Le Miracle français
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 876-898).
LE MIRACLE FRANÇAIS


I

Souvenez-vous. C’est l’histoire d’hier, et il semble qu’elle soit vieille d’un siècle…

Mais au moment de rappeler cette histoire, c’est-à-dire de fixer les principaux traits de notre situation morale, politique et sociale avant la guerre, entre les élections générales du mois de mai et le coup de foudre du mois d’août, notre plume hésite et s’arrête. Dieu nous garde de réveiller nos vieilles querelles et de porter atteinte à la trêve des partis, à ce qu’on a appelé l’ « union sacrée » d’aujourd’hui ! Mais le souvenir est resté dans toutes les mémoires, et il nous suffit d’y faire allusion. Le moins qu’on puisse dire est que nous étions profondément divisés il y a dix mois. Les esprits étaient agités, les consciences troublées, les passions déchaînées, et notre mauvaise fortune ne nous avait même pas épargné ces scandales qui apparaissent à la fin d’un régime comme un inquiétant symptôme. Les pessimistes criaient à la décadence. Les optimistes, ceux qui, dans les deux années précédentes, avaient cru voir se lever l’aurore d’une France nouvelle et avaient salué la naissance d’un esprit nouveau, ceux-là se demandaient avec inquiétude s’ils ne s’étaient pas trompés, ou si du moins il ne leur faudrait pas ajourner à une autre génération leurs tremblantes, leurs timides espérances…

Brusquement, dans cette atmosphère de corruption, de malaise et d’orage, comme un coup de tonnerre, la guerre éclate. Et soudain, voici qu’une France nouvelle apparaît : une France unie, fière sans bravade, calme et grave, celle-là même que nous avions rêvée, et que nous désespérions presque de jamais voir de nos yeux de chair ; une France qui accepte sans un murmure toute sa destinée, comme si, depuis quarante-quatre ans, elle attendait cette heure tragique et s’y préparait en silence. En une seconde, toutes les misères de la veille sont oubliées, abolies, s’abîment dans le passé. A la profonde stupéfaction de nos ennemis, de nos amis même et, avouons-le, à la nôtre, toutes nos divisions s’évanouissent. Le déplorable assassinat d’un éloquent tribun socialiste n’arrive même pas à troubler une heure cette soudaine entente. La Chambre, subitement élevée au-dessus d’elle-même, dans une séance inoubliable, donne l’exemple de la concorde, de la sagesse patriotique, de la dignité frémissante. Les hommes au pouvoir trouvent les justes, fortes et sobres paroles qu’il faut dire, et leur éloquence simple, ramassée, nerveuse, digne des plus beaux jours de la tribune athénienne, est le plus bel hommage que l’on puisse rendre à la cause qu’ils défendent. Socialistes, conservateurs, monarchistes, républicains, toutes les théories politiques ; catholiques, libres penseurs, israélites, protestans, toutes les conceptions philosophiques ou religieuses ; artisans, bourgeois, nobles ou paysans, toutes les catégories sociales sont unies, confondues, soulevées dans le même élan. Un seul sentiment, une pensée unique dominent toutes les consciences françaises. Que parlions-nous, hier encore, des deux Frances ? Il n’y en a qu’une, la France éternelle, tout entière réconciliée et rassemblée contre le brutal envahisseur. Jamais, à aucune époque de notre histoire, l’unité morale du pays n’a été aussi complète, aussi profonde, aussi intime qu’au lendemain du jour où elle paraissait le plus tristement compromise.

Comment expliquer cette étonnante volte-face, cette sorte de création spontanée d’une grande âme collective et nationale, cette soudaine transfiguration de tout un peuple, dont nous avons les yeux et le cœur encore tout éblouis ? La raison analytique n’y suffira peut-être pas ; mais il est évident qu’elle peut rendre compte de certains aspects du phénomène.

Que les élérnens conservateurs de l’opinion française aient accueilli avec une virile fermeté la perspective d’une guerre européenne, c’est ce qui ne saurait surprendre. Les conservateurs français ont sans doute leurs défauts : on n’a jamais pu incriminer sérieusement la sincérité et la vigilance inquiète de leur patriotisme ; si on les avait plus souvent écoutés, qui pourrait nier que la France de 1914 eût été plus prête à la lutte ? Beaucoup d’entre eux, à plus ou moins longue échéance, s’attendaient à la guerre ; quelques-uns ne savaient s’ils devaient l’espérer ou la craindre ; presque tous s’y préparaient et tâchaient d’y préparer l’opinion. Tous, en tout cas, bien convaincus qu’une nation, suivant le mot profond de Renan, est avant tout « une création militaire, » déplorant que la France ne jouât plus dans le monde le rôle glorieux qu’elle y jouait autrefois, mettaient dans l’année leur suprême espoir et leur suprême pensée et comptaient invinciblement sur elle pour le moment où sonnerait l’heure du relèvement national. Royalistes, bonapartistes, nationalistes, progressistes, libéraux ou traditionalistes de toutes nuances politiques n’ont donc eu aucun mérite à courir immédiatement au drapeau ; ils en ont eu davantage à oublier sur-le-champ les nuances ou les graves oppositions qui les séparaient les uns des autres, et, bien plus encore, des pouvoirs constitués, à se grouper sans hésitation autour des représentans d’un régime dont ils réprouvaient les erremens et les tendances, et qu’hier encore ils combattaient de toute leur énergie. Nous voulons croire que leurs adversaires, à leur place, eussent fait preuve d’un semblable désintéressement.

Ceux qui se baptisaient « républicains de gauche, » radicaux ou radicaux-socialistes, sont revenus de plus loin. Combien d’entre ces fiers descendans des « grands ancêtres » de 93 avaient glissé aux candides chimères du pacifisme, déclamé contre la guerre, dénoncé les dangers du « militarisme, » protesté contre notre expansion coloniale, cru à la possibilité d’une entente avec l’Allemagne, condamné l’idée de la revanche, et renoncé, dans le secret de leur cœur, à nos deux provinces perdues ! Combien avaient imprudemment lésiné sur les crédits militaires, et même, parmi ceux qui s’étaient résignés à la loi de trois ans, combien s’apprêtaient, aussitôt que l’occasion s’en présenterait, à défaire leur œuvre ! Combien enfin avaient, dans mille circonstances, témoigné à l’armée leur défiance, ou même leur hostilité, comme si, dans chaque général, il y avait l’étoffe d’un héros de Brumaire 1 Eh bien ! tous ces préjugés, toutes ces préventions, toutes ces nuées, l’ouragan qui venait de l’Est les a dissipés sans retour. La grâce a soufflé sur nos radicaux : ils se sont réveillés fervens patriotes ; ils ont endossé l’uniforme ; ils se sont soumis aux dures exigences de la discipline ; ils ont retrouvé au fond de leur âme l’esprit qui animait les volontaires de 92. Et assurément, de voir leurs amis politiques aux prises, en ces graves circonstances, avec les difficultés et les responsabilités du pouvoir, cela n’a pas nui à leur brusque conversion. Mais enfin, ils se sont convertis, et on n’a pas à leur demander autre chose.

Une conversion qui semblait devoir offrir plus de difficultés, et qui a eu lieu pourtant, est celle des divers groupes socialistes et révolutionnaires. Convenons-en : quand les premiers bruits de guerre commencèrent à circuler, c’est du côté de la Confédération générale du Travail que nous avons tous regardé avec le plus d’inquiétude. Et sans doute, nous avions tort d’être inquiets, l’événement l’a bien prouvé. Mais quoi ! dans les milieux ouvriers, l’Evangile selon saint Marx avait fait tant de croyans ! On nous avait tant rebattu les oreilles de la « lutte des classes, » de l’ « Internationale,. » des revendications prolétariennes, de la « grève générale ! » On avait si souvent déclaré la « guerre à la guerre, » déclamé contre la « société bourgeoise, » contre le « préjugé » patriotique ! On nous avait si souvent menacés de « saboter » la mobilisation, de tirer sur les officiers, de désorganiser la défense nationale ! On professait un culte si aveugle pour la « Social-démocratie ! » Soyons bien assurés, — ils l’ont dit assez haut ! — que nos ennemis comptaient sur Jean Jaurès pour provoquer une nouvelle Commune. Ce rêve a été déçu, comme tant d’autres. Nos socialistes ont fait tout leur devoir, comme les socialistes allemands ont fait le leur. Moins logiques que les nôtres, et certainement moins francs, plus officiellement embrigadés en tout cas, ces derniers, nous le savons aujourd’hui, s’étaient dérobés à l’offre d’une entente entre les « travailleurs » des deux pays en vue de faire avorter la guerre. Ce fut un trait de lumière pour les « camarades » français. Ils comprirent qu’on les avait dupés, et qu’à persévérer dans leurs théories et leurs velléités insurrectionnelles, c’est le jeu même de l’Allemagne belliqueuse et militariste qu’ils allaient jouer. Bien convaincus d’ailleurs que la France n’avait pas voulu la guerre, et qu’elle avait même tout fait pour l’éviter, ils se persuadèrent que combattre vaillamment pour elle, c’était combattre pour leur propre idéal, préparer l’avènement de la paix perpétuelle et de la « République allemande. » Et rassurés sur les principes, ils s’apprêtèrent à faire le coup de feu contre l’ennemi commun avec autant de sérénité et d’ardeur que les plus fougueux « nationalistes. »

On se représente donc assez bien les raisons diverses auxquelles ont obéi les différens partis qui se disputent la direction de la France contemporaine, en courant sans hésitation, d’un même élan, à la frontière menacée. Les uns vivaient de préférence dans les souvenirs de l’ancienne France, celle des Croisades, de saint Louis, de Jeanne d’Arc, la « fille aînée de l’Eglise, » dont la mission n’est pas près d’être achevée. Les autres se complaisaient dans la France rationaliste et libre penseuse, le pays de Voltaire et de Diderot. Les autres enfin tournaient plus habituellement leur pensée vers la France démocratique et égalitaire, la France de la Révolution, la patrie par excellence des revendications sociales et des libertés politiques. Et tous ensemble, ils allaient défendre la France, tout simplement parce qu’elle était la France, la douce et maternelle patrie, la terre des aïeux, le coin du sol sacré où sont ensevelis leurs morts, où ils sont nés eux-mêmes, où ils ont balbutié leurs premières paroles, dont les horizons familiers ont caressé leurs premiers regards, se sont mêlés à toutes leurs joies et à toutes leurs douleurs, — et parce qu’ils ne pourraient plus vivre si ces bois, ces champs, ces villes qu’ont fondées les ancêtres venaient à tomber aux mains d’hommes d’une autre race, aux mœurs grossières, au parler rude, au lourd et fumeux génie. Et tout cela est vrai ; toutes ces explications sont justes, et il faut les donner. Mais que toutes ces causes, apparentes ou profondes, de l’unanimité française aient pu jouer ensemble, qu’en une seconde elles aient fait d’une nation, hier si divisée, la moins disciplinée et, par momens, la plus anarchique, un bloc intangible et sans fissures ; que nous ayons vu se constituer l’union sacrée des esprits, des volontés et des cœurs ; que sous nos yeux, comme par l’effet d’une brusque réaction chimique, se soit produite une sorte de soudaine cristallisation de l’âme française, c’est ce qui dépasse et confond la raison raisonnante, et, — qu’on donne au mot le sens réel ou figuré que l’on voudra, peu -m’importe, — c’est où je vois le premier miracle français.


II

Il y en a d’autres. Au premier rang il faut placer les conditions internationales et diplomatiques du conflit. En vérité, elles étaient telles que nous n’aurions pu les rêver meilleures, et que nous n’avons pas eu à regretter d’avoir, quarante-quatre années durant, attendu patiemment l’heure de la destinée. Quand on connaîtra par le menu l’histoire diplomatique de ces quarante-quatre années, on saura tout ce qu’il a fallu à la France de longanimité, de souplesse, de sang-froid, de stoïque résignation, pour résister aux menaces, aux provocations de la brutalité allemande. A nous en tenir aux faits universellement connus, nul ne pourra reprocher à notre pays d’avoir recherché fiévreusement l’occasion d’une revanche. Volontairement, systématiquement, afin que le monde ne pût nous accuser de troubler la paix universelle pour la satisfaction de nos rancunes nationales, toutes les fois qu’entre l’Allemagne et nous s’élevait une question purement personnelle, nous étions prêts à toutes les concessions compatibles avec notre dignité. Si la guerre a fini par éclater, c’est que l’Allemagne nous l’a déclarée. Et si nous nous y sommes si promptement résolus, c’est qu’il s’agissait tout d’abord de ne pas laisser écraser un petit peuple héroïque par un Empire ambitieux et sans scrupules. Et ainsi, sans l’avoir cherché, la France s’est trouvée, aux yeux de tous, dans l’attitude même qui pouvait le mieux convenir à ses traditions séculaires : elle était assaillie, parce qu’elle était libératrice ; on l’attaquait, parce qu’elle n’avait pas voulu laisser perpétrer une injustice internationale.

Cette noblesse d’attitude a eu pour conséquence immédiate que la Russie, dont la maladroite politique allemande avait fait notre alliée, la Russie dont nous épousions la juste cause, allait mettre toute sa puissance au service de nos communs intérêts. L’Italie, dont, en d’autres circonstances, nous aurions pu redouter les engagemens, — mais à l’égard de laquelle nos adversaires avaient manqué, tout à la fois, de franchise et d’habileté, — l’Italie se déclarait neutre et ne tardait pas à déclarer que la neutralité ne pouvait être pour elle qu’une attitude provisoire. Restait l’Angleterre qui, à la vérité, depuis dix ans, s’était très cordialement rapprochée de nous, et dont l’intérêt général était visiblement conforme au nôtre. Mais l’Angleterre, pacifique d’instinct, en proie à de graves difficultés intérieures, très ouverte d’ailleurs a des influences allemandes, l’Angleterre était divisée contre elle-même. Le sort de la Serbie était pour elle un sujet d’émotion bien lointaine. L’odieuse violation de la neutralité belge vint mettre fin à ses hésitations. Le loyalisme anglais et l’intérêt anglais se trouvèrent d’accord pour infliger à l’Allemagne une surprise irritée dont elle n’est pas encore revenue. Sa duplicité, sa violence, son manque de perspicacité consommaient cet « encerclement » qu’elle avait toujours redouté comme la pire des éventualités. Et la France, par la loyauté, la prudence, la générosité de ses procédés, grâce aussi à l’habileté de ses diplomates, se trouvait placée dans une situation morale et matérielle peut-être unique dans tout le cours de son histoire. A un siècle de distance, c’était, retournée en sa faveur, la situation qui devait aboutir à la chute de Napoléon. Tandis que le vide se faisait autour de son implacable ennemie, les alliances venaient à elle. Et, par une coïncidence véritablement symbolique, en même temps qu’elle se trouvait défendre la liberté du monde, et, on peut bien le dire sans déclamation, la cause de la civilisation, elle luttait pour son existence même, pour l’avenir de son génie, et pour les espérances réparatrices que, pendant près d’un demi-siècle, elle avait jalousement conservées dans son cœur.

Pour soutenir un pareil rôle, pour remplir une pareille mission et n’en pas être écrasé, pour justifier aussi tant d’espoirs et mériter tant de confiance, il fallait une puissance matérielle et une force d’âme dont beaucoup, même parmi nos amis, ne croyaient pas la France entièrement capable. Ils la savaient insuffisamment préparée, courageuse, certes, mais nerveuse, prompte à la désillusion, plus capable d’élan que d’endurance. Et ils savaient l’adversaire formidable, admirablement outillé, dressé depuis quarante ans à cette guerre qu’il avait déchaînée. Il serait d’autant plus violent et plus impitoyable que, se sentant lui-même menacé dans son existence, inquiet du lendemain, il avait eu des déceptions diplomatiques qui avaient froissé son orgueil et troublé sa sécurité. Ils savaient enfin que, pressé d’en finir el forcé de frapper dès l’abord des coups décisifs, il allait diriger presque tout son effort contre la France qu’il s’agissait à tout prix d’accabler et de mater en quelques semaines. Rappelons-nous l’article décisif du Times : « Il y eut des jours où, durant la rapide marche en avant allemande, nous craignions que les armées françaises ne fussent par trop inférieures à leurs adversaires, où nous croyions que l’Allemagne ne serait battue que sur mer et sur sa frontière orientale, et qu’après la guerre la France ne subsisterait, en tant que Puissance, que grâce à l’aide de ses alliés. » Les craintes de nos amis auraient été plus vives peut-être encore s’ils avaient connu, comme nous commençons à les connaître aujourd’hui, tout le mystérieux détail de l’extraordinaire préparation allemande, toutes les infinies ressources de nos ennemis en hommes, en matériel de guerre, en espions, — en espions peut-être surtout, — leur prodigieux génie d’organisation, leur absence absolue de scrupules, leur foi exaltante dans leur supériorité universelle et dans l’infaillible succès de leurs armes. En vérité, on conçoit maintenant les raisons de leur maladif orgueil, leurs chants de triomphe avant la victoire, leurs cris de Barbares se ruant à la curée. Entre la France et eux, la partie ne semblait pas égale. Toutes les probabilités, toutes les chances étaient pour que la France fût écrasée sous le nombre des soldats, sous le feu des obus prodigalement dépensés, sous la supériorité d’un armement perfectionné suivant les dernières données de la science…

Cependant, sans s’émouvoir, sans s’énerver, la France achevait ses derniers préparatifs de guerre. Ce calme émouvant, cette dignité tranquille et grave, ont tout de suite donné confiance aux plus pessimistes. Ceux qui n’ont pas vu de leurs yeux le bon ordre, la précision, la rapidité avec laquelle s’est effectuée la mobilisation ne sauront jamais de quelle souple méthode est susceptible le tempérament français. J’imagine que les innombrables espions de l’empereur Guillaume ont dû être bien surpris ; s’ils ont fait parvenir des rapports véridiques à leur maître, ils ont dû reconnaître que les choses n’ont pas pu mieux se passer, même dans la méthodique Allemagne. Pour ma part, j’aurai toujours devant les yeux une double vision de ces premières journées de guerre. C’était le second jour de la mobilisation, dans un train de banlieue qui transportait à Paris nombre de mobilisés : leur décision, leur entrain, faisaient plaisir à voir. A l’une des stations monte un vieux général à la moustache toute blanche qui, visiblement, vient de reprendre du service. Les hommes s’empressent, lui cèdent leur place : il refuse de s’asseoir, reste debout pendant tout le trajet, et engage la conversation. Sur ce ton de simplicité cordiale et familière que même un lieutenant allemand ne saura jamais prendre, il cause, il répond aux observations des uns et des autres ; il dit que nous n’avons pas voulu la guerre, qu’elle nous a été imposée, et que chacun doit faire son devoir ; qu’il y aura de rudes journées où tout le monde, lui comme les autres, souffrira de la faim, de la soif, du manque de sommeil, mais que la France vaut bien tous ces sacrifices… Et à mesure qu’il parle, traduisant la pensée de tous, on a comme la sensation anticipée de cette étroite et confiante solidarité qui, à la guerre, s’établit entre le troupier français et son chef, et dont on nous a, depuis, donné tant d’exemples. Quand le train s’arrête, des poignées de main, des vœux, s’échangent ; l’officier a conquis tous ses hommes ; demain, au feu, il fera d’eux ce qu’il voudra. — Entre temps, est monté dans notre compartiment un jeune homme que sa femme, un bébé dans les bras, a accompagné jusqu’au bout ; ils s’embrassent longuement, gravement ; la femme est admirable de simplicité, de sérénité ; pas une larme ; dans ce visage un peu pâle on sent la volonté virile, presque tragique, de ne pas faiblir ; et je n’oublierai jamais le geste énergique et tendre avec lequel elle a tendu au père, par la portière ouverte, la tête de son enfant pour un dernier baiser… Ah ! ces Allemands qui nous croyaient un peuple fini, comme ils se sont trompés sur nous !

Et ces impressions qui nous ont mis dès l’abord tant d’espérance au cœur, quel est celui d’entre nous qui n’en a pas recueilli d’analogues ? Voici, entre tant d’autres, celles de M. Emile Faguet :


11 août. — Les trains passent, chargés de soldats qui rejoignent. Beaucoup trop à mon avis, chantent et crient. Mais la plupart sont calmes et fermes, avec une grande simplicité dans les attitudes et une admirable décision dans les regards. Somme toute, ils sont pleins de confiance et ils en donnent. On sent qu’ils sont prêts à tout et que rien ne les surprendra ni ne les intimidera. Dieu ! dans leurs vestes de toile et leurs pantalons de treillis, Dieu ! qu’ils sont beaux ! Leurs paroles sont sans trouble comme aussi sans jactance : « Ce ne sera pas long ; mais, du reste, tant qu’il faudra ! » — « Quand chacun est sûr de tous les autres, il y a du bon. » Le bon sens français et le courage français sont dans chacune de leurs paroles. Braves enfans !

Trompés par notre modération, notre réserve, notre humeur conciliante des quarante dernières années, les Allemands s’imaginaient que nous aurions peur de la guerre. Ils s’étaient, une fois de plus, lourdement mépris sur notre compte.

Et ils s’étaient mépris aussi sur le compte d’un peuple d’humeur extrêmement pacifique, mais très jaloux de son indépendance, et qui avait dans son passé des souvenirs héroïques dont il était justement fier. Escomptant certaines complicités, jugeant les autres d’après elle-même, habituée à ne jamais spéculer sur le sentiment de l’honneur, l’Allemagne était convaincue que la Belgique n’oserait pas lui résister, et qu’elle se contenterait d’une platonique protestation. Mais la Belgique avait un roi digne d’elle, un roi dans les veines duquel coulait d’ailleurs du sang français. Le roi Albert déclara qu’il défendrait énergiquement la neutralité de son pays. Et l’Allemagne étonnée, furieuse, retardée dans son élan, mit quinze jours à briser cet obstacle imprévu et, pour nous, providentiel. Ce fut en effet pour la France le commencement du salut. Que serait-il arrivé si, dès les premiers jours du mois d’août, en pleine mobilisation française, la horde barbare, traversant librement la Belgique, avait pu foncer presque tout entière sur notre frontière du Nord ? Aurions-nous pu soutenir assez longtemps ce premier choc pour permettre à nos armées de l’intérieur de se concentrer et d’accourir ? Ce qui est sûr, c’est que l’admirable et si méritoire résistance belge, en ralentissant l’offensive allemande, en achevant d’imprimer au « mauvais coup » tenté par nos ennemis le caractère odieux dont ils ne parviendront pas à se laver, nous donnait, avec un nouvel allié, un répit précieux, el, par contraste, nous dressait, aux regards du monde civilisé, dans la posture, moralement la plus souhaitable et la plus belle : celle du peuple champion du droit, gardien de la foi jurée, représentant incorruptible de la justice éternelle. A cet égard surtout l’histoire travaillait bien pour la France.


III

Car, dans l’ordre plus modeste des réalités matérielles, la grande, l’angoissante question subsistait toujours : la France pourrait-elle sans fléchir supporter le heurt terrible de ces trois millions d’hommes méthodiquement entraînés, armés jusqu’aux dents des engins les plus meurtriers, exaltés depuis leur enfance dans leurs sentimens les plus élevés comme dans leurs instincts les plus bas contre l’ennemie héréditaire ? Contre un adversaire ainsi muni, la vaillance, la générosité, l’idéalisme ne sont pas des armes suffisantes. Il y faut la force. La France aurait-elle la force ? Elle n’avait pas le nombre ; son armement présentait d’assez graves lacunes ; elle n’était pas rompue au genre de guerre qu’on allait lui faire. Heureusement, elle avait pour elle un admirable canon de campagne, un haut commandement à l’origine un peu mêlé, mais qui pouvait aisément devenir de tout premier ordre, enfin une armée qui avait la foi, — la foi dans ses destinées et dans les infinies ressources du génie français. Mais enfin, tout cela suffirait-il ? Nos amis étaient inquiets : M. Ferrero, M. Seippel, l’auteur anonyme de l’article du Times nous l’ont avoué depuis. Par sa taille, par sa brutalité, par sa pesante armure, le colosse germanique les effrayait justement, pour nous. C’était le combat de David et de Goliath. Qui allait l’emporter ? « Le monde retenait sa respiration. » Par l’importance des questions soulevées, par l’énormité des forces engagées, jamais lutte plus grandiose et plus terrible n’avait passionné l’humanité tout entière.

Après quelques premières passes heureuses, il arriva que David plia sous son formidable adversaire. Ce fut la bataille de Charleroi. L’anxiété redoubla dans le monde. Serions-nous capables de nous relever de cet échec ? L’ennemi exultait. Il trouvait dans son triomphe la justification de ses crimes. On ne lui avait donc pas menti. Il allait fouler cette terre promise dont ses chefs lui avaient vanté la richesse. Quelques jours encore, et il serait dans ce Paris dont sa grossière imagination rêvait depuis l’enfance, et dont on avait promis le pillage à sa convoitise. Quelques jours encore, et l’Empereur entrerait dans la cité superbe qui avait toujours repoussé ses avances, et dont il avait juré l’humiliation et la perte. L’attaque brusquée dont on nous avait si souvent menacés semblait sur le point d’aboutir.

C’est alors qu’un grand chef se révéla parmi nous. Le généralissime des armées françaises n’était guère jusqu’alors connu que de ses pairs qui appréciaient à leur vraie valeur sa compétence, sa vigueur, son prodigieux sang-froid. Avec une admirable lucidité, il vit la situation telle qu’elle était, et sut prendre les dures décisions nécessaires. Il comprit que ce qu’il fallait sauver avant tout et maintenir intact et libre, c’était l’armée, instrument des victoires futures. Et sacrifiant tous les généraux qui s’étaient montrés inférieurs à leur tâche, sacrifiant une large bande du territoire national, il recula. Il recula rapidement, méthodiquement, infligeant, chemin faisant, à l’ennemi de partiels, mais sanglans échecs, l’affaiblissant, le fatiguant, l’usant par tous les moyens, faisant le vide devant lui, devinant ses plans, utilisant sa sauvage impatience, guettant ses moindres fautes, l’attirant enfin peu à peu sur le terrain où la lutte pouvait s’engager dans les conditions les plus favorables pour nos troupes. Le a septembre, ces conditions se trouvèrent réalisées. L’offensive fut commandée par un ordre du jour dont la mâle et sobre éloquence restera célèbre. La France allait être sauvée.

Et pendant ce temps-là, la France se montrait digne de ses soldats et de leurs chefs. Car, tandis que la France du Nord et de l’Est acceptait en frémissant, mais sans se plaindre, d’être brutalement envahie, Paris, ses précautions prises, restait admirable de tranquille dignité. Paris vaquait à ses affaires, plus grave assurément que de coutume, mais sans fièvre, et avec cet air d’élégante intrépidité qui caractérise la bravoure française. Paris attendait. Quoi ? Il ne savait. Il ne savait qu’une chose, c’est qu’il serait défendu « jusqu’au bout. » On lui avait donné comme gouverneur militaire un de ces généraux qui, formés à la rude école de nos guerres coloniales, à l’instar d’un. Joffre ou d’un Lyautey, hommes de pensée et hommes d’action tout ensemble, savent préparer et gagner des batailles et en même temps organiser et administrer un pays. Choix heureux, s’il est vrai que l’armée de Paris ait singulièrement contribué ç la victoire de la Marne. Défendu par Galliéni, Paris avait confiance ; mais il était prêt à tout, sachant les fortifications de son camp retranché provisoirement insuffisantes. De jour en jour, d’heure en heure, il prêtait l’oreille au bruit prochain du canon. Un matin, il apprenait que la menace allemande s’éloignait, et, comme il y a quinze siècles, sans raison apparente, que les hordes barbares se détournaient de la capitale, marchant au fatidique rendez-vous des champs catalauniques. Paris était sauvé.

Pas plus qu’il y a quinze siècles Paris n’a compris le mystère de sa délivrance. J’ose dire que ce mystère est plus incompréhensible aujourd’hui qu’il ne le fut il y a quinze siècles. Car enfin, on ne saurait comparer, même de très loin, le Paris du temps d’Attila au Paris contemporain[1]. Que le roi des Huns ait négligé de prendre et de mettre à sac la vaillante cité prédestinée, il n’est pas sûr que ce fût une faute, et, en tout cas, si c’en était une, c’était une faute qui ne compromettait nullement le succès de sa campagne : il lui importait infiniment plus de s’emparer d’Orléans, la clef du Midi, et c’est en effet sur cette ville qu’il lança sa meute hurlante. Mais ce qui était vrai d’Attila ne l’est pas de son moderne successeur. Prendre Paris et nous dicter la paix avant que la Russie ne fût prête, — ses généraux nous l’avaient assez dit, — tel était l’objectif essentiel de l’empereur Guillaume. C’était l’unique raison de cet immense déploiement de forces sur notre frontière du Nord, de la violation de la neutralité belge, de ces marches forcées de l’aile droite allemande. Et certes, ce n’était point mal calculé. Même sans l’appât d’un gouvernement à capturer, d’une Banque de France à dévaliser, Paris restait une proie assez désirable pour les convoitises d’outre-Rhin. Et assurément, Paris pris, ce n’était pas encore la fin de la France, ni la fin de la guerre, ni la victoire finale. Il nous serait resté des armées, de l’argent, des alliés, du courage. Mais, sans parler du grand effet moral produit sur le monde, il faut bien avouer que la perte de notre capitale nous eût rendu moins facile la paix glorieuse à laquelle nous avons droit. Et il est bien vrai que Paris ne se serait pas laissé prendre sans résistance. Mais, les Allemands ne pouvaient pas l’ignorer, — à quoi leur eût servi leur armée d’espions, s’ils avaient ignoré cela ? — Paris, son armée mise à part, n’était pas, alors, protégé comme il aurait pu et dû l’être. Une rapide et violente attaque brusquée, un hardi et heureux coup de main, — un de ces coups de main où les Allemands ne comptent pas les vies humaines, — auraient fort bien pu réussir. Et alors, c’était le rêve lointain du César germanique enfin réalisé ; c’était l’une de ces « entrées » triomphales qui lui ont toujours été refusées ; c’était, pour son armée de pillards et d’incendiaires, l’orgie sanglante qu’on leur avait si souvent promise. Et, brusquement, sans qu’on sache pourquoi, voilà ce rêve, auquel ils ont tout sacrifié, qui, par leur faute, s’évanouit en fumée. Voilà ces audacieux qui, tout d’un coup, n’osent pas, hésitent, reculent, se détournent. Voilà ces vainqueurs qui, volontairement, repoussent de leurs lèvres altérées la coupe enchantée où ils s’apprêtaient à boire.

Et j’entends bien que, dans leur pensée, c’était ajourner, non renoncer ; et je sais toutes les explications que l’on a données de ce mouvement de l’aile droite allemande par lequel le général von Klück, découvrant son flanc, au lieu de marcher sur Paris, s’est dirigé vers Meaux et Coulommiers. Je veux bien admettre qu’il pouvait lui paraître imprudent de tenter un coup de main sur Paris sans s’être, au préalable, débarrassé de l’armée du général Maunoury et des armées, après tout, intactes du général Joffre. Mais, d’une part, dans une guerre dont le succès pouvait être une question d’heures, c’était laisser à la capitale le temps de compléter et d’organiser sa défense ; et, d’autre part, en cas d’échec, c’était s’interdire toute possibilité de retour offensif sur la grande ville, objet des ambitions impériales. Et, je le sais bien, dans leur fol orgueil, les Allemands ne doutaient pas de la victoire. Mais que le haut commandement ennemi n’ait même pas envisagé l’hypothèse contraire ; qu’un état-major qui, même lorsqu’il est sûr du succès, s’assure méthodiquement contre un revers possible, — nous l’avons bien vu par les organisations défensives que d’avance il avait préparées sur l’Aisne, — ait eu la légèreté de jouer sur une carte unique tout l’avenir de la campagne occidentale ; qu’il ait commis la faute stratégique qui a permis à notre généralissime de reprendre une vigoureuse offensive, c’est ce qui me confond, c’est ce que je ne puis comprendre, — et l’on dit que « notre Joffre » lui non plus n’a pas compris. Peut-être, quand nous connaîtrons les explications allemandes. comprendrons-nous davantage.

Au reste, il est hors de doute que la partie qui allait s’engager, en même temps qu’elle s’annonçait décisive, était de nature à inspirer quelque confiance à une armée même moins présomptueuse que l’armée allemande. Dans cette étonnante retraite, à la Turenne, qu’après Charleroi notre général en chef avait imposée à la totalité des armées françaises, et dont l’exécution a émerveillé les connaisseurs, nos troupes risquaient de perdre quelques-unes de leurs qualités les plus précieuses et les moins contestées. Soumises à des fatigues sans nom, comment pourraient-elles retrouver le feu, l’entrain, le « mordant » dont, au début, elles avaient donné tant de preuves ? D’autre part, le soldat français n’aime pas à battre en retraite ; et quand il ne comprend pas, comme ce fut alors souvent le cas, les mouvemens qu’on lui prescrit, il y a des chances pour qu’il s’énerve et perde courage. Chose extraordinaire, rien de tout cela n’arriva. Comme si, entre les mains d’un habile capitaine, le tempérament national recevait une nouvelle empreinte, nos soldats conservaient toute leur confiance et tout leur élan ; et quand, au matin du 6 septembre, on leur dit que « le salut du pays » allait dépendre de leur effort et qu’ils « devraient, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer, » comprenant tout le sens de cet héroïque langage, heureux enfin d’être rendus à leur vraie nature, ils coururent sus à l’ennemi avec la légendaire furie dont on nous a fait si souvent gloire.

Mais si grande que fût leur valeur, on pouvait craindre qu’elle ne vint se briser encore une fois contre un trop redoutable adversaire. Nous ne savons pas l’exacte importance respective des effectifs engagés de part et d’autre ; mais nous savons bien que l’infériorité numérique était de notre côté, et il semble que, sur plus d’un point, nous ayons eu parfois à lutter à un contre quatre ou cinq. En second lieu, et quoique depuis Charleroi, grâce à des prodiges de notre industrie française, nous eussions eu le temps de réparer certaines lacunes de notre organisation matérielle, notre armement restait inférieur à celui de nos adversaires : ni en mitrailleuses, ni en artillerie lourde, ni en réserves de munitions, nous ne pouvions encore nous comparer à lui. Enfin, il avait cette confiance en soi que donnent l’orgueil savamment entretenu et l’ivresse des premières victoires. Plus que jamais, nos amis s’inquiétaient. Rationnellement, ils n’avaient point tort.

Comment l’héroïque vaillance de notre armée, la supériorité de notre commandement et celle de notre artillerie légère ont-elles fini par nous assurer la victoire ? C’est ce qu’il est plus facile de constater que d’expliquer. Mathématiquement, si je puis dire, il semble bien que nous dussions être vaincus. Mais il faut croire que, dans l’art de la guerre, comme ailleurs, l’esprit géométrique ne suffit pas. Cette armée qui luttait pour défendre contre l’envahisseur, avec le sol natal, la pérennité du génie français, avait un autre idéal que cette autre armée qui combattait pour « l’honneur » sans doute, mais aussi, mais surtout « pour le bien-être » de l’Allemagne, — ce sont les termes mêmes de l’ordre du jour allemand ; — elle n’avait pas sur la conscience, cette armée française, tous les crimes de droit commun qui seront, devant l’histoire, la honte éternelle de l’armée allemande ; disons le mot : elle avait une moralité supérieure. Et c’est pourquoi elle méritait de vaincre : Et c’est pourquoi elle a vaincu. Qui donc a dit, — n’est-ce pas le général Nogi ? — ce mot profond que, dans toute bataille, la victoire est à celui qui sait souffrir un quart d’heure de plus que l’adversaire ? Ce mot, on dirait que les vainqueurs de la Marne en avaient fait leur devise, et qu’ils ont voulu en fournir une illustration éclatante. Au moment où les Maunoury, les Foch, les Dubail, décimés, épuisés, assaillis de toutes parts par des forces supérieures, auraient pu perdre courage, ils ont persévéré dans leur volonté d’offensive, ils ont accepté, eux et leurs soldats, de souffrir encore ; et c’est alors qu’ils ont vu l’ennemi. déconcerté et moins stoïque, rompre le combat et commencer une retraite qui, sur plus d’un point, a dégénéré en déroute. Relisons l’émouvant ordre du jour qui, au lendemain de la victoire, était adressé à l’armée de Paris, mais qui s’applique aussi bien à l’armée française tout entière :


La sixième armée vient de soutenir, pendant cinq jours entiers, sans interruption ni accalmie, la lutte contre un adversaire nombreux et dont le succès avait jusqu’à présent exalté le moral. La lutte a été dure ; les pertes par le feu, les fatigues dues à la privation de sommeil et parfois de nourriture ont dépassé tout ce que l’on pouvait imaginer ; vous avez tout supporté avec une vaillance, une fermeté et une endurance que les mots sont impuissans à glorifier comme elles le méritent.


Ce fut en effet une lutte épique, et qui, au témoignage des hommes du métier, restera au nombre des quatre ou cinq grandes choses de notre histoire militaire. Nous n’en connaissons pas tous les détails, même importans, et c’est tout au plus si, avec quelques épisodes essentiels, nous en percevons le mouvement général et le rythme. Mais cela suffit pour nous faire pressentir tout ce qui s’est dépensé, chez l’adversaire, de bravoure, d’obstination et d’habileté stratégique, et chez nous, d’héroïsme, de patiente énergie, de talent militaire. Hommes et chefs ont été également admirables. On avait demandé aux hommes, « au nom de la Patrie, de faire plus que leur devoir ; » ils « répondent au-delà même de ce qui paraissait possible. » Et quant aux chefs, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus en eux : l’esprit d’initiative avec lequel ils combattent l’ennemi qui s’oppose directement à eux, observant tous ses mouvemens, épiant toutes ses défaillances, les exploitant à la minute précise où ils peuvent en tirer avantage ; ou bien l’esprit de souple et stricte discipline avec lequel ils se conforment aux instructions du généralissime, réalisant scrupuleusement ses desseins, appliquant et développant sa pensée, la devinant même et s’y soumettant d’avance, en parfaite union de doctrine et d’intention avec lui. Collaboration étroite et féconde qui a fait converger vers un même objet toutes les énergies, tous les efforts individuels, et qui a fait de la victoire de la Marne une de ces puissantes œuvres collectives dont la réussite a pour condition l’utilisation nécessaire de multiples et robustes personnalités. Quelle a été, dans notre victoire, la part d’action d’un Galliéni, d’un Foch, d’un Castelnau, d’un Maunoury, d’un Dubail ? Nous ne le savons pas encore avec une entière exactitude : nous pressentons simplement qu’elle a été considérable, et que si l’un ou l’autre de ces chefs, — pour ne parler que de ceux-là, — n’avait pas agi comme il l’a fait, au lieu d’une victoire décisive, c’est un revers peut-être que nous aurions à déplorer. Jamais encore, sur un champ de bataille aussi vaste, d’aussi puissantes masses d’hommes n’avaient été conduites et manœuvrées avec une pareille maîtrise par des généraux plus valeureux, plus fraternellement unis, d’une science militaire plus consommée. Les historiens de l’avenir diront probablement de la victoire de la Marne qu’elle est un des chefs-d’œuvre du génie français.

De cette victoire « complète » et « incontestable, » — « la revanche de 1870, » — que nous attendions depuis quarante-quatre ans, nous avons été heureux, nous avons été fiers sans doute ; mais nous l’avons été avec une extrême modestie et une rare discrétion. Je ne crois pas que Paris, enfin sauvé de l’invasion, — et qui en avait parfaitement conscience, — ait arboré un drapeau de plus. Paris n’a pas imité Berlin, qui avait pavoisé avec frénésie après la bataille de Charleroi. Les espions prussiens qui s’y trouvaient encore n’ont pas dû en croire leurs yeux : Paris, le nerveux et vibrant Paris, a eu la joie grave : ce peuple auquel ses ennemis surtout ont si souvent reproché ses fanfaronnades, et qui, certes, ne déteste point un peu de panache, a vu s’accomplir avec calme ce « renversement » de sa destinée. Et peut-être n’est-ce pas l’une des choses les moins surprenantes auxquelles nous assistons depuis huit mois que cette sorte de transformation spontanée du tempérament national, cette absence complète d’exaltation, ce sang-froid conservé dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.


IV

Car ce fut bien dans ces héroïques journées de la Marne que la fortune décidément se retourna, que « l’espoir changea de camp. » La « supériorité morale » dont nos troupes firent preuve sur les armées adverses dans ces sanglantes batailles, elles ne l’ont point perdue depuis ; elles en ont eu une conscience croissante. Le charme était rompu. Cette redoutable armée allemande, qui passait pour invincible, parce qu’elle nous avait vaincus en 1870, qui croyait l’être, et qui surtout se vantait de l’être, venait d’être battue à n’y rien souhaiter. Son offensive était brisée ; et, quelques efforts parfois furieux qu’elle ait faits depuis pour la reprendre, quelques succès partiels, et d’ailleurs sans lendemain, qu’elle ait, çà et là, obtenus, qu’elle obtiendra peut-être encore, elle n’a pu ni percer nos lignes, ni envelopper l’une de nos armées, ni nous faire abandonner sérieusement du terrain. Au contraire, c’est elle qui a dû, presque toujours, céder sous notre pression, et qui, pour mieux y résister, a inauguré cette guerre de tranchées qui dure depuis plus de six mois, et à laquelle nous avons dû nous plier nous aussi.

Il n’en était pas qui parût — a priori — moins adaptée au tempérament français ; et c’est sans doute là-dessus qu’on comptait outre-Rhin pour lasser notre patience et nous contraindre à ce qu’on appelle là-bas « une paix honorable, » et ce qui eût été pour nous une paix un peu déshonorante, et, en tout cas, singulièrement précaire. Avouons-le : nous redoutions pour nos soldats cette épreuve d’une guerre toute nouvelle, et à laquelle, à ce qu’il semble, ils avaient été peu préparés. Le Français n’aime pas à « remuer de la terre, » pas plus qu’il n’aime à battre en retraite. La guerre d’offensive hardie et brillante, la guerre de manœuvres rapides et savantes, voilà quel est, pensions-nous, son élément propre. Comme nous connaissions mal l’élasticité, la souplesse, la plasticité, l’étonnante faculté d’assimilation et d’adaptation du caractère français ! Au bout de fort peu de temps, nos soldats surent construire des tranchées aussi ingénieuses, aussi confortables que celles des Allemands ; leurs mains de paysans prirent même un certain plaisir à manier la terre maternelle ; et, quelque dure que fût leur vie dans la boue glacée, sous la pluie, sous les « marmites » et sous les balles, avec ce stoïcisme tranquille, cette patience tenace, cette bonne humeur gouailleuse qui fleurissent dans nos campagnes françaises, ils rivalisèrent d’endurance avec leurs adversaires, auxquels, finalement, la guerre d’usure n’a pas réussi mieux que l’autre. Que nos troupiers aient quelquefois regretté l’ancienne guerre française, c’est ce qui rend leur abnégation plus émouvante encore et plus admirable.


Six mois d’une guerre de taupes, où manque l’excitation des marches triomphales, des panaches flottans, des batailles glorieuses, gagnées debout, en marchant dans l’enivrement de la musique et des chants de victoire !

Six mois qui n’en sont que plus grands et plus glorieux, parce qu’ils ont enlevé à la guerre toute sa grandeur et toute sa chevalerie.

Six mois de lutte contre des sangliers terrés dans leurs bauges, auxquels le grand jour et le combat loyal, à armes égales, front contre front, poitrine contre poitrine, semble faire peur !


C’est un colonel qui, récemment, dans une lettre intime, s’exprimait ainsi[2]. Et nous savons, par tous les témoignages qui nous arrivent du front, que cette « guerre de taupes » n’a pas été moins féconde que l’autre en actes d’héroïsme, en dévouemens obscurs, en sacrifices sublimes[3]. Si d’ailleurs depuis la bataille de la Marne, la guerre de siège a été la caractéristique générale de la lutte, on sait que cette guerre a comporté de sanglantes exceptions. À plus d’une reprise, les armées allemandes ont essayé de reprendre l’offensive sur tel ou tel point du front. Partout et toujours, elles ont rencontré devant elles, avec un commandement toujours prêt, des troupes souvent inférieures en nombre, mais bien décidées à se laisser tuer sur place plutôt que de reculer. Il n’y a rien qui fasse plus d’honneur à l’armée française que les batailles d’Ypres et de l’Yser où nos soldats ont opposé à la ruée sur Calais une barrière infranchissable. Il n’y a peut-être pas, dans cette guerre qui aura été un renouveau de l’héroïsme français, de page plus glorieuse que cette défense de Dixmude contre trois corps allemands par nos 6 000 fusiliers marins aidés de 5 000 Belges. La race des « braves gens » n’est pas éteinte, et il y a lieu de croire que, dorénavant, nos ennemis parleront moins facilement de la décadence française.

Nous autres, si nous ne parlons pas de la décadence, nous pourrons parler tout au moins de la folle présomption et de l’imprévoyance allemandes. Ils avaient, au point de vue matériel, préparé la guerre, — une guerre très courte, — dans le dernier détail. Pleins de confiance dans la force brutale, leur force, ils avaient entièrement négligé de préparer la guerre au point de vue diplomatique, et, en dépit de tous les avertissemens loyalement donnés, ce leur fut une terrible surprise de voir l’Angleterre intervenir dans le conflit. Ils avaient outrageusement méprisé toutes les puissances d’opinion, laissant, comme l’a dit Maximilien Harden, à la victoire le soin de les justifier ; et, en dépit de leur propagande effrénée auprès des neutres, ils ont vu peu à peu l’opinion du monde entier se retourner contre eux. Ils avaient, pour briser les résistances, spéculé sur la lâcheté humaine et répandu systématiquement la terreur ; les seuls sentimens qu’ils aient réussi à faire naître, c’est l’horreur, l’indignation, la haine courageuse, vengeresse et inexpiable. Ils ont voulu user la volonté de l’adversaire, et ils n’ont abouti qu’à la tendre au-delà des limites connues. Ayant échoué dans leur attaque brusquée, ils ont voulu prolonger la lutte en ayant recours à la guerre souterraine ; et ils n’ont pas vu qu’ils rendaient ainsi de jour en jour plus formidable le blocus qu’ils n’avaient pas su éviter, qu’ils donnaient à leurs ennemis le temps de réparer toutes les lacunes de leur préparation antérieure, et, pendant qu’eux-mêmes s’usaient sans profit et sans gloire, d’accumuler et de jeter contre eux des forces sous le poids desquelles ils ne pourraient manquer de périr. Le miracle de la victoire française a pour pendant le prodige de l’aberration allemande.

En France, comme chez nos alliés, on sut, en effet, bien utiliser le répit que l’imprudente Allemagne nous accordait. Nous avions eu tous le tort de nous laisser surprendre par une guerre que nos ennemis avaient mis, eux, quarante-quatre ans à préparer et à machiner, et à laquelle, nous, nous n’avions même pas songé quarante-quatre mois. En huit mois, tout le temps perdu fut presque regagné. On saura un jour le prodigieux effort d’improvisation, d’invention, d’activité, que la France tout entière a fourni depuis huit mois. Sans méconnaître le moins du monde tout ce qu’elle a dû à ses alliés, on devra avouer qu’elle s’est surtout sauvée elle-même. Sur plus d’un point essentiel, nous étions, au début de la guerre, très inférieurs à nos adversaires ; nous leur sommes maintenant au moins égaux, souvent supérieurs, et, pourtant, leurs usines et leurs arsenaux, à eux aussi, n’ont point chômé depuis huit mois. On conte que notre artillerie lourde les désespère aujourd’hui, tout autant que notre artillerie de campagne ; et si, parfois, nos réserves de munitions ont jadis été insuffisantes, nous pouvons maintenant être aussi prodigues de nos obus et de nos balles qu’ils l’ont été, au début, à notre égard, — et sans avoir la crainte de voir le cuivre nous manquer un jour,

Ces observations, qui sont aujourd’hui familières au bon sens français, justifient l’endurance allègre dont font preuve nos soldats dans les tranchées, et la patience dont la population civile ne s’est guère départie durant ces huit mois de guerre et d’invasion ; mais peut-être ne suffisent-elles pas à les expliquer entièrement. La raison, le bon sens, — l’Allemagne nous le prouve assez tous les jours, — ce n’est pas toujours ce qui guide les peuples ; et l’endurance et la patience, qui passaient pour des vertus germaniques, n’étaient point, jusqu’à présent, considérées comme des vertus particulièrement françaises. Devons-nous y voir des qualités toutes nouvelles, et comme inédites, issues de cette grande crise par une sorte de création spontanée ? Ou des qualités cachées jusqu’à présent dans la profondeur obscure de nos réserves ethniques, et qui n’avaient pas encore eu l’occasion de se manifester ? Ou des qualités acquises et qui témoignent tout simplement de la merveilleuse facilité de transformation que possède le tempérament français ? Qu’on adopte l’une ou l’autre de ces hypothèses, une chose est sûre, et un fait indéniable. Mal, ou tout au moins médiocrement préparée à une guerre effroyable, dont le succès dépendait presque uniquement de sa force de résistance, puisqu’elle devait presque seule supporter tout le premier choc, la France a résisté ; elle a « tenu » avec une vigueur d’héroïsme, avec une souple ténacité, avec une patience indomptable sur laquelle ses amis, et nous-mêmes peut-être, à certaines heures, nous n’osions pas trop compter. Elle a, pour le passé, mérité toutes les admirations qu’on nous a prodiguées, et, pour l’avenir, justifié toutes les espérances.

Ce qui est sûr encore, c’est que la France vient de vivre une heure unique, une heure incomparable de son histoire. Je doute qu’il y en ait eu de plus décisive depuis Jeanne d’Arc. Dans l’un et l’autre cas, ce qui était en jeu, c’était l’existence même de la patrie : to be or not to be. Ce qu’il s’agissait uniquement de savoir, c’était, au XVe siècle, si la France deviendrait une vassale de l’Angleterre, et, au XXe, une vassale de l’Allemagne. La seconde perspective était, pour mille raisons, de nature à nous faire frémir plus que jadis la première. Devenir Allemand, pour un Français d’aujourd’hui, quelle humiliation, quelle régression, et quelle déchéance ! Quel est celui d’entre nous qui, si ce monstrueux cauchemar avait pris corps, eût trouvé désormais quelque douceur à vivre ? La France a si nettement senti toute la gravité de la menace qu’elle s’est soulevée tout entière dans un sursaut de dégoût, d’indignation et d’effroi. L’Allemagne s’imaginait trouver devant elle une nouvelle Pologne à démembrer : elle eut affaire à une nation unie, résolue, disciplinée, qui avait des chefs et qui leur obéissait. Et toute la force et toute la ruse allemandes n’ont pu rompre ce rigide faisceau de volontés vivantes. Une fois encore, la France s’est dressée comme une personne morale qui veut vivre, qui est digne de vivre, et dont le monde a besoin pour vivre. Depuis quarante-quatre ans que, meurtrie, humiliée, mutilée, déchue de son rang de première Puissance, la France ne tenait plus, dans les conseils de l’Europe, le fier et généreux langage qu’elle tenait jadis, le monde a pu s’apercevoir que la moralité internationale avait singulièrement baissé, et que les grandes causes idéalistes ne trouvaient plus guère de champion. Après quarante-quatre ans écoulés, l’occasion s’est offerte pour elle de donner toute sa vraie mesure, de ressaisir, avec son ancien prestige, le rang qu’une défaite accidentelle lui avait fait perdre, de reconquérir la pleine liberté de sa mission civilisatrice. La France a répondu virilement à l’appel de la destinée. Elle a accepté le pari que la Providence lui proposait. Elle l’a déjà plus d’à moitié gagné. Aidée de ses puissans et généreux alliés, elle achèvera, tout en se délivrant elle-même, de libérer l’univers du joug odieux et brutal qui pesait sur lui. Dans cette humanité qui, depuis un demi-siècle, n’était que le règne de la force, elle s’efforcera, suivant sa tradition séculaire, de faire régner un peu plus de justice. Elle dépouillera cette mentalité de vaincue qui était la vraie cause de toutes ses discordes civiles : l’union sacrée, qui a fait sa force devant l’ennemi, devra survivre à la victoire. Une France agrandie, une France respectée, une France unanime dans une Europe purifiée et pacifique, ô vous, jeunes gens qui êtes aujourd’hui couchés dans les plaines de la Marne, de l’Alsace ou des Flandres, c’est pour cette grande œuvre réparatrice que vous avez donné héroïquement votre vie. Ce spectacle que vous ne verrez pas, nous voulons l’offrir longtemps au monde. Nous ne serions pas dignes de vous, si de nos propres mains désormais nous nous déchirions nous-mêmes. Nous n’aurions pas dû accepter votre sacrifice, si nous étions résolus à le rendre inutile par l’obstination de nos vieilles, de nos absurdes querelles. Mais non, votre sang n’aura pas coulé en vain. Nous avons compris l’austère leçon qui se dégage de vos tombes si fraternellement unies. Nous continuerons, nous achèverons votre œuvre. Si, en dépit des deuils, des misères et des ruines, nous sommes fiers d’avoir vécu les heures que nous venons de vivre, c’est que nous sommes sûrs que la France victorieuse saura prolonger le miracle français.


VICTOR GIRAUD.

  1. Paris n’était pas alors une ville très importante. Bien qu’elle eût été distinguée par César, par Constance Chlore et par Julien, elle ne fut jamais ni la capitale officielle de la Gaule, ni même la métropole d’une province. C’est Clovis qui, un demi-siècle plus tard, en fît la capitale de son royaume.
  2. Lettre citée dans le Journal des Débats du 4 février 1915.
  3. Entre tant de lettres admirables que l’on a publiées, je ne puis m’empêcher de citer ici quelques lignes d’une lettre trouvée sur le cadavre de Jean Chatanay, lieutenant réserviste tué à Vennelle, le 15 octobre : « Ma chérie, écrivait-il à sa femme, j’écris à tout hasard cette lettre, car on ne suit pas… Si elle t’arrive, c’est que la France aura eu besoin de moi jusqu’au bout. Il ne faudra pas pleurer, car, je te le jure, je mourrai heureux s’il me faut donner ma vie pour cela… Tu embrasseras pour leur papa les chères petites, tu leur diras qu’il est parti pour un long, très long voyage, sans cesser de les aimer, de penser à elles, de les protéger de loin. Je voudrais que Cotte au moins se souvînt de moi… Il y aura aussi un petit bébé, tout petit, que je n’aurai pas connu. Si c’est un fils, mon vœu est qu’il soit un jour médecin, à moins cependant qu’après cette guerre, la France n’ait encore besoin d’officiers. Tu lui diras, lorsqu’il sera en âge de comprendre, que son papa a donné sa vie pour un grand idéal, celui de notre patrie reconstituée et forte… » Ancien normalien, Jean Chatanay était chef de la station entomologique de Châlons-sur-Marne : il n’avait pas trente ans.