Les Siècles morts/Le Miracle d’Isis

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 35-40).

 
Les mois n’ont point calmé mon deuil impérissable.
Déesse ! Zénonis, en proie aux noirs chagrins,
Si jeune encore et veuve, errante sur le sable,
Mêle sa plainte amère au bruit des flots marins.

La mer vaste chantait, propice et sans écume,
Lorsque, livrant ta voile au vent qui t’emporta,
Doriôn, cher époux ! tu vis dans l’acre brume
Pour la dernière fois décroître Sarepta.

Hélas ! te souvient-il que debout sur la rive,
En mon cœur anxieux priant des Dieux ingrats,
Je soulevais, heureuse et tour à tour pensive,
Le fils de ton amour qui riait dans mes bras ?


La mer ne connaît plus les rapides sillages
Où derrière ta nef traînaient tes lourds filets ;
Et ton cher corps, meurtri parmi les coquillages,
De l’avide Melqarth orne les verts palais.

Regarde-moi ! reviens, Spectre, si tes prunelles,
Perçant le glauque toit des flots silencieux,
Reconnaissent encore aux plages maternelles
Ton épouse à genoux et les mains vers les cieux !

Et toi qui disparais dès que, naissante et pâle,
Du cap oriental l’aube fraîche émergeant
D’une vague lueur baigne la mer d’opale,
O Lune, ô bonne Isis, Reine au croissant d’argent !

Isis, Aphrodite, favorable aux épouses,
Et sous des noms divers indulgente à nos vœux,
Fais que je baise encor de mes lèvres jalouses
Du blême Doriôn les humides cheveux ! —

Ainsi vous entendiez, sables, rochers, abîme,
La voix de Zénonis, à l’heure où le soleil,
Vers l’occident pourpré guidant son char sublime,
Traînait sa robe d’or sur l’océan vermeil.

Et les jours ramenaient la fête coutumière
D’Isis navigatrice ouvrant aux noirs vaisseaux
Les ports enguirlandés et la mer printanière
Sous le céleste azur reflété par les eaux.


De Sarepta joyeuse abandonnant l’enceinte,
Parmi les jeux légers et les cris des jongleurs,
Le peuple entier suivait la procession sainte
Vers l’éclatant rivage et le navire en fleurs.

Vouée à Sarapis, la flûte traversière
Aigrement répondait aux sistres embrochés ;
Les baumes épandus parfumaient la poussière
Et les roses pleuvaient sur les chemins jonchés.

Graves, dans les plis droits des blancs péplos de laine,
Des femmes aux beaux bras soulevaient sur leurs dos
Des miroirs retournés où se mirait leur Reine,
Et les prêtres ployaient sous les sacrés fardeaux.

Voici les deux autels aux mains du Pastophore
Et la galère en feu d’où jaillit un fanal
Et le haut Caducée et la branche et l’amphore
Et le vase arrondi comme un sein virginal ;

Et, dans l’ordre prescrit, la foule tutélaire
Des Dieux : le Messager fauve, terrible à voir,
L’Anubis monstrueux, le Chien crépusculaire
Dont le museau farouche est tantôt rouge ou noir ;

Et la Vache féconde offrant, comme un symbole,
L’intarissable lait ruisselant de ses pis ;
Et Kybèle étrangère, au front qui s’auréole
De rayons et de tours, de pavots et d’épis.


Enfin, telle la lune au firmament nocturne,
Brillait le simulacre auguste, au contour grec,
L’Urne d’or ciselé, l’Urne isiaque, l’Urne
Dont l’anse est un aspic et le col un long bec.

Et voici que se meut la Barque solennelle,
La Nef égyptienne aux flancs incrustés d’or,
Qui semble, sous la voile ouverte comme une aile,
Un cygne somptueux qui va prendre l’essor.

Au bord des flots prochains baisant déjà sa proue,
Le mystique Vaisseau balance ses agrès
Et, rompant ses liens, glisse, nage et s’ébroue
Dans une écume bleue et dans un brouillard frais.

Il vole, il disparaît, libre et sans équipage,
Symbolique et fleuri des fleurs de la saison ;
Et l’ardente clameur qui monte et se propage
D’un adieu triomphal le suit à l’horizon.

Car nul pilote humain, accoudé sur la barre,
Ne guidera sa course à travers les écueils.
Que le port hellénique ou le havre barbare
Gardent à son destin de fraternels accueils !

Il fuit. Le soir descend sur le rivage où traîne
Comme un dernier reflet de la splendeur des Dieux.
Et Zénonis est seule et la lune sereine
Berce la brève paix des flots insidieux.


Mais soudain Zénonis dans l’ombre vaporeuse
Se dresse et croit revoir, du haut d’un noir rocher.
Comme en un rêve, au loin, la Nef aventureuse
Hésiter dans la nuit limpide et s’approcher.

Au souffle inespéré du vent léger qui saute,
Le Vaisseau, sur la mer qui brille et s’aplanit,
Tourne sa proue aiguë et vogue vers la côte
Comme un oiseau marin vers les roseaux du nid.

Sur l’avant lumineux une forme se penche,
Voilant d’un pan d’azur son sein resplendissant,
Pure comme la neige hivernale et plus blanche,
Impalpable et le front couronné du croissant.

A son col radieux pend un collier d’étoiles,
Des astres argentés sèment ses cheveux noirs,
Et la clarté qui filtre au travers de ses voiles
A la fraîcheur de l’aube et la douceur des soirs.

La Déesse a plongé son bras nacré dans l’onde
Et du fond transparent de l’humide tombeau
Attire, ruisselant du flot bleu qui l’inonde,
Un corps, longtemps gardé, qui gît intact et beau.

Isis, d’un pied divin foulant la mer lactée,
Couvre de son manteau le cadavre blêmi
Et sur les bruns varechs de la plage abritée
Dépose doucement Doriôn endormi.


Zénonis a bondi ; Zénonis voit et touche
Les flancs marmoréens de l’époux adoré ;
Et les baisers anciens s’envolent vers ta bouche,
Doriôn ! Reconnais les yeux qui t’ont pleuré.

Jusqu’à toi lentement glisse un rayon de lune ;
D’un céleste regard Isis t’a ranimé.
Toi qu’un pieux amour arrache à ta fortune,
Aux bras de Zénonis revis, ô bien-aimé !

Du serment nuptial infaillible gardienne,
O femme ! ô nautonier, miraculeux vivant !
Maintenant que blanchit l’aube quotidienne,
Mêlez l’hymne d’Isis aux murmures du vent !

Elle aussi, la Déesse, a pleuré son veuvage
Et la pitié des morts emplit son cœur amer.
Aimez ! La Bienfaisante a fui l’humain rivage
Et la lune avec elle a sombré dans la mer.