Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910/Acte III
ACTE III
Scène 1
Toute chose t’égaie, et rien ne t’inquiète.
En bonne foi, crois-tu, sans t’éblouir les yeux,
Avoir de grands sujets de paraître joyeux ?
Où prendre aucun sujet d’avoir l’âme chagrine ;
J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui se peut dire noble, avec quelque raison ;
Et je crois par le rang que me donne ma race,
Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
Et l’on m’a vu pousser dans le monde une affaire
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l’esprit, j’en ai, sans doute ; et du bon goût,
À juger sans étude et raisonner de tout ;
À faire aux nouveautés dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre ;
Y décider en chef, et faire du fracas
À tous les beaux endroits qui méritent des has !
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait mal venu de me le disputer.
Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois qu’avec cela, mon cher marquis, je croi
Qu’on peut, par tout pays, être content de soi[1].
Pourquoi pousser ici des soupirs inutiles ?
À pouvoir d’une belle essuyer la froideur.
C’est aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,
À brûler constamment pour des beautés sévères,
À languir à leurs pieds et souffrir leurs rigueurs,
À chercher le secours des soupirs et des pleurs,
Et tâcher, par des soins d’une très longue suite,
D’obtenir ce qu’on nie à leur peu de mérite.
Mais les gens de mon air, marquis, ne sont pas faits
Pour aimer à crédit et faire tous les frais.
Quelque rare que soit le mérite des belles,
Je pense, Dieu merci, qu’on vaut son prix comme elles ;
Que pour se faire honneur d’un cœur comme le mien,
Ce n’est pas la raison qu’il ne leur coûte rien ;
Et qu’au moins, à tout mettre en de justes balances,
Il faut qu’à frais communs se fassent les avances.
Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même.
Célimène t’a fait quelques secrets aveux ?
On a pour ma personne une aversion grande,
Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende.
Que qui pourra montrer une marque certaine
D’avoir meilleure part au cœur de Célimène,
L’autre ici fera place au vainqueur prétendu,
Et le délivrera d’un rival assidu ?
Et du bon de mon cœur à cela je m’engage.
Mais, chut.
Scène 2
Savez-vous qui c’est ?
Scène 3
Et l’ardeur de son zèle…
Pour accrocher quelqu’un sans en venir à bout.
Elle ne saurait voir qu’avec un œil d’envie
Les amants déclarés dont une autre est suivie ;
Et son triste mérite, abandonné de tous,
Contre le siècle aveugle est toujours en courroux.
Elle tâche à couvrir d’un faux voile de prude
Ce que chez elle on voit d’affreuse solitude ;
Et, pour sauver l’honneur de ses faibles appas,
Elle attache du crime au pouvoir qu’ils n’ont pas.
Cependant un amant plairait fort à la dame ;
Et même pour Alceste elle a tendresse d’âme.
Ce qu’il me rend de soins outrage ses attraits ;
Elle veut que ce soit un vol que je lui fais ;
Et son jaloux dépit, qu’avec peine, elle cache,
En tous endroits sous main contre moi se détache.
Enfin je n’ai rien vu de si sot à mon gré ;
Elle est impertinente au suprême degré,
Et…
Scène 4
Madame, sans mentir, j’étais de vous en peine.
(Clitandre et Acaste sortent en riant.)
Scène 5
Madame, l’amitié doit surtout éclater
Aux choses qui le plus nous peuvent importer ;
Et comme il n’en est point de plus grande importance
Que celles de l’honneur et de la bienséance,
Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur.
Hier j’étais chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours on tourna la matière ;
Et là, votre conduite avec ses grands éclats,
Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas.
Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
Votre galanterie, et les bruits qu’elle excite,
Trouvèrent des censeurs plus qu’il n’aurait fallu,
Et bien plus rigoureux que je n’eusse voulu.
Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre ;
Je vous excusai fort sur votre intention,
Et voulus de votre âme être la caution.
Mais vous savez qu’il est des choses dans la vie
Qu’on ne peut excuser, quoiqu’on en ait envie ;
Et je me vis contrainte à demeurer d’accord
Que l’air dont vous vivez vous faisait un peu tort ;
Qu’il prenait dans le monde une méchante face ;
Qu’il n’est conte fâcheux que partout on n’en fasse,
Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements.
Non que j’y croie au fond l’honnêteté blessée :
Me préserve le ciel d’en avoir la pensée !
Mais aux ombres du crime on prête aisément foi,
Et ce n’est pas assez de bien vivre pour soi.
Madame, je vous crois l’âme trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Un tel avis m’oblige ; et, loin de le mal prendre,
J’en prétends reconnaître à l’instant la faveur,
Par un avis aussi qui touche votre honneur ;
Et comme je vous vois vous montrer mon amie,
En m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
En vous avertissant de ce qu’on dit de vous
En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,
Je trouvai quelques gens d’un très rare mérite,
Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,
Firent tomber sur vous, madame, l’entretien.
Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle ;
Cette affectation d’un grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,
Vos mines et vos cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence.
Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons et vos aigres censures
Sur des choses qui sont innocentes et pures ;
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.
À quoi bon, disaient-ils, cette mine modeste,
Et ce sage dehors, que dément tout le reste ?
Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
Mais elle bat ses gens, et ne les paye point.
Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle,
Mais elle met du blanc, et veut paraître belle.
Elle fait des tableaux couvrir les nudités ;
Mais elle a de l’amour pour les réalités.
Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
Et leur assurai fort que c’était médisance ;
Mais tous les sentiments combattirent le mien,
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps
Avant que de songer à condamner les gens ;
Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire
Dans les corrections qu’aux autres on veut faire ;
Et qu’encor vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,
À ceux à qui le ciel en a commis le soin.
Madame, je vous crois aussi trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Je ne m’attendais pas à cette repartie,
Madame ; et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,
Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.
Ces avis mutuels seraient mis en usage ;
On détruirait par là, traitant de bonne foi,
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèle
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.
C’est en moi que l’on peut trouver fort à reprendre.
Et chacun a raison, suivant l’âge ou le goût
Il est une saison pour la galanterie,
Il en est une aussi propre à la pruderie.
On peut, par politique, en prendre le parti,
Quand de nos jeunes ans l’éclat est amorti ;
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
Je ne dis pas qu’un jour je ne suive vos traces :
L’âge amènera tout ; et ce n’est pas le temps
Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.
Et vous faites sonner terriblement votre âge.
Ce que de plus que vous on en pourrait avoir
N’est pas un si grand cas pour s’en tant prévaloir[3] ;
Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s’emporte,
Madame, à me pousser de cette étrange sorte.
On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi.
Faut-il de vos chagrins sans cesse à moi vous prendre ?
Et puis-je mais des soins qu’on ne va pas vous rendre ?
Si ma personne aux gens inspire de l’amour,
Et si l’on continue à m’offrir chaque jour
Les vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,
Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute ;
Vous avez le champ libre, et je n’empêche pas
Que, pour les attirer, vous n’ayez des appas.
De ce nombre d’amants dont vous faites la vaine,
Et qu’il ne nous soit pas fort aisé de juger
À quel prix aujourd’hui on peut les engager ?
Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
Que votre seul mérite attire cette foule ?
Qu’ils ne brûlent pour vous que d’un honnête amour,
Et que pour vos vertus ils vous font tous la cour ?
On ne s’aveugle point par de vaines défaites ;
Le monde n’est point dupe ; et j’en vois qui sont faites
À pouvoir inspirer de tendres sentiments,
Qui chez elles pourtant ne fixent point d’amants :
Et de là nous pouvons tirer des conséquences
Qu’on n’acquiert point leurs cœurs sans de grandes avances,
Qu’aucun, pour nos beaux yeux, n’est notre soupirant,
Et qu’il faut acheter tous les soins qu’on nous rend.
Ne vous enflez donc pas d’une si grande gloire,
Pour les petits brillants d’une faible victoire ;
Et corrigez un peu l’orgueil de vos appas,
De traiter pour cela les gens de haut en bas.
Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
Je pense qu’on pourrait faire comme les autres,
Ne se point ménager, et vous faire bien voir
Que l’on a des amants quand on en veut avoir.
Par ce rare secret efforcez-vous de plaire ;
Et sans…
Il pousserait trop loin votre esprit et le mien ;
Et j’aurais pris déjà le congé qu’il faut prendre,
Si mon carrosse encor ne m’obligeait d’attendre.
Madame, et là-dessus rien ne doit vous hâter.
Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
Je m’en vais vous donner meilleure compagnie ;
Et monsieur, qu’à propos le hasard fait venir,
Remplira mieux ma place à vous entretenir.
Scène 6
Que, sans me faire tort, je ne saurais remettre.
Soyez avec madame ; elle aura la bonté
D’excuser aisément mon incivilité.
Scène 7
Attendant un moment que mon carrosse vienne ;
Et jamais tous ses soins ne pouvaient m’offrir rien
Qui me fût plus charmant qu’un pareil entretien.
En vérité, les gens d’un mérite sublime
Entraînent de chacun et l’amour et l’estime ;
Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
Qui font entrer mon cœur dans tous vos intérêts.
Je voudrais que la cour, par un regard propice,
À ce que vous valez rendît plus de justice.
Vous avez à vous plaindre ; et je suis en courroux
Quand je vois chaque jour qu’on ne fait rien pour vous.
Quel service à l’État est-ce qu’on m’a vu rendre ?
Qu’ai-je fait, s’il vous plaît, de si brillant de soi,
Pour me plaindre à la cour qu’on ne fait rien pour moi ?
N’ont pas toujours rendu de ces fameux services.
Il faut l’occasion ainsi que le pouvoir ;
Et le mérite enfin, que vous nous faites voir
Devrait…
De quoi voulez-vous là que la cour s’embarrasse ?
Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands
D’avoir à déterrer le mérite des gens.
Du vôtre en bien des lieux on fait un cas extrême,
Et vous saurez de moi qu’en deux fort bons endroits
Vous fûtes hier loué par des gens d’un grand poids.
Tout est d’un grand mérite également doué ;
Ce n’est plus un honneur que de se voir loué :
D’éloges on regorge, à la tête on les jette,
Et mon valet de chambre est mis dans la gazette.
Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
Pour peu que d’y songer vous nous fassiez les mines,
On peut, pour vous servir, remuer des machines ;
Et j’ai des gens en main que j’emploierai pour vous,
Qui vous feront à tout un chemin assez doux.
L’humeur dont je me sens veut que je m’en bannisse ;
Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l’air de la cour.
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
Hors de la cour sans doute on n’a pas cet appui
Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages :
On n’a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n’a point à louer les vers de messieurs tels,
À donner de l’encens à madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.
Et pour vous découvrir là-dessus mes pensées,
Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées.
Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
Et celle qui vous charme est indigne de vous.
Que cette personne est, madame, votre amie ?
De souffrir plus longtemps le tort que l’on vous fait.
L’état où je vous vois afflige trop mon âme,
Et je vous donne avis qu’on trahit votre flamme.
Et de pareils avis obligent un amant.
Indigne d’asservir le cœur d’un galant homme[4]
Et le sien n’a pour vous que de feintes douceurs.
Mais votre charité se serait bien passée
De jeter dans le mien une telle pensée.
Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose ;
Et je voudrais, pour moi, qu’on ne me fît savoir
Que ce qu’avec clarté l’on peut me faire voir.
Vous allez recevoir une pleine lumière.
Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi.
Donnez-moi seulement la main jusque chez moi ;
Là, je vous ferai voir une preuve fidèle
De l’infidélité du cœur de votre belle ;
Et, si pour d’autres yeux le vôtre peut brûler,
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.
- ↑ Suivant M. Aimé Martin, ce portrait d’Acaste, tracé par lui-même, n’est autre que le portrait du duc de Lauzun.
- ↑ Arsinoé est la peinture frappante et admirable d’une classe de femme très nombreuse alors. Dans un temps où les tartuffes étaient puissants, les prudes devaient abonder. Il y a bien près de l’hypocrite en religion à l’hypocrite en vertu. Une femme longtemps adonnée aux plaisirs du monde et qui les voyait s’enfuir loin d’elle, pour paraître y renoncer de plein gré, se jetait dans la dévotion, fulminait contre les moindres écarts de celles que son exemple avait naguère entraînées, et semblait frémir à l’idée seule d’étourderies qu’elle ne commettait plus faute de complices.
(Taschereau.) - ↑ N’est pas un si grand cas dans le sens de : n’est pas une si grande chose.
- ↑ Sur ce passage, voici la remarque de Voltaire :
« Il faut dire toute mon amie qu’elle est, et non pas toute mon amie elle est. Et je la nomme ; cet et est de trop. Je la nomme est vicieux ; le terme propre est je la déclare ; on ne peut nommer qu’un nom : je le nomme grand, vertueux, barbare ; je le déclare indigne de mon amitié. »
(Mélanges, t.III, p. 228.)
Il est manifeste que Voltaire n’a pas saisi le sens de ce passage. Il a supposé une inversion très dure, et compris : Elle est toute, c’est-à-dire, tout à fait, mon amie, et je la nomme indigne d’asservir, etc. ; tandis que le sens véritable est celui-ci : Toute mon amie qu’elle est, elle est (et je ne crains pas de la nommer, et je le dis tout haut), elle est indigne, etc.
Il est probable que Voltaire avait sous les yeux un texte mal ponctué.
(F Génin.)