LE MINISTÈRE PUBLIC.
Pierre Leroux était un pauvre charretier des environs de Beaugency.
Après avoir passé sa journée à conduire à travers les champs les trois chevaux qui formaient l’attelage ordinaire de sa charrette, quand venait le soir, il rentrait à la ferme où il servait, soupait sans grandes paroles avec les autres valets, allumait une lanterne, puis allait se coucher dans une manière de soupente pratiquée en un coin de l’écurie.
Ses rêves en général étaient peu compliqués et sans grande couleur ; ses chevaux, la plupart du temps, en faisaient tous les frais. Une fois il se réveillait en sursaut au milieu des efforts qu’il faisait pour relever le limonier qui s’était abattu ; une autre fois la Grisa s’était pris les pieds dans la corde de l’attelage. Une nuit il songea qu’il venait de mettre à son fouet une belle mèche toute neuve, et que son fouet refusait obstinément de claquer ; cette vision l’émut si fort, qu’étant venu à se réveiller, il saisit celui qu’il avait l’habitude de placer chaque soir à côté de lui, et pour bien s’assurer qu’il n’était pas frappé d’impuissance et privé de la plus belle prérogative qui appartienne au charretier, il se mit à le faire résonner au milieu du silence. A ce bruit, la chambrée entière fut en émoi, les chevaux effrayés se levèrent en confusion, se ruèrent en hennissant les uns sur les autres, et manquèrent de briser leurs longes ; mais avec quelques paroles calmantes, Pierre Leroux apaisa tout ce tumulte, et chacun se rendormit ; c’était là un des événemens marquans de sa vie qu’il ne manquait guère de raconter chaque fois qu’un verre de vin l’avait mis en éloquence, et qu’il se trouvait là un auditeur en humeur de l’écouter.
Dans le même temps, des rêves d’une tout autre forme préoccupaient M. Desalleux, substitut du procureur général près la cour criminelle d’Orléans. Ayant débuté avec éclat dans les fonctions du ministère public quelque mois avant l’époque dont nous parlons, il n’était pas de haute position de la magistrature à laquelle il ne se crût appelé, et la simarre du garde-des-sceaux était une des visions courantes de ses nuits. Mais c’était surtout pour les enivremens des triomphes oratoires que sa pensée veillait durant le sommeil, lorsqu’une journée entière avait été par lui courageusement dépensée aux études mortellement graves du barreau. La gloire des d’Aguesseau, celle des autres grandes renommées des beaux temps de la magistrature parlementaire, ne suffisait pas aux étreintes de son impatient avenir ; c’était jusque dans le passé le plus lointain, jusqu’aux temps des merveilles de l’éloquence de Démosthène, que son ame s’élançait ; pouvoir par la parole, c’était là l’espérance, le résumé pour ainsi dire du vouloir de toute sa vie, concentrée dans cette passion, et s’étant déshéritée pour elle de tous les plaisirs, de toutes les pensées de la jeunesse.
Un jour ces deux natures, celle de Pierre Leroux s’élevant d’un degré à peine au-dessus de la portée de la brute, et celle de M. Desalleux, abstraite et rectifiée jusqu’au spiritualisme de la plus haute pression, se trouvèrent face à face. Il s’agissait entre eux d’un mince débat : M. Desalleux, siégeant en son tribunal, demandait sur quelques indices assez insignifians la tête de Pierre Leroux accusé d’un meurtre, et Pierre Leroux défendait sa tête contre les empressemens de M. Desalleux.
Malgré la remarquable disproportion de forces que la Providence avait mise dans ce duel entre les deux combattans, malgré l’intervention de l’institution humaine, venant encore déranger la juste répartition des chances dans le pair ou non qu’allait prononcer le jury ; faute de preuves concluantes, l’accusé, selon toute apparence, aurait échappé aux mains du bourreau ; mais de cette indigence même de l’accusation résultait pour elle l’occasion de faire un placement extraordinaire d’éloquence, lequel devait devenir singulièrement utile à la réalisation des belles espérances de M. Desalleux. En bon administrateur de son avenir, il ne pouvait guère prendre sur lui de ne point en profiter.
Après cela, une circonstance fâcheuse se présentait pour le pauvre Pierre Leroux. Quelques jours avant le commencement du procès, en présence de plusieurs femmes aimables qui se faisaient fête d’y assister, le jeune substitut avait laissé entrevoir la ferme confiance d’obtenir du jury un verdict de condamnation ; il n’est personne qui ne comprenne la situation fausse dans laquelle il allait se trouver si cette condamnation lui manquait, et si Pierre Leroux, demeurant intact, venait la tête sur ses épaules donner un démenti à l’omnipotence de sa parole accusatrice. Aussi ne le blâmez pas, l’officier du ministère public ; s’il ne fut pas absolument convaincu, il n’en eut que plus de mérite à le paraître, que plus de mérite à se montrer éloquent, comme depuis plus d’un siècle on ne l’avait point été au barreau d’Orléans. Oh ! que n’étiez-vous là pour voir comme ils furent émus ces pauvres messieurs les jurés, jusqu’au plus profond de leurs entrailles, quand, dans une belle péroraison sonore, on leur fit l’effrayant tableau de la société ébranlée jusque dans ses fondemens, de la société prête à entrer en dissolution, le cas échéant de l’acquittement de Pierre Leroux ! Que n’assistiez-vous aux courtois éloges échangés entre la défense et l’accusation, quand l’avocat de l’accusé, prenant la parole, commença par déclarer qu’il ne pouvait se dispenser de rendre hommage au brillant talent oratoire déployé par le ministère public ! Que n’entendiez-vous le président de la cour faisant des mêmes félicitations le texte de son exorde, si bien que rien ne vous aurait défendu de croire qu’il s’agissait académiquement de décerner un prix d’éloquence, et point du tout d’ôter la vie à un homme ! Vous auriez pu voir aussi au milieu d’une foule de dames élégamment parées, comme dit un récit de journal, la sœur de M. Desalleux recevant les complimens de toutes les femmes de sa société, tandis qu’un peu plus loin son vieux père pleurait de bonheur en voyant le fils et l’orateur incomparable qu’il avait mis au monde.
Six semaines environ après toute cette joie de famille, Pierre Leroux monta avec l’exécuteur des hautes-œuvres sur une charrette qui l’attendait à la porte de la prison criminelle d’Orléans. Ils se rendirent à la place du Martroie, qui est le lieu où se font les exécutions ; il y trouvèrent un échafaud qui avait été dressé pour eux, et beaucoup de monde qui les attendait. Pierre Leroux, avec la résignation que met à Paris un sac de farine à se hisser, au moyen d’une poulie, dans le grenier d’un boulanger, monta l’escalier de l’échafaud. Comme il arrivait aux derniers degrés, un rayon de soleil, qui se jouait sur l’acier brillant et poli du glaive de la justice, lui donna dans les yeux, il parut prêt à chanceler ; mais l’exécuteur, avec le courtois empressement d’un hôte qui sait faire les honneurs de chez lui, le soutint par-dessous les bras, et le posa sur le plancher de la guillotine ; là Pierre Leroux trouva M. le greffier criminel qui était venu pour formuler le procès-verbal de l’exécution, MM. les gendarmes chargés de veiller à ce que l’ordre public ne fut pas troublé dans le compte qu’il allait régler, et MM. les valets du bourreau, qui, loin de justifier le proverbe dont ils sont l’objet, lui montrèrent avec une complaisance pleine d’égards comment il devait se placer sous le couteau. Une minute après, Pierre Leroux fit divorce avec sa tête ; cela fut pratiqué avec une telle dextérité que plusieurs de ceux qui étaient venus pour assister à un spectacle furent obligés de demander à leurs voisins si la chose était déjà faite, et alors ils jurèrent bien qu’on ne les prendrait plus à se déranger pour si peu.
Trois mois s’étaient écoulés depuis que la tête et le corps de Pierre Leroux avaient été jetés dans un coin du cimetière, et, selon toute apparence, la fosse ne recélait plus que ses ossemens, quand une nouvelle session des assises s’étant ouverte, M. Desalleux eut encore à soutenir une accusation capitale.
Le veille du jour où il devait porter la parole, il quitta de bonne heure un bal auquel il avait été invité avec toute sa famille, dans un château des environs, et revint seul à la ville, afin de préparer sa cause pour le lendemain.
La nuit était sombre ; un vent chaud du midi sifflait tristement dans la plaine, cependant que les bourdonnemens de la fête dansaient encore à son oreille.
Aussi il ne tarda pas à être saisi d’une grande mélancolie. Le souvenir de bien des gens qu’il avait connus, et qui étaient morts, lui revenait ; et, sans trop savoir pourquoi, il se mit à songer à Pierre Leroux.
Néanmoins, quand il approcha de la ville, et que les premières lumières du faubourg commencèrent à briller, toutes ces sombres idées s’évanouirent ; et quand il fut une fois devant son bureau, entouré de ses livres et de ses procédures, il ne pensa plus qu’à son plaidoyer, qu’il aurait voulu faire plus éloquent qu’aucun de ceux qu’il avait encore prononcés.
Déjà son système d’accusation était à peu près arrangé. Pour le remarquer en passant, c’est chose assez étrange que l’on puisse dire en langage social un système d’accusation, c’est-à-dire une manière absolue de grouper un ensemble de faits et de preuves en vertu duquel on s’approprie la tête d’un homme, comme on dit un système de philosophie, c’est-à-dire un ensemble de raisonnemens ou de sophismes à l’aide duquel on fait triompher quelque innocente vérité, théorie ou rêverie morale. — Son système d’accusation commençait donc à venir à bien, quand la déposition d’un témoin, qu’il n’avait pas encore examinée, se présenta à lui sous un aspect à renverser tout l’édifice de sa certitude. Il eut bien quelques momens d’hésitation, mais, ainsi que nous l’avons vu, M. Desalleux, dans ses fonctions du ministère public, comptait pour le moins aussi souvent avec son amour-propre qu’avec sa conscience. Appelant à lui toute sa puissance de logique et toutes les roueries de la parole, se prenant corps à corps avec ce malencontreux témoignage, il ne désespéra pas de l’enrégimenter au nombre de ses meilleurs argumens ; seulement le travail était pénible, et la nuit s’avançait.
Trois heures venaient de sonner, et les bougies placées sur son bureau, prêtes à s’éteindre, ne jetaient plus qu’une pâle lueur.
Après les avoir renouvelées, comme le travail l’avait fortement échauffé, il fit quelques tours dans la chambre, vint se rasseoir dans son fauteuil, sur le dos duquel il se renversa, puis, dans cette attitude, suspendant sa pensée, à travers une fenêtre placée vis-à-vis de lui, il contemplait les étoiles qui brillaient dans le ciel. Tout à coup ses yeux, en descendant le long du vitrage, rencontrèrent deux yeux fixes qui le regardaient ; il crut que le reflet de ses bougies, en se jouant sur le verre, lui produisait cette vision, et il les changea de place ; mais la vision ne lui apparut que plus distincte. Comme il ne manquait point de cœur, s’armant d’une canne, la seule arme qu’il eût sous la main, il alla ouvrir sa croisée, pour voir quel était l’indiscret qui venait ainsi l’observer à une pareille heure. La chambre qu’il occupait était élevée de plusieurs étages ; au-dessus et au-dessous de lui, le mur était à pic et ne présentait aucun accident au moyen duquel on pût descendre ou monter ; dans l’espace étroit qui régnait entre la fenêtre et le balcon, aucun objet ne pouvait se dérober à son regard, et cependant il ne vit rien. Il pensa de nouveau qu’il avait été en proie à une de ces fantaisies qu’enfante l’erreur des sens durant la nuit, et il se remit en riant à son travail. Mais il n’avait pas écrit vingt lignes que, dans un coin obscur de sa chambre, il entendit remuer quelque chose : cela commença à l’émouvoir, car il n’était pas naturel que ses sens ainsi l’un après l’autre conspirassent pour le tromper. Ayant regardé cette fois avec attention pour découvrir d’où venait ce frôlement, il vit un objet noirâtre, qui s’avançait en sautillant par bonds inégaux, comme aurait fait une pie. A mesure que l’apparition se rapprochait de lui, son aspect devenait de plus en plus hideux, car elle prenait, à ne pas s’y méprendre, la forme d’une tête humaine séparée du tronc, et dégouttante de sang ; et quand, par un lourd élan, elle vint s’abattre entre ses deux bougies, sur les papiers épars de son dossier, M. Desalleux reconnut les traits de Pierre Leroux, qui sans doute était venu pour lui apprendre que dans un magistrat conscience vaut mieux qu’éloquence. Succombant sous une indicible impression de terreur, il s’évanouit ; le lendemain, on le trouva étendu sans connaissance au milieu de ce sang, qui avait coulé dans la chambre, sur son bureau, et jusque sur les feuilles de son plaidoyer ; on pensa, et il n’eut garde de dire le contraire, qu’il avait été surpris par une hémorragie. Il est inutile d’ajouter qu’il ne fut pas en état de porter la parole, et que tous ses préparatifs oratoires furent perdus.
Bien des jours se passèrent avant que le souvenir de cette terrible nuit sortit de sa mémoire, bien des jours avant qu’il pût supporter sans terreur les ténèbres et la solitude. Au bout de quelques mois cependant, l’apparition ne s’étant pas renouvelée, l’orgueil de l’esprit commença à contrebalancer le témoignage des sens, et il se demanda de nouveau s’il n’avait pas été dupé par eux. Afin de mieux infirmer cette autorité, dont tous ses raisonnemens ne l’affranchissaient pas complétement, il appela à son aide l’opinion de son médecin, en lui faisant la confidence de son aventure. Le docteur, qui, à force de regarder dans les cerveaux sans découvrir la moindre trace de quelque chose qui ressemblât à une ame, était arrivé à une savante conviction de matérialisme, ne manqua pas de rire aux éclats en écoutant le récit de la vision nocturne. C’était peut-être la meilleure manière de guérir son malade ; car, de cette façon, en ayant l’air de prendre en dérision sa préoccupation, il forçait, pour ainsi dire, son amour-propre à prendre parti dans la cure. Il ne fut pas d’ailleurs, comme on s’en doute, fort embarrassé d’expliquer à M. Desalleux son hallucination par un excès de tension de la fibre cérébrale, suivie d’une congestion et d’une évacuation sanguine, qui avait fait justement qu’il avait vu ce qu’il n’avait pas vu. Puissamment rassuré par cette consultation, dont aucun accident ne vint contredire la sagesse, M. Desalleux reprit peu à peu sa sérénité d’esprit, et presque toutes ses habitudes ; il les modifia seulement en ce sens, qu’il travailla avec une application moins opiniâtre, et se livra par les conseils du docteur à quelques distractions de monde qu’il avait fort évitées jusque là.
Pour un homme d’étude, que sa santé exile dans les salons, la seule manière de rendre sa situation supportable, c’est de l’accepter loyalement et sans nulle réserve ; c’est de se faire franchement, quoi qu’il puisse lui en coûter, tout d’abord homme de plaisir. Il y a aux choses que l’on fait avec conscience, même aux moins avenantes, je ne sais quel entraînement et quelle consolation ; et puis, après tout, il n’est peut-être pas d’homme d’une nature si complétement supérieure, qu’une occupation à laquelle se plaît ce qu’on appelle la société, c’est-à-dire tout le monde, ne puisse le distraire à son tour, s’il ne prend pas trop conseil de sa morgue intellectuelle.
Employées avec précaution, les femmes, dans ces sortes de cas, peuvent devenir une excellente diversion ; et aussi bien que personne, M. Desalleux était en position de s’en assurer ; car sans parler de quelques avantages extérieurs, le retentissement de ses succès oratoires, et, peut-être plus encore, le peu d’empressement qu’il montrait pour d’autres succès, l’avaient rendu l’objet de plus d’une fantaisie féminine. Mais il y avait dans la donnée de sa vie quelque chose de trop positif pour qu’il consentit à ce que même l’amour d’une femme y trouvât place sans condition. Entre les cœurs qui paraissaient vouloir se donner à lui, il calcula quel était celui dont la bonne volonté s’escompterait le plus convenablement, sous la forme d’un mariage, en argent, utiles relations et autres avantages sociaux. La première partie de son roman ainsi arrêtée, il vit sans déplaisir que la fiancée qui lui procurerait tout cela était une jeune fille gracieuse, élégante et spirituelle, et alors il se mit à l’aimer de toute la fureur dont il était capable, avec approbation et privilége de ses père et mère, jusqu’à ce que mariage s’ensuivit.
Depuis long-temps Orléans n’avait pas vu une plus jolie fiancée que celle de M. Desalleux ; depuis longtemps Orléans n’avait pas vu de famille plus heureuse que celle de M. Desalleux ; depuis long-temps Orléans n’avait pas vu un bal de noces aussi joyeux et aussi brillant que celui de M. Desalleux.
Aussi, ce soir-là, pour un moment il avait laissé en paix son avenir, et il vivait dans le présent. Fait prisonnier dans un coin du salon par un plaideur qui avait pris ce temps pour lui recommander un procès, il regardait de temps en temps la pendule qui marquait une heure trois quarts ; il avait aussi remarqué que deux fois depuis minuit la mère de la mariée était venue lui parler bas, que celle-ci avait répondu avec un visage boudeur, et qu’elle ne dansait plus que d’un air préoccupé. Tout à coup, à la suite d’une contredanse, il crut s’apercevoir, à un certain chuchotement qui courait dans l’assemblée, qu’il venait de se passer quelque chose. Ayant jeté les yeux, pendant que le plaideur plaidait toujours, sur les places que sa femme et les demoiselles d’honneur avaient occupées pendant toute la soirée, il ne les vit plus. Alors le grave magistrat fit comme tous les autres hommes ; faussant tout court compagnie à l’argumentation de son solliciteur, il s’avança, par d’habiles manœuvres, vers la porte de l’appartement, et au moment où des domestiques passaient chargés de rafraîchissemens, il s’esquiva, croyant n’avoir été remarqué par personne ; ce qui était une grande prétention, car, depuis le moment où la mariée avait quitté le bal, toutes les demoiselles de dix-huit à vingt-cinq n’avaient plus perdu de vue le marié.
Au moment où il allait entrer dans la chambre nuptiale, il trouva sa belle-mère, qui en sortait avec les dignitaires dont la présence avait été nécessaire au coucher de la mariée, et quelques matrones qui s’étaient jointes d’office au cortége. D’un ton ému, et en lui serrant vivement la main, sa belle-mère lui dit à voix basse quelques paroles ; on voyait qu’elle lui recommandait sa fille. M. Desalleux répondit par quelques mots affectueux et par un sourire, et certes à cet instant il ne songeait pas à Pierre Leroux.
Au moment où il ferma la porte de la chambre, sa fiancée était déjà couchée ; par un arrangement qui lui parut étrange, les rideaux du lit avaient été tirés sur elle ; pas un bruit ne se faisait entendre.
La solennité de ce silence, l’obstacle inattendu de ce rideau, dont l’ouverture allait nécessiter une certaine diplomatie, redoublèrent chez le marié un embarras d’autant plus facile à comprendre qu’il s’était rarement donné l’occasion de s’aguerrir, de manière à mener lestement de pareilles rencontres. Son cœur battait violemment, et un frisson lui courait par tous les membres, en regardant la robe et les parures de noces, jetées autour de lui dans un gracieux désordre. D’une voix mal assurée il appela sa fiancée. N’ayant pas reçu de réponse, il retourna, peut-être pour gagner du temps, vers la porte, s’assura de nouveau qu’elle était bien fermée, puis s’approchant du lit, il écarta doucement le rideau.
A la lumière incertaine de la lampe de nuit qui éclairait la chambre, une singulière vision lui apparut.
Près de sa fiancée, dormant d’un profond sommeil, une chevelure noire, et qui n’était pas celle d’une femme, se dessinait sur la blancheur de l’oreiller, où elle occupait sa place. Etait-il la victime de quelques-unes de ces mystifications destinées à troubler les mystères de la nuit nuptiale ? ou bien un audacieux usurpateur était-il venu le détrôner, même avant son couronnement ? Dans tous les cas, son substitut prenait assez peu de souci de lui ; car, ainsi que sa femme, il était endormi d’un profond sommeil, et avait le visage tourné vers le fond de l’alcôve. Au moment où M. Desalleux se penchait sur le lit pour reconnaître les traits de cet hôte étrange, un long soupir, comme celui d’un homme qui se réveille, traversa le silence ; en même temps la face de l’inconnu, se retournant vers lui, lui offrit une épouvantable ressemblance, celle de Pierre Leroux.
En se voyant pour la seconde fois en proie à cette horrible vision, le magistrat aurait dû comprendre qu’il y avait dans sa vie quelque méchante action dont il lui était demandé compte : sa conscience, s’il eût voulu prendre le soin de l’interroger, n’eût point été en peine de lui apprendre quel était son crime ; la chose une fois bien expliquée, ce qu’il aurait eu de mieux à faire, c’eût été de se mettre en prières jusqu’au matin, puis, le jour venu, d’aller à sa paroisse faire dire une messe pour le repos de l’ame de Pierre Leroux : au moyen de ces expiations et de quelques aumônes faites aux pauvres prisonniers, peut-être eût-il recouvré le repos de sa vie, et se fût-il pour jamais dérobé à l’obsession dont il était l’objet.
La pensée de sa nuit de noces, qui l’occupait alors, ne lui permit pas de songer à ce pieux recours. Le cœur chaud de désirs, il se sentit le courage d’entrer en lutte ouverte avec le fantôme qui venait lui disputer sa fiancée, et il essaya de le saisir par sa chevelure pour le jeter hors de l’appartement. Au mouvement qu’il fit, la tête ayant compris son intention commença à grincer des dents, et comme il avançait la main sans précaution, elle lui fit une morsure profonde : mais cette blessure augmenta encore la rage du valeureux époux, il regarda autour de lui pour chercher une arme, alla ramasser dans la cheminée la barre de fer qui servait à retenir les tisons, et, en déchargeant de toutes ses forces plusieurs coups sur le lit, il essayait de donner la mort à la mort, et d’écraser son hideux ennemi. Mais les choses se passaient comme aux théâtres de marionnettes en plein vent, où Polichinelle esquive, en faisant le plongeon, les coups de bâton qu’on lui destine. A chaque fois que la barre de fer se levait, la tête faisait adroitement un saut de côté et laissait frapper l’arme à vide. Cela dura quelques minutes jusqu’à ce que, s’élançant par un bond prodigieux par-dessus l’épaule de son adversaire, elle disparut derrière lui, sans qu’il pût la retrouver dans aucun coin de l’appartement et deviner par où elle s’était échappée.
Après une perquisition scrupuleuse, une fois qu’il lui fut prouvé qu’il était bien maître du champ de bataille, il retourna auprès de sa femme qui, pendant le combat, avait miraculeusement continué son sommeil, et, malgré le désordre de la couche hyménée sur laquelle la tête avait laissé quelques traces sanglantes, il se disposait à en prendre possession ; mais, au moment où il soulevait le drap pour se glisser dessous, il s’aperçut avec horreur qu’une vaste mare de sang chaud, conséquence du séjour qu’y avait fait son odieux rival, occupait sa place et baignait les reins de sa fiancée. Plus d’une heure se passa sans qu’il fût parvenu à étancher ce sang, qui, malgré tous ses efforts, ne tarissait point. Un malheur n’arrive jamais seul. En tracassant dans la chambre, il renversa la lampe qui l’éclairait et demeura dans une obscurité qui augmenta son embarras. Cependant la nuit s’écoulait ; et, malgré toutes les entraves que le ciel et la terre pourraient y mettre, le magistrat avait juré que son mariage serait consommé ! Après avoir étendu sur le drap humide deux ou trois couches de linge sec, qui ne lui paraissaient pas devoir être de long-temps traversées, il se coucha bravement dessus ; et, commençant à appeler sa fiancée des noms les plus tendres, il essayait de la réveiller. Celle-ci dormait toujours. Alors il l’attira à lui, l’enlaça dans ses bras et la couvrit de baisers ; elle continua son sommeil et parut insensible à toutes ses caresses. Que signifiait cela ? était-ce une feinte de jeune fille qui donnait pour n’avoir point à faire les honneurs de sa virginité mourante ? Dans cette nuit de sabbat, un sommeil surnaturel s’était-il abattu sur ses yeux ? Dans ce moment, le jour devait commencer à poindre ; espérant que ses premiers rayons achèveraient de rompre tous les enchantemens odieux auxquels il avait été en proie, M. Desalleux se leva et alla ouvrir les persiennes et les rideaux de ses fenêtres, pour laisser pénétrer dans l’appartement la clarté matinale ; alors le malheureux vit pourquoi ce sang ne tarissait point. Emporté par son fougueux courage, dans son duel avec la tête de Pierre Leroux, lorsqu’il croyait frapper sur elle, il avait frappé sur la tête de sa bien-aimée : le coup avait été si rudement porté qu’elle était morte sans même laisser échapper un soupir ; et, à l’heure où il la contemplait, son sang n’avait pas encore fini de couler par une profonde ouverture qu’il lui avait faite à la tempe gauche.
Nous laissons aux physiologistes à expliquer ce phénomène : mais en voyant qu’il avait tué sa femme, il fut saisi d’un accès de rire inextinguible, qui durait encore au moment où sa belle-mère vint frapper à la porte de la chambre, pour savoir comment les époux avaient passé la nuit. Son effroyable gaieté redoubla lorsqu’il entendit la voix de la mère de la défunte. Courant lui ouvrir, il la saisit par le bras ; et, la traînant en face du lit pour qu’elle contemplât bien ce beau spectacle, il fut atteint d’un redoublement de rire qui ne se calma que quand il vint à haleter sous un hoquet furieux.
Accourus au cri terrible qu’avait jeté la pauvre mère avant de s’évanouir, tous les habitans de la maison furent témoins de cette horrible scène, dont le bruit ne tarda pas à se répandre dans la ville. Le matin même, sur un mandat du procureur-général, M. Desalleux fut conduit dans la prison criminelle d’Orléans, et on a remarqué depuis que la chambre où il fut déposé était celle qu’avait habitée Pierre Leroux jusqu’au moment de son exécution.
La fin du magistrat fut un peu moins tragique.
Déclaré, sur l’avis unanime des médecins, atteint de monomanie et de folie furieuse, celui qui s’était cru destiné à remuer le monde par sa parole fut conduit à l’hôpital des fous, et, durant plus de six mois, on le tint enchaîné dans une cellule obscure. Au bout de ce temps, comme il n’avait donné aucun signe de férocité, on lui ôta sa chaîne et il fut mis à un régime plus doux.
Aussitôt qu’il eut la liberté de ses mouvemens, une étrange folie, qui ne le quitta plus, se déclara chez lui ; il croyait être artiste funambule, et, du matin au soir, il dansait avec les gestes et tout les mouvemens d’un homme qui tient un balancier et qui marche sure une corde.
Un libraire d’Orléans a eu l’idée de recueillir en un volume les plaidoyers qu’il avait prononcés durant sa courte carrière oratoire. Trois éditions successives en ont été enlevées. L’éditeur en prépare une quatrième en ce moment.