monsieur est bien bon !
Non, je ne suis pas bon !… je te garde, pour avoir près de moi un échantillon de tous les vices, de toutes les gredineries !
Mais, monsieur…
Et si par hasard j’avais la faiblesse de mollir… de croire à la bonne foi… eh bien, tu serais là… près de moi… comme un bec de gaz pour m’éclairer !…
Un bec !
Voilà, ma bonne Prunette, ce que j’avais à te dire… Maintenant, tu peux retourner à ta cuisine, reprendre le cours de ton exploitation !…
Est-y assez baroque, cet homme-là… Ah ! si la place n’était pas si bonne !…
Elle sort à droite.
Scène IV
Midi… je vais aller me recoucher.
Il faut que je lui parle… je n’ai qu’un mot à lui dire !… Ah ! le voilà !
Coquenard !… Que le diable l’emporte !
Bonjour, cher ami !
Cher ami ! (Haut.) Bonjour, Coquenard !…
Nous avons reçu votre lettre d’invitation pour ce soir… on dit que ce sera charmant !
Je le crois… il y aura une surprise !
Ah bah !… à quelle heure ?
À minuit. (À part.) Quand je les flanquerai à la porte !
Ah ! madame Coquenard se fait ?… Savez-vous qu’elle est très jolie, votre femme ?…
Ah ! pas mal !…
C’est-à-dire qu’elle est ravissante !… des cheveux !… des yeux !… une taille !… Est-elle vertueuse ?
Plaît-il ? Ah çà ! vous plaisantez !
Ecoutez donc, nous avons énormément de femmes qui ne sont pas vertueuses !
À Paris ?
Non !… en Chine !
Pourquoi me dit-il ça ? (Haut.) Chiffonnet… auriez-vous appris quelque chose ?
Moi ?… rien, si cela était… je vous le dirais !…
Ce serait d’un ami !… d’un véritable ami… Ce bon Chiffonnet !… Que je suis donc content de vous revoir !…
Il me caresse ! il va me demander quelque chose !…
Voilà !… Ca y est !…
J’ai besoin de quatre mille francs pour un mois… Figurez-vous que j’ai découvert ce matin un cheval qui vaut de l’or… Je compte le faire courir à Chantilly… mais, dans ce moment, je ne suis pas en argent comptant, et j’ai pensé à vous !…
Air de Lantara
Quand la sainte amitié nous lie,
Repousseriez-vous ses accents ?
Un ami, c’est un parapluie
Qu’on retrouve dans tous les temps,
Et surtout dans les mauvais temps.
Chiffonnet, à lui-même
L’image me semble jolie,
Mais mon rôle est très affligeant,
Car, moi, je recevrais la pluie,
Et lui recevrait mon argent.
(Haut.) Coquenard, comment me trouvez-vous ce matin ?
Pauvre homme !… il se frappe ! (Haut.) Voulez-vous que je vous parle franchement ?… vous êtes frais comme un jeune homme !…
Merci !… (À part.) Canaille !… canaille !…
Avez-vous là ces quatre mille francs ?
Merci… vous êtes charmant… Mais quelle mine !… Tenez !… vous vivrez cent ans !
Il sort vivement.
Scène V
Cent ans pour quatre mille francs !… Canaille !… canaille !… (À Prunette, qui paraît.) M. Coquenard reviendra dans une heure… tu lui diras que je suis à Strasbourg.
Bien, monsieur !…
Canaille !… canaille !…
Scène VI
À Strasbourg !… eh bien, et sa soirée ?
Machavoine paraît au fond. Costume de porteur d’eau. Il tient des seaux et baragouine l’auvergnat.
Le bourgeois Chiffonné… ch’il vous plaît ?
Eh bien, quoi ?… je chuis porteur d’eau… je ai mes seaux et je crie : À l’eau… oh !
Air nouveau
À l’eau !
C’est mon refrain,
Mon gagne-pain.
À l’eau,
Oh ! oh ! oh !
À l’eau !
I
On fait fortune à sa manière,
C’est à qui sera l’ plus malin.
Moi, c’est le long de la rivière
Que je veux faire mon chemin !
À l’eau !
Etc
II
Un homm’ comm’ moi porte à la ronde
Chez l’ riche et l’ pauvre… C’est certain,
D’ l’eau… j’en fournis à tout le monde,
J’en fournis même au marchand de vin !
À l’eau !
Etc.
Il dépose ses seaux.
Ces Auvergnats !… C’est-y bien bâti !… (Haut.) Eh bien, quoi que vous voulez ?… Voyons !
Je veux parler au bourgeois… pour des affaires à part…
Un secret ?
Oui !…
Je chuis venu pour lui dire…
Pour lui dire ?
Que la rivière, il passait toujours sous le pont Neuf. (Riant.) Hi hi !…
Ah ! qu’il est bête !… Eh bien, vous ne le verrez pas, le bourgeois… y dort !
Y dort !… je vas le réveiller ! (Il s’approche, frappe à la porte de Chiffonnet et crie :) À l’eau… oh ! à l’eau… oh !…
Qu’est-ce qu’y fait là ?… Monsieur Chiffonnet !… je me sauve !…
Elle sort.
Scène VII
À midi !… Faut-il que vous soyez feignant !
Voyons… que veux-tu ?
C’est-y pas vous qu’aureriez perdu quèque chose ?
Oui… moi.
Là où t’est-ce ?…
Dans mon escalier, je crois.
Après ?
Un portefeuille !
Quelle couleur ?
Rouge !…
Contenant ?
Quatre billets de mille !
C’est bien à vous… V’là le maroquin ; maintenant, je n’ai plus rien à vous dire, bonsoir…
Il reprend ses seaux et se dirige vers la porte.C’est prodigieux !… Tiens ! je me dois un cigare ! (Apercevant Machavoine qui s’en va.) Eh bien, où va-t-il donc ? (L’appelant.) Hé ! porteur d’eau !
Bourgeois ?
Tu oublies la petite récompense.
Il fouille à sa poche.
Une récompense ?… À cause de quoi ?
Parce que tu me rapportes quatre mille francs !
Pour ça ?… Allons donc !… ça n’est pas assez lourd… Ah ! si c’était de la ferraille !… mais de l’argent ! fichtra ! ça fait plaisir à rapporter pour rien !…
Oui… oui… (À part.) C’est pour avoir davantage… Je connais cette ficelle-là. (Haut.) Tiens ! voilà quarante francs !
Rentrez ça !… Les enfants de l’Auvergne !… ils sont des honnêtes gens !…
Cent francs !
Rentrez ça !
Assez !… Vous pourriez me tenter !… et alors, je vous aplatirais… comme une limande, fichtra !…
Quelle sainte indignation !… Comment t’appelles-tu ?
Machavoine.
Machavoine, tu es sublime !
Sublime vous-même, fichtra !
Calme-toi !
Ah ! c’est que je suis franc… je ne sais pas mentir, moi !…
Tu ne sais pas mentir !… Machavoine, comment me trouves-tu ce matin ?
Je vous trouve laid !…
Très bien !… Si je me mariais… crois-tu que je serais…
Oh ! ça… tout de suite !…
Enfin, en voilà un !… Ah ! ça fait du bien !… ça repose !… (Il pose les seaux à droite.) On a bien raison de dire que la vérité habite un puits… mais, sans les porteurs d’eau, elle y resterait !… Cause-moi… Machavoine, cause-moi !
Je n’ai pas le temps… Et mes pratiques ?
Ah ! quelle idée ! je conçois un vaste dessein ! (Haut.) Ecoute-moi, bon Savoyard…
Auvergnat.
Auvergnat, ça m’est égal !… Que gagnes-tu à porter ainsi de l’eau chez tes contemporains ?…
Je gagne de trente à trente et un sous par jour…
Et ça te suffit pour vivre ? Oh, frugalité, frugalitas ! (À Machavoine.) Homme des temps antiques ! j’ai besoin d’un ami… Veux-tu devenir le mien ?… Je te donnerai cinq francs par jour… et nourri !…
Cinq francs ! fichtra ! (Déposant ses seaux.) Qu’est-ce que j’aurai à faire ?…
Tu me diras la vérité… toute la vérité, rien que la vérité…
C’est un métier de feignant !
Oh ! pas tant que tu le crois !… il y a de l’ouvrage. Tu te mettras à l’affût… et, dès qu’un mensonge paraîtra dans cette maison… paf ! tu tireras dessus… sans pitié !
Quel drôle d’état !… Et si c’est vous qui mentez ?…
Raison de plus, tu tireras à mitraille !… Ainsi, c’est convenu !… touche là !…
C’est convenu !… Un instant !… vous pouvez t’être un filou !…
Il me traite de filou !… Il est charmant ! (Haut.) Continue…
Une supposition que, dans huit jours, vous me flanquiez à la porte… comme une écaille d’huître.
Jamais !
J’aurais perdu mon état, mes pratiques… Tenez… décidément, j’aime mieux porter mon eau !
Il remonte.
Arrête… cruel Machavoine !… Veux-tu que je me lie par une parole d’honneur ?
Oh ! oh ! les paroles d’honneur… c’est comme la neige… ça fond devant le soleil !…
À mon choix.
Soit…
À la bonne heure !
Je le tiens !
Il se met au bureau et écrit.
C’est bien cent sous que vous avez dit ?
Oui… et, de plus, je stipule un fort dédit…
Six cents francs !
Ce n’est pas assez… Trente mille francs !
Fichtra !
Il ne pourra plus m’échapper, (Haut.) et je signe ! (Lui présentant la plume.) À ton tour !…
Minute.
Il s’assied, pend le papier et le parcourt.
Tu te méfies de moi ?
Il est plein de rondeur !
Ca y est ! Je signe !
Il signe.
Chiffonnet, à lui-même
Air d’Ambroise, ou Voilà ma journée
Oui, cet homme, je me l’attache
Comme un chien qu’on garde à l’attache.
Machavoine, montrant son papier
Moi, je ne désire plus rien,
Je suis riche, voilà mon bien
Chiffonnet
Maintenant, cet homme est mon bien.
On voit tant de gens, ô sottise,
Payer cher le mensonge… Eh bien,
Je viens d’acheter la franchise ;
Oui, je la tien,
Oui, je la tien !
Machavoine
Ma fortune, il faut que je l’dise,
Oui, je la tien !
Ensemble
Oui, je la tien !
Scène VIII
Qu’est-ce que c’est ? Je n’aime pas qu’on me dérange quand je suis avec mon ami.
Le porteur d’eau ?…
Apprenez, mademoiselle Prunette, que cet homme n’est plus un porteur d’eau… Je l’ai élevé au grade d’ami !… Fichtra !
Oui !… à raison de cent sous par jour et nourri… À propos, combien de plats ?
Ecoute les comptes de la cuisinière et tu le sauras !
Oh !… Avant, je suis franc, moi… avant, je vas vous demander une chose !
Parle !
Je voudrais te tutayer comme tu me tutaies !…
Je n’osais pas te l’offrir… Tutoie-moi, fichtra !…
Oh ! merci !…
Vos comptes, Prunette !…
Il s’assied à son bureau, et Machavoine s’assied à sa gauche.Pain… trois francs.
Trois francs de pain ?
Il est r’augmenté.
Hein ? r’augmenté !
Pot-au-feu… sept francs cinquante centimes.
Sept francs cinquante centimes de pot-au-feu !
Bigra !
Il est r’augmenté !
Le pot ?
Non.
Le feu ?
Non… la viande !… Choux et légumes, quarante sous… Poulet, dix francs.
Quoi donc ?
Le pain n’est pas augmenté ! la viande non plus !… Quant au poulet… j’étais chez la marchande… Vous l’avez payé cent sous… ah !
Taisez-vous donc !
Non ! non ! non ! Pourquoi que vous volez ce brave homme ?
Ce n’est pas vrai !
Machavoine, menaçant.- Ne dites pas cha !
Silence !… (Poétiquement.) Quelle admirable mise en scène !… D’un côté la vérité… de l’autre le mensonge… et Chiffonnet au milieu… calme et serein !…
C’est égal… elle l’a payé cent sous !
Oui, mais je dirai pourquoi à Monsieur !…
Machavoine !… tu as été gigantesque… tu as été homérique !… je t’admets à ma table… va t’habiller !…
Je veux bien aller m’habiller… Mais elle ne l’a payé que cent sous !…
Ensemble
Air de Dom Pasquale,
Machavoine
C’est à regret que j’vous quitte,
Elle peut encor vous tromper,
Mais je vais r’venir bien vite,
Cela va bien l’attraper.
Chiffonnet
C’est à regret, qu’il me quitte,
Elle pourrait me tromper,
Mais il reviendra bien vite,
Pour mieux encor, l’attraper.
Prunette
Vraiment cet homme m’irrite,
Croire que je veux tromper,
Qu’il s’en aille donc bien vite,
Je n’irai pas l’rattraper !
Chiffonnet, seul,
Ce Machavoine est immense,
Quel bonheur pour mon foyer.
Il a découvert la danse
De l’anse de son panier
Ensemble, Reprise
Machavoine
C’est à regret que j’vous quitte,
Etc.
Chiffonnet
C’est à regret,
Etc.
Prunette
Vraiment cet homme,
Etc.
Machavoine reprend ses seaux et sort.
Scène IX
Prunette !
Monsieur ?
Avance, mon enfant ! (Prunette s’approche.) Nous filoutons donc la monnaie à papa Chiffonnet ?
Monsieur, je vas vous dire la vérité…
La vérité ! (Lui caressant la joue.) Ah ! j’aime tes mots !
Vous m’avez dit pour la soirée…
Petite voleuse !
Je vois bien que Monsieur veut me renvoyer !
Moi !… je m’en garderais bien.
C’est que je suis une honnête fille, au moins !…
J’ai deux mille francs !…
Charmant ! tu gagnes trois cents francs par an… et tu n’es à mon service que depuis huit mois ! Ah ! tu me plais ! tu me réjouis, tu es complète !
J’ai fait un héritage !
Un héritage, toi ?… Tiens ! voilà vingt sous pour ton mot… J’adore tes mots ! fais-m’en d’autres ! je les payerai !…
Je vois bien que Monsieur manque de confiance en moi !…
Confiance !… oh ! assez ! tu me ruinerais !…
C’est pas possible !… il a eu un coup de marteau !
Tu as bien exécuté mes ordres pour ce soir ?
C’est-à-dire… oui, monsieur ! (À part.) J’ose pas lui dire !…
Les sirops sont-ils bien mauvais, bien tournés ?
Oui, monsieur !…
Ils ont huit jours !…
C’est bien jeune !… Et le riz au lait ?
Je n’ai pas mis de riz !…
Ni de lait ?…
Non, monsieur !
Alors, qu’est-ce que tu as mis ?
J’ai fait une semoule au beurre !
Très bien !… ajoutes-y de la moutarde… Quant aux bougies… de la chandelle !…
Mais, monsieur…
Qu’est-ce que ça te fait ?… tu me la compteras comme de la bougie !… eh ! eh ! petite truande !… petite ribaude… adieu, petite cour des Miracles, adieu !
Prunette sort.
Scène X
Viens-y donc, méchant gringalet de quatre sous, viens-y donc !
Machavoine !… quelqu’un t’aurait-il manqué ?
C’est le portier… je passe devant sa loge… et je l’entends qu’il dit au tambour de la garde nationale : "M. Chiffonnet ne demeure plus ici !…"
Oui, c’était convenu !
Alors, moi, je suis couru après le tambour… et je lui ai dit : "Si, qu’il y demeure, fichtra !…"
Maladroit !
Donnez-moi son billet de garde… je vas y porter !
Comment !
Il n’a pas voulu !…
Il m’a dit que ça ne le regarde pas… Ca regarde le sergent-major… Alors, moi, je suis couru chez le sergent-major…
Allons, bon !…
J’y ai conté la frime… (Triomphant.) Et v’là ton billet de garde !… c’est pour demain !…
Merci !… bien obligé ! (Tristement.) Me voilà de garde demain !…
On dirait que ça ne te fais pas plaisir.
Mais, grand nigaud, tu ne comprends pas que c’est moi qui avais recommandé au portier !
Un mensonge !… Ah ! Chiffonnet !… ça n’est pas bien !…
Oh ! un mensonge !…
Tu m’as dit de tirer dessus et j’ai tiré dessus !
Certainement… certainement ! (À part.) Je trouve qu’il va un tantinet loin. (Haut.) Je vais m’habiller, donne-moi mon habit !… sur cette chaise.
Il ôte son pet-en-l’air et reste en bras de chemise.
Oh ! oh !… fichtra de la Catarina !
Qu’est-ce qu’il a ?
Ah ! ben, en voilà un polichinelle qu’est mal bâti !…
Hein ?
Comme c’est fichu !… fichtra de la Catarina !…
Ah ! mais… il est embêtant ! (Haut.) Voyons, cet habit… Serre d’abord la boucle de mon gilet…
Oh !… ça… ça ne fera pas de mal !… (Il lui met un genou sur le dos et serre de toutes ses forces.) Hue… là… hue… là !…
Aïe !… prends garde !
Ah ! mon vieux, que voilà de la mauvaise viande !
C’est bien, on ne te demande pas ça… Il me semble que je ne suis pas plus mal fait qu’un autre !…
Du ventre… et pas de jambes !… T’as poussé comme une citrouille !…
En voilà assez !…
Va me chercher ma perruque neuve… par là…
Une perruque !… une perruque !…
Mais va donc !…
J’en crèverai de rire ! fichtra de la Catarina !…
Il entre à gauche.
Scène XI
Ah ! mais il est embêtant !… (S’examinant.) Et puis… je crois qu’il manque un peu de goût !
Monsieur…
Quoi ?…
C’est madame Coquenard qui demande à vous parler en secret !…
Entrez, madame !…
Elle sort et se croise avec madame Coquenard.
Monsieur…
Madame… donnez-vous donc la peine de vous asseoir !…
Non !… je ne reste qu’un instant !…
Elle est encore plus suave dans le tête-à-tête !
Monsieur, qu’allez-vous penser de ma démarche ?…
Je pense que votre démarche est celle d’une gazelle !…
C’est-à-dire que vous la trouvez légère ?…
Oh ! loin de moi…
Et vous avez raison… Oser me présenter chez vous… chez un garçon !… sans mon mari !
Madame, l’absence d’un mari est le plus beau cortège d’une femme… chez un garçon ! (À part.) Bandit que je suis !…
Vous allez dire que je suis bien indiscrète, mais…
Vous avez vu M. Coquenard, ce matin ?
Oui…
Il vous a, je crois parlé d’un emprunt !…
Hein !… elle vient chercher les quatre mille ! C’est une carrotte !… Soyons froid. (Haut.) Fectivement, madame, fectivement, nous en avons parlé vaguement… excessivement vaguement !
Il me l’a dit…
Parbleu !
Et je suis venue à son insu !
Oui… en catimini… en catimini !…
Qu’est-ce qu’il a ? (Haut.) Vous prier… vous supplier…
Comme je la vois venir !…
De ne pas lui prêter ces quatre mille francs !…
Vous me le promettez ?
Refuser ce pauvre Coquenard !… c’est cruel ! bien cruel !… Mais, pour vous être agréable…
C’est que vous ne savez pas !…
Quoi donc ?…
Non… j’ai tort de vous dire… Mon mari possède un travers affreux !…
Se livrerait-il aux alcools ?
Non !… mais il aime, il adore, il idolâtre les chevaux.
Comment !… ces vilaines petites créatures sans grâce… qui nous jettent par terre !…
Oui, monsieur… aussi, passe-t-il sa vie dans son écurie… Il en a fait son salon, son cabinet de travail, son boudoir !…
Et sa chambre à coucher ?
Oh ! non !
Que voulez-vous !… je me résigne… je sais m’imposer des privations… Dernièrement, je désirais un cachemire…
Eh bien ?
Eh bien, M. Coquenard s’est donné un poney !
Pauvre martyre de l’équitation !
Cependant, je ne voudrais pas que cette sotte passion le ruinât !
Je comprends ce subjonctif ; c’est le subjonctif d’un ange !… (À part.) auquel on a refusé un cachemire.
Ainsi, monsieur, c’est bien convenu… vous ne lui prêterez pas cette somme ?…
Ah !… soyez sans crainte ! (Tendrement.) D’ailleurs, puis-je refuser quelque chose à une femme !… mais asseyez-vous donc !…
Merci !…
Nous serons mieux pour causer !…
Je vais me retirer… car si mon mari se doutait !…
Oh ! pas encore !… Laissez-moi contempler ce profil byzantin !… ce nez… renouvelé des Grecs !… ces yeux fendus en amandes… douces ! oh ! très douces !
Ah ! monsieur !
Et ces cheveux !… qu’ils sont beaux !… onduleux !… vaporeux, fabuleux !…
Mais il me semble que vous-même, de ce côté-là !…
Elle croit que c’est à moi ! (Haut, minaudant.) J’avoue que j’aurais tort de me plaindre !… Sous ce rapport, la nature n’a pas trop liardé… à mon égard !…
Scène XII
La voilà !
Ah ! sacredié !…
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ca ?… c’est la perruque de Chiffonnet !…
Mais si !…
Mais non !…
Mais si !…
Tais-toi donc, animal !
Il me dit de me taire !… à preuve que c’est à lui !…
Quoi !… monsieur Chiffonnet, vous portez perruque ?…
Oh ! oh ! au carnaval seulement… pour me mettre en garde-française ! (Haut, à madame Coquenard.) J’espère, madame, que vous ne croyez pas un mot ?…
Adieu !… monsieur… comptez sur ma discrétion.
Madame !… (À part.) Ce manant me fait perdre une occasion magnifique.
Monsieur !… c’est M. Coquenard !…
Ah ! mon Dieu !… je suis perdue s’il me trouve ici.
Comment ?
Bigre !… Prunette, dis que je n’y suis pas.
Par exemple !… faire mentir cette fille ! ça serait du propre ! (Courant à la porte.) Monsieur, monsieur !… il y est, Chiffonnet !… il y est.
Sapristi !
Mon Dieu ! que faire ?
Vite là, vous sortirez par la cuisine.
Madame Coquenard entre avec Prunette pendant que Machavoine est encore à la porte du fond.
Scène XIII
Entrez, monsieur, entrez. (À part, cherchant madame Coquenard.) Tiens ! où est-elle donc passée ?
Bonjour, Chiffonnet… je vous dérange ?
Du tout… du tout… J’allais sortir… venez-vous ?
Et sa femme qui m’a fait promettre. (Haut.) Mon cher ami, j’en suis désolé, mais cette rentrée sur laquelle je comptais… enfin, je n’ai pas d’argent !
Pas d’argent ! pourquoi que vous dites ça ? (À Coquenard.) Il en a, mais il ne veut pas vous en prêter !
Ah ! mais… ah ! mais il m’agace !
Comment ! Chiffonnet !
Croyez, mon cher Coquenard, que, si j’avais cette somme je serais heureux, oh ! mais bien heureux de pouvoir vous l’offrir.
Oh ben ! si ce n’est pas ça !…
Il va à la petite table.
Ce subalterne ignore l’état de mes caisses, la vérité est qu’il me reste sept francs pour dîner à trente-deux sous.
Soyez heureux, voilà les quatre mille francs
Il donne le portefeuille à Chiffonnet.
L’animal !
Comment !
Oui… je l’avais oublia… non ! oublié dans ce tiroir. (À part.) Mais c’est la grêle, la peste, que cet Auvergnat ! (Il jette le portefeuille au nez de Machavoine et donne les billets à Coquenard.) Voici !…
Ah ! mon ami, que de remerciements !
Il n’y a pas de quoi !
Adieu… à ce soir… je suis pressé. (Il prend son chapeau et aperçoit l’ombrelle que sa femme a oubliée sur un meuble.) Tiens, c’est extraordinaire.
Fichtre de bigre !
À qui ça ?
C’est une ombrelle !… Un cadeau que je viens de faire à ma nièce…
Ah !
Ne le croyez pas ! il vous conte des couleurs, des mensonges !
Comment !
Un chapeau bleu !
Non.
Avec un châle blanc.
C’est bien ça !
Misérable !
Et tout à l’heure le bourgeois lui faisait de l’œil… Ah ! mais de l’œil ! avec sa perruque.
Et où est cette dame ?
Je vais vous expliquer…
Non… pas vous ! (À Machavoine.) Toi !… car tu dis la vérité, toi !
Toujours !
Eh bien, parle… où est cette dame ?
Cette dame, je l’ai vue, mais je sais pas ousqu’elle a passé !
Je cours chez moi, et, si madame Coquenard n’a pas son ombrelle…
Il remonte.
Les verrous sont mis… impossible de sortir.
Ah ! fichtre !… la voilà !… la voilà !
La porte se referme vivement.
Misérable !
Ouvrez, madame, ouvrez !
Coquenard ! vous oubliez que vous êtes chez moi !
Monsieur !… rendez-moi ma femme, et après nous causerons !
Il frappe sur la porte.
Air de Madame Favart
Oh ! dussé-je enfoncer les portes,
Ma femme est là… je la verrai.
Chiffonnet, à Machavoine
De chez moi, je veux que tu sortes.
Machavoine, montrant son traité
Trent’ mill’ francs… et j’obéirai.
Ouvrez, madame !… ouvrez !
Chiffonnet
Mon Dieu, si je pouvais le tordre !
Machavoine
Trent’ mill’ francs !
Chiffonnet
Oh ! le scélérat
Me donne des envies de mordre…
De mordre dans un Auvergnat.
Scène XIV
Tiens !
Elle s’est raccourcie !
Il remonte.
Adieu, mon oncle…
Prunette !… ô fille intelligente… et rouée !
Elle est partie ! ne craignez rien !
Quoi ?
Oui, mon oncle… (Prenant l’ombrelle des mains de Coquenard.) Pardon, c’est mon ombrelle.
Madame… (Prunette sort, Chiffonnet l’accompagne jusqu’au fond.) La nièce… ou non !… du moment que ce n’est pas ma femme…
Dites donc, ça n’est pas la même…
Quoi ?
L’autre était plus grande et moins ratatinée…
Est-il possible !… Oh ! il y a un mystère, mais je le découvrirai… j’ai un moyen ! (À Machavoine.) Dans cinq minutes… viens me trouver au café en face… vingt francs pour toi.
Eh bien… vilain jaloux…
J’avais tort… je le reconnais… soupçonner un ami, ce bon Chiffonnet… je vous aurais tué d’abord !
Mazette !
Il a pâli ! (Haut.) Adieu… à tantôt. (Bas à Machavoine.) Toi, dans cinq minutes…
On y sera.
Sortie.
Air des Mousquetaires
Ensemble
Agissons avec mystère…
Et sans bruit et sans éclat,
Bientôt je saurai, j’espère,
Fair’ parler cet Auvergnat.
Machavoine
Chacun peut voir, je l’espère
Grâce à mon nouvel état,
Que c’ n’est pas aisé de faire…
Fair’ mentir un Auvergnat.
Chiffonnet
Je crois que c’est un mystère,
Mais je ne m’explique pas
Pourquoi l’on a sur la terre
Introduit des Auvergnats.
Quant à toi, fiche-moi le camp !
Trente mille francs ! ou je reste.
Il sort par la droite.
Scène XV
Trente mille francs ! Mais plutôt que de te les donner, j’aimerais mieux… fonder une société pour la destruction des animaux nuisibles… y compris les porteurs d’eau !… Et dire que j’en ai pour neuf ans !… Trois, six ou neuf, à sa volonté… pas à la mienne !… Ah ça ! mais je suis dans la position de Laocoon… avec un Auvergnat qui me serpente autour du cou… qui m’étrangle… qui m’étouffe !… Comment faire pour le renvoyer dans ses sales montagnes, dans son savoyard de Puy-de-Dôme ? (Tout à coup.) Oh ! je conçois un vaste dessein !… une idée machiavélique… mais tellement machiavélique, que je n’ose pas me la confier à moi-même… Si je pouvais trouver sous ma main un ange assez déchu… pour lui dire… Ah ! Prunette !
J’ai reporté l’ombrelle !… elle est sauvée !…
Prunette… tu as fait un coup de maître tout à l’heure ; je t’en sais bon gré… Regarde-moi… je dois avoir quelque chose de méphistophélistique dans l’œil ?
Il vous est entré quelque chose dans l’œil ?
Comment trouves-tu le petit ami que je me suis procuré ce matin ?
Machavoine ?
Oui.
Dame… monsieur… je le trouve bel homme.
À moi ?
Mais à une condition.
Laquelle ? parlez…
Ecoute-moi… Prunette, tu es de l’étoffe des Lisette et des Marton dont fourmille le répertoire du Théâtre-Français (édition Dabo, soixante-sept volumes, très mal imprimés). Ces démons femelles… pas de mouvement ! ça me gêne dans mes narrations… sont le type de la fourberie et de la duplicité.
Mais, monsieur…
Pas de mouvement !… Elles ont été inventées pour tendre des pièges, des embûches, disons le mot, des traquenards… aux hommes assez simples pour se laisser prendre à leurs douces paroles… Eh bien, si toi, Prunette… toi que j’estime assez pour te placer au rang de ces délicieuses coquines, de ces charmantes effrontées… pas de mouvement ! si je te donnais la mission de conduire ce primitif Machavoine sur le chemin que tu parcours si noblement, si je te chargeais de l’amener à ce degré de fausseté que tu possèdes…
Ah ! mais permettez…
Je ne permets pas… je continue… Si, enfin, je te donnais un homme franc, trop franc… ami, trop ami de la vérité… pour en faire un menteur… bref, si je te confiais un Auvergnat, te sens-tu de force à me rendre un Gascon ?
Un Gascon ? Dame, monsieur… je tâcherai.
Cela me suffit… Tope !… Machavoine est à toi… mais, je te le répète, déteins sur lui, ma mignonne… rends-le câlin, flatteur, ma toute belle.
Il lui tape sur la joue.
Monsieur est bien bon…
Va, ma colombe, va… et ta fortune est assurée ! Rends-le câlin, flatteur, menteur ! Courage, Prunette !
Oui, monsieur.
Scène XVI
Lui apprendre à mentir !… Voilà une drôle d’idée ! Ordinairement, ces choses-là… ça ne s’apprend pas… ça vient tout seul.
Allons, le Coquenard… c’est un brave ! Il m’a promis vingt francs pour ce soir… et cinq de Chiffonnet… Ah ! la vérité, c’est une fameuse branche !
Il s’assied.Il ne me voit pas. (Elle tousse.) Hum !…
Ah ! c’est vous, mam’zelle Prunette ! (À part.) Quelle dommage qu’elle ne soit pas franche… C’est un beau brin (Haut.) Ousqu’on met le lard, ch’il vous plaît ?
Le lard ?… Vous avez faim ?
Oui.
Attendez… je vais vous donner du poulet.
Gardez-le, votre poulet… Je ne veux pas des poulets qu’on achète cent sous et qu’on fait payer dix francs.
Ah ! monsieur Machavoine… C’était pas pour les mettre dans ma poche… allez.
Et là où donc c’que que vous les avez mis ? (À part.) Quel dommage ! un si beau brin !
Mais c’est pour les rafraîchissements de la soirée…
Comment que vous dites ça ?
Ah ! fichtra ! c’est bien, ça !… c’est honnête ! ça me raccommoda avec vous ! Tenez, mademoiselle Prunette, il faut que je vous embrasse !
Ca n’est pas honnête de s’embrasser quand on ne se connaît pas… beaucoup ! (À part.) Il y viendra !
Eh bien, connaissez-moi… beaucoup.
Ah ! cristi !
Quoi donc ?
C’est un cousin qui vient de me piquer au bras.
Elle relève sa manche.
Voyons voir que je voie… pour que je regarde.
Il lui prend le bras.
Ne serrez pas si fort.
Oh ! c’est doux comme une peau de lapin !
Flatteur !
C’est grassouillet… potelé… Fichtra ! peut-on embrasser ?
Il embrasse.Il est bien temps !
Machavoine
Air
Si j’pouvais dire ce que j’sens là,
Prunette
Dites toujours, je vous écoute.
Machavoine
Je dirai que j’vous aime, da !
Prunette, à part
Allons donc.
Haut.
Permettez que j’doute.
Machavoine
Douter d’moi, d’ma probité !
Prunette
Oh ! ce n’est que je vous blâme !
Vous aimez trop la vérité
Pour jamais bien aimer un’ femme.
On entend sous la fenêtre un signal de crécelle.
Ecoutez !… Ouvrez la fenêtre.
Vous avez chaud ?
Non… c’est un signal… ça veut dire : "Mademoiselle Prunette, peut-on venir vous voir ? "
Mon amoureux !
Hein ?
Mais oui… le garçon du café qui est en face.
Votre amoureux !
Et quand j’ouvre la fenêtre, ça veut dire : "Vous pouvez venir"
Bigre ! et vous me la faites ouvrir, à moi !
Il la referme vivement.
Il y est venu !… (Haut.) Ecoutez donc… Il parle de m’épouser, lui !
J’en parlera aussi !… j’en parlera !
Vous ?… Oh ! non ; un charabia, c’est trop godiche !
Un charabia !…
Oui… tandis que l’autre… un Gascon… c’est malin !
Je deviendrai malin.
Je deviendrai futé.
Menteur…
Je deviendrai… non, jamais ! un enfant de l’Auvergne !… c’est impossible.
Alors, ouvre la fenêtre.
Mille carabina !… mais qu’est-ce que ça vous fait que je dise la vérité ?
Tiens !… ça me fait beaucoup… Quand je serai vieille, quand je serai laide… je ne veux pas d’un mari qui me le dise.
Non… je ne vous le dirai pas.
Alors, vous mentirez…
Fichtra !
Après tout… un petit mensonge… quand ça ne fait de mal à personne… et que ça rend service…
Au fait… (Hésitant.) Ousqu’on met le lard, ch’il vous plaît ?
C’est possible… que si… (Résolument.) Ousqu’on met le lard, ch’il vous plaît ?
Il remonte.
Il s’en va ! (Poussant un cri.) Aïe !… encore un cousin !
Elle retrousse sa manche.
Voyons voir que je voie.
Si vous le vouliez… y serait à vous, ce bras-là…
Crédia !… non ! Ousqu’on met le lard, ch’il vous plaît ?
Ah ! dans la cuisine, animal !
Merci…
N’y a pas de quoi.
Quel dommage ! un si beau brin !
Il entre dans la cuisine.
Scène XVII
Eh bien, commences-tu à l’apprivoiser un peu ?
Ah bien, oui !… il est souple comme un tas de pavés !… j’y renonce.
Déjà, Prunette !… Tu dégringoles dans mon estime. Je te classe dans le répertoire du quatrième ordre.
Ce n’est pas ma faute… j’ai tout fait…
Tout !… ce n’est pas assez.
Une lettre pressée pour Monsieur.
Il sort.
Lisant.) "Tout est perdu." (Parlé.) Quoi, perdu ? (Lisant.) "Mon mari exige que je vienne à votre bal… Il a soudoyé votre Auvergnat, qui s’est engagé à lui désigner la femme qui était cachée chez vous ! " (Parlé.) Corne-bœuf !
Saprebleu !
"Post-Scriptum. Sauvez-moi… sauvez-nous ! M. Coquenard charge ses pistolets." (Parlé.) Ses pistolets… Eh bien, me voilà gentil !
Et je ne pourrai pas décider cet animal…
À mentir ? impossible, monsieur, il est têtu comme une mule.
Oh ! la vérité, la vérité, j’en suis guéri !
Scène XVIII
Machavoine entre en tenant un énorme morceau de pain avec du lard ; il mange.
Le voilà, le gredin ! le chenapan ! si au moins je pouvais l’éloigner !… (À Machavoine, d’une voix doucereuse.) Bonjour, mon petit Machavoine, bonjour !
Bonjour…
Tu manges ?
Oui.
Et, après, tu iras te promener…
Non, j’ai affaire ici…
Avec Coquenard ! (Haut.) Et si je te proposais d’aller te réjouir avec des porteurs d’eau, ils sont si gais, les porteurs d’eau !…
J’accepterais… pour demain.
Il tient comme teigne !
Aujourd’hui, j’aiderai mam’zelle Prunette.
Moi, je n’ai pas besoin de vous… le garçon du café d’en face viendra me donner un coup de main…
Le Gascon ! (Rageant.) Ah ! fichtra de galapia !
Ah dame !… il est complaisant, lui ! Pour venir, il fera un mensonge à son bourgeois…
Un mensonge !…
Bah ! où est le mal ?
Non ! jamais !
Alors, je vais lui donner une course, une longue course ! (Haut.) Mon ami, j’ai une petite commission à te donner…
Tu seras revenu dans une petite demi-heure.
Ah ! comme ça, allez !…
Tu vas courir tout de suite, tout de suite !… au chemin de fer d’Orléans.
Excusa !
Tu demanderas un billet… de troisième classe… ce sont les meilleures… pour Angers.
Angers ?… là ousque c’est ?
Un peu au-dessus d’Asnières, n’est-ce pas, Prunette ?
Oui… on voit le clocher.
Après ?
Une fois là, tu demanderas le brigadier de la gendarmerie et lui diras ces simples mots : "Monsieur, je n’ai pas de passe-port."
C’est la vérité !
Et je r’viendrai.
Tout de suite.
On entend rouler une voiture.
M. et Madame Coquenard.
Bigre ! (À Machavoine.) Vite, dépêche-toi… prends par le petit escalier…
Attendez que je finisse mon pain !
Tu le finiras en route. (Le poussant.) Tu vas manquer le train… mais va donc !
Il le pousse dehors, par la droite.
Scène XIX
M. et Madame Coquenard.
Il était temps ! (Haut. Très aimable.) Arrivez, mes amis… mes chers amis… je suis enchanté de vous recevoir…
Il me salue… jaune !…
Avez-vous reçu mon billet ?
Oui… j’ai expédié l’Auvergnat sur Angers, train direct.
Ah !
Plaît-il ?
Rien ! Je disais à Madame que vous me paraissiez d’une gaieté folle.
En effet… en effet. (À part, regardant de tous côtés.) Où diable est-il ?
Cherche, va, cherche.
Les invités entrent. Chiffonnet les reçoit.
Chœur
Air de Zampa
Pendant le chœur des valets apportent des bougies allumées sur les tables de jeu.
Quand le plaisir invite,
Sur ses pas il faut se presser ;
Le plaisir fuit bien vite,
Il ne fait que passer.
Mesdames… je vous préviens qu’il faut qu’on s’amuse… Il y aura des tables de jeu pour les papas, des danses pour les demoiselles et des gâteaux Louis XV pour les enfants. (À part.) Ils ont de bonnes dents !…
Il y aura peut-être encore autre chose.
Une surprise ?
Oui, une surprise !…
Il me fait trembler !
Est-ce que vous seriez dans l’intention d’avaler des bouteilles cassées… pour amuser ces dames ?
Rira bien qui rira le dernier.
Je continue à vous trouver d’une gaieté folle.
Où diable est-il ?
Cherche, va, cherche toujours ! (Les portes du fond s’ouvrent ; on entend le prélude d’une scottish.) Entendez-vous l’archet de la Folie… La scottish vous réclame, allons, messieurs, la main aux dames.
On occupe les deux tables de jeu.
Il doit être par là, à l’office… le maroufle ! (Voyant entrer Machavoine par la droite.) Lui !
Ah ! mon Dieu !… (Entraînant son mari.) Mais, monsieur, quel air singulier…
Elle remonte avec son mari.
Malheureux ! qui te ramène ?
Tu ne m’as pas donné d’argent pour le chemin de fer !…
Tiens ! ma bourse, retourne ! cours !
Eh ! mais le voilà, mon cher Chiffonnet ! Je vous ai promis une surprise… vous allez l’avoir.
Mais est-il donc jovial, ce soir, cet excellent Coquenard !
Je suis morte !
J’éprouve le besoin de m’accoter.
Tu sais ce que tu m’as promis…
Allez ! un Auvergnat n’a qu’une parole !
Y pensez-vous, monsieur ? me compromettre ainsi, et devant… (On entend un signal du dehors : "Prrrrrt !…")
Bigra, c’est le Gascon !
Si tu parles, je l’épouse ce soir !
Ce soir ! cré rapia de la Catarina !
Eh bien, voyons, parle !
Machavoine - Eh bien !… eh bien !… (Nouveau signal.) Non, ce n’est pas celle-là !
Hein ?
L’autre était grande comme ceci et large comme cela.
Vous m’avez donc fait un mensonge ce matin ?
Eh ben, oui ! j’ai menti !
Il ment lui-même !… tout seul !… Fi ! fi ! que c’est laid !
Allons, madame… j’avais tort.
Le chapeau de M. Coquenard !
Ca n’est pas moi !
Oh ! ça n’est pas lui, je le prends la main dans le sac, et… ça fait deux… cher ami… (Au public, après l’avoir salué.) Ceci nous prouve qu’un joli petit mensonginet vaut souvent mieux qu’une épaisse vérité… Exemple ! vous allez voir ! (Il va prendre une figurante et l’amène sur le devant d’un air gracieux.) Pardon, madame, d’honneur ! votre couturière vous a fagotée comme une sorcière de Macbeth !
Insolent !
Elle remonte.
Effet de l’épaisse vérité !… La contre-épreuve. (Il amène une vieille dame.) Ah ! belle dame, les lis et les roses n’en finiront donc pas de se jouer sur votre frais visage !
Toujours charmant !…
Effet du mensonge !… Voilà !… voilà le monde ! (Changeant de ton.) En place pour la contredanse…
Chœur
Air de galop
Ah ! oui, vraiment,
Oui, vraiment,
C’est charmant !
Quelle fête Parfaite !
Ah ! oui vraiment,
Oui, vraiment,
C’est charmant !
Pour nous quel agrément !
Machavoine, au public
I
Messieurs, vous savez
Que vous avez
Sur cette scène
De charmants acteurs
Qu’on ne trouverait pas ailleurs.
Ils ont un talent
Souple, élégant,
Qui vous entraîne
Ils sav’nt leur métier
Mieux qu’Talma, Brunet et Potier.
Chiffonnet
Ah ! comme il ment (ter) !
Quelle chose étonnante ;
Je n’comprends pas vraiment
Qu’un homme mente
Aussi gaillardement.
Moi, messieurs, je vais vous dire la vérité…
II
Messieurs, vous savez
Que vous avez
Pour notre scène
De charmants auteurs,
Délicieux peintres de mœurs,
Ils ont un talent
Etincelant
Qui vous entraîne,
Et font tous de l’art
Mieux que Molière et que Regnard.
Oh ! comme il ment (ter) !
Quelle chose étonnante ;
Je n’comprends pas vraiment
Qu’un homme mente
Aussi gaillardemment.
Tous <poem> Oh ! comme il ment (ter) ! Etc., etc. <poem>
RIDEAU