Le Miroir et l’Esquimaude

LE MIROIR ET L’ESQUIMAUDE

Monologue
par Eugène LEMERCIER




 
Nanouk, au front, baisa sa gentille Esquimaude
Et, bien qu’il fît très froid, lui dit, d’une voix chaude
« De ce lointain Paris,
Toi qui n’as qu’une arête en guise de parure,
Je te rapporterai, pour orner ta fourrure,
Quelque bijou de prix ».

Ceci dit, en traîneau, le voilà qui détale.
Un navire, un express et c’est la Capitale.
Bien loin des Esquimaux,
Il voit les boulevards constellés de lumière,
Les dancings, les cafés où des dames peu fières
Lui disent d’exquis mots.

Demeura-t-il longtemps dans cette Babylone ?
Cela, tout bien jugé, ne regarde personne,
Mais sachez, mes amis,
Que Nanouk regagna sa région polaire
Sans oublier sa femme et s’enquit, pour lui plaire,
Du bijou tant promis.

Il marchanda longtemps, car il était prolixe,
Quelques joyaux en or et, même, en titre fixe,
Il trouva tout trop cher ;
Soudain son œil de loup, froid comme une banquise,
Tomba sur un miroir digne d’une marquise
Qui reflétait sa chair.


Sa chair ? Bien entendu, celle de son visage.
Au Pôle, de miroirs on ne fait pas usage,
Nanouk en suffoqua ;
Il ignorait le grec, ça qu’on me le concède,
Mais il dit : « J’ai trouvé ! » sans savoir qu’Archimède
Dit, un jour : « Eurêka ! »

Il serra sa trouvaille au fond d’une mallette
Et, jusqu’au Groenland, il rapporta l’emplette.
L’Esquimaude rêvait
Quand, tenant le miroir, il entra dans la hutte.
Nanouk le suspendit, sans perdre une minute,
Non loin de son chevet.

L’épouse, en s’éveillant, se mira dans la glace.
— Ah ! dit-elle, aux cent coups, mon mari me remplace,
Car il a rapporté
La femme que voilà de son lointain voyage,
Hélas ! elle est charmante, elle est d’un tout jeune âge,
C’est même une beauté !

Pour la réalité prenant une chimère,
Elle porte, en pleurant, le miroir à sa mère
Qui se mire à son tour,
Et voit, s’y reflétant, sa tignasse argentée,
Son menton de galoche et sa bouche édentée
Aussi vaste qu’un four.

Comme elle n’avait pas sa langue dans la poche,
La vieille (en esquimau) lui dit : « Dieu, qu’elle est moche ! »
Puis, cachant le miroir :
« Non, Dieu n’a pas créé deux mégères pareilles !
Ma fille, désormais, dors sur tes deux oreilles,
Elle est trop laide à voir ! ».



Eugène LEMERCIER.