Le Ministère du 2 janvier 1870

Le Ministère du 2 janvier 1870
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 528-565).
LE
MINISTÈRE DU 2 JANVIER 1870


I

L’Empereur était rentré à Paris le 21 novembre, le jour des élections, en vue de l’émeute que sa police lui annonçait toujours. Le lendemain du scrutin, il me fit dire de venir le voir. Je ne le trouvai ni ému, ni irrité, ni soucieux ; il paraissait mieux portant, souriant : « Eh bien ! me dit-il, nous n’avons pas pu nous arranger ; c’était votre première impression ; il vaut mieux qu’il en ait été ainsi. Il est impossible de tolérer plus longtemps le dévergondage des journaux, et ce n’est pas à mon nouveau ministère à remettre en vigueur les lois sur la presse ; la chose doit être faite quand il arrivera. » Il me parla ensuite de la nomination de Rochefort, sans colère, avec compassion pour ceux « qui se confiaient à de pareils hommes. » Du reste ses sentimens pour les classes populaires n’en étaient pas altérés. Il me dit encore : « Je ne veux pour ministres que des hommes qui aiment le peuple ; j’ai eu le malheur de commencer par la vieille rue de Poitiers ; je ne voudrai pas finir par la jeune. » Au lendemain du soufflet que venait de lui donner le peuple de Paris, une telle sérénité n’est-elle pas digne d’admiration ? Il me pria de venir le voir désormais sans précautions, chaque fois que je le désirerais.

Je reçus bientôt après le billet suivant de Conti : « L’Empereur a pensé qu’à la veille d’entrer aux affaires il était bon de vous y préparer par une connaissance approfondie du travail des partis et des agitations de toute sorte qui remuent le pays. À cet effet, Sa Majesté a décidé que les rapports importans de la préfecture de police vous seraient communiqués (25 novembre). » Évidemment l’Empereur était décidé à me prendre à mes conditions, et ce n’était plus qu’une question de jours. Un petit fait me démontra que, dans le monde bonapartiste, personne n’en doutait plus. Paul de Cassagnac vint me faire une visite : tout en conservant ses opinions d’autrefois, il voulait, dit-il, faire sa paix avec moi.

Mais un ministère nouveau ne pouvait vivre qu’avec une majorité. Comment constituer cette majorité ? La tendance d’une portion des 116 à repousser plutôt qu’à attirer les candidats officiels et à se constituer en un groupe, intransigeant à sa façon, dont le premier acte devait être une interpellation hostile au Ministère, s’accentuait chaque jour dans les conversations et dans les journaux. Comme ce groupe, même uni à la Gauche, ne pourrait être qu’une minorité, j’aurais, en m’en rapprochant, rejeté vers Forcade les députés douteux ou incertains prêts à se rallier à nous, et j’aurais rendu la constitution d’un ministère libéral impossible sans une dissolution préalable. Or, comme à Daru et à Buffet eux-mêmes, comme à tous les gens sensés non préoccupés de pêcher en eau trouble, ou de devenir députés, la dissolution, dans l’état d’énervement du pouvoir et d’agitation des esprits, m’eût paru une témérité grosse de conséquences désastreuses. Le pays n’y aurait rien compris et se serait demandé pourquoi on renvoyait une assemblée dont le seul acte important avait été d’exprimer à l’Empereur des vœux de libéralisme qu’il avait immédiatement exaucés. Je lui rappelais le conseil de Morny : « On se trompe rarement en faisant le contraire de ce que vos ennemis désirent que vous fassiez. » Or, la dissolution était le principal du programme que Rochefort et tous les ennemis développaient dans leurs journaux et dans les réunions publiques. Je m’appliquai donc à déjouer les mauvaises dispositions de ce que j’appelais la partie pointue des 116 et de les réduire au plus petit nombre possible.

Dès la première réunion (26 novembre), le dissentiment éclata. Segris proposa de convoquer dans une prochaine séance les députés qui n’avaient pas signé l’interpellation, mais qui en acceptaient la pensée. Cet appel ne nous exposait pas à être noyés dans nos adversaires, puisque ceux-là seuls y répondraient qui se ralliaient à nos principes. Je soutins cette sage proposition, à laquelle personne n’osa s’opposer ouvertement. On examina alors si l’on procéderait par invitation personnelle ou par appels collectifs dans les journaux. Cette dernière forme adoptée, restait à fixer le jour de la réunion. Les pointus proposèrent le lendemain samedi 27. On leur répondit que l’appel serait dérisoire s’il était fait dans un délai aussi court, et, par la majorité de 27 voix contre 21, le dimanche 28 fut préféré. « Alors, s’écrie Chambrun en frappant sur la table, la minorité se réunira ici samedi. » Tel fut le commencement du Centre Gauche de 1870. On avouera qu’il ne fut pas très sérieux. Ils en rougirent eux-mêmes, et s’empressèrent de déclarer qu’il ne s’agissait pas d’une scission, et que si la minorité se réunissait le samedi afin de mieux se concerter, elle se rendrait néanmoins à la réunion générale du dimanche. La vérité est que les dissidens s’étaient reconnus et groupés, et qu’ils attendaient un prétexte pour afficher une séparation, qui tenait à des mécontentemens personnels, à des sentimens que j’aime mieux laisser deviner qu’exposer. Ils comprenaient en outre que l’accession des députés de droite allait donner à ma politique de prudence une supériorité qu’elle n’aurait pas eue si nos délibérations étaient demeurées dans un cercle plus étroit. Le dimanche 28, à une heure, ceux qui se présentèrent étaient si nombreux qu’aucun bureau ne suffit à les contenir. On se rendit dans la salle du trône. Daru, désigné comme président, termina une allocution sur ces mots : « Nous voulons tous le maintien de l’Empire appuyé sur des institutions libérales et parlementaires, c’est le lien qui nous unit. Ceux qui veulent l’Empire sans des institutions parlementaires ou des institutions parlementaires sans l’Empire n’ont pas le droit d’être ici. Leur place est ailleurs. » Le nouveau Centre Gauche subit une nouvelle défaite : l’assemblée décida à une grosse majorité que l’interpellation qu’il proposait serait déposée seulement après la vérification des pouvoirs.

Mais m’être affranchi du Centre Gauche ne suffisait pas. Il fallait constituer en dehors de lui une majorité libérale dont le programme ne permettrait plus aucune équivoque. Le 1er, le 2 et le 3 novembre, nous nous réunîmes chez Josseau, avocat distingué du barreau de Paris, sympathique à tous, et le programme suivant fut arrêté : « Considérant que le devoir des représentans de la nation est de formuler les vœux de l’opinion publique ; considérant qu’au premier rang parmi ces vœux se trouve l’application loyale du régime parlementaire, qui est la forme nécessaire du gouvernement du pays par le pays sous une monarchie ; considérant que le régime parlementaire implique une presse et des élections libres, un ministère homogène et responsable, une majorité compacte autour de principes nettement déterminés et consentis ; considérant que tout parti constitutionnel, sous le régime parlementaire, peut être soumis à l’obligation d’appliquer son programme, dès que la majorité l’a adopté, les députés soussignés, sans entendre repousser de nouvelles réformes, quand la nécessité leur en sera démontrée, déclarent que, quant à présent, ils sont d’accord pour vouloir : à l’extérieur, la paix ; à l’intérieur, l’abrogation de la loi de sûreté générale ; l’interdiction du cumul pour les gros traitemens ; l’étude d’un système de décentralisation, qui constitue, sur les bases les plus larges possibles, l’autonomie de la commune, du canton et du département, et, en attendant, le choix obligatoire des maires dans les conseils municipaux ; une réforme électorale, opérée avant le renouvellement du Corps législatif, ayant pour but notamment de déterminer par la loi le nombre et l’étendue des circonscriptions, et de sauvegarder la liberté des élections ; la modification de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII en matière électorale, ou lorsqu’il s’agit d’atteinte à la liberté individuelle et de violation illégale du domicile ; l’attribution au jury des délits politiques commis par la voie de la presse ; la suppression du droit de timbre sur les journaux et son remplacement partiel par un droit de poste ; la suppression du droit, accordé aux préfets de désigner les journaux qui doivent recevoir les annonces judiciaires ; la liberté de l’enseignement supérieur ; l’enquête parlementaire sur les conséquences du traité de commerce ; la recherche de tous les moyens pratiques d’améliorer la situation morale, intellectuelle et matérielle du plus grand nombre[1]. » Ce programme était l’expression la plus complète des désirs de la portion la plus exigeante du parti libéral. De 114, le nombre des signatures s’éleva vite à 133. Parmi les adhésions particulières, on remarqua beaucoup celle d’Isaac Pereire, l’ancien saint-simonien, d’une intelligence très étendue, même en dehors de la spécialité financière où il excellait.

Le Centre Gauche qui délibérait fut ahuri, abasourdi de la rapidité de notre résolution. Ne sachant quel parti prendre, il s’arrêta à une adhésion motivée accompagnée de deux restrictions, l’une relative à l’exercice du pouvoir constituant, l’autre à la nomination des maires : il exprima le vœu que le gouvernement fit participer le pays, par ses représentans, à toutes les modifications constitutionnelles, et dit que la désignation du chef de l’Etat ne donnait pas aux communes une participation suffisante au choix de ses magistrats[2].

Aussitôt la signature de notre programme, je me rendis chez l’Empereur, et je lui dis que j’étais maintenant en état de constituer un ministère appuyé sur une majorité.

La publication de ce programme n’avait pas eu seulement pour résultat de dérouter le Centre gauche ; elle avait rendu impossible la situation de Forcade, qui, libéral en thèse générale, était très prononcé contre la plupart des réformes spécifiées. Il était universellement admis qu’il ne pouvait pas être chargé de pratiquer un régime si contraire à celui qu’il avait jusque-là servi, et, plus que jamais, il était question du futur ministère. C’était l’objet des conversations habituelles dans la salle des Pas-perdus. Un jour un Centre Gauche me dit : « Si vous êtes chargé seul de constituer un ministère, ce seul écartera Daru et Buffet. Vous devriez conseiller d’appeler à la fois Daru, Buffet et vous. — Qu’à cela ne tienne, répondis-je, si un rôle prépondérant qui me serait donné est un obstacle à la constitution du ministère, j’y renonce volontiers. » Et j’écrivis à l’Empereur : « Sire, j’ai chargé Pietri de vous annoncer la visite de M. Daru pour demain matin à neuf heures et demie. Insistez pour qu’il prenne un ministère, vous l’obtiendrez. Dès que Votre Majesté sera d’accord avec lui, elle n’a qu’à le prier de s’entendre avec moi, et je ne doute pas qu’en quarante-huit heures, nous ne puissions vous proposer un ministère qui donne satisfaction au pays (8 décembre). »

L’Empereur envoya le lendemain un officier d’ordonnance chercher Daru. Il avait eu de nombreuses relations avec lui en 1850 et en 1851, mais il ne l’avait pas revu depuis le coup d’État et n’en avait reçu qu’une lettre, contenant un refus à une invitation à dîner aux Tuileries. Ce refus était conçu dans de tels termes que, loin de le froisser, il avait montré la lettre en déclarant qu’elle était belle. Daru fut introduit comme je l’étais habituellement, par le couloir intérieur. À peine la porte ouverte, l’Empereur, debout, à quatre pas, s’avança vers lui. « Bien des événemens se sont passés depuis que nous ne nous sommes vus, monsieur Daru. — Oui, Sire, beaucoup d’événemens, les uns heureux, les autres malheureux. — Je désirerais, reprit l’Empereur, que, comme autrefois à l’Elysée, vous m’exposiez franchement votre avis sur la situation. » Il le pria de s’asseoir près de la cheminée. Quand il eut pris place, après un moment de silence, l’Empereur dit : « Vous m’en avez beaucoup voulu du Coup d’État, je le comprends ; vous ne pouviez pas voir d’où vous étiez ce que je voyais. À votre place, je me serais conduit comme vous l’avez fait ; vous avez rempli votre devoir. » Daru le remercia. Ils échangèrent une poignée de main, et la conversation commença. Sur la situation intérieure, Daru répéta les idées que j’exposais depuis plusieurs semaines. L’Empereur écouta sans répondre. — Et à l’extérieur ? dit-il. — En Allemagne, répondit Daru, il y a deux hommes qui ont une immense force, le roi Guillaume et Moltke. Le roi Guillaume représente l’idée de l’unité allemande ; Moltke est le premier homme de guerre de son temps. L’un a soixante-douze ans, l’autre soixante-quinze ; leur disparition affaiblira la Prusse ; il faut l’attendre dans une complète abstention. — Et Bismarck ? qu’en faites-vous ? — M. de Bismarck est jeune ; mais seul, n’ayant plus l’appui des deux grandes forces du Roi et de Moltke, il n’est pas inquiétant, quelles que soient, d’ailleurs, son activité et son intelligence. — Vous avez raison, » répondit l’Empereur. Il proposa ensuite à Daru de prendre un ministère, sans trop d’insistance toutefois, et il ne lui parla ni de s’entendre avec moi, ni de constituer un cabinet. Il persistait dans sa pensée, Forcade écarté, de ne se confier qu’à moi et de me faire le pivot unique des combinaisons libérales.


II

Le 27 décembre, au moment où j’allais sortir de chez moi, je reçus la lettre suivante de l’Empereur : « Monsieur le député, les ministres m’ayant donné leur démission, je m’adresse avec confiance à votre patriotisme pour vous prier de me désigner les personnes qui peuvent former, avec vous, un cabinet homogène, représentant fidèlement la majorité du Corps législatif, et résolues à appliquer dans sa lettre comme dans son esprit le sénatus-consulte du 8 septembre. Je compte sur le dévouement du Corps législatif aux grands intérêts du pays, comme sur le vôtre, pour m’aider dans la tâche que j’ai entreprise de faire fonctionner régulièrement le régime constitutionnel. Croyez, Monsieur, à mes sentimens. »

Je n’avais jamais souhaité plus et mieux. Le soir même, mes amis du Centre Droit se réunissant au Grand-Hôtel, je crus convenable d’aller leur donner communication de la lettre que je venais de recevoir. Je commis une erreur assez divertissante. Le Centre Gauche lui aussi se réunissait au Grand-Hôtel. J’entrai chez lui, par mégarde, au lieu d’entrer chez mes amis. On m’entoura avec empressement et, de bonne grâce, je donnai la primeur d’une nouvelle que je comptais ne pas leur communiquer du tout. Bien des visages s’allongèrent. Mes amis, au contraire, vers lesquels je me rendis aussitôt, n’eurent que de la joie et décidèrent d’aller en masse s’inscrire aux Tuileries. Le lendemain 28, la lettre était au Journal Officiel, et le pays l’accueillait par une véritable acclamation. Le jappement railleur des intransigeans s’y perdit et on entendit encore moins le petit grinchement hargneux que le Centre Gauche déposa dans le coin d’un de ses journaux : le Français écrivit : « La Couronne s’est trompée en choisissant M. Ollivier comme organisateur exclusif du Cabinet. On peut procéder ainsi quand on s’adresse à un chef de parti reconnu. M. Ollivier n’est pas le chef de M. Segris et de M. de Talhouët, de M. Buffet et de M. Daru. Il fallait au moins corriger ce défaut de situation en réunissant ces personnages, en partageant en quelque sorte avec eux le soin que la faveur impériale avait attribué à un seul, en les consultant sur la composition du Cabinet. »

Dans le monde de la nuance du Français était un homme qui, par la hauteur du caractère, la supériorité du talent littéraire, un don spécial d’éloquence incisive et forte, la connaissance approfondie de la science politique et la sereine impartialité avec laquelle il jugea même ses adversaires les plus prononcés, restera une des figures les plus illustres du XIXe siècle, le duc Albert de Broglie. Il a rendu à mon œuvre un témoignage dont je demeure si touché que, quoiqu’il y ait quelque air de présomption à m’en parer, je n’hésite pas à le reproduire parce qu’il est la réponse à la plainte aigre de ses amis : « Quelle que fût l’autorité légitime et chaque jour croissante de M. Buffet, ce n’est pourtant ni lui ni le groupe formé autour de lui qui auraient pu, à eux seuls, convertir au régime constitutionnel soit le Corps législatif, soit l’Empereur lui-même. Pour décider tout à fait le mouvement, il fallut que, des rangs d’une opposition plus avancée, se levât un brillant auxiliaire dont une rare éloquence ne tarda pas à faire un directeur et bientôt un chef. On sait le rôle principal que M. Emile Ollivier prit à cette heure critique, et avec quelle souplesse de talent et d’intelligence, élevé dans la fraction extrême du parti républicain, il sut se dégager de toute prévention étroite et sectaire. On sait aussi avec quel art, profitant des relations personnelles établies entre l’Empereur et lui à propos de la loi sur les coalitions ouvrières, il sut acquérir sur cet esprit indécis un véritable ascendant. Lorsque enfin, sous la pression chaque jour plus forte de l’opinion publique, les quarante-deux étant devenus cent seize dans la Chambre encore une fois renouvelée, il fallut franchir le pas décisif, ce fut ce républicain de la veille qui fut chargé d’opérer la transformation de l’Empire autoritaire en monarchie libérale[3]. »

L’Empereur ne tenait nullement à conserver Magne et Chasseloup ; au contraire, il eût été plutôt satisfait de leur éloignement à cause de leur insistance à pousser Forcade dehors. Il avait consenti, tant était grand son désir de ma réussite, à sacrifier ses préventions contre Buffet. Personnellement, je ressentais plutôt de l’éloignement pour cette nature de Magne trop différente de la mienne. J’avais une véritable affection, une haute estime pour Buffet dont le robuste talent m’avait toujours été très précieux, que j’avais toujours trouvé bon, loyal, sans aucune pensée de jalousie. J’aurais voulu faire de lui le pivot de ma combinaison, mais il m’avait déclaré qu’il ne se prêterait à aucun rapprochement avec un personnage quelconque du régime autoritaire, et il m’eût semblé injuste de ne pas faire une place dans mon ministère à ceux qui m’en avaient offert une dans le leur et qui avaient si fidèlement mis dans le sénatus-consulte le message du 11 juillet. Je me considérais d’ailleurs comme implicitement lié à leur égard par les longs pourparlers des semaines précédentes ; au contraire, je n’avais pris jamais aucun engagement, même moral, vis-à-vis de Buffet, et, si cet engagement eût existé, il aurait été rompu depuis que Buffet avait consenti à couvrir de son autorité les mesquineries du Centre Gauche. De plus, je craignais, par une exclusion trop systématique des anciens serviteurs de l’Empire, de mécontenter le Centre Droit, ma véritable armée. Je priai donc d’abord Magne et Chasseloup de m’accorder leur concours et de conserver les ministères dont ils étaient les titulaires. Je n’eus pas à m’occuper des portefeuilles de la Guerre et de la Marine. J’aurais voulu y placer le général Trochu et l’amiral Jurien de la Gravière. L’Empereur exigea le maintien du général Le Bœuf et de l’amiral Rigault de Genouilly, officiers de sa confiance, parce qu’il entendait demeurer le maître responsable des affaires militaires.

Quel ministère prendrais-je moi-même ? Girardin me conseillait les Affaires étrangères, l’Empereur m’en détournait. « Je tiens à vous garder longtemps, me dit-il, et aux Affaires étrangères, il faut changer souvent. » Je ne pensais pas ainsi : c’est aux Affaires étrangères surtout qu’il est utile de maintenir longtemps le même ministre. Mais d’autres considérations me déterminèrent. Ma volonté dominante était de me placer au poste où se trouveraient les difficultés les plus graves et les plus instantes. Or, je ne croyais pas qu’elles fussent à l’extérieur. Convaincu que notre politique pacifique de non-intervention partout nous assurait la tranquillité, je croyais sage de me consacrer aux affaires intérieures, où tout était en ébullition. Un peuple occupé à s’arranger est condamné à l’immobilité. Plus tard, l’œuvre libérale terminée, j’aurais pris la direction de la politique extérieure et essayé de l’établir sur des principes sérieux en accord avec nos nouvelles institutions. Jusque-là, il me paraissait suffisant de mettre aux Affaires étrangères un homme prudent, de belles manières, sachant parader avec les ambassadeurs, et leur offrant bien à dîner. Le ministère de l’Intérieur ne me convenait pas davantage, parce que, là aussi, j’eusse été absorbé par des détails spéciaux et d’interminables audiences. Je choisis le ministère de la Justice dont le personnel et la spécialité m’étaient si familiers, que je pourrais les conduire sans peine. J’y joignis les Cultes à cause du Concile. Je donnai l’Intérieur à Chevandier de Valdrome, mon allié fidèle qui avait été avec moi le véritable directeur de la campagne des 116 et l’organisateur de la majorité ministérielle. Louvet accepta immédiatement le Commerce, Maurice Richard les Travaux publics. Il ne restait à pourvoir que l’Instruction publique et les Affaires étrangères. J’offris l’Instruction publique à Segris, les Affaires étrangères à Talhouët. Talhouët me répondit : « Vous ne doutez pas de mes sentimens pour vous et combien je serais heureux d’être associé à vos généreux efforts, mais j’ai regretté trop la séparation qui s’est produite entre nous et plusieurs de nos amis et j’ai trop déclaré que je n’accepterais rien tant que nous ne serions pas d’accord ; je ne puis revenir sur un pareil engagement. » « Puisque Talhouët n’accepte pas, dit à son tour Segris, je l’imite. » « Puisque Segris n’entre pas, dit Mège, auquel je proposai la place de Segris, je reste dehors. »

Je me trouvais en présence d’une coalition nouée par le Centre Gauche et certains membres du Centre Droit dans le dessein d’exclure Magne et Chasseloup. Dans cette impasse, je pensai à Duvernois. Il avait, pendant cette crise, montré une intelligence remarquable, une dextérité active et utile ; malgré mon expérience de ses reviremens, je voulus l’élever du sous-secrétariat d’Etat auquel l’Empereur l’avait accepté, au ministère du Commerce. Magne se récria : — « Il serait peu parlementaire d’enrôler un député novice n’ayant encore parlé que pour défendre son élection, validée par 12 voix à peine. » Je tins bon ; Magne aussi. — « Déclarez, me conseilla Girardin, que vous ne ferez pas de ministère, si Duvernois n’est pas agréé. » Duvernois ne méritait pas d’être estimé à ce prix. Je proposai à Magne de nous en rapporter à l’opinion de l’Empereur, que je supposais favorable à mon projet. Nous voilà aux Tuileries, nous exposons le fait. L’Empereur, d’ordinaire si doux et si peu tranchant, avait parfois un ton tellement décisif qu’il excluait même l’idée d’une objection. Il eut ce ton ce jour-là. « Duvernois, ministre ! Oh ! non, » fit-il avec un mouvement indéfinissable. — « Vous entendez, » dit Magne. Me voyant étonné, l’Empereur reprit : « Je porte beaucoup d’intérêt à M. Duvernois, je le crois capable, mais il est jeune, il a le temps d’attendre, et c’est dans votre intérêt que je le refuse : on dirait que je l’ai imposé pour vous surveiller et que c’est une manière de retenir mon pouvoir personnel. » Duvernois ne comprit pas que je n’eusse pas suivi le conseil de Girardin et renoncé à constituer un ministère sans son concours. « Vous-même, m’écrivait-il, qu’allez-vous faire dans cette galère ? Il n’est pas pratique de coudre ensemble du drap neuf et du drap vieux. » Que m’avait-il donc proposé pendant tant de semaines, lorsqu’il me conjurait d’entrer seul dans le ministère du 17 juillet et qu’il s’écriait lyriquement : « Quel quadrilatère ce serait que Ollivier, Magne, Forcade et Chasseloup ! »

Dans l’ancien ministère, il y avait un homme modeste, libéral, instruit, éloquent, Bourbeau. Je lui demandai son concours, il me le promit à l’Instruction publique. Il ne restait à trouver que le ministre des Affaires étrangères. Je pressai La Tour d’Auvergne de conserver son portefeuille. Il se retrancha derrière son état de santé, et nous ne pûmes triompher de ses refus. L’Empereur me proposa alors Gaudin, député, gendre de Delangle. Comme je n’accueillais pas cette ouverture avec beaucoup d’entrain, l’Empereur m’écrivit : « Si la combinaison dont nous sommes convenus ne réussit pas, il y aurait un grand avantage à avoir pour garde des Sceaux M. Odilon Barrot qu’on me dit très bien disposé. Quant au ministère des Affaires étrangères, je crois vraiment que M. Gaudin conviendrait bien. Il n’a pas grande autorité dans la Chambre, mais il était très estimé au Conseil d’État. Il est très honorable, très riche, ancien ministre plénipotentiaire, et enfin parle avec la plus grande facilité. Si l’on veut des hommes nouveaux, il faut bien essayer ceux qui n’ont pas acquis de célébrité. »

J’allai voir Odilon Barrot. Il se montra fort touché, mais n’accepta point, invoquant son grand âge. Le prince Napoléon me parla d’un jeune ministre plénipotentiaire plein de talent et de l’acceptation duquel il me répondait, Bertemy. Le jeudi 30 novembre, à neuf heures du soir, j’écrivis à l’Empereur pour lui proposer le ministère suivant : Justice et Cuites, Émile Ollivier ; Affaires étrangères, Bertemy ; Intérieur, Chevandier ; Travaux publics, Maurice Bichard ; Commerce, Gaudin ou Louvet ; Instruction publique, Bourbeau ; Conseil d’État, Chasseloup ; Finances, Magne. Le lendemain, dans la matinée, Conti vint me dire que l’Empereur acceptait tous ces noms, demandant seulement de mettre Gaudin à l’Intérieur, et Chevandier au Commerce. Il m’attendait à quatre heures pour terminer. Ma réponse fut : « Sire, je me considère comme impuissant à former un ministère autre que celui que j’ai proposé à Votre Majesté. Gaudin à l’Intérieur produirait un mauvais effet, tandis que Chevandier inspirera confiance et sera un ministre remarquable. Si je prenais l’Intérieur au lieu de la Justice, rien ne serait terminé. Il resterait à choisir un ministre de la Justice, et ni dans la Chambre, ni au dehors, je ne connais personne qui m’inspirerait à la Justice la confiance que Chevandier m’inspirera à l’Intérieur. Je n’attends pas quatre heures pour communiquer à Votre Majesté mes réflexions, parce que le temps presse et que, ne concevant plus aucune combinaison en dehors de celles que j’ai proposées, je désire donner tout de suite à Votre Majesté la possibilité de nommer une autre personne. Je suis avec respect votre bien affectueusement dévoué. » L’Empereur me fit répondre qu’il m’attendait à quatre heures et qu’il acceptait toute ma liste. Je n’avais pas encore vu Bertemy. Je l’avais proposé sur les affirmations du prince Napoléon, et je devais le rencontrer au Palais-Royal, avant de me rendre aux Tuileries. Je trouve un homme troublé, indécis, qui, au lieu de me dire un oui net, conclut, après beaucoup de circonlocutions : « Si l’Empereur me donne un ordre, j’accepte ; s’il n’exprime qu’un désir, je refuse. » « Je n’ai pas d’ordre à donner, me dit l’Empereur, lorsque peu d’instans après je lui rapportai cette réponse ; je n’ai qu’à accepter ou à repousser la liste que vous me présentez sous votre responsabilité. » Nous effaçâmes donc Bertemy, lui substituâmes Gaudin et replaçâmes Louvet au Commerce. L’Empereur signa ma nomination de Garde des sceaux. Les autres décrets n’étant pas préparés, la signature fut remise au lendemain.

Au sortir des Tuileries, je vais chez Chevandier, et ensemble nous nous rendons successivement chez nos futurs collègues. Nous ne trouvons pas Magne ; nous lui laissons le billet suivant : « Mon cher collègue, tout est terminé, M. Bertemy hésitant à accepter, nous avons pris Gaudin, et à la place de Gaudin, Louvet. Le ministère est ainsi composé… (suivait la liste). Maintenant, Dieu veuille que le flot nous porte haut et loin ; du moins, nous sommes sûrs que nous pourrons tomber la tête haute et en hommes de cœur. Ce qui m’encourage beaucoup plus que tout, c’est de penser que nous serons soutenus par votre admirable parole et par votre expérience. Il a été convenu que l’insertion au Moniteur aura lieu le 2 janvier. Votre tout dévoué

EMILE OLLIVIER.

« Mon salut bien amical.

CHEVANDIER DE VALDROME. »


III

Cochin, mon ami de l’École de droit, très lié avec Daru, survint à ce moment. Il venait me dire que le Centre Gauche était désireux d’entrer dans mon cabinet : « Voulez-vous que je négocie ? — C’est inutile, répondis-je, tout est fini. » Il devint pâle et ne dissimula pas son regret. Ses amis avaient cru me paralyser par leur abstention : voyant que je pouvais me passer d’eux, ils comprenaient qu’ils ne feraient pas bonne figure en ne prenant point part à l’accomplissement d’une réforme à laquelle la faveur publique était assurée.

Je considérais donc tout comme terminé lorsque, le 1er janvier, je reçus une lettre de Magne : « Mon cher monsieur Ollivier, j’ai été très touché de votre aimable billet, je vous en remercie. La fondation de l’Empire libéral est dans les vœux du pays ; j’y ai travaillé avec conviction et dévouement, je suis disposé à m’y consacrer encore de tout cœur. Mais c’est une œuvre considérable, son succès est le point capital, rien ne doit être négligé pour y attirer les meilleures influences. Or, j’ai appris que des conférences avaient été tenues hier entre les principaux membres du Centre Droit et du Centre Gauche, qu’un plus grand nombre de portefeuilles disponibles, notamment celui des Finances, auraient facilité les arrangemens. Réfléchissez bien tant que rien n’est encore définitivement engagé. La considération des personnes et des situations n’est que secondaire, le moindre sacrifice que je puisse faire à la cause commune est de laisser le champ libre. De près comme de loin, on me trouvera au nombre de ses partisans les plus convaincus et les plus zélés. Votre tout dévoué (1er janvier). »

Chevandier arrivait en ce moment. Nous allons tous deux chez Magne ; nous le remercions de son abnégation et lui déclarons que nous ne l’acceptons pas : « Votre portefeuille est celui que nous voulons le moins rendre vacant. » Alors il se répand en récriminations imprévues : « On a mal négocié ; on est resté dans l’équivoque ; il faut recommencer plus sérieusement les pourparlers, réunir ces messieurs, leur faire des offres nouvelles. » Je réponds, vexé : « Il n’y a pas eu d’équivoque, monsieur. » Magne, sans me laisser continuer, quittant son accent mielleux, me dit sèchement : « Je refuse de rentrer au ministère si vous ne faites pas une nouvelle démarche auprès du Centre Gauche. » — Et moi, d’un ton encore plus sec : « Vous l’exigez ? Je la ferai. » Je me levai, le saluai de la tête et sortis.

Depuis huit jours, je m’ingéniais de toutes manières afin que Magne gardât sa situation. Je m’étais séparé du Centre Gauche, presque brouillé avec Girardin, et, au dernier moment, par une retraite inattendue, il faisait crouler tout ce que j’avais eu tant de peine à édifier. Cette conduite m’eût paru stupéfiante si l’Empereur ne m’en avait donné le sens la veille en me racontant qu’au moment où il allait me charger de former le Cabinet, Magne et Chasseloup lui avaient conseillé de confier plutôt cette mission à Schneider, pendant que Schneider lui donnait l’avis de s’en remettre à Magne. Et comme l’Empereur avait déclaré qu’il était décidé à m’appeler, Schneider avait observé : « Du reste, Ollivier ne réussira pas, et alors Magne se trouvera là. » Cette confidence m’expliquait l’attitude de Magne. Tant qu’il m’avait vu aux prises avec les difficultés, il avait l’air de me seconder ; dès que j’en étais sorti, comme il fallait que je ne réussisse pas, il se retirait, convaincu que je ne pourrais pas reprendre de nouveaux arrangemens avec le Centre Gauche. Et alors il serait là. Je ne délibérai pas une minute ; je dis à Chevandier dans l’escalier : « Ah ! le bonhomme veut nous mettre dedans ; nous le mettrons dehors ; dans quelques heures, j’aurai mon ministère et il n’en sera pas ! »

Du même pas, je me rendis chez Cochin : « Vous avez paru hier au soir affecté de la rupture de mes négociations avec vos amis. Ayez la bonté d’aller les trouver, et de leur déclarer de ma part que je suis disposé à les reprendre et à tout terminer avec eux ; j’abandonne Magne et Chasseloup, et, dès lors, leur motif de ne pas entrer dans ma combinaison disparaît. S’ils refusent, je renoncerai au mandat que m’a donné l’Empereur en expliquant mes motifs dans une lettre publique. » Je lui racontai en même temps sans réticence ce qui venait de se passer entre Magne et moi. Cochin joyeux se rendit chez Daru, à qui de mon côté j’écrivis : « Mon cher collègue, il me revient que vos amis se plaignent de n’avoir pas été suffisamment mis en demeure d’entrer dans le Cabinet que je suis chargé de constituer. Il importe à tous qu’aucun doute ne subsiste sur notre situation réciproque, afin que chacun supporte devant le pays la responsabilité qui lui incombe. Je suspends donc mon œuvre ; je vous prie de réunir vos amis, de déterminer avec eux les conditions de personnes et de choses auxquelles vous subordonnez l’entrée dans un Cabinet. Je vous prie de vouloir bien me faire connaître votre détermination collective le plus tôt qu’il sera possible, par un mot de billet. Croyez à mon affectueuse considération et à mon dévouement. — E. O. »

Du même coup, résolu à ne plus avoir aucune relation avec Magne, quoi qu’il arrivât de ma nouvelle tentative, je lui expédiai le billet suivant : « Samedi trois heures et demie, 1er janvier 1870. — Monsieur le ministre, je vous prie de m’excuser si je ne me rends pas chez vous, je suis impérieusement réclamé chez moi, jusqu’au moment d’aller chez l’Empereur. Croyez à mon sentiment respectueux. »

Sur ces entrefaites, le prince Napoléon vient causer avec moi. Il me raconte les paroles pleines de sérénité que l’Empereur avait adressées au Corps législatif à sa réception officielle du jour de l’an : « En partageant la responsabilité avec les grands corps de l’État, je me sens plus de confiance pour surmonter les difficultés de l’avenir. — Quand un voyageur a parcouru une longue carrière et qu’il se décharge d’une partie de son fardeau, il reprend de nouvelles forces pour continuer sa marche. »

La journée s’approchait de sa fin et le prince était parti, lorsque Daru et Talhouët m’apportèrent leurs réponses. Ils acceptaient aux conditions suivantes : aucun nom ancien, à l’exception des deux militaires du maintien desquels l’Empereur faisait une condition sine qua non. Quatre portefeuilles pour Daru, Buffet, Segris, Talhouët ; pas de chef de Cabinet, — « Il n’y aura ni premier ni dernier ; » — admission des deux programmes, celui des 37 aussi bien que celui des 133. Seulement, en ce qui concerne la réserve des 37 sur le pouvoir constituant, elle s’entendrait ainsi : nous déconstitutionnaliserons, c’est-à-dire nous ferons passer du domaine inaccessible de la Constitution dans le domaine accessible de la loi toutes les prescriptions constitutionnelles qui ne seront pas fondamentales. La question des maires fut déclarée ouverte, c’est-à-dire que chaque ministre conservait sa liberté d’opinion. Enfin, Daru exigea une entrevue avec l’Empereur, afin, disait-il, de protester contre l’accusation d’orléanisme qu’on lui adressait ; en réalité, afin de paraître recevoir son mandat directement du souverain, et non d’Emile Ollivier.

Aucune de ces conditions n’était contraire à mes opinions ni aux actes que j’avais accomplis, sauf une, celle qui interdisait l’institution d’un premier ministre. Quelques semaines auparavant, Daru et Buffet avaient répondu à mes premières ouvertures : « Sans un chef de Cabinet il ne peut y avoir de ministère parlementaire. » Et, en effet, dans tous les pays constitutionnels il a été considéré comme indispensable qu’il y eût un premier ministre représentant et défenseur de la pensée commune, non seulement contre le souverain, mais contre les initiatives personnelles de chaque ministre. L’Empereur était disposé à me conférer le titre, non de premier ministre, mais de vice-président du Conseil. Ce furent les parlementaires qui s’opposèrent à l’inauguration du régime parlementaire complet. Néanmoins, comme c’était contre moi personnellement qu’était dirigée cette surprenante restriction et que je ne voulais pas faire échouer la création du premier ministère responsable par une exigence qu’eût paru dicter une infatuation personnelle, j’acceptai sans mot dire toutes les conditions, et j’écrivis à l’Empereur : « Sire, malgré des critiques inévitables, notre ministère était bien accueilli et, commenté par les charmantes paroles de Votre Majesté, il eût été une fin très heureuse de la crise. La lettre que j’écris à M. Magne et que je joins à celle-ci indique le résultat de l’ouverture qui m’a été imposée… Me voilà donc obligé de tenter une combinaison avec ces messieurs ou de m’unir de nouveau à un homme qui ne m’inspire plus aucune confiance et qui ne doit avoir que de mauvais sentimens pour moi. Je conseille à Votre Majesté de m’autoriser à prendre le premier parti et à m’adresser à MM. Daru, Talhouët, Segris, Buffet. Les deux premiers sont vice-présidens et par conséquent appartiennent constitutionnellement à la majorité de la Chambre. Un ministère ainsi composé enlèverait l’opinion et ne rencontrerait aucune résistance redoutable dans la Chambre. Ces messieurs accepteront-ils ? Oui, si Votre Majesté consent à recevoir M. Daru avec moi, et à lui affirmer qu’Elle ne le croit pas un orléaniste, qualification contre laquelle il proteste avec indignation. Si cette dernière tentative échoue, il n’y a plus qu’à composer un ministère quelconque, car il faut que tout soit fait lundi matin ; l’opinion commence à s’impatienter. Si Votre Majesté approuve ces idées, Elle n’a qu’à me le faire savoir. A dix heures, demain, j’entrerai d’abord seul, puis j’introduirai M. Daru (1er janvier). »

L’Empereur n’eut pas en ce qui me concernait la même abnégation que moi-même. Il ne consentit pas à ce qu’un autre parût bénéficier de l’autorité qu’il n’avait entendu donner qu’à moi seul. A la tentative que Daru, pour la seconde fois, faisait pour se tailler un rôle à mes dépens, il répondit par un refus plus catégorique encore que le premier : « Mon cher monsieur Emile Ollivier, je reçois votre lettre de neuf heures et demie et je m’empresse d’y répondre. Vous savez que ma confiance en vous est entière et que j’accepterai tous les hommes qui voudront marcher avec vous ; mais je crois inutile de recevoir le comte Daru. Je n’ai jamais douté de ses sentimens d’honneur, et ce serait en douter que de croire qu’il accepterait d’être un de mes ministres, s’il rêvait le retour d’une autre dynastie. Qu’il soit d’accord avec vous sur les hommes et sur les choses, je l’accepterai comme j’ai accepté hier la liste que vous m’avez présentée. Croyez à mes sentimens d’estime et d’amitié. » Daru dut donc se résigner à recevoir son portefeuille de ma main et non de celle de l’Empereur.


IV

Le 2 janvier à midi, nous nous réunîmes chez Daru. Mes futurs collègues s’étaient déjà partagé les ministères. Chevandier à l’Intérieur leur déplaisait, et ils eussent voulu se passer de Maurice Richard, mais je n’admis pas qu’on sacrifiât les amis qui, dès le premier jour, s’étaient associés à mes efforts. J’exigeai que Chevandier restât à l’Intérieur-et, puisque le ministère des Travaux publics avait été donné à Talhouët, un ministère des Beaux-Arts fut créé au profit de Maurice Richard. Alors Buffet s’assit devant un bureau et, de sa grande écriture, écrivit la liste des ministres du 2 janvier.

Les ministères distribués, il y eut une conversation, plus qu’une discussion, sur le programme lui-même. Les points relatifs à la politique intérieure avaient été déterminés par des déclarations publiques ; il n’y avait pas lieu d’y revenir. Notre politique extérieure au contraire avait été indiquée par un mot vague : Paix. La paix dépendait de notre politique en Allemagne et, sur ce point, je crus devoir échanger encore quelques explications. Je me gardai bien d’exposer les idées que j’avais soumises à l’Empereur et qu’il n’avait qu’à moitié admises sur la nécessité de ne pas s’opposer à l’unité allemande, sauf, par le jeu habile des alliances, à en faire un stimulant et non un péril. Tous étaient imbus des idées de Thiers, de Rouher, de notre diplomatie, de ne pas permettre un nouvel agrandissement de la Prusse par le passage du Mein. Le programme ministériel fut donc réduit à ces termes : accepter sans arrière-pensée les faits accomplis en 1866 ; n’intervenir ni par des actes, ni par des paroles dans ce qui se passerait en Allemagne, soit dans le Sleswig, soit au-delà du Mein ; ne pas sortir d’une complète abstention tant que ne se produirait pas un événement nouveau sur lequel chacun gardait sa liberté d’opinion. Ainsi le présent était réglé et l’avenir réservé. Et afin d’être sûr que cette politique officielle ne serait pas contrariée par l’action personnelle de l’Empereur, il fut convenu que nous le prierions, s’il avait des correspondances particulières avec nos ambassadeurs, de vouloir bien les interrompre. Rentré chez moi, j’écris à l’Empereur : « Dimanche 2 janvier, quatre heures après-midi. — Sire, les pourparlers que j’ai eus ce matin après l’exigence de M. Magne ont abouti au ministère suivant que je soumets à l’agrément de Votre Majesté : « Sceaux, Justice et Cultes : Emile Ollivier. — Affaires étrangères : Daru. — Intérieur : Chevandier de Valdrome. — Finances : Buffet. — Guerre : Général Le Bœuf. — Marine : Rigault de Genouilly. — Instruction publique : Segris. — Beaux-Arts : Maurice Richard. — Agriculture et Commerce : Louvet. — Présidence du Conseil d’Etat : De Parieu. » Voici les raisons qui militent en faveur de cette combinaison : 1° Elle est dans les vœux de l’opinion à laquelle elle donnera satisfaction entière. 2° Elle est constitutionnelle, puisqu’elle contient trois des vice-présidens de la Chambre (Daru, Chevandier, Talhouët). 3° Elle supprime le principal argument des révolutionnaires contre votre gouvernement : le Coup d’Etat. Ce n’est pas un petit triomphe pour vous, Sire, après dix-huit ans de règne, d’avoir amené le vice-président de l’Assemblée législative de 1851 à s’asseoir dans vos conseils. Cette preuve de force produira un effet considérable ; ceux qui ne songent qu’à vous renverser l’ont si bien compris qu’ils n’ont reculé devant aucun moyen pour retenir Daru. 4° Les hommes inscrits sur cette liste sont des hommes de cœur et d’honneur dont aucun n’est capable d’une trahison. Le maréchal Vaillant ne fait pas partie du ministère nouveau. Un ministère inamovible et en quelque sorte privé dans un Cabinet mobile et constitutionnel a paru à juste titre un anachronisme. La création du ministère des Beaux-Arts, réclamée depuis longtemps, acceptée déjà en juillet par Votre Majesté, aura l’avantage de donner un poste à mon ami Maurice Richard. Plus tard elle vous permettra d’introduire aux affaires certaines individualités considérables qui ne pourraient y avoir accès autrement. Au lieu de vous communiquer ces résultats de vive voix, je préfère, Sire, vous les transmettre par écrit, afin que vous ayez le temps de réfléchir avant de vous prononcer. Mais je vous donne avec force, avec insistance, avec conviction, avec certitude le conseil respectueux d’accepter ce ministère. L’essentiel en ce moment est de rassurer et de ramener à vous les classes intelligentes et moyennes ; un tel ministère me paraît adapté à cette tâche. Il ne supprimera pas de votre route toutes les difficultés et tous les ennuis ; il en supprime les périls actuels. Je prie Votre Majesté de m’excuser si mon œuvre n’est pas conforme à ses désirs, je n’ai été mû que par le sentiment d’un bien loyal dévouement dont je vous donne une nouvelle assurance. »

A quatre heures et demie, je reçus de l’Empereur ce billet : « Venez causer avec moi. » Je n’entrai pas aux Tuileries par la porte officielle, sous le pavillon de l’Horloge, je passai selon mon habitude par l’intérieur du Cabinet. J’y trouvai Conti : « Eh bien ! me dit-il, le ministère est fait ? — Oui. — Avec le Centre Gauche ? — Oui. — Il ne durera pas trois semaines. — Nous verrons. » L’Empereur m’accueillit avec de moins lugubres augures. Je m’attendais à le trouver soucieux. Il me tendit la main en souriant, et me dit : « Eh bien ! c’est terminé ; j’accepte votre liste. Seulement, je désirerais que le maréchal Vaillant conservât son entrée au Conseil ; tâchez de l’obtenir. » Puis il appela Conti et Franceschini Pietri. Afin d’être sûrs que les décrets paraîtraient le lendemain, nous nous mîmes tous les trois à les rédiger. A mesure qu’il y en avait un de terminé, l’Empereur le signait et je le contresignais. Un moment, il se prit à rire, et, tirant le bout de sa moustache, il dit : « Je ris en songeant à Chasseloup, il voulait renvoyer les autres, et le voilà dehors. » Le dernier décret signé, je me levai, et, appuyant la main sur les nominations : « Sire, si demain ces décrets ne sont pas accueillis par une satisfaction générale, je n’ai qu’un conseil à donner à Votre Majesté, c’est de tirer l’épée et de se préparer au combat. » Et comme l’Empereur me remerciait : « Non, Sire, c’est à moi de vous remercier de m’avoir associé à quelque chose de grand. » J’avais écarté de ma maison les amis et les journalistes qui l’encombraient en leur disant que rien ne serait encore terminé ce soir-là. Je ne trouvai en rentrant chez moi que ma femme et plusieurs de mes futurs collègues. Je leur annonçai la conclusion. Puis, je regardai tristement en moi-même le passé de joie, de douleur, de paix, d’études, dont avait été témoin ce petit appartement, devenu presque une place publique, et je n’eus nulle envie de me réjouir. A dix heures du soir, Talhouët et Parieu viennent m’apprendre qu’ils avaient transmis à nos collègues le désir de l’Empereur relatif au maréchal Vaillant et qu’ils ne croyaient pas devoir y acquiescer. Du reste, personne ne s’opposait à ce que le titre de ministre de la Maison de l’Empereur fût conservé au maréchal. J’en instruisis aussitôt l’Empereur. Il ne suspendit pas pour cela la publication des décrets. Mais il ne fut point convaincu et me le prouva par la lettre suivante : « Mon cher monsieur Emile Ollivier, je crois que vos collègues se trompent au sujet du ministère de la Maison impériale. Le maréchal Vaillant n’a pas seulement une position honorifique, il a réellement un portefeuille, car il a dans ses attributions la Légion d’honneur, les bâtimens avec les haras. Mais quand il n’aurait pas ces attributions, est-ce qu’en Angleterre même on ne trouve pas utile de donner l’entrée au Conseil à des ministres sans portefeuille ? Les Anglais, au lieu de restreindre le nombre des hommes politiques attachés à un Cabinet, cherchent toujours, au contraire, à l’augmenter. Nous parlerons de cela. Croyez à mes sentimens de haute estime et d’amitié. » Il ne fut plus question du maréchal Vaillant. Mais une autre difficulté faillit encore se produire. Je ne l’ai connue que plus tard. Le général Le Bœuf, qui n’avait consenti à rester que dans un ministère où il retrouverait ses anciens collègues, ayant appris le premier janvier, à l’issue des réceptions officielles, que je composais un Cabinet nouveau avec le Centre Droit et le Centre Gauche, pria l’Empereur de ne plus compter sur lui. « Si vous vous retirez, lui dit l’Empereur, vous ferez échouer toute la combinaison, et l’on voudra m’imposer Trochu ou Bazaine dont je ne veux pas. » Il resta.

Les décrets parurent à l’Officiel le 3 janvier. Selon la parole de Mérimée : « Les choses étant ce qu’elles étaient, il n’y avait pas moyen de faire autrement. » La gloire de l’Empereur n’en était pas diminuée. Reconnaître la nécessité et s’y soumettre, c’est précisément en quoi consiste le génie d’un chef d’État. Quelle est la réforme que la royauté anglaise n’ait pas accomplie sous le coup d’une contrainte nationale ? « Si vous repoussez l’abolition des dîmes, disait Althorp, le sang coulera. » « Ne vous exposez pas, disait John Russell, à propos de la réforme municipale, à accorder à la crainte ce que vous accordez à la justice. » Si la première réforme électorale avait été plus longtemps ajournée, les ouvriers de Manchester et Liverpool se seraient portés en armes sur Londres et auraient assailli la royauté. Céder à une nécessité publique n’avilit un souverain que lorsqu’il cède sans bonne foi avec l’arrière-pensée de reprendre ce qu’il a paru concéder. L’Empereur ne méritera pas ce reproche. Il a retardé, hésité, mais quand il s’est résolu, il s’est montré d’une irréprochable loyauté. Aucun souverain constitutionnel n’a respecté davantage la liberté de celui qu’il avait honoré de sa confiance. Il n’est intervenu dans mes négociations que sur ma demande, avec discrétion et bienveillance, uniquement en vue de me faciliter ma tâche, et non de la gêner par ses exigences personnelles. Et il a véritablement, de ce jour, mérité la gloire d’avoir, lui aussi, uni ce qu’on a cru souvent inconciliable, le principat et la liberté[4].


V

Le journal le Français nous avait appris comment le Centre Gauche accueillait le mandat que l’Empereur m’avait donné. Un de ses adeptes les mieux informés, bien qu’il ne fût plus député, Lambrecht, nous apprend comment ce groupe apprécia la formation de mon ministère : « L’opinion a forcé l’Empereur à donner entrée à Buffet, Daru et Talhouët. Ollivier se trouve par-là relégué au second plan, ou, du moins, il est contenu par la présence de ses trois collègues. Je crois que nous devons nous réjouir de cet événement et reprendre la confiance qui nous a parfois abandonnés[5]. » L’Univers, d’accord pour une fois avec le Français, faisais chorus à ce contentement intime : « Le nouveau Cabinet offre entre autres avantages celui de ne pas laisser libre carrière à M. Emile Ollivier. Sauf M. Maurice Richard, les hommes que le député du Var s’est donnés, bon gré mal gré, pour collègues, ont de vieux services ou une importance personnelle qui les soustraient à son influence. C’est une garantie. » Daru, en effet, avait été choisi, — car Buffet ne se serait pas prêté à ce rôle, — pour me reléguer au second plan. La défiance qu’on me manifestait ainsi ne tenait pas à une antipathie personnelle. Je ne l’aurais pas méritée, et aucun de mes collègues ne l’éprouvait. Ce qui les inquiétait, ce n’était pas non plus ce qu’on a dit de ma mobilité, de ma facilité à me laisser emporter par l’enthousiasme au-delà de ce que je voulais et de ce qu’exigeait la prudence politique. Plus que personne, ils savaient que, depuis dix ans, j’étais immobile à la même place, comme un roc, et que le pouvoir ne m’en ferait pas plus sortir que l’opposition. Ils avaient expérimenté que le tumulte des assemblées, qu’il se manifestât par des applaudissemens ou des murmures, loin de m’exciter, me calmait, et que je n’étais jamais plus maître de moi que quand les autres avaient cessé de l’être d’eux-mêmes. Leur défiance tenait à deux causes : tous étaient loyalement dévoués au gouvernement dont ils acceptaient d’être les serviteurs, mais leur passé à tous était monarchique. Moi, j’étais foncièrement républicain. Mon noble et charmant ami, Léon Galouye, qui était aussi celui de Gambetta, me disait souvent : « Vous êtes le seul républicain que je connaisse. » Et si je m’étais entendu avec l’Empire sur un contrat passé en forme et signé, c’est parce que je considérais, dans les circonstances actuelles, un Empire libéral et constitutionnel comme la meilleure forme de la République. De plus, mes collègues étaient protectionnistes, j’étais libre-échangiste ; ils étaient les ennemis irréconciliables de l’Italie, et, malgré mon dissentiment sur Rome capitale, j’en restais l’ami dévoué. Mais tout cela, si grave que ce fût, n’était en quelque sorte qu’accessoire. Ils avaient envers l’Empereur une incurable défiance et point d’affection personnelle ; j’avais confiance en lui, et sa personne m’inspirait plus que de la sympathie ; ils présumaient donc que, dans les cas difficiles, je me placerais de son côté plutôt que du leur et que je ne le livrerais pas à leurs exigences si elles devenaient excessives.

J’avoue que dans la facilité avec laquelle je me prêtai à subir ces précautions, il y avait plus de dédain que d’humilité. Je me sentais le plus fort. D’abord auprès de l’Empereur, avec lequel il fallait toujours compter, et qui, me rendant les sentimens que je lui témoignais, m’appartenait plus qu’à eux. Ensuite auprès de la majorité de la nation, qui connaissait mon nom, tandis que le leur, en dehors des salons, lui était absolument inconnu ; enfin auprès du Corps législatif, car malgré le talent de plusieurs d’entre eux, par la nature de mon esprit et de mon humeur, par l’habitude de la lutte, j’étais appelé à me trouver plus souvent sur la brèche tenant le drapeau en main ; et c’est celui qui est le premier au combat que saluent comme chef ceux-là mêmes qui ont décidé qu’il serait le dernier. On pouvait donc, tant qu’il plairait, prétendre que j’étais admis comme par grâce dans le ministère Daru-Buffet ; j’étais sûr que le ministère du 2 janvier serait le ministère d’Emile Ollivier. Du reste, tous ces procédés protocolaires, d’apparence blessans, disparurent si vite, dans l’affabilité et la bonne grâce des rapports personnels, qu’en vérité j’aurais été trop susceptible si je les avais ressentis.


VI

Il n’y a jamais eu, en effet, dans un gouvernement une réunion d’hommes plus dignes de respect par le mérité et par le caractère que les membres du ministère du 2 janvier. Il n’en était aucun qui ne jouît de l’autorité morale et de la considération sociale que donnent l’intégrité de la vie et l’irréprochable correction de la conduite ; aucun qui n’acceptât le pouvoir autrement que comme un sacrifice fait au pays et qui, dédaigneux des jouissances que les ambitieux en attendent, y cherchât autre chose que le travail et la lutte pour le bien ; aucun qui ne fût disposé à quitter sa charge avec plus d’empressement qu’il ne l’avait prise, aucun qui voulût y rester un instant le jour où son programme de liberté serait compromis.

Dans ce Cabinet, les ministres militaires formaient une catégorie à part, puisque, choisis par l’Empereur, ils relevaient de lui seul et que je n’en étais pas responsable. Ce sont surtout les ministres choisis par moi qu’il est intéressant de caractériser.

Sur le berceau de Napoléon Daru avaient brillé toutes les splendeurs du premier Empire. Napoléon et Joséphine lui avaient servi de parrains. De l’École polytechnique il avait passé dans l’artillerie et il était entré sans efforts dans la vie publique. Dès 1832, il prenait séance à la Chambre haute comme pair héréditaire. Il fut de cette noblesse bonapartiste oublieuse des Bonaparte, qui accepta Louis-Philippe comme l’héritier de Napoléon Ier, le servit avec fidélité et déplora sa chute. Cependant, trop d’anciennes traditions rapprochaient un Daru d’un Napoléon pour que des rapports ne s’établissent pas entre le comte Daru, envoyé comme député à l’Assemblée constituante et législative et le prince Louis-Napoléon, élu président de la République. Ces rapports devinrent familiers, et Daru, vice-président de la Législative, profita de son influence pour dissuader le président de la pensée d’un coup d’Etat. Il crut avoir réussi ; aussi fut-il très courroucé, à la nouvelle de l’événement du 2 décembre. Il resta à l’écart, étroitement uni dans les souvenirs et dans les colères à Tocqueville et Dufaure. Cette attitude lui valut, en 1860, d’entrer à l’Académie des Sciences morales et politiques, et d’être, en 1869, dans le Calvados, le candidat de l’Union libérale. Sa candidature fut combattue avec acharnement ; le préfet justifia ses violences en se retranchant derrière des ordres directs de l’Empereur. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il s’agit de constituer le ministère libéral, c’est l’Empereur lui-même qui me l’avait indiqué. Daru était certainement incapable d’une arrière-pensée traîtresse, mais il vivait dans un monde ultra-orléaniste hostile, dont, sans s’en douter, il subissait l’influence. Et cela se traduisait par une inquiétude toujours en éveil vis-à-vis du souverain. De taille moyenne, la tête ronde, les cheveux blancs plaqués sur les tempes, une petite moustache sur la lèvre et une barbiche au menton, raide dans sa tenue comme un ancien officier, Daru avait dans son aspect quelque chose de militaire, de solennel ou plutôt d’important. A l’user, on le trouvait bonhomme, affable, d’une bienveillante courtoisie. Il avait de la culture ; pas assez pour se préserver de l’infatuation entêtée des esprits courts. Il en était resté au parlementarisme bourgeois de 1830, et les anathèmes du Syllabus ne l’avaient pas dépris du catholicisme libéral. Dirai-je qu’il était sûr ? Je ne voudrais pas dire non, et je n’ose pas dire oui : en effet, il avait une mémoire sujette aux éclipses, et, sans avoir jamais eu l’intention d’altérer la vérité, il lui arrivait de l’arranger à sa façon, sans en avoir conscience. Ses vieux amis le savaient et en plaisantaient.

Buffet était fils d’un ancien colonel de l’Empire. D’abord avocat à Mirecourt, puis député à la Constituante et à la Législative, il avait été très jeune initié au maniement des affaires publiques et avait donné déjà deux fois sa démission de ministre, en 1849 avec Odilon Barrot, en 1851 avec Léon Faucher. Dans les deux occasions, son motif était le même : la défense des prérogatives parlementaires contre ce qui paraissait une entreprise du pouvoir exécutif, et dans les deux occasions il avait donné à sa résistance un air de farouche résolution, dont l’Empereur avait conservé un fâcheux souvenir. Il poussait jusqu’au fétichisme le culte du système parlementaire, sans toutefois l’identifier avec la dynastie d’Orléans. De quelque main qu’il lui fut donné, il était disposé à le prendre. Joignez à cela une haine vigoureuse de la démagogie, un goût plutôt médiocre pour la démocratie, un dévouement passionné au principe catholique, et vous aurez tout l’esprit de l’homme. Le défaut de cet esprit était de se complaire aux détails, d’être frappé par ce qui divisait, plus que par ce qui rapprochait, de creuser les petites séparations jusqu’à en faire de larges fossés, de manquer de synthèse, par conséquent de compréhension souple. Mais dans sa nature morale, jamais de défaillance. Il n’admettait aucun compromis avec ce qui était le devoir : de là le caractère irrité de sa résistance contre ce qui lui paraissait incorrect, quoiqu’il fût bon et bienveillant. Son désintéressement était complet, ainsi que sa modestie ; il n’a jamais recherché, dans les situations les plus diverses, la satisfaction d’aucun intérêt personnel de gain, d’importance, de vanité, et il n’a jamais poursuivi personne de ces sentimens d’envie qui abaissent la plupart des politiciens. Ce fut une grande conscience. Il était entré au Corps législatif en 1864 seulement, après une lutte très vive contre le candidat officiel. Tant que la liberté n’avait été défendue que par les Cinq, il était resté en observation ; dès qu’un groupe parlementaire se forma dans le parti conservateur, il s’unit d’une manière active et très efficace à ceux qui voulaient barrer la route à la révolution par l’union de l’Empire et de la liberté. Son réel talent d’orateur, sa parole ferme, ordonnée, précise, sans atteindre à ces sommets de l’éloquence où portent les souffles poétiques, avait, lorsque la passion réchauffait, une noble puissance.

Segris était un des avocats célèbres, non seulement d’Angers, mais de toute la région. De la politique il n’avait d’abord participé qu’aux fonctions administratives : conseiller municipal, adjoint au maire, conseiller général. En 1860, il fut nommé, avec le concours du gouvernement, député d’Angers. Il s’était d’abord consacré à l’étude des questions financières et des affaires proprement dites, et son opinion faisait presque toujours loi dans les matières compliquées. Quoique persuadé de bonne heure de la nécessité de transformer les institutions de 1852, il ne s’unit pas aux premières manifestations libérales. Ce ne fut qu’après les élections de 1869, qu’il se prononça et ne balança plus à s’unir à nous. Il prit une part prépondérante à toutes les délibérations des 116. C’était un auxiliaire des plus précieux, car il savait à fond les affaires et excellait à les exposer. Quoique ayant fait sa réputation au barreau, il n’avait conservé aucune des habitudes traînantes de l’avocat. D’un bond il allait au centre du sujet ; de là en parcourait toutes les parties, les expliquait en une langue abondante et précise, avec un élan, une force, un accent communicatif qui entraînait. Tout contribuait à son action : sa physionomie ouverte, dans laquelle brillait la sérénité d’une âme délicate et droite ; son geste sobre, sa voix pleine. Un trait de son caractère ajoutait à l’effet de sa parole : sur les principes supérieurs, il était inébranlable et il se décidait sans aucune hésitation ; sur la conduite quotidienne, au milieu des incidens confus des luttes politiques, il était souvent perplexe, non par pusillanimité, mais par scrupule ; il craignait trop d’embrasser le mauvais parti. Comme il avait longtemps hésité avant d’adopter son opinion, il était en parlant préoccupé de se convaincre, autant que de convaincre les autres, et cette préoccupation involontaire ajoutait à son éloquence je ne sais quoi de pénétrant, presque de pathétique, et un accent que les parleurs apprêtés n’ont jamais rencontré. C’était certainement l’orateur du Corps législatif qui avait le plus spontanément le don de l’émotion.

Louvet avait été vingt-cinq ans maire de son pays ; vingt ans président du conseil général, député sans interruption de 1848 à 1870, preuve de l’estime universelle qu’il avait su gagner par une longue vie de probité, de dévouement aux intérêts de ses concitoyens. Sa piété sincère se manifestait par sa charité et par la pratique de toutes les vertus domestiques et civiques. Les affaires financières auxquelles il s’était adonné ne l’avaient pas absorbé au point de lui faire négliger la culture générale de l’esprit. C’était un fin lettré qui, dans ses loisirs, écrivait des pensées justes, élevées, qu’il a réunies plus tard dans un volume plein de charme au titre modeste : Pages volantes. La majorité l’écoutait comme un oracle et s’inclinait devant son expérience, son bon sens et sa ferme modération. L’esprit toujours hanté des passions révolutionnaires qu’il avait entendues gronder si menaçantes dans la crise de 1848 à 1851, il avait quelque défiance d’une liberté réclamée l’outrage à la bouche, et pendant longtemps il avait hésité à s’associer au réveil législatif libéral. Même après le 19 janvier, n’ayant pas encore abandonné Rouher, ce fut sa voix qui me fit échouer à la Commission de la Presse. Cependant trop clairvoyant pour méconnaître l’impérieuse nécessité d’une transformation, après les élections de 1869, il nous apporta son concours décidé. Son adhésion nous fut des plus précieuses, car elle entraîna un grand nombre d’hésitans. Son organe assez faible ne lui permettait pas d’obtenir les succès de la parole, mais ses discours très bien écrits se lisaient avec intérêt.

Le marquis de Talhouët, héritier de l’immense fortune du baron Roy, avait été, à l’Assemblée législative, un des représentans qui protestèrent contre le coup d’Etat. Néanmoins, telle était la solidité de sa position que le gouvernement avait été obligé, dès 1862, de l’accepter comme candidat officiel. Il n’avait pas tardé, quoique ne la recherchant pas, à obtenir une influence sérieuse. Cela tenait d’abord au charme de sa personne, élégante, fine, distinguée, de ses manières aimables où il y avait, plus que la politesse appliquée à ne pas blesser, un désir de cœur d’obliger, d’être serviable. A chacun il savait dire un mot d’intérêt, de telle sorte qu’on se sentait incliné à ne pas déplaire à qui était si attentif à plaire. Son action tenait aussi à la nature de son esprit, perspicace, sensé, réfléchi, prudent. Dès qu’il avait pris position quelque part, il s’y tenait fermement et ne reculait pas ; mais il ne se décidait à s’engager qu’après avoir longtemps pesé le pour et le contre ; il s’effrayait des responsabilités même glorieuses et répugnait aux initiatives osées. Aussi disait-on : Quand Talhouët va quelque part, on ne s’expose à aucune témérité en le suivant. Il s’était rangé dans le petit groupe libéral dès la première heure, et il y avait tenu, sans fléchir, sa place, même aux momens difficiles où le succès semblait éloigné, et le premier ministère libéral eût paru incomplet s’il n’en avait pas fait partie.

Maurice Richard, tout en ressemblant à Talhouët par la grâce affable et l’ouverture de cœur, était, dans ses façons, le type accompli du bourgeois parisien. Fils d’un homme d’affaires réputé par sa capacité et son honnêteté, qui avait acheté du prince de Polignac le beau château de Millemont, où le ministre de Charles X avait signé les ordonnances, Maurice Richard y vivait occupé de ses champs, lorsque éclata la lutte entre le ministère Persigny et le fils Baroche. Avec cette audace heureuse de la jeunesse, il comprit que Baroche, compromis et combattu, ne pouvait réussir, non plus que son concurrent le général Mellinet, inconnu dans Seine-et-Oise : il part dans une petite voiture avec un ami et, armé de sa bonne grâce et des souvenirs de son père, il parcourt la circonscription, pose sa candidature. Au premier tour de scrutin, il n’y eut pas de résultat ; au deuxième, il était nommé. Il se rangea à la Chambre parmi les libéraux. La nuance cléricale de Buffet l’éloignant, il vint prendre place à côté de moi, et depuis ne cessa d’être un collaborateur dévoué et un ami très cher. Il était rompu aux affaires, s’exprimait avec facilité, avait de la finesse et du bon sens et, en même temps, un courage peu commun. Aucune responsabilité ne l’effrayait, la perspective d’un péril l’attirait au lieu de le repousser. Grâce à ses façons d’une rondeur affectueuse, il vivait en bons rapports, même avec nos collègues les plus rétifs, et aucun d’eux ne prononçait son nom sans une nuance de sympathie. Il représentait dans notre ministère la génération nouvelle. C’était le gage de notre volonté de penser à elle et de veiller à son avancement.

J’allais oublier Parieu. C’est qu’en effet il a été notre collègue aussi peu que possible, nous surveillant d’un œil soupçonneux et ne nous assistant guère. Il n’avait aucun titre pour entier dans un ministère libéral. Durant tout l’Empire, il n’avait manifesté qu’une passion, une jalousie inquiète contre Rouher, qui tenait au contraste de leur carrière, et non à une divergence d’idées. Né en Auvergne comme Rouher, avocat comme lui à Riom, député avec lui en 1848, il s’était également associée la fortune du prince Louis-Napoléon ; mais tandis que Rouher gravissait les situations supérieures, lui restait dans les moyennes et il n’était pas encore sorti d’un rang secondaire au Conseil d’Etat, que l’autre remplissait de sa forte personnalité les ministères et la Chambre. Cela l’avait rendu sombre, amer, mécontent. Il avait eu un jour d’éloquence, et, quoique ce jour n’eût pas eu de lendemain, Daru en avait gardé un souvenir ineffaçable ; il nous l’imposa. Parieu était certainement un homme de mérite, très instruit, mais sa parole sourde n’avait aucune prise sur une assemblée. Il avait vu en nous les instrumens de sa rancune ; en réalité, il n’éprouvait que de l’éloignement pour nos idées et peu de bienveillance pour nos personnes. Il comprenait d’ailleurs qu’il ne coucherait pas longtemps dans l’ancien lit de Rouher, au ministère d’Etat. Le Conseil d’Etat ayant perdu, par l’institution d’un ministère responsable et solidaire, son rôle prépondérant dans la préparation et la défense des lois, et n’étant plus qu’un conseil de gouvernement, son chef, logiquement, devait perdre le rang et le rôle de ministre, pour n’être plus qu’un vice-président administratif sous la juridiction du ministre de la Justice. Parieu le prévoyait et, quoique aucun de nous ne se fût occupé de cette éventualité, il avait les mêmes ombrages que si nous la préparions.

Chevandier de Valdrome se rattachait aussi au parti orléaniste par son père appelé sous Louis-Philippe à la Pairie. Il avait parcouru successivement avec éclat la carrière scientifique et la carrière industrielle. Elève éminent de l’Ecole centrale, il avait conquis, par des travaux remarqués, l’honneur d’être correspondant de l’Académie des Sciences et s’était montré administrateur d’élite dans sa direction des manufactures de Cirey et de Mannheim. Il fut fait chevalier de la Légion d’honneur en 1849, pour le courage et la charité qu’il déploya pendant l’épidémie cholérique, autant que pour sa science d’ingénieur. En 1859, il hésita à accepter le poste de député dans le collège électoral vacant de la Meurthe. Décidé à n’être ni servile ni hostile, il craignait que son impartialité ne parût de la tiédeur, et ses critiques de l’animosité, et qu’on ne l’accusât d’être un orléaniste déguisé. Son père, homme probe que j’ai connu, le rassura : « Accepte, lui dit-il, et sers l’Empereur avec autant d’indépendance et de loyauté que j’ai servi Louis-Philippe. » Il fut nommé à la grande majorité qui ne le quitta jamais. L’administration ne l’avait pas fait son candidat officiel, mais ne lui avait opposé personne. A la Chambre, il avait pris tout de suite une situation sérieuse. Envoyé dans la plupart des commissions, écouté avec faveur dans les discussions, en rapports faciles avec les membres de la majorité, en conversation aimable avec ceux de l’opposition, cher aux catholiques par son dévouement aux intérêts religieux, il devint vite un de ces hommes, dont les avis influent sur les résolutions d’une Assemblée. Il eut une part capitale à tous les actes par lesquels le parti libéral dynastique signala son existence, puis ses progrès. Il m’aida fort à mener à bien l’amendement des 45, puis celui des 116. Il avait à un haut degré les qualités d’un homme d’Etat : dans la préparation, fin, patient, souple, conciliant, abondant en ressources ; dans l’exécution, ferme, rapide, actif, intraitable, d’une intrépidité qu’aucun obstacle n’étonnait. Il savait brusquer les hommes et les caresser, les écouter et leur résister, les servir et s’en servir. Les péripéties les plus imprévues ne le déconcertaient pas. Aussi lucidement imperturbable les jours de malchance, que les jours de fortune heureuse, même quand il marchait où il fallait arriver vite, il ne paraissait pas pressé. Il aimait à s’appesantir sur les détails, à s’étendre en minutieux développemens ; mais, dans ses digressions, il ne perdait point de vue l’objet principal, et lorsqu’on l’en supposait le plus éloigné, il y revenait par une conclusion nette et pratique. Plus d’une fois, ayant saisi dès les premiers mots ce qu’il allait développer, je l’interrompais : « Marchez ! concluez ! » Il hochait alors sa tête lorraine en pensant : « Ces hommes du Midi sont bien impatiens ! ’ » Et il concluait toutefois sans trop abréger. Les lourdes responsabilités ne le rendaient pas morose ; d’humeur toujours gaie, prompt à faire une malice, à lancer un propos piquant, à gloser sur son prochain, à fureter, à deviner ce qu’on lui cachait, mais dès qu’on lui avait témoigné de la confiance et qu’on s’était mis d’accord avec lui, il était très sûr, et quand il avait dit : Je ferai, c’était fait. Travailleur infatigable, il avait à la tribune l’habitude de l’improvisation familière et l’aptitude à expliquer toute question avec autant de clarté qu’il la concevait lui-même. De tous mes collègues, c’est celui avec lequel j’ai vécu dans la plus constante et intime communauté de pensées, de résolutions, sans l’avis de qui je n’ai rien arrêté et qui, sans le mien, n’a rien entrepris ; celui qui ne me mesura jamais son concours ; le compagnon de l’anxiété des heures terribles et du contentement des minutes satisfaites ; mon véritable frère d’armes ; celui qui fit avec moi le moteur toujours agissant du ministère. Notre union ne fut pas troublée un instant. Il aimait à se vanter de me conduire, d’être la véritable tête du ministère, et l’on ne manquait pas de me rapporter ses propos afin de me piquer. Je répondais en riant : « S’il conduit mes affaires, je ne suis pas tout à fait étranger aux siennes ; car il vient me consulter sur toutes. »

En écrivant ces lignes, il me semble le voir devant moi, petit, mais ni grêle, ni gros, ses cheveux un peu relevés sur l’oreille, le nez fin, les yeux pétillans de malice ou de pénétration ; la bouche à la fois aimable et ironique, recouverte d’une petite moustache ; ayant dans toute son attitude un air martial qui inspirait confiance. Et j’entends sa voix d’autrefois, me disant de son accent décidé : « Puisque vous êtes le dernier survivant d’entre nous, ne vous laissez pas accabler par la fatigue des ans et rendez témoignage à vos amis devant des générations qui, sans vous, les connaîtraient mal. »


VII

Pour être absolument conforme au régime parlementaire, il manquait au ministère du 2 janvier quatre conditions : 1° d’avoir choisi lui-même les ministres de la Guerre et de la Marine ; 2° d’avoir un chef officiel ; 3° de ne pas compter parmi ses membres un président de Conseil d’État n’appartenant à aucune section du Parlement et échappant aux conditions de la responsabilité ; 4° de ne contenir aucun membre de la Chambre Haute. La première dérogation avait été imposée par l’Empereur, comme condition sine qua non. La deuxième et la troisième par Daru et ses amis. La quatrième résultait de la situation transitoire où nous nous trouvions. Le Sénat n’avait joué aucun rôle dans la transformation libérale dont toute l’initiative appartenait au Corps législatif. Deux de ses membres, Maupas et La Guéronnière, haletaient après un ministère, mais ni l’un ni l’autre n’était acceptable. La Guéronnière, homme fort inconsistant, était dans de mauvaises affaires, toujours aux expédiens d’argent. Quant à Maupas, quelque sincère que fût sa conversion aux idées libérales, elle n’effaçait pas son passé de préfet du coup d’État, et certes, c’eût été par une clameur d’indignation que l’opinion publique eût accueilli son entrée dans un ministère composé de victimes du coup d’État. Si j’avais dû choisir parmi les autoritaires convertis, je me serais adressé à Persigny, pour qui j’avais un réel attrait et qui m’eût apporté autrement de force que le médiocre sbire du 2 décembre. Maupas ne m’a pas pardonné cette exclusion, et dans ses Mémoires dénués d’intérêt, si ce n’est dans la partie relative au coup d’État, il me poursuit de récriminations malveillantes. L’une de celles sur lesquelles il insiste, c’est que je ne connaissais pas les hommes ; assurément, d’il est un jour où je n’ai pas mérité ce reproche, c’est celui où je me suis privé de ses services.

Au Sénat, en dehors de Persigny, il n’y avait que deux personnes que j’eusse aimé m’adjoindre : Duruy, vers lequel m’attirait notre communauté d’origine républicaine, la haute estime que m’inspirait sa belle vie et la bienveillance affectueuse qu’en toute occasion j’avais trouvée chez lui ; Bonjean, dont personne alors ne savait l’héroïsme, mais dont tous admiraient la forte intelligence, la vaste érudition et la vie digne en tous points des magistrats historiques. L’un et l’autre m’eussent apporté de la force et du prestige, mais l’un et l’autre, à cause de la largeur de leurs opinions religieuses, n’eussent pas été agréés par Daru et ses amis. Tel qu’il était, néanmoins, ce qu’il y avait de parlementaire dans le Cabinet l’emportait sur ce qui manquait, et le Parlement, pouvant à tout instant renverser les ministres, avait véritablement, sur la direction des affaires, toute l’influence que les assemblées peuvent raisonnablement revendiquer.

Jamais, malgré les défectuosités, les libéraux n’ont rencontré une occasion plus sûre de doter définitivement notre pays du bienfait des institutions représentatives, ni les bonapartistes, une heure plus propice pour mettre l’avenir de leur dynastie hors de toute contestation. Les libéraux n’avaient qu’à accepter sans réticence l’Empire, en retour de la liberté qu’ils en recevaient, les bonapartistes qu’à se plier aux exigences de la liberté en retour du dévouement qu’elle leur offrait. Nous étions vraiment les imitateurs de ces grands patriotes, qui, entre les fureurs des huguenots, celles des catholiques et les palinodies de ceux qui criaient à la cour : Vive le roi ! et dans la rue : Vive la Ligue ! soutinrent Henri IV et achevèrent l’Unité nationale, les émules de ces politiques prévoyans qui, en Angleterre, entre l’entêtement des Tories, les arrogances des Whigs, et les folies des Jacobites, restèrent attachés au taciturne Guillaume et fondèrent la liberté britannique.

Une nouveauté de ce Cabinet était la création d’un ministère des Lettres et des Beaux-Arts. Il y avait longtemps que Mérimée l’avait réclamé. L’idée de réunir sous la même direction l’enseignement, les lettres et les arts était erronée. Napoléon Ier ne l’avait point eue. Mais le second Empire en avait eu une encore moins heureuse, en accouplant les Beaux-Arts au ministère de l’Intérieur et laissant les Lettres à l’Instruction publique. Les artistes ne peuvent pas être traités comme des préfets, non plus que les écrivains comme des professeurs ; il y faut une autre allure, une main plus souple, plus délicate. Une méthode différente doit présider à la direction d’élémens si divers : l’enseignement n’accorde rien à la fantaisie, à l’originalité, à la nouveauté ; c’est, au contraire, de fantaisie, d’originalité et de nouveauté, que se nourrit l’esprit littéraire et artistique ; l’action du ministre sur l’enseignement est disciplinaire ; il prescrit, réglemente ; cette action sur les lettres et les arts est purement intellectuelle ; elle admire les chefs-d’œuvre et honore les maîtres. L’Empire, trop exclusivement bureaucratique, avait un peu négligé cette chose légère qu’on appelle l’esprit, et qui, en France, fait à la longue plus de besogne que les bureaucrates. L’esprit s’en était vengé en passant du côté de l’opposition, et il faisait rage contre le gouvernement. Il fallait le ramener si cela se pouvait, et le meilleur moyen était de lui ouvrir une maison où il fût chez lui, où ses élus pussent se rencontrer et de lui donner pour maître de cérémonies un personnage considérable dans l’État.


VIII

Le ministère produisit un effet plus considérable encore que je ne l’avais promis à l’Empereur La Bourse monta de deux francs ; ce fut une explosion d’enthousiasme. Edmond About s’écriait : « L’abdication du pouvoir personnel et la formation d’un cabinet parlementaire nous ont donné de belles étrennes. On a vu, du jour au lendemain, la confiance renaître et la sécurité s’affermir. Dans, les rues de Paris, comme dans la province et au milieu des champs, les Français se sont abordés en disant : Voilà qui va bien, mais nous l’avons échappé belle. Un assentiment unanime, ou peu s’en faut, a salué les nouveaux ministres. »

— « Du fond de ce grabat d’incurable, écrivait Montalembert au Duc d’Aumale, où j’achève ma vie qui n’a jamais été bien brillante, je me sens en quelque sorte rajeuni au spectacle de la résurrection politique de notre pays. »

— « On peut voir aujourd’hui, disaient les Débats, ce qui eût paru impossible il y a quelques mois, c’est-à-dire des représentans assemblés le 2 décembre à la mairie du Xe arrondissement et d’anciens candidats officiels du gouvernement réunis dans le même ministère où ils sont appelés par le fils d’un des proscrits de Décembre. Et cette fusion s’opère aux applaudissemens unanimes du pays. »

La Marseillaise avouait : « Mettons les choses au mieux : l’Empire était au plus bas. MM. de Talhouët, Chevandier de Valdrôme, Ollivier, Maurice Richard, sont accourus et l’ont sauvé d’une catastrophe imminente. »

La républicaine George Sand exprimait bien haut son ardente satisfaction.

Quelques écrivains, les uns en s’en réjouissant, les autres en le regrettant, essayaient d’amoindrir mon importance. « M. Ollivier a été joué, » disait la Marseillaise. « Au lieu d’un ministère Ollivier, disait Guéroult, nous avons un ministère Daru-Buffet, dans lequel on a laissé à Emile Ollivier un poste très honorable, peu influent par lui-même, le ministère de la Justice. » Le public ne s’arrêtait pas à ces ergoteries ; il me considérait comme le véritable chef du Cabinet et sa personnification. Aussi les témoignages d’adhésion très chaleureux m’arrivaient-ils de tous côtés.

Chesnelong : « Du fond de ma province, je vous adresse un applaudissement patriotique en attendant qu’il me soit donné de vous apporter un humble et sympathique concours. J’appelais de tous mes vœux l’alliance des deux Centres dans ce ministère et dans la Chambre. Au point de vue du pays comme au point de vue parlementaire, c’est une union féconde pour l’affermissement de l’Empire, comme pour le progrès de nos libertés. Votre courage, votre talent, votre générosité d’âme, vous avaient désigné pour le grand rôle qui vous attend et que vous venez d’inaugurer sous les meilleurs auspices. C’est une ère nouvelle qui commence ; je la salue de mes espérances. Vous avez eu la gloire d’en être le promoteur ; vous aurez celle d’en faire sortir tous les grands résultats d’ordre moral et social, de stabilité politique et de liberté sagement progressive que le pays en attend (4 janvier 1870). »

Trochu : « Vous voilà garde des Sceaux, dans un Cabinet dont l’avènement est accueilli par l’opinion avec une satisfaction très vive, bien près d’être unanime. Ai-je besoin de vous dire que je la partage d’autant plus efficacement que je la souhaitais depuis deux ans et n’y comptais guère. »

Léonce de Lavergne : « La France vous devra une des plus belles pages de son histoire. Mille félicitations enthousiastes. »

Notre grand Mistral m’envoyait « les applaudissemens et les vœux de la Provence. »

Duruy m’affirmait qu’à l’étranger notre ministère produisait la meilleure impression et j’en recevais la confirmation de Nigra et de Prim. Nigra : « J’applaudis de tout mon cœur à vos succès, à vos belles paroles, plus encore à vos actes. Vous suivez l’exemple des grands ministres, Perier, Cavour. Poursuivez avec persévérance et courage. Les obstacles ne vous manqueront pas, mais ils sont faits pour être vaincus et la popularité finit toujours par venir à ceux qui savent la mépriser. »

Prim : « Mon cher ami, permettez-moi de venir vous féliciter sincèrement de votre avènement au pouvoir et vous témoigner toute ma satisfaction pour cet heureux événement que je considère comme le plus important de ceux qui, depuis votre glorieuse Révolution, sont venus changer ou modifier les destinées de la France. Je viens donc féliciter en vous l’homme de cœur, le profond politique et surtout le courage et l’abnégation civiques dont vous avez donné tant de preuves et qui, grâce à ces hautes qualités, voit aujourd’hui son œuvre couronnée de succès. Moi qui, depuis si longtemps, lutte avec tant d’énergie et de constance pour établir et consolider la liberté en Espagne ; moi qui ai éprouvé tant de désillusions et qui encore rencontre des difficultés de toutes sortes pour terminer l’édifice régénérateur initié par notre Révolution de septembre, j’admire votre œuvre et, je le répète, je la considère comme un des plus grands événemens politiques de ce siècle, suffisant pour éterniser à tout jamais l’histoire politique et la gloire de Sa Majesté l’Empereur. Il est, en effet, grand et beau de voir un gouvernement personnel se démettre volontairement après vingt ans de règne et abdiquer en faveur d’un pouvoir parlementaire, seul digne de la Grande Nation française. Acceptez donc de nouveau, mon cher ami, mes plus sincères félicitations ainsi que tous les vœux que ‘je fais pour que vous puissiez consolider la nouvelle ère de liberté que, grâce à vos constans efforts, l’Empereur vient d’inaugurer, et je saisis cette occasion pour vous renouveler, avec l’assurance de mes meilleurs sentimens, celle de ma haute considération. »


IX

J’aurais préféré ne pas citer tous ces témoignages auxquels je pourrais en ajouter bien d’autres parce qu’ils contiennent des appréciations trop élogieuses, si je ne trouvais utile à la cause de la vérité d’établir que la plus grande partie de l’élite intellectuelle de l’Europe considéra mon avènement au ministère, non comme l’heureuse fortune d’un ambitieux qui se donne, mais comme l’acte de courage d’un bon citoyen qui se dévoue à la liberté de son pays. Cependant, qu’on ne croie pas que j’aie éprouvé la moindre griserie. Ceux qui, dans ce temps-là, m’ont approché, m’ont toujours trouvé sombre et préoccupé, nullement abandonné à l’enivrement du succès. Indépendamment du sentiment de l’effroyable difficulté de la tâche, dont, croyant la paix extérieure assurée, je ne voyais pas même tous les dangers, je me rendais compte de la fragilité de l’approbation unanime qui nous accueillait. On n’est jamais plus faible que lorsqu’on paraît soutenu par tout le monde. En réalité, on ne l’est par personne. Une approbation de ce genre n’est qu’une approbation d’attente, à laquelle succède, presque toujours, un lendemain orageux. Pendant qu’on me congratulait, je voyais déjà les petits nuages en formation de tous les côtés. L’hostilité de la Gauche était aussi ouverte qu’ardente. Ernest Picard, cédant aux inspirations de sa conscience et de son bon sens, peut-être au souvenir de notre vieille affection, s’était, dans l’Électeur libre, déclaré prêt à seconder le ministère, « s’il ôtait aux institutions la précarité que leur donnait l’exercice du pouvoir constituant par le Sénat, et s’il établissait un pouvoir judiciaire indépendant, s’il ne laissait plus la force maîtresse des droits des citoyens. » Avant même ces réformes opérées, il se risquait à féliciter « les hommes sincères qui, ne pactisant pas avec le pouvoir personnel, avaient consenti à mettre la main aux affaires. » Ce langage honnête souleva dans le public démocratique une protestation furieuse. « Il ne peut subsister de doute pour personne, écrivait la Marseillaise, le ministère Ollivier est la dernière carte de l’Empire. La question se réduit donc à ceci : M. Ernest Picard a-t-il été envoyé au Corps législatif pour soutenir l’Empire ? Tout le monde répondra que les électeurs de la Seine, aussi bien que ceux de Montpellier, ont élu M. Picard pour faire à un gouvernement, né dans le sang, criminel dans son principe, humiliant dans sa réforme, odieux dans ses moyens, désastreux dans ses résultats, une opposition radicale, irréconciliable et systématique. Quelles que soient les concessions arrachées à ce gouvernement, quels que soient les hommes qu’il appelle aux affaires, si M. Picard fait un pas, un seul pas, vers lui, il trahit son mandat. » Picard se le tint pour dit. Quoique conservant en lui-même les sentimens qui lui avaient dicté son article, il ne les exprima plus et, en attendant l’occasion favorable de les manifester de nouveau ou de se les faire pardonner, il rentra dans le rang. La Gauche se retrouva compacte dans sa politique de haine et d’implacable hostilité.

Les légitimistes n’étaient pas moins tenaces que les républicains dans cette politique de haine et d’implacable hostilité. Du côté des orléanistes, la perspective semblait moins sombre. Une partie d’entre eux, impatiente d’action, les Saint-Marc Girardin, les Prévost-Paradol, les Weiss, les Hervé, disaient, depuis plusieurs années, que si l’Empire devenait parlementaire, ils le soutiendraient, et ils étaient d’autant plus disposés à tenir cet engagement, que quelques-uns avaient éprouvé, dans de récentes campagnes électorales, les rebuts, dédaigneux ou violens, du parti révolutionnaire. Ils y étaient poussés par de hauts encouragemens. Le vénéré duc Victor de Broglie, se rappelant avec regret qu’il n’avait pas soutenu le ministère Martignac assez complètement ni assez longtemps, qu’il ne lui avait pas tenu assez de compte des obstacles créés par la Cour, recommandait instamment « qu’on se gardât bien d’entraver, par des impatiences et des prétentions exagérées, la tâche difficile que des hommes de bien et de talent entreprenaient avec un courageux dévouement, et qu’on ne renouvelât pas les fautes qui, à d’autres époques, avaient fait échouer d’autres tentatives plus ou moins analogues. » Mais les intimes de la famille d’Orléans avaient ressenti un profond désenchantement, car ils n’entrevoyaient plus pour leurs princes que la vie errante des Stuarts, loin de leur patrie et du trône. Leur opposition persistante devenait d’autant plus amère qu’ils se croyaient obligés, pour un temps, de s’associer à la satisfaction générale. Dans le parti bonapartiste même, nous avions des adversaires implacables, silencieux maintenant de crainte de déplaire à l’Empereur, mais toujours prêts à nous susciter des embarras ou à profiter de ceux que nous créeraient les ennemis de l’Empire, et comme ce parti avait longtemps tenu en main les affaires, il trouvait dans toutes les branches de l’administration des hommes d’influence prêts à le seconder.

Je savais ces choses, je n’exagérais pas mes forces personnelles, et cependant je n’acceptais pas le pouvoir pour me tirer d’une impasse en désespéré, mais avec confiance et certitude de succès. C’est qu’en effet les sentimens que j’ai signalés dans une partie agissante des politiciens n’existaient pas dans la majorité de la nation. Là on n’avait qu’un désir : consolider le gouvernement, faciliter le jeu des nouvelles institutions, et rejeter pardessus bord tous ceux qui, sous prétexte de liberté, viseraient au renversement du trône. Comme d’autre part l’Empereur était aussi résolu que le peuple était fidèle, j’étais certain, pouvant écraser les agitateurs entre ces deux forces, l’une d’en haut, l’autre d’en bas, de les amener à capitulation, de diminuer leur nombre, de rendre définitives les adhésions provisoires, sincères les conversions simulées, impuissantes les résistances irréconciliables.


EMILE OLLIVIER.

  1. Séance du 1er décembre 1869.
  2. Séance du 8 décembre 1869.
  3. Duc de Broglie, M. Buffet, p. 26.
  4. Nerva Cæsar res olim dissociabiles miscuerit principatum et libertatem. Tacite, Agricola, 3.
  5. Félix Lambrecht, par A. Desjardins, p. 53.