Le Mirage perpétuel/LES PAYSAGES/Canal du Nord

Librairie Paul Ollendorff (p. 59-61).


CANAL DU NORD



Broussaille en ce canal vacillante et brouillée,
Les arbres dénudés s’attristent vers le soir,
Et se penchant plus près de leur sombre miroir
Contemplent leur image auguste et dépouillée.

Dieux vivants que le froid a lentement glacés,
Ils souffrent lentement de longs regrets stériles,
Leurs troncs noueux et nus sont des torses agiles
Mais que l’hiver étreint et retient enlacés.


Lorsque passe un vent tiède ils frémissent d’espoir
Et leur sang fait craquer leur écorce rugueuse,
Mais à peine une feuille éclot toute peureuse
Et déjà les reprend le spleen immense et noir.

Jeunes, avoir été d’un orgueil juvénile,
Avoir dressé si haut des bras blancs et nerveux,
S’être mirés dans l’eau, dômes harmonieux,
Et s’y revoir figés en ce geste immobile !

Ils regrettent les soirs vaporeux et subtils
Où des amants liés par des écharpes blanches
Passaient et repassaient à l’ombre de leurs branches
Avec des chuchotis de rires puérils,

Ils regrettent le chant des oiseaux de passage,
Même les lourds chalands qui troublaient le sommeil
De ces flots noirs jadis ruisselants de soleil
Et qu’un brouillard glacé transforme en marécage,


Ce sont de vieux captifs par tous abandonnés :
Parfois pourtant leurs bras engourdis se redressent
Pour faire vers l’azur des gestes de détresse…
Arbres, je suis pareil à vos troncs décharnés !