Le Miracle hellénique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 647-676).
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LE MIRACLE HELLÉNIQUE

II[1]
DÉMÉTER ET PERSÉPHONE — LE DIONYSOS DES MYSTÈRES ET LA TRAGÉDIE


IV. — LA. GRÈCE QU’ON NE VOIT PAS. DÉMÉTER ET PERSEPHONE

Le génie grec a eu de tous temps et jusqu’à l’apogée de sa civilisation le sens spontané du rapport intime et direct qui existe entre la vie extérieure du monde et la vie intérieure de l’âme. Il ne sépare pas l’âme humaine du Kosmos et les conçoit comme un tout organique. Si le spectacle de l’univers réveille son monde intérieur, celui-ci lui sert à comprendre et à expliquer l’univers. De là le charme incomparable et la profondeur de sa mythologie, dont les fables grandioses enveloppent en se jouant les plus transcendantes vérités.

Malgré ce sentiment d’identité entre la nature et lame, il y a eu, dans les temps les plus reculés, deux religions distinctes en Grèce : celle des Olympiens ou des dieux célestes (Zeus, Junon, Apollon, Diane, Pallas, etc.) et celle des divinités infernales dites chtoniennes (Déméter, Perséphone, Pluton, Hécate, Dionysos). La première est la religion officielle et correspond au monde extérieur et visible ; la seconde est la religion des Mystères et correspond au monde intérieur de l’âme. C’est en quelque sorte la religion du dessous des choses, des réalités souterraines, c’est-à-dire intérieures, par laquelle s’ouvre la porte du monde invisible et de l’Au-delà. La première enseignait à révérer les Dieux selon les rites et les lois consacrées, la seconde introduisait dans leurs secrets redoutables et retrempait l’âme du myste aux sources primordiales. De là le nom de « Grandes Déesses » qu’on accordait seulement à Démêler et à Perséphone. Les savans d’aujourd’hui refusent d’admettre que cette religion des Mystères était en Grèce non seulement la plus sacrée, mais encore la plus ancienne. Ils la considèrent comme une fabrication tardive et artificielle, entée sur une mythologie purement naturaliste. Cette doctrine a contre elle les plus solennels témoignages de l’antiquité elle-même, non seulement ceux des poètes, d’Homère à Sophocle, mais encore ceux des plus graves historiens, d’Hérodote à Strabon et des deux plus grands philosophes grecs, Platon et Aristote. Tous ils parlent des Mystères comme de la religion la plus haute et la plus sainte, tous ils les font remonter aux temps préhistoriques et parlent d’une antique religion sacerdotale qui régnait en Thrace, bien avant Homère, et dont témoignent les noms légendaires mais éloquens et significatifs de Thamyris, d’Amphion et d’Orphée. Les théories arbitraires des historiens et des mythologues modernes, qui raisonnent sous le joug d’idées matérialistes préconçues, ne sauraient prévaloir contre de telles autorités. Elles résistent moins encore à la poésie merveilleuse et suggestive qui se dégage de ces vieux mythes, quand on ose les regarder en face et s’inspirer de leur indestructible magie.

Déméter, dont le nom veut dire la mère divine, la mère universelle, était la plus ancienne des divinités grecques, puisque les Pélasges d’Arcadie l’honoraient déjà sous la figure d’une déesse à tête de cheval, tenant une colombe dans une main et un dauphin dans l’autre, signifiant par là qu’elle avait enfanté à la fois la faune terrestre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer. Elle correspondait donc à ce que nous nommons la Nature. Quand un homme d’aujourd’hui prononce le mot de Nature, si c’est un lettré, il se figure un paysage de mer, d’arbres ou de montagnes ; si c’est un savant, il voit des instrumens de physique et de chimie, des télescopes et des alambics, il se représente des mouvemens d’astres et des groupemens d’atomes, il dissèque le cadavre du Kosmos dont il n’a qu’une conception mécanique, une idée morte, et remue sa poussière. Tout autre était le sentiment du Grec, en face du monde vivant. Ni la grossière idole pélasgique, ni le mot abstrait de nature ne peuvent nous donner une idée des sensations submergeantes qui envahissaient l’âme de l’Hellène au seul nom de Déméter. Ce n’est pas seulement la nature avec ses figures visibles, c’est tout le mystère de sa puissance créatrice et de ses perpétuels enfantemens que le nom sacré éveillait en lui. Il retentissait dans son cœur comme l’écho d’une voix sonore dans une caverne profonde et l’enveloppait corn me l’onde d’un fleuve. Déméter, c’était cette puissance qui revêt l’écorce terrestre de son luxe de verdure ; Déméter animait de sa vie les légions nageuses de la mer ; Déméter céleste, fécondée par Ouranos, luisait même dans le ciel étoile aux millions d’yeux. N’était-elle pas la mère universelle et bienfaisante ? Et l’homme avait le sentiment d’être le fils légitime de cette mère. Ne lui avait-elle pas donné les fruits de la terre et le grain de blé ? Ne lui avait-elle pas enseigné avec la chaîne des saisons les rites de l’agriculture et les saintes lois du foyer ? Le culte de Déméter remonte aux temps primitifs de la race aryenne, où les trois courans aujourd’hui séparés, la Religion, la Science et l’Art n’en formaient qu’un seul et agissaient sur l’homme comme une même puissance. Cette puissance unique traversait alors l’âme humaine comme le torrent de la vie universelle et lui donnait le sentiment de sa propre vie totale. Civilisation unitaire, où tous les pouvoirs se joignaient dans la religion. Cette religion répandait ses rayons sur toutes les manifestations de la vie. Cette religion était forte, car elle donnait des forces et créait des formes. La Religion et l’Art ne constituaient qu’un seul tout, car l’Art était le culte et vivait avec sa mère, la Religion. Et cette Religion agissait puissamment sur les hommes ; elle était faite de telle sorte qu’à la vue de ses rites, à la voix de ses prêtres, la science des Dieux s’éveillait dans le cœur des hommes. Voilà pourquoi, lorsque le Grec primitif déposait une gerbe de blé ou une couronne de fleurs sauvages sur l’autel de Déméter, sous un ciel lumineux, il éprouvait la joie d’un enfant que sa mère prend sur ses genoux, qui s’abreuve d’amour dans ses yeux et boit la vie dans sa caresse frémissante et douce.

Mais le Grec primitif savait aussi que de cette grande Déméter était née une fille mystérieuse, une vierge immortelle. Et cette fille n’était autre que l’âme humaine, descendue de la lumière céleste par d’innombrables générations et d’étranges métamorphoses. Il savait que, séparée de sa mère par l’inéluctable fatalité et la volonté des Dieux, elle était destinée à la rejoindre périodiquement à travers le labyrinthe de ses morts et de ses renaissances, de ses voyages multiples, du ciel à la terre et de la terre au ciel. Il le savait par un sentiment profond et irréfragable, il le percevait quelquefois par la vision de sa propre âme objectivée, reflétée comme dans un miroir. De là, le mythe émouvant de Perséphone, qu’on a pu nommer le drame primordial, la tragédie de l’âme qui se partage entre la terre, l’enfer et le ciel, et qui résume toutes les tragédies humaines en trois actes saisissans : la naissance, la mort et la résurrection. Los flammes dévorantes du désir, les ténèbres et les terreurs de l’oubli, la splendeur poignante du divin ressouvenir y épuisaient toutes les souffrances, toutes les joies de la vie terrestre et supramondaine.

Rappelons-nous l’hymne homérique à Déméter. Cérès a laissé sa fille Perséphone sur une prairie, au bord de l’Océan, en compagnie des nymphes, âmes élémentaires, primitives et pures comme elle-même. Elle lui a recommandé de ne pas cueillir le narcisse, la fleur tentatrice, création dangereuse d’Eros, qui cache un désir subtil sous sa blancheur étoilée et dont le parfum violent efface le souvenir céleste. Malgré les supplications des nymphes, Perséphone se laisse tenter par la fleur magique, jaillie du sol, qui tend vers elle ses pétales de neige et lui ouvre son cœur d’or. Elle la cueille et respire longuement le baume enivrant qui alourdit les sens et obscurcit la vue. À ce moment, la terre se fend ; Pluton en sort, saisit la vierge et l’emporte sur son char attelé de dragons. Le char rapide vole sur la surface de l’Océan. Perséphone éperdue voit fuir la terre, la mer et le ciel, puis s’engloutit avec son ravisseur dans une crevasse du Tartare. Image incisive de l’âme qui perd le souvenir divin par l’incarnation. Cette scène, que l’hymne homérique dépeint à grands traits, était représentée dès les temps anciens, dans la saison d’automne par une figuration sommaire. Les femmes se rendaient ensuite sur un promontoire, au bord de la mer, et se livraient à des lamentations funèbres sur la perte de Perséphone et sa descente aux enfers. La famille des Eumolpides, dont le fondateur Eumolpos fut probablement initié en Egypte, qui fonda les mystères d’Eleusis et en garda héréditairement le privilège pendant plus de mille ans, s’empara de ce mystère rural et en développa l’organisation dans une série de cérémonies et de représentations dramatiques. Le rôle de Déméter était régulièrement tenu par la grande prêtresse, femme de l’hiérophante, et celui de Perséphone par une jeune prophantide élue pour la fête tragique. Déméter était le personnage principal et prononçait seule avec l’hiérophante, qui représentait Zeus, les paroles sacramentelles. Le rôle de Perséphone n’était joué que par une pantomime muette mais expressive. Comme dans la tragédie postérieure, les chœurs prenaient une place importante dans le drame sacré, chœurs de nymphes, de démons, d’ombres et d’âmes bienheureuses. Dans les actes suivans, on assistait au désespoir de Déméter, à ses vaines recherches, jusqu’au moment où Hécate, la déesse des métamorphoses, lui révèle le destin de sa fille, consenti par Zeus. On voyait ensuite Perséphone, captive au Tartare, trônant auprès de Pluton, au milieu des démons et des ombres, et finalement son retour auprès de sa mère, aux demeures olympiennes, accompagné de l’hymne des héros glorifiés. Devant ces scènes diverses, le spectateur d’Eleusis éprouvait un mélange de sensations humaines et divines qui le bouleversaient et le ravissaient tour à tour. Par la magie de la parole et de la musique, évoquant l’Invisible en formes plastiques, par la beauté des décors et des gestes impressifs, il passait du tapis fleuri de la terre aux rouges ténèbres de l’Achéron et au limpide éther des régions ouraniennes. En contemplant la pâle reine des morts, couronnée de narcisses, blanche sous son voile violet, ouvrant ses grands yeux pleins de larmes et, de ses bras étendus, cherchant inconsciemment sa mère absente, puis retombant sur son trône, sous le sceptre de son terrible époux, et fascinée, vaincue, buvant dans une coupe noire le suc de la grenade qui lie invinciblement ses sens au monde inférieur, — le Grec croyait voir sa propre âme et sentait la nostalgie de la voyance perdue, de la communion directe avec les Dieux.

Par un sentiment d’une admirable profondeur et d’une délicatesse infinie, la Grèce avait conçu Perséphone, l’âme immortelle, comme restant éternellement vierge dans ses migrations intermondiales, malgré les étreintes de Pluton et les flammes des passions infernales, qui l’enveloppent sans la corrompre. Pluton a beau lui faire goûter la pulpe rouge de la grenade, qui symbolise le désir charnel et qui, une fois savouré, engendre les renaissances multiples de ses graines innombrables ; il a beau la presser dans ses bras noirs et la brûler de son manteau de feu, elle demeure l’Impénétrable et l’Intangible, tant qu’elle conserve en son tréfonds l’empreinte divine, germe de sa libération finale, l’image sacrée, le souvenir de sa mère. Voilà pourquoi Perséphone, celle qui traverse les abîmes, est aussi appelée Sotéira, celle qui sauve.

On reçoit un vague reflet de ces émotions sublimes devant le bas-relief d’Eleusis conservé au musée d’Athènes et dont une reproduction se trouve à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. La grave Déméter remet à Triptolème adolescent, le fondateur éponyme du temple d’Eleusis, le grain de blé symbolique de l’immortalité, pendant que la chaste Perséphone, placée derrière lui et armée du flambeau des Mystères, le couronne en posant l’index sur le sommet de sa tête pour lui instiller la vérité divine. Tout est religieux dans ces figures si nobles sous leurs plis archaïques, la majesté calme de la mère des Dieux, le profil attendri de sa fille, le redressement ému et digne du jeune myste. Le simple bon sens indique que nous sommes là en présence d’une scène d’initiation de la plus haute signification. Dire pourtant qu’il s’est trouvé des mythologues qui ne voient en Déméter que la déesse de l’agriculture et en sa fille qu’un rébus du printemps[2] ! Dieu merci, on se doute aujourd’hui que les mystères d’Eleusis sont autre chose qu’un concours agricole, agrémenté d’un discours de préfet et d’une manifestation électorale, — ce qui représente sans doute la civilisation idéale pour ceux qui voudraient en extirper le sens du divin.


V. — LE DIONYSOS DES MYSTÈRES

Avec Déméter et Perséphone, nous avons touché le fond psychique primitif des mystères d’Eleusis. Pour atteindre leur fond intellectuel et cosmogonique, il nous faut regarder jusqu’au cœur le Dieu voilé qu’on y introduisit à une certaine époque et dont les Eumolpides firent à la fois l’arcane de leur doctrine et le couronnement du drame sacré. En fixant Dionysos d’une contemplation intense, nous trouverons en lui non seulement la cheville ouvrière de toute la mythologie, mais encore la force impulsive de toute l’évolution grecque.

Le génie hellénique a résumé sa conception de l’univers en quatre grands Dieux, qui sont des forces cosmiques éternelles. Ils se nomment Zeus, Poséidon, Pluton et Dionysos. Ces quatre grands Dieux se retrouvent dans la constitution de l’homme, qui les recrée en les reflétant et qui ne pourrait pas les comprendre s’il ne les portait pas en lui-même tous les quatre.

Quand l’Hellène, pour qui tous les mouvemens de la Nature étaient des gestes de l’Esprit, contemplait les phénomènes de l’atmosphère, les nuances du jour à travers le prisme de l’azur et des nuages, l’aurore et le couchant, l’éclair suivi de la foudre et le miracle étincelant de l’arc-en-ciel, il se sentait transporté dans l’aura supérieure de son être, et il prenait tous ces signes pour les messages et les pensées d’un Dieu. Car, comme la pensée jaillit du fond de l’âme, ces signes jaillissaient du fond de l’univers pour lui parler. — Or, ce Dieu du ciel et de l’atmosphère, il l’appelait Zeus. Pareils à l’espérance, à la colère et à la joie, qui sillonnaient son être, l’aurore, la foudre et l’arc-en-ciel manifestaient les pensées de Zeus.

Tout autre était l’impression que produisait sur lui l’Océan. Surface changeante, mobile, caméléonesque, aux mille couleurs, profondeur lourde et trompeuse, cet élément incertain, capricieux et fantasque, enveloppant la terre et s’insinuant dans tous les golfes, semblait un réservoir de rêve et d’apathie. Mais, au moindre souffle du ciel, ce dormeur devenait terrible. Aussitôt le vent déchaîné et c’était la tempête furieuse. Et pourtant, de l’Océan, père des fleuves, venait toute la vie de la terre. — Ce Dieu, le Grec l’appelait Poséidon. Il le sentait pareil au sang qui coulait dans ses propres veines, à cette vie cachée où sommeillait sa mémoire profonde, mais que fouettaient et que soulevaient jusqu’au ciel toutes les passions d’en haut et d’en bas.

Non moins forte était l’impression que donnait au Grec l’aspect du sol terrestre, hérissé de roches et de montagnes, ou celle qu’il éprouvait en descendant dans les cavernes, ou en voyant la bouche des volcans vomir un feu liquide. Il recevait alors une sensation de solidité, de concentration et de puissance. Il se figurait l’intérieur de la terre, la couche du Styx, plus froide que la mort, la couche brûlante du feu et le centre magique d’attraction qui retient le globe en une masse compacte. Or ce pouvoir, le Grec l’appelait Pluton. Il faisait de Pluton le centre de gravité du Kosmos, comme il sentait dans -son propre corps le centre de gravité de son être, qui absorbe et condense les forces centrifuges.

Zeus, l’aura astrale du monde ; Poséidon, son corps vital ; Pluton, son corps physique, voilà constituées, par la seule vertu de l’intuition contemplative, la Trinité cosmique et la trinité humaine. Mais il y manquait encore l’essentiel : le principe organique, l’esprit créateur, qui joint les parties en un tout homogène, qui les pénètre de son souffle et y fait circuler la vie. — Il y manquait la conscience, le Moi. Or, pour les Grecs, le moi cosmique d’où sort le moi humain, le Dieu en action dans l’univers, — c’était Dionysos.

Selon la tradition des sanctuaires, ce fut Orphée, un Dorien de Thrace, initié en Egypte, mais inspiré par le génie de son peuple et par son Daïmôn, qui fonda les Mystères de Dionysos et répandit son culte en Grèce. Orphée était le fils d’une prêtresse d’Apollon. Né dans l’enceinte d’un temple cyclopéon, dominant un océan sauvage de forêts et de montagnes, ayant traversé victorieusement les épreuves redoutables de l’initiation thébaine, il avait bu aux sources les plus hautes le mâle sentiment de l’unité divine, de la spiritualité transcendante du Dieu souverain. Mais, si parfois son cerveau se glaçait sous les effluves de l’Ether divin, son cœur brûlait, comme un volcan, d’un immense amour pour l’Eternel-Féminin qui se manifeste dans les formes multiples de Déméter-Adama, de la Grande-Mère, de l’éternelle Nature. Fleurs, arbres, animaux, autant de fils et de filles de cette Déméter, conçus, formés par Elle, sous l’influx et la pensée des Dieux. Et dans la Femme, — qu’il regardait du fond de son sanctuaire intérieur, — Orphée contemplait la divine Perséphone, la grande souffrante, aux regards tendres ou farouches. La double intuition simultanée qu’il avait de l’Éternel-Masculin et de l’Eternel-Féminin, dont l’œuvre est l’univers, s’exprime dans ce vers que lui attribue Onomacrite :


Jupiter est l’Époux et l’Épouse éternels.


Pénétré de cette double révélation, Orphée se jura à lui-même qu’il ferait descendre les splendeurs d’Ouranos, avec tous ses Dieux, dans les chaudes profondeurs et dans les abîmes de cette nature, dont il contemplait, à ses pieds, les vallées sinueuses et le dédale verdoyant. Il lui sembla qu’ainsi les Dieux deviendraient plus humains et la terre plus belle. Orphée tenta cette œuvre. Il fut la lyre vivante et la bouche d’or, par laquelle le torrent des Dieux se déversa sur la Grèce en vagues dionysiaques, pour en faire le temple de la Beauté. Mais, pour accomplir son dessein, il eut à vaincre la férocité des rois Thraces et la horde dangereuse des Bacchantes-prêtresses.

Les Bacchantes furent les druidesses de la Thrace préhistorique. Elles adoraient un Dieu à tête de taureau, qu’elles appelaient Bacchus. La grossière idole de bois symbolisait les forces génératrices de la nature et l’instinct brutal. Elles lui offraient des sacrifices sanglans et le célébraient en rites luxurieux. Par la magie du sang et de la volupté, elles séduisirent les rois barbares et les soumirent à leur culte lubrique et cruel. Orphée les dompta à force de charme, de mélodie et de grâce. Aux Bacchantes fascinées, aux chefs barbares adoucis, il imposa le culte des Olympiens. Il leur enseigna les Dieux du ciel : Zeus, Apollon, Artémis et Pallas. Il leur parla de Poséidon, le roi de la mer et des tempêtes, et de Pluton, le juge sévère des morts, qui règne dans le Tartare. Instruit des hiérarchies divines, il mit dans le chaos des divinités helléniques l’ordre, la clarté, l’harmonie. Ce fut la religion populaire.

Mais à ses disciples, à ses initiés, Orphée enseigna des choses plus profondes et, plus émouvantes, — les merveilles cachées de Dionysos ! Dionysos, leur disait-il, est le Bacchus céleste, le générateur puissant qui traverse tous les règnes de la nature pour s’incarner et s’accomplir dans l’homme. Et, pour mieux leur faire comprendre sa pensée, il leur racontait une histoire, un songe qu’il avait eu : « Zeus, sous la forme du serpent astral, s’était uni à l’âme du monde, conçue comme la Vierge incréée et appelée du même nom que Perséphone (Korè). Leur enfant divin, destiné à la domination universelle, portait le nom de Dionysos-Zagreus, ou Dionysos déchiré et morcelé. Un jour, l’enfant divin se regardait dans un miroir et restait perdu dans la contemplation de son image charmante. Alors les Titans (les élémens déchaînés ou forces inférieures de la nature) se jetèrent sur lui et le lacérèrent en sept morceaux, qu’ils firent bouillir dans un immense chaudron. Minerve-Pallas (la sagesse divine, née de la pure pensée de Zeus) sauva le cœur de Dionysos et le rapporta à son père. Zeus le reçut dans son sein, pour générer un nouveau fils, et foudroya les Titans. De leurs corps brûlans, mêlés aux vapeurs sorties du corps lacéré de Dionysos, est née l’humanité. Mais de la partie la plus pure de Dionysos, de son cœur, replongé et refondu dans le sein éthéré de Jupiter, naissent les génies et les héros. De lui naîtra aussi le nouveau Dionysos, dans lequel les âmes éparses dans l’univers reconnaîtront leur divin modèle. Ainsi le Dieu, morcelé dans l’humanité souffrante, retrouvera son unité radieuse en Dionysos ressuscité.

Par ces images parlantes, par ce rêve plastique, Orphée essayait de faire comprendre à ses disciples la double origine à la fois terrestre et céleste de l’homme, sous l’action des puissances cosmiques, la multiplicité de ses incarnations successives et la possibilité de son retour à Dieu dans une splendeur et une beauté sans tache. Telle la conception centrale de la doctrine des Mystères grecs. Comme une torche éclatante, allumée au fond d’une caverne tortueuse, en éclaire les parois obscures et les anfractuosités profondes, le mystère de Dionysos éclaira tous les autres mystères. Il effrayait les faibles, mais les forts y trouvaient le courage, la joie de la lutte, l’indestructible espérance. Des cultes somptueux, des philosophies lumineuses devaient naître plus tard de cette révélation. Nous verrons tout à l’heure la tragédie en sortir, armée de pied en cap, comme Minerve de la tête de Jupiter.

Ainsi se constitua, d’un côté, la religion publique des Olympiens ; de l’autre, la religion secrète des Mystères ; la première pour la foule, la seconde pour les initiés. Elles ne se contredisaient pas mais s’expliquaient réciproquement. La religion cachée était le dessous, l’organisme interne de la religion extérieure et celle-ci la surface colorée, l’expression plastique de l’autre sur le plan physique.

La légende, peut-être symbolique, peut-être réelle, raconte qu’Orphée eut le sort de son Dieu et mourut déchiré par les Bacchantes, comme son Dionysos morcelé par les Titans. Elles se seraient vengées ainsi de son amour persistant pour l’épouse unique, pour Eurydice, la morte aimée, et du même coup elles auraient réalisé ironiquement son mystère dans leur culte sanglant. Tradition suggestive. Ivres du sang des mâles, les Bacchantes n’aiment pas les amans de l’âme et les tuent quand elles peuvent. Peut-être aussi en voulurent-elles au fils d’Apollon d’avoir réveillé, pour un moment, en elles-mêmes, la dormante Perséphone, et d’avoir dédaigné leurs beaux corps tachetés de leurs nébrides, quand elles passaient sous les bois touffus de la Thrace avec leurs bras enroulés de serpens. Quoi qu’il en soit, Orphée mourant eut la certitude que la Grèce sacrée vivrait de son souffle, — et sa tête coupée, emportée par le fleuve avec sa lyre encore frémissante, est vraiment l’image de son œuvre.

Les Eumolpides devaient enrichir leur initiation et leur culte de la doctrine et de la tradition orphique. Elles venaient compléter leurs mystères par une large conception cosmique et une spiritualité plus haute. Cela advint sans doute vers le sixième siècle avant notre ère, au même moment où le culte populaire et orgiastique de Bacchus, refluant de Phrygie comme une onde de folie, bouleversait l’Hellade, semant à Thèbes, jusque sur les hauteurs du Cithéron et du Parnasse, des cortèges délirans d’hommes et de femmes, brandissant des thyrses et couronnés de pampres, suscitant du même coup un lyrisme passionné, inconnu au temps d’Homère, et une musique troublante, au bourdonnement du tambour et aux appels aigus de la double flûte, tandis que retentissait partout ce cri : Evios ! Evohé ! qui semblait vouloir évoquer du fond des bois et des antres de la montagne le Dieu de la vigne et de la joie. Ce fut pour endiguer ce mouvement et lui opposer une initiation plus haute, que les prêtres d’Eleusis adoptèrent le Dionysos orphique et le firent entrer dans le culte des Grandes Déesses. En même temps, la discipline devint plus sévère, et l’enseignement des initiés s’approfondit.

La religion d’Eleusis ne comprenait pas seulement les cérémonies, les représentations et les fêtes périodiques. A l’époque de sa floraison, avant les guerres médiques, l’essentiel des Mystères consistait dans les enseignemens de la sagesse secrète. On la communiquait aux mystes qui venaient pour un temps habiter dans l’enceinte du temple. On poursuivait l’entraînement psychique par des jeûnes, des méditations sur la nature de l’âme et des Dieux, par la claire concentration de la pensée avant le sommeil et au réveil, afin de garder l’impression nette des rêves dont l’homme ordinaire ne se souvient que rarement. Le but de cette initiation était de faire du myste (de celui qui porte un voile) un épopte (c’est-à-dire un voyant) et de lui faire voir Dionysos. Mais Dionysos était un Dieu multiple, un Dieu fractionné dans l’humanité entière et qui se manifestait d’une façon diverse à chaque disciple. A Eleusis, on en connaissait trois, qui représentaient trois degrés de l’initiation. Le premier, accessible seulement à l’intelligence abstraite, était celui d’Orphée, le Dionysos-Zagreus, morcelé dans tous les êtres. On disait au myste débutant : « Sache que l’Esprit suprême, le Moi divin s’est sacrifié pour se manifester et s’est fragmenté dans les âmes innombrables. Il vit et il souffre, il respire et il aspire en toi comme dans les autres. Le vulgaire ne le connaît pas, mais il s’agit pour l’initié de reconstituer sa totalité en lui-même. Cela ne se fait pas en un jour. Regarde en toi-même jusqu’au fond, cherche-le et tu le trouveras. » Le myste se recueillait, méditait, regardait en lui-même, et ne trouvait rien. D’habitude il ne pouvait comprendre ce Dieu partout répandu, à la fois un et multiple, sublime et vil, puissant et misérable. C’était la première épreuve, la plus légère, mais déjà torturante, celle du doute de l’âme devant les contradictions insolubles de la raison non illuminée. L’hiérophante disait au myste déconcerté : « Apprends à comprendre la, nécessité de la contradiction qui est au fond de toute chose. Sans souffrance il n’y aurait pas de vie, sans lutte pas de progrès, sans contradiction pas de conscience. Dionysos resterait à jamais caché dans le sein de Zeus, et toi-même tu ne serais qu’une goutte d’eau dissoute dans une nébuleuse. Il fut un temps, il est vrai, le temps lointain de l’Atlantide, où l’homme primitif était encore si mêlé à la nature qu’il voyait les forces cachées dans les élémens, et conversait avec elles. Les Egyptiens ont appelé ce temps celui des Schésou-Hor, où les Dieux régnaient sur la terre. Alors Dionysos, quoique morcelé dans les hommes, était encore uni dans leur conscience. Car les hommes de cette époque étaient voyans et les Dieux. vivaient avec eux en formes éthériques, changeantes et de toute espèce. — Il y eut une autre époque beaucoup plus près de la nôtre, où l’esprit divin s’incarna dans ceux que nous appelons les Héros. Ils se nommaient Hercule, Jason, Cécrops, Cadmus, Thésée et beaucoup d’autres. Parmi ces hommes divins, qui fondèrent nos cités et nos temples, il y en eut un qui partit de la Grèce pour conquérir l’Inde et revenir par l’Arabie et l’Asie Mineure en Thrace, avec son étrange cortège, en répandant partout le culte de la vigne et de la joie. Nous l’appelons le second Dionysos. Celui-là n’est pas né de la Déméter céleste, de la lumière incréée, comme le premier, mais d’une femme mortelle que les Grecs nomment Sémélé. Celle-ci, d’un désir téméraire, demanda à voir son Dieu dans toute sa splendeur et mourut foudroyée de son contact. Mais, de l’étreinte du Dieu inconnu, elle avait conçu un enfant divin. Apprends maintenant ce que nous enseigne cette aventure. Si l’homme d’aujourd’hui demandait à voir brusquement, avec ses yeux physiques, les Dieux, c’est-à-dire le dessous du monde et les puissances cosmiques, parmi lesquelles l’Atlante se mouvait naturellement parce qu’il était autrement organisé, l’homme d’aujourd’hui ne pourrait supporter ce spectacle effrayant, ce tourbillon de lumière et de feu. Il mourrait foudroyé, comme l’amante du Dieu, la trop brûlante Sémélé. Mais le fils de l’audacieuse mortelle, ce Dionysos, qui marcha jadis sur la terre comme un homme en chair et en os, vit toujours dans le monde de l’esprit. C’est lui le guide des initiés, c’est lui qui leur montre le chemin des Dieux ! Persévère… et tu le verras ! »

Or il arrivait qu’une nuit, dormant dans sa cellule du temple d’Eleusis, le myste faisait un rêve et voyait passer devant lui le Dieu couronné de pampres avec sa suite de Faunes, de Satyres et de Bacchantes. Chose étrange, ce Dionysos n’avait nullement les traits réguliers d’un Olympien, mais plutôt la face d’un Silène. Pourtant de son front sublime et de ses yeux jaillissaient des éclairs de voyance et des rayons d’extase, qui trahissaient sa nature divine. et le myste se disait : « Si un demi-dieu a eu cette forme, qu’ai-je été moi-même et que suis-je encore avec toutes mes passions ? » Alors il voyait se tordre devant lui une sorte de monstre, mélange de taureau, de serpent et de dragon furieux, qui le remplissait d’épouvante. Et cependant une voix intérieure lui criait implacablement : « Regarde bien, ceci c’est toi-même ! »

S’il racontait sa vision à l’hiérophante, celui-ci répondait : « Tu as trouvé Dionysos et il t’a fait voir le gardien du seuil, c’est-à-dire ton être intérieur, celui que tu as été dans tes nombreuses incarnations précédentes et que tu es encore en partie Il faut apprendre à supporter la vue du monstre, à le connaître, à le museler et à l’asservir. Si tu n’enchaînes pas ton Cerbère, tu n’entreras pas au pays des ombres, tu ne descendras pas dans le Hadès ! » Beaucoup de mystes se révoltaient contre cette idée et la repoussaient avec indignation, s’en moquaient même. Ils ne consentaient pas à se reconnaître dans le monstre et s’en détournaient avec horreur. Ils prouvaient ainsi leur inaptitude aux méthodes d’Eleusis et devaient renoncer à poursuivre leur initiation. Ceux au contraire qui se familiarisaient avec cette sorte de phénomènes en saisissaient de mieux en mieux le sens et le but. Le second Dionysos devenait leur instructeur et leur découvrait, en soulevant voile après voile, des secrets de plus en plus merveilleux. Au cœur du monde des Dieux, qui s’ouvrait pour eux par le dedans, comme une limpide aurore, quelques rares élus parvenaient à voir le troisième Dionysos[3]. C’était en réalité le premier Dionysos (celui déchiré par les Titans, c’est-à-dire morcelé dans les êtres et fractionné dans les hommes) maintenant reconstitué et ressuscité dans une harmonie supérieure et une sorte de transfiguration. L’épopte avancé percevait ainsi l’archétype humain sous sa forme grecque, parvenu à la plénitude de la conscience et de la vie, modèle divin d’une humanité future. Ce Dionysos-là était d’une beauté parfaite et translucide, dont le marbre de Praxitèle peut nous donner un pressentiment. Une sueur ambrosienne perlait sur son corps moulé dans l’éther. On eût dit qu’une Déméter céleste avait bouclé ses cheveux d’or, et la flamme triste et douce de ses yeux semblait répondre à la langueur de quelque Perséphone lointaine. Ah ! ce regard de Dionysos mesurant l’immensité du chemin parcouru, l’épopte pouvait-il l’oublier ? Ce regard contenait tout le reste. Absorbé en lui, l’initié voyait en même temps les panthères et les lions dociles léchant les mains du Dieu et des serpens lumineux roulés à ses pieds dans une végétation luxuriante.

Son souffle magique animait la nature, et la nature assouvie respirait en lui… N’était-ce pas celui dont Orphée avait dit : « Les Dieux sont nés de son sourire et les hommes de ses larmes ? »

— Alors, la voix intérieure disait au myste devenu voyant : « Un jour… peut-être… tu lui ressembleras… »

Nous venons de pénétrer au cœur du phénomène dionysiaque. De ce centre incandescent rayonnaient les autres phénomènes mystiques de vision et d’extase qu’on traversait par la discipline éleusinienne. De toutes ces expériences émanait la doctrine religieuse, qui, sous forme d’images parlantes et de puissans raccourcis, reliait la destinée humaine à la vie cosmique. Il s’agissait donc, non de théories abstraites, mais, comme le dit parfaitement Aristote, d’une philosophie expérimentale, émotionnelle, fondée sur une série d’événemens psychiques. Les fêtes périodiques d’Eleusis, qui se terminaient par des phénomènes d’un autre genre, que Porphyre a décrits, n’étaient que la mise en scène somptueuse, une transposition dramatique de ce que les mystes et les époptes avaient traversé individuellement dans leur initiation. Nous savons que le drame, représenté dans le temple, se terminait par le mariage symbolique de Perséphone avec le Dionysos ressuscité, union qui portait le nom de ἱέρος γάμος (hieros gamos) (mariage sacré). Il extériorisait en quelque sorte le phénomène intérieur déjà vécu par les époptes. L’initié avait voyagé dans l’autre monde en plongeant aux abîmes de sa subconscience. Dans ce Hadès, il avait trouvé les monstres du Tartare avec tous les Dieux : Déméter (la mère primordiale), Perséphone (l’âme immortelle) et Dionysos (le Moi cosmique, l’Esprit transcendant) évoluant vers la vérité à travers toutes ses métamorphoses. Maintenant il revivait ces choses agrandies par l’art, dans une assemblée d’âmes accordées au même diapason que la sienne. Quel éblouissement, quelle renaissance de découvrir en soi-même les puissances que l’univers visible nous dérobe sous son voile et d’en saisir le ressort ! Quel bonheur de prendre conscience de ses rapports intimes avec le Kosmos et de sentir comme un fil invisible monter de son propre cœur, à travers les autres âmes, jusqu’au Dieu insondable !

Comme toutes les institutions religieuses, les mystères d’Eleusis eurent leur floraison, leur maturité et leur déclin. Après les guerres médiques et les excès de la démocratie, ils se banalisèrent en ouvrant leur porte à la foule. On cessa d’exiger les épreuves sérieuses, la discipline s’affaiblit, les pompes extérieures finirent par remplacer l’initiation proprement dite, mais le spectacle réglé par les Eumolpides ne perdit jamais son charme unique. Aussi n’y a-t-il qu’une voix dans l’antiquité pour célébrer la grandeur, la sainteté et les bienfaits d’Eleusis. Il est bon de rappeler ces témoignages que néglige la critique moderne parce qu’ils la dérangent dans son ornière. Ecoutons d’abord le vieux rhapsode dans l’hymne homérique à Déméter. Il parle de ces « orgies sacrées qu’il n’est permis ni de négliger, ni de sonder, ni de révéler, car le grand respect des Dieux réprime la voix, » et il ajoute : « Heureux qui est instruit de ces choses parmi les hommes terrestres ! Celui qui n’est point initié aux choses sacrées et qui n’y participe point, ne jouit jamais d’une semblable destinée, même mort, sous les ténèbres épaisses. » Le plus grand des lyriques grecs, Pindare, s’écrie : « Heureux ceux qui ont été initiés aux Mystères, ils connaissent l’origine et la fin de la vie. » Le voyageur Pausanias, qui a parcouru et décrit tous les sanctuaires, s’arrête respectueusement devant celui d’Eleusis. Il avait eu l’intention de le décrire. Malheureusement pour nous, il en fut empêché par un songe, mais sa conclusion est significative et vaut peut-être une description : « Autant, dit-il, les Dieux sont au-dessus des hommes, autant les Mystères d’Eleusis sont au-dessus de tous les autres cultes. »

Est-ce à dire que l’institution des Eumolpides fut sans danger pour les cités grecques et pour la civilisation hellénique ? Pareil à l’électricité positive qui développe l’électricité négative à son pôle opposé, tout centre mystique met en mouvement dans une certaine périphérie des forces hostiles qui refluent sur lui comme une marée montante. Les cultes orgiastiques populaires, qui périodiquement envahirent la Grèce, les associations de Corybantes et de Ménades en sont un exemple. Les Eumolpides le savaient bien et prévinrent le danger en redoublant la sévérité de leur discipline et en édictant, d’accord avec l’Aréopage d’Athènes, la peine de mort contre quiconque violerait le secret des Mystères. Le danger n’en existait pas moins, car des bribes mal comprises des doctrines et des représentations éleusiniennes transpiraient, en dépit de toutes les précautions, et circulaient dans le public sous d’étranges travestissemens. On comprend d’autant mieux la crainte des prêtres d’Apollon et des archontes d’Athènes devant ces profanations, qu’elles atteignaient la religion hellénique tout entière. Une grossière et fausse interprétation des doctrines secrètes menaçait la croyance aux Dieux et, avec elle, l’existence même de la cité antique. — Eskalo Bebeloï ! Arrière les profanes ! criait le héraut d’Eleusis venu à Athènes pour l’ouverture des grandes fûtes d’automne. N’empêche que les profanes se redisaient entre eux des choses singulières. On racontait entre autres que, dans l’intérieur du temple d’Eleusis aux colonnes de basalte, dans la chapelle d’Hécate, lieu ténébreux aussi redoutable que le Tartare, l’hiérophante, à la lueur des flambeaux, prononçait des sentences sacrilèges comme celles-ci : 1° L’homme est le collaborateur des Dieux. 2° L’essence des Dieux est immuable, mais leur manifestation dépend des temps et des lieux, et leur forme est en partie l’œuvre des hommes. 3° Enfin les Dieux eux-mêmes évoluent et changent avec tout l’univers.

« Eh quoi ? disaient en style aristophanesque les sophistes et les élégans des stades et des gymnases, l’homme, créature des Immortels, serait leur égal ? Et les Dieux, pareils aux histrions, ont un vestiaire et changent à tout instant de costume pour nous tromper ? Enfin les Dieux évoluent selon le caprice humain ? Alors c’est lui qui les fabrique ; autant dire qu’ils ne sont pas. » Ces discours subversifs, ces bavardages frivoles dont les esprits superficiels ont criblé de tous temps les mystères de la religion et les concepts de la haute sagesse, étaient faits cependant pour effrayer les gouvernans de toutes les villes grecques. Dans cette incrédulité railleuse il y avait de quoi ébranler le Dieu d’Olympie, le Zeus d’ivoire et d’or, ciselé et fondu par Phidias, aussi bien que la Pallas géante, la Vierge divine, aux yeux de pierres précieuses, debout dans la cella du Parthénon, appuyée sur sa lance et tenant dans sa main la Victoire ailée. Aussi les Eumolpides redoublaient-ils de vigilance et l’Aréopage de sévérité. La peine de mort contre les divulgateurs et les profanateurs fut rigoureusement appliquée.

Malgré tout, les idées d’Eleusis allaient leur chemin de par le monde. Nous allons en voir sortir, comme par contrebande et d’une manière tout à fait imprévue, le plus merveilleux et le plus vivant des arts, le théâtre grec, ancêtre du théâtre moderne. La tragédie, en effet, ne fut pas autre chose, à l’origine, qu’une évadée des Mystères et une intruse dans la cité. Ce phénomène si curieux et tellement significatif, que toute l’énigme de la vie et de l’évolution s’y joue en quelque sorte dans les coulisses, a été trop mal compris jusqu’à ce jour pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister.


VI. — LES DESSOUS DE LA TRAGEDIE

Parallèlement aux mystères de Déméter, de Perséphone et de Dionysos, qui remontent dans la nuit des temps, le culte populaire de Bacchus ne cessa d’enchanter et de troubler la Grèce. Corybantes délirans en Phrygie, Ménades échevelées à Thèbes, Satyres joyeux en Attique, autant de manifestations diverses et irrésistibles de l’enthousiasme pour les forces cachées de la nature, à travers lesquelles transparaissaient souvent certains secrets des sanctuaires. Ceux-ci firent leur possible pour les enrayer. Mais les forces dionysiaques une fois déchaînées ne se maîtrisent pas aisément. Des paysans de Mégare entendirent raconter que le Dieu Bacchus avait été jadis, mis en pièces par les Titans et qu’il s’était tiré de cette mésaventure en ressuscitant, comme le raisin ressort chaque année du cep de vigne et le vin clair de la cuve mousseuse. Le tragique, le mystérieux et le piquant de l’histoire les charma. Un obscur pressentiment leur disait-il que cette fable renferme le secret des mondes ? On leur avait dit aussi que, dans les Mystères, Bacchus avait pour compagnon des Satyres. A la fois dévots et malins, ils imaginèrent de se déguiser en ces êtres hybrides, chèvre-pieds et Faunes cornus et de célébrer dans cet accoutrement le Dieu par des chants enthousiastes, au son des flûtes, des bombyces et des tambours. Ce fut le dithyrambe, qui se répandit bientôt dans toute la Grèce. Mais voici qu’un poète rural, imprésario hardi, Thespis, imagina de monter sur des planches, de représenter lui-même le Dieu en personne au milieu d’un chœur de Satyres, qui répondait en strophes rythmées à ses récits tristes ou gais. La tentative eut un succès prodigieux. Aussitôt un autre poète, Susarion, railleur égrillard, l’imita, mais au lieu de représenter le côté sérieux de la fable, il en fit ressortir tous les détails risibles qu’on peut lui trouver en la transposant dans la réalité quotidienne. De ce jeu venaient de naître du même coup la tragédie et la comédie.

L’essence psychique de ce phénomène, le plus surprenant de l’histoire de l’art et le plus fécond en conséquences, mérite d’être pénétré. Le Satyre représente dans la mythologie grecque l’homme primitif, à la fois plus voisin de la bête et plus près des Dieux, parce qu’il est encore en communion instinctive et directe avec les forces divines de la nature. En lui se déchaîne l’énergie sexuelle, pour laquelle les Grecs avaient une sorte de respect religieux comme pour une puissance créatrice ; mais en lui se manifeste aussi une divination spontanée, avec des fusées de sagesse et des lueurs de prophétisme. En un mot, le Satyre est un ressouvenir et une reviviscence de l’Atlante, chez qui la clairvoyance existait à l’état naturel. Telle est la raison profonde qui a fait sortir la tragédie d’un chœur de Satyres. Dans son exaltation dionysiaque, la troupe des bacchans déguisés en Faunes, pleurant et célébrant le Dieu mort et ressuscité, rappelant de ses chants et de ses cris, finit par en avoir l’hallucination. C’est l’apogée du dithyrambe. Quand l’habile metteur en scène se présente sous la figure de Bacchus, parle en son nom, raconte ses aventures et s’entretient avec le chœur, qui accueille le récit de son martyre par des chants funèbres et de sa résurrection par un délire de joie, il ne fait que réaliser le désir de la foule surexcitée de ce dédoublement subit du moi, de cette projection de la vision intérieure en action vivante est née la tragédie. Dionysos a jailli vivant de l’enthousiasme du dithyrambe. Il n’a plus qu’à se fractionner dans la multitude des Dieux et des hommes, — et ce sera le drame divin et humain. Le théâtre est debout pour toujours. On aurait pu croire a priori que le drame fut primitivement une imitation de la vie réelle ; il n’en est rien. Le plus puissant des arts est sorti de la soif d’un Dieu et du désir de l’homme de remonter à sa source. Ce n’est qu’après avoir vu son Dieu, que l’homme a ri de son déchet, c’est-à-dire de lui-même.

On imagine le succès d’un tel spectacle, avec ses émotions violentes, multiples et contradictoires, sur un auditoire prime-sautier. Dans les campagnes, les fêtes devinrent des représentations dramatiques accompagnées de danses et arrosées d’innombrables outres de vin. Quand Thespis vint donner ses représentations à Athènes, un véritable délire s’empara de la ville. Hommes et femmes, gens du peuple et lettrés, tout le monde fut entraîné. Les magistrats en prirent du souci, et il y avait de quoi. Plutarque raconte dans la Vie de Cimon que Solon fit appeler Thespis et lui demanda « s’il n’avait pas honte de présenter au peuple de si énormes mensonges. » Le sage d’alors qui gouvernait la cité devait craindre moins l’illusion innocente de la scène que la profanation des Mystères par les travestissemens grossiers qu’en donnèrent les premiers auteurs tragiques. Le torrent ayant rompu l’écluse, on ne pouvait l’arrêter ; on réussit à l’endiguer. Ici se montra toute la sagesse de l’Aréopage éclairée par la science des Eumolpides. On permit aux auteurs dramatiques de puiser le sujet de leurs pièces dans les traditions mythologiques qui avaient toutes leur source dans les Mystères, mais on leur défendit sous peine de mort d’en divulguer le sens caché ou de les souiller par de basses plaisanteries. Les premiers citoyens d’Athènes, nommés par l’Archonte et par l’Aréopage furent chargés du choix des pièces. Les représentations devinrent des fêtes annuelles en l’honneur de Dionysos. La tragédie cessait d’être un divertissement champêtre de paysans avinés pour devenir un culte public de la cité d’Athènes. Par ce coup de maître, le jeu périlleux se métamorphosait en révélation bienfaisante. Pallas prenait sous sa protection l’évadée des Mystères pour en faire la plus puissante des Muses, la prêtresse de l’art initiateur et sauveur, Ainsi grandit, sous l’égide de Minerve et sous l’aile des génies d’Eleusis, cette Melpomène qui devait donner à l’humanité un nouveau frisson et tirer du cœur humain des torrens de larmes divines.

Nous avons vu que toutes les créations du génie grec, celles qui constituent jusqu’à ce jour des élémens essentiels de notre culture, sont sorties des Mystères. Reconnaissons en la tragédie le dernier et non le moins étonnant de leurs miracles. Avec Eschyle, son organisateur et son véritable créateur, elle s’avance vers nous encore armée du flambeau de l’initiation. Fils d’un prêtre d’Eleusis, on pourrait l’appeler le grand pontife de la tragédie. Ses successeurs eurent d’autres mérites, mais furent bien loin d’atteindre sa profondeur et sa majesté. Eschyle puise à pleines mains aux sources de l’antique sagesse, et c’est avec leur lumière qu’il descend dans l’abîme obscur de la vie humaine. Poète, musicien, architecte, machiniste, costumier, chef des chœurs, acteur lui-même, chaussé du cothurne et portant le masque tragique, Eschyle reste un Eumolpide. La matière humaine, qu’il remue à grandes pelletées, est la même que celle d’Homère et plus vaste encore. Ses soixante-dix tragédies, dont sept seulement nous ont été conservées, embrassaient tout l’horizon des poètes cycliques, toute la légende grecque. Mais quel abîme entre Eschyle et Homère ! Là-bas, les aventures olympiennes, les catastrophes terrestres se déroulaient comme en un rêve aérien. Ici, spectacle, personnages, gestes et paroles, nous transportent au centre des consciences et des volontés. Nous sommes dans l’antre où se forgent les destinées. Que le chœur d’Eschyle représente des vieillards ou des vierges, les Erynnies ou les Océanides, il est toujours en présence des Dieux, comme imprégné et vibrant de leur souffle. Dans les Choéphores, les esclaves du palais des Atrides se pressent comme un essaim de colombes autour du tombeau d’Agamemnon. Electre et Oreste, qui dominent ce groupe, invoquent l’ombre de leur père pour l’œuvre de vengeance, et le choryphée, soulevant ses voiles comme des ailes, pousse cette imprécation que répète le chœur : « Oh ! puissé-je un jour chanter l’hymne fatal sur un homme frappé par le glaive, sur une femme expirante ! Car pourquoi cacher en moi le souffle divin qui remplit mon âme ? Malgré moi, il s’échappe et sur mon visage respire la colère de mon cœur, la haine qui fermente en moi. Quand Jupiter étendra-t-il sa main vengeresse ? Grand Dieu ! frappe ces têtes superbes ! » À ce degré d’exaltation et de véhémence, le chœur n’est pas un accessoire, c’est l’âme même de l’action.

Au-dessus de cette humanité semi-voyante et plongée dans une sorte de demi-rêve, se dressent les héros de la trilogie typique : Agamemnon, Clytemnestre, Oreste. Par la grandeur des caractères, par l’énergie des volontés, ils dépassent la moyenne stature humaine, mais ils débordent de passions vraies. En eux on peut étudier la psychologie du crime, passant de génération en génération dans l’âme collective d’une famille. On a l’habitude de dire que le drame antique repose sur la fatalité aveugle qui enveloppe les hommes par le fait des Dieux comme le filet dont Clytemnestre étreint son époux pour l’égorger. La critique moderne a cru trouver le vrai fond de ce concept en substituant à l’arbitraire divin la loi de l’atavisme par laquelle elle croit tout expliquer. Rien de plus étroit et de plus faux que cette idée. La pensée d’Eschyle est tout autre.

La structure et le dénouement de ses drames prouvent qu’il a parfaitement conscience des trois puissances qui dominent la vie et s’équilibrent : le Destin, la Providence et la Liberté humaine. Le Destin ou la Fatalité n’est pas autre chose que la chaîne des passions et des calamités qui s’enfantent de génération en génération par l’accumulation des crimes. La liberté humaine les a rendus possibles, mais l’homme, aidé de la sagesse divine, réagit. On reconnaît dans Oreste le sentiment de la responsabilité se dégageant de la fatalité qui l’enlace, sous le travail de la douleur et l’effort de la volonté. Les Erynnies qui l’assiègent ne représentent pas seulement le remords objectivé. Ce sont des puissances occultes créées par les fautes de l’humanité à travers les âges. Par ses écarts sanguinaires, l’homme a lancé lui-même dans l’atmosphère ces Furies vengeresses. Elles trouvent une emprise sur toutes les âmes qui, pour une raison quelconque, ont commis un crime. Oreste, que la fatalité de sa famille a poussé au meurtre de sa mère, se purifie à l’aide d’Apollon et de Minerve. Celle-ci institue pour lui le tribunal des Aréopages, qui remplace la loi du talion par une législation plus clémente, où le coupable qui reconnaît sa faute peut se libérer. Les Erynnies continueront à être des puissances redoutables, épouvantails des criminels, avertissemens pour tous, mais elles ne seront plus la vengeance sans pitié. A la fin de sa trilogie, Eschyle fait paraître un cortège de jeunes Athéniennes qui conduisent les Furies transformées en Euménides (en Bienveillantes) dans leur temple souterrain à Colone.

Paroles, situation et mise en scène donnaient à ce dénouement une sévérité grandiose. D’un côté, les terreurs de la nature vaincues, réconciliées, changées en puissances favorables, de l’autre, la cité heureuse sous l’égide des Dieux. La nuit elle-même, l’antique nuit du chaos, devenue sacrée, s’ouvre aux flambeaux d’Eleusis, et les hymnes de joie remplissent l’âme d’une félicité surhumaine. — Véritable scène d’initiation, transposée en drame religieux et en fête civique.

Dans son Prométhée, Eschyle alla bien plus loin. Son tempérament titanesque ne respectait pas toujours les limites imposées par la loi. Poussé par son génie, il eut l’audace de dévoiler à demi l’un des plus grands secrets des Mystères, ce qui, paraît-il, faillit lui coûter cher. On enseignait à Eleusisque l’homme, issu des Dieux, devient leur associé, prend en quelque sorte leur tâche en main, à mesure qu’il se développe et que, de leur côté, les Dieux, les puissances cosmiques se développent par l’homme et avec lui. Ce n’était nullement nier leur existence, mais les soumettre eux aussi à la grande loi de l’évolution universelle et reconnaître en l’homme leur héritier, ayant conquis par son propre effort le pouvoir créateur. Telle l’idée fondamentale du Prométhée enchaîné, véritable drame cosmogonique, où le héros parle à tout instant des milliers d’années qui lui restent à vivre. Prométhée a eu pitié des hommes que Jupiter voulait détruire. Il les a sauvés en ravissant le feu du ciel, père de tous Les arts. De là sa lutte avec le maître des Dieux. La colossale image du Titan rivé, à grands coups de marteau, au sommet d’une montagne par Vulcain, assisté de la Puissance et de la Force, subissant son supplice dans un silence méprisant, puis, resté seul, invoquant toutes les divinités de l’univers comme témoins de son martyre volontaire, puis consolé par les Océanides avant que Jupiter ne le précipite avec sa foudre jusqu’au fond du Tartare, ce symbole s’est gravé dans la mémoire des hommes comme le type du génie souffrant et de tous les nobles révoltés. Jamais figure poétique fortement individualisée n’a embrassé autant de choses que celle-ci. En Prométhée nous apparaît en quelque sorte la subconscience des Dieux et du Kosmos, parlant à travers l’homme parvenu à l’apogée de sa force. En lui vit la grande idée de la Justice universelle, primordiale et finale, qui domine l’univers et les Dieux, victorieuse du Destin, fille de l’Éternité. Comme interprète de cette subconscience, Prométhée est vraiment la plus haute incarnation théâtrale de Dionysos, ce Dieu morcelé en des centaines de héros. Ici tous ces héros se ramassent en un seul, qui semble vouloir dire le dernier mot des choses et dont la voix fait trembler l’Olympe. On comprend d’ailleurs que le public d’Athènes ait tremblé lui aussi. On comprend que les milliers de spectateurs non initiés aient frémi à des paroles comme celles-ci, prononcées au théâtre de Bacchus par le poète lui-même jouant le personnage de Prométhée, paroles adressées au Dieu national de tous les Grecs : « Et pourtant ce Jupiter, malgré l’orgueil qui remplit son âme, il sera humble un jour. L’hymen qu’il prépare le renversera du haut de sa puissance ; il tombera du trône ; il sera effacé de l’Empire ! » Selon le scoliaste, cette hardiesse provoqua l’indignation de la foule, qui se jeta sur la scène en menaçant de mort l’auteur d’un tel sacrilège. Le poète n’échappa aux poignards des assaillans qu’en se réfugiant dans l’orchestre et en embrassant l’autel de Dionysos. Ainsi, par la logique raffinée du Destin, la tragédie idéale fut sur le point d’engendrer un drame sanglant sur la scène, et le sort du poète faillit être celui de son héros, au moment même où il l’incarnait. Destinée presque enviable, puisque ce fut celle d’Orphée et de Dionysos lui-même ! Quant à l’Aréopage, selon cette version, il eût condamné Eschyle à boire la ciguë sans l’intervention des Eumolpides qui déclarèrent qu’Eschyle n’était pas initié et avait péché par ignorance. Quoi qu’il en soit de cette tradition, aucun dramaturge n’a jamais égalé l’audace du Titan-poète, né à Eleusis et mort en exil, au pied de l’Etna.

Qu’il ait été ou non initié formellement, l’œuvre d’Eschyle prouve qu’il porte l’empreinte d’Eleusis dans toutes les fibres de son être. Non moins étroitement que lui, Sophocle se rattache aux Mystères, quoique chez lui les idées éleusiniennes se voilent et se transposent beaucoup plus. Ses chœurs dithyrambiques conservent cependant le caractère religieux. Ses héros, toujours dignes, se rapprochent davantage de l’humanité commune. L’action plus intérieure est plus savamment menée. Les caractères, plus creusés et plus nuancés, suivent la loi de progression. Sophocle est l’inventeur de l’évolution psychologique. Si l’on étudie à ce point de vue sa trilogie d’Œdipe et d’Antigone, on y trouve un véritable drame d’initiation. La discipline d’Eleusis consistait précisément à opérer une métamorphose dans l’homme, à faire naître en lui une autre âme, épurée et voyante, qui devenait son génie conscient, son Daïmôn, sous l’égide d’un Dieu. Dans l’Œdipe de Sophocle, ce mystère s’enveloppe d’une légende qui le laisse transparaître. Œdipe est devenu roi de Thèbes en délivrant le pays d’un monstre femelle qui l’infestait, la Sphinge. La tradition courante et la littérature classique ne voient dans la Sphinge qu’un monstre fabuleux comme les autres, comme l’hydre de Lerne, la Chimère et les innombrables dragons de tous les pays. Mais, dans les Mystères antiques, le Sphinx était un symbole bien plus vaste et plus puissant. Avec son corps de taureau, ses griffes de lion et sa tête humaine, il représentait toute l’évolution animale d’où l’homme s’est dégagé. Ses ailes d’aigle signifiaient même la nature divine qu’il porte en germe. Sophocle a pris la Sphinge, que lui fournissait la légende populaire de Thèbes, en laissant simplement deviner son sens ésotérique. Œdipe n’est pas un initié, ni même un aspirant aux Mystères ; c’est l’homme fort et orgueilleux qui se jette dans la vie avec toute l’énergie de son désir sans borne, et fonce sur tous les obstacles comme un taureau sur ses adversaires. Volonté de jouissance et de puissance, voilà ce qui domine en lui. D’un sur instinct, il devine l’énigme que le Sphinx-Nature propose à tout homme au seuil de l’existence. Il devine que le mot de l’énigme, c’est l’Homme en personne. Mais, être de désir et de passion pure, il entend par là un homme semblable à lui-même sans avoir la moindre idée de l’homme divin, transfiguré. Par son coup d’œil d’homme d’action, il a prise sur le monstre, le terrasse, s’impose au peuple, devient roi. Mais les Dieux lui préparent le châtiment encouru par sa présomption et sa violence. Sans le savoir, il a tué son père, épousé sa mère. Cette découverte le précipite du sommet de la prospérité dans le plus effroyable abîme. La beauté spirituelle du drame consiste dans le contraste entre le devin Tirésias, qui, privé de la vue extérieure, mais doué de la voyance de l’esprit, pénètre toute la trame de la destinée, et Œdipe, qui, avec ses yeux ouverts, ne voit que l’apparence des choses et se jette comme un fauve dans les pièges tendus. Si Œdipe-Roi nous montre le châtiment de la présomption, Œdipe à Colone nous présente dans le vieillard errant, fugitif, accablé de tous les maux et conduit par sa noble fille, la purification de l’homme par la douleur héroïquement supportée. A force de souffrir avec courage et conscience, le roi proscrit et aveugle est devenu lui aussi un voyant de l’âme et porte autour de sa tête chauve une auréole de consolation et d’espérance où rayonne la grâce divine. Œdipe ainsi transfiguré est devenu presque un saint. Après cela nous ne nous étonnons plus de contempler dans la sublime Antigone la fleur exquise du pur amour humain, une chrétienne avant la lettre.

Le chef-d’œuvre de Sophocle justifie donc parfaitement les judicieuses réflexions de Fabre d’Olivet. « Sortie tout entière du fond des Mystères, la tragédie possédait un sens moral que les initiés comprenaient. Voilà ce qui la mettait au-dessus de tout ce que nous pourrions imaginer aujourd’hui, ce qui lui donnait un prix inestimable. Tandis que le vulgaire, ébloui seulement par la pompe du spectacle, entraîné par la beauté des vers et de la musique, se livrait à une jouissance fugitive, le sage goûtait un plaisir plus pur et plus durable en recevant la vérité au sein même des illusions mensongères des sens. Ce plaisir était d’autant plus grand que l’inspiration du poète avait été plus parfaite et qu’il avait mieux réussi à bien faire sentir l’esprit allégorique, sans trahir le voile qui le couvrait. »

Si toute la puissance des Mystères rayonne à travers l’œuvre d’Eschyle et de Sophocle, nous n’en trouvons plus trace dans celle de leur illustre rival et successeur Euripide. D’un moment à l’autre, les flambeaux sacrés, qui conduisent à la lumière heureuse, se sont éteints, et nous tâtonnons dans les ténèbres du destin aveugle qu’éclairent seulement les torches des passions et les feux rouges du Tartare. D’où vient ce brusque changement ? La raison en est facile à trouver. Contemporain du Titan Eschyle et du divin Sophocle, aussi poète qu’eux à sa manière, leur égal, leur supérieur peut-être par certaines qualités, par sa sensibilité frémissante, par la limpidité merveilleuse de son style et par la richesse ingénieuse de son imagination, Euripide n’en appartient pas moins à un autre monde, au notre beaucoup plus qu’à celui de l’antiquité par le tour de son esprit et la nature de son âme. Non seulement il ne se rattache par aucun lien à Eleusis, mais il est disciple fervent de Socrate, qui refusa de se faire initier, parce que, disait-il, il ne voulait pas savoir des choses communiquées sous le serment du silence et qu’il n’aurait pas le droit de discuter en public. Socrate croyait fermement et enseignait que le raisonnement seul peut atteindre la vérité et que la logique rigoureuse, sans l’aide d’aucune autre faculté, mène infailliblement à la vertu comme au bonheur. Il tourne le dos à l’antique voyance, mère de la sagesse primordiale et de toutes les religions antiques ; il ignore l’intuition, créatrice des philosophies synthétiques ; il sourit finement de l’inspiration, source de la poésie et des arts. Il ne voit de salut que dans l’observation, dans l’analyse et dans la dialectique. Par là il est véritablement et authentiquement, comme l’a dit Nietzsche, le père du rationalisme intransigeant et du positivisme moderne. Or Euripide, quoique poète et poète de génie, est le disciple le plus fanatique de ce maître du doute. On dirait qu’il n’écrit que pour ce spectateur unique. Car Socrate, qui ne va jamais au théâtre, y va pour écouter les tragédies d’Euripide. Quel plaisir raffiné pour lui d’entendre les chœurs et les personnages de son disciple reproduire ses syllogismes, où l’esprit se prend comme dans une souricière, et paraphraser son scepticisme démolisseur ; sa face de Silène s’épanouit et son œil de Cyclope s’allume devant ce spectacle. Les Dieux ont beau descendre du ciel sur leurs chars dorés et déclamer des vers pompeux sous leurs masques peints. Dans leurs discours contradictoires, l’infatigable raisonneur voit l’Olympe tomber en poussière et s’évanouir toute la fantasmagorie mythologique. Aussi applaudit-il à tout rompre à ce passage d’un chœur d’Hippolyte : « Certes, la prévoyance des Dieux, quand elle s’impose à ma pensée, m’ôte mes inquiétudes ; mais à peine pensé-je l’avoir comprise que j’y renonce en voyant les misères et les actions des mortels. »

Ce mot fait voir l’abîme qui sépare l’œuvre d’Euripide de celle de ses prédécesseurs. Mêmes sujets, mêmes personnages, mêmes décors ; toute la légende homérique ; mais le sentiment religieux et la compréhension profonde de la vie ont disparu. Malgré la connaissance des passions, malgré le charme incomparable de la langue et d’innombrables beautés de détail, on n’y sent plus ce vaste coup d’œil qui embrasse l’ensemble de la destinée humaine et en perce le fond en pénétrant dans son au-delà. Le génie des Mystères n’est plus là, et, sans lui, tout se rapetisse, se ride, se flétrit et tombe en loques. — Le chœur a cessé d’être l’œil et la voix des Dieux, il ne représente plus que le peuple, la masse flottante, le vil troupeau, le vieillard trembleur et crédule, le citoyen Démos d’Aristophane. — Quant à ses héros, on a dit justement qu’Euripide « a mis le spectateur sur la scène. » Tous les grands personnages, dans lesquels le mythe glorifia les fondateurs de la civilisation grecque ont baissé d’un ou de plusieurs degrés dans l’échelle sociale. Hercule, ce type de l’initié dans ses douze travaux, est devenu un bon vivant généreux, mais vulgaire et grossier ; Jason, le conquérant de la Toison d’Or, un lâche pleurnicheur. A peine les Achille, les Ores te, les Pylade conservent-ils leur dignité. Euripide a créé des vierges exquises, mais ses caractères d’hommes sont en général faiblement tracés. Là où il est passé maître c’est dans la peinture des passions elles-mêmes quand elles sont devenues maîtresses de l’âme et qu’elles se substituent à l’individualité. De là les amantes féroces, Phèdre et Médée et la rugissante Hécube, tigresse des vengeances maternelles. — Reste le pathétique dont Euripide est l’inventeur. Personne ne sait comme lui exciter, la pitié, faire couler les larmes, mais c’est une pitié inféconde et débilitante, qui ne laisse au cœur ni force, ni consolation. On peut dire que l’esthétique d’Euripide, résultat de sa philosophie, se réduit au pathétique sans lumière, au tragique inexpliqué de la vie. Il ne nous en a pas moins légué deux chefs-d’œuvre, dont le théâtre moderne s’est fréquemment inspiré. Hippolyte et Iphigénie en Aulide, et où il atteint le comble de l’émotion. Mais si l’on va au fond de ces drames, on voit qu’ils sont la condamnation involontaire de la philosophie dont Euripide s’est fait le porte-voix. Hippolyte, le chaste et lier adolescent, adorateur de Diane, injustement accusé d’inceste par son père et tué à sa prière par Neptune ; Iphigénie, la tendre vierge, sacrifiée par un père barbare et une armée superstitieuse ; ces deux victimes ne prouvent-elles pas qu’une civilisation purement intellectuelle, et qui ne connaît pas les vrais Dieux, est forcée pour subsister d’immoler ses plus nobles enfans ?

Rien de plus tragique et de plus singulier que la destinée d’Euripide lui-même. Après une vie de gloire et de succès continus, il fut appelé à la cour du roi de Macédoine, Archélaüs. Là il composa sa tragédie des Bacchantes, qui est la négation absolue de son esthétique et de sa philosophie anti-mystique. Car on y voit le roi Penthée déchiré par les Bacchantes après avoir nié la divinité de Dionysos et la nécessité de ses Mystères incompréhensibles. Le Dieu magicien des métamorphoses fut-il satisfait de cette palinodie tardive ? Il semblerait que non, s’il faut en croire le bruit qui courut dans Athènes. On prétendit que, dans une promenade solitaire, l’hôte illustre du roi de Macédoine fut déchiré par une bande de molosses. Là-dessus le symbolisme hardi des partisans attardés d’Eschyle eut beau jeu. Ils affirmèrent que les passions sauvages, déchaînées par Euripide sur le théâtre de Bacchus et avec lesquelles il avait si habilement joué pendant sa longue vie, étaient entrées dans les chiens de la Thrace pour se jeter sur leur maître, comme les bêtes fauves qui finissent presque toujours par dévorer leur dompteur. Profonde et dernière ironie, disaient-ils, des Dieux qu’il avait offensés !

Fabre d’Olivet, ce grand penseur oublié, a porté sur Euripide un jugement remarquable. Je le cite, malgré sa sévérité excessive, parce qu’il donne en quelques traits un tableau magistral de l’effondrement de la tragédie, après qu’elle eut perdu les règles et la tradition d’Eleusis : « Si les lois qu’on avait d’abord promulguées contre ceux qui, en traitant des sujets tragiques, en avilissaient le sens mystérieux, avaient été exécutées, on n’aurait point souffert qu’Euripide eût peint tant de héros dégradés par l’adversité, tant de princesses égarées par l’amour, tant de scènes de honte, de scandale et de forfaits ; mais le peuple, déjà dégradé et voisin de la corruption, se laissait entraîner par ces tableaux dangereux, et lui-même courait au-devant de la coupe empoisonnée qui lui était offerte. C’est au charme même de ces tableaux, au talent avec lequel Euripide savait les colorer qu’on doit attribuer la décadence des mœurs athéniennes, et la première atteinte qui fut portée à la pureté de la religion. Le théâtre devenu l’école des passions et n’offrant plus à l’âme aucune nourriture spirituelle, ouvrit une porte par laquelle se glissèrent, jusque dans les sanctuaires, le mépris et la dérision des Mystères, le doute, l’audace la plus sacrilège et l’entier oubli de la Divinité. »

Merveille de l’art vivant, la tragédie nous est apparue comme la fleur du miracle hellénique et le dernier mot du génie grec. J’ai montré comment le mythe de Dionysos lui donna naissance, que les Mystères d’Eleusis inspirèrent ses chefs-d’œuvre, et qu’elle tomba dans une décadence rapide aussitôt qu’elle cessa de les comprendre. Une conclusion s’impose sur le rapport de ces deux institutions, conclusion qui nous ouvrira une perspective sur la vraie mission du théâtre et sur son possible avenir dans l’humanité.

La tragédie est, selon le mot d’Aristote, une purification (κάθαρσις) par la terreur et la pitié. Cette formule est parfaite dans sa concision. Seulement, elle demande à être expliquée. Pourquoi la terreur et la pitié, qui dans la vie réelle sont des impressions déprimantes, deviennent-elles dans la grande tragédie grecque des forces réconfortantes et purificatrices ? Parce qu’elles présentent au spectateur les épreuves de l’âme qui la rendent propre à l’assimilation des vérités consolantes et sublimes, en lui arrachant voile après voile. Sans la claire compréhension de ces épreuves, les affres de la terreur et l’élan de la sympathie demeurent impuissans. Mais la lustration de l’âme qui succède au frisson tragique, y produit une embellie où pénètrent les rayons d’une vérité et d’une félicité inconnues. Le but des Mystères d’Eleusis était de communiquer cette vérité elle-même à l’initié par l’expérience personnelle, par de clairs concepts et des images parlantes. L’initiation et les fêtes d’Eleusis donnaient à ceux qui savaient les comprendre la clef des contradictions et des terreurs de la vie. Ainsi les deux institutions se complétaient et s’entr’aidaient. Dans Eschyle et dans Sophocle on entrevoyait la paix et la lumière au-delà de la terreur et de la pitié. Dans Euripide, le dialecticien et le sophiste, qui appartient déjà à la civilisation purement intellectuelle et rationaliste dont Socrate est la cheville ouvrière, nous trouvons la terreur et la pitié sans leur efficacité transcendante, c’est-à-dire sans l’illumination et sans l’apaisement psychique qu’elles possédaient dans le drame primordial d’Eleusis et qu’avait conservés dans une large mesure le drame d’Eschyle et de Sophocle. L’homme dans Euripide apparaît la victime du hasard ou de l’arbitraire divin. On peut dire que la terreur et la pitié deviennent plus poignantes dans ce concept de la vie, mais elles y perdent leur vertu ennoblissante, leur pouvoir éducateur. On sort élargi et rajeuni d’une tragédie d’Eschyle ou de Sophocle ; on sort ému, mais accablé, d’un mélodrame d’Euripide. Malgré la grandeur du poète et de l’artiste, il y manque le souffle divin.

L’idéal de l’art serait de joindre, dans la plénitude de la vie, à la terreur et à la pitié salutaires de la tragédie, les révélations consolantes que la Grèce a trouvées dans ses Mystères et particulièrement dans le drame éleusinien. L’histoire sans doute ne se recommence pas et on ne nage pas deux fois dans le même fleuve, comme disait Héraclite ; mais, au cours des âges, les idées et les choses reviennent en métamorphoses incessantes et en formes imprévues. Malgré le voile opaque dont nous enveloppe notre civilisation matérialiste, il n’est pas impossible que le miracle hellénique ait des avatars et des renaissances surprenantes. Les créations nouvelles sortent quelquefois du profond et douloureux désir d’un passé à jamais perdu. Elle brûle encore en nous tous l’inextinguible nostalgie de la tragédie grecque, sur laquelle (lotte, — espérance immortelle, — la lumière sublime d’Eleusis.


EDOUARD SCHURE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. La signification transcendante de Perséphone ressort lumineusement de sa légende pour ceux dont le fanatisme matérialiste n’a pas bouché les yeux et les oreilles. Le culte qu’on lui rendait le prouve avec non moins d’éloquence. C’est ainsi qu’à sa fête, au printemps, on couronnait de fleurs les tombeaux des morts. Quoi de plus clair ? Avec la floraison terrestre, les mystères célébraient le revoir de Perséphone et de sa mère et le retour des âmes au ciel.
  3. On le célébrait officiellement sous le nom de Iakkos dont on portait la statue en grande pompe d’Athènes à Eleusis, le neuvième jour des fêtes avant la nuit sainte. Le Dieu Iakkos était représenté par une statue d’enfant parce qu’on le considérait comme un Dieu renaissant et en voie de croissance.