Le Mineur de Wielicszka (recueil)/Une Scène d’Intérieur

Mégard et Cie (p. 30-49).



UNE SCÈNE D’INTÉRIEUR.



Séparateur




Boston est une des plus anciennes villes des États-Unis. Sa situation sur le rivage de l’océan Atlantique, au fond d’une baie spacieuse et à l’embouchure de la rivière Charles, en cet endroit large d’une demi-lieue, est singulièrement attrayante.

D’immenses prairies, plantées d’arbres à fruits et parsemées de maisons de plaisance revêtues de stuc d’une éblouissante blancheur, s’étendent à l’entour de la capitale du Massachusset, qui a été aussi celle de tous les États de l’Union américaine avant que la ville de Washington eût été bâtie et fût devenue le siège du congrès. Au delà du havre, un des plus sûrs de l’Amérique, sont disséminées douze ou quinze îlettes bien cultivées ; de loin, on dirait autant de corbeilles de verdure surgissant du sein des flots.

Comme la plupart des ports de mer, Boston forme une espèce d’amphithéâtre. dans la partie la plus haute duquel s’élève l’hôtel de ville, autrefois la maison des États. Près de cet édifice, d’une architecture fort simple, on remarque sur un monticule l’obélisque consacré à la mémoire du général Warren. Mais ces deux monuments n’existaient pas à l’époque où eut lieu le petit incideut que nous allons rapporter et que nous avons extrait de la vie de l’homme célèbre dont Boston se glorifie justement d’avoir été la ville natale… Benjamin Franklin fut à la fois un savant éminent, un fin diplomate et un habile législateur.

C’était en 1725. Dans la salle basse d’une maison voisine du pont qui joint Boston au bourg de Cambridge, se trouvaient réunis cinq enfants, un grand terre-neuve tout blanc, un petit barbet gris et un gros chat noir. L’heure du souper allait sonner ; néanmoins, la soirée n’était pas fort avancée, et la demi-obscurité qui régnait dans cette pièce devait être attribuée non à l’approche de la nuit, mais aux sombres nuages qui envahissaient peu à peu le ciel. Aussi les enfants de M. Franklin ainsi se nommait le locataire de la maison dans laquelle nous introduisons nos lecteurs — avaient-ils quitté plus tôt que de coutume leurs divers travaux, qu’ils prolongeaient ordinairement jusqu’au moment de se mettre à table avec leurs parents, pour prendre le repas du soir.

Tandis que les trois aînés taquinaient, en manière de passe-temps, le terre-neuve et le barbet, les deux plus jeunes — un garçon de dix ans et une petite fille de six — restaient silencieux et inactifs, le premier devant la fenêtre ouverte, la seconde dans le coin le plus ténébreux de la chambre.

Tout à coup Mme Franklin parut au milieu de ses enfants.

— Eh bien ! petits paresseux, s’écria-t-elle, vous avez déjà cessé de travailler ?

— Nous n’y voyons plus assez clair pour ourler nos mouchoirs, répondirent ensemble deux jeunes filles dont les ouvrages de couture reposaient sur leurs genoux.

— Ni moi, pour achever d’écrire la lettre que mon père m’a donnée à copier, dit leur frère aîné.

— Celá peut être vrai pour vous autres, reprit la mère de famille ; mais voilà Benjamin qui, au lieu de venir s’asseoir à cette fenêtre pour regarder la pluie tomber, aurait certainement pu continuer encore quelque temps à fondre des mèches pour notre fabrique. Tu ignores donc, enfant, la commande de chandelles que nous a faite hier un épicier de Charlestown ?

— Si fait, mère, je le sais bien, puisque j’ai passé toute la journée à faire bouillir des chaudières de suif, répondit l’enfant d’un ton chagrin, sans cependant détourner ses regards de sa petite sœur, qui, toujours assise dans son coin obscur, s’amusait à frotter le poil brun et luisant du chat.

— Je savais bien, moi, murmura Mme Franklin en hochant la tête d’un air de regret, et en se parlant à elle-même plutôt qu’à son fils, je savais bien que, quand il reviendrait de Cambridge, le métier de chandelier lui paraîtrait fastidieux… Malheureasement son père n’a pas voulu m’écouter.

Cambridge était alors la seule ville d’Amérique où il y eût une université.

— Mère, dit encore Benjamin, il ne faut pas regretter l’année que j’ai passée au collége… J’étais si heureux de pouvoir étudier !

— Oui ; mais comme notre modique fortune ne nous a pas permis de t’y laisser plus longtemps, tes études ont été trop incomplètes pour te servir jamais à quelque chose.

Qui sait ? Si, par exemple, je devenais maître imprimeur comme mon grand frère…

Va, petit, mieux vaut encore être fabricant de chandelles comme ton père… Mais que regardes-tu donc si attentivement dans le coin où est assise ta seur ?

— Mère, je regarde les étincelles qui jaillissent du poil de notre chat depuis cinq ou six minutes que Moll s’amuse à le frotter.

C’est étrange, en effet, dit une des jeunes filles.

Benjamin continua :

J’ai lu sur l’épreuve d’un Traité de physique que m’a donnée un des compositeurs de l’imprimerie de mon frère, que ce phénomène était dû au feu électrique qui…

Le petit Franklin fut en cet instant interrompu par un strident éclat de tonnerre.

Une exclamation de frayeur fut jetée simultanément par Franklin et tous ses enfants, à l’exception pourtant de Benjamin, qui, le corps penché hors de la fenêtre, examinait curieusement la girouette placée au haut d’une maison voisine.

— Voyez, voyez, s’écria-t-il, les étincelles que lancent les extrémités de cette girouette !… C’est cela qui est singulier !

Mais, au lieu de prêter aucune attention à ces paroles, les frères et les sœurs de Benjamin répétèrent les uns après les autres :

— Le tonnerre doit être tombé bien près de nous.

— Il a pénétré par un tuyau de cheminée dans une chambre de la maison de M. Grey, en face de celle-ci, expliqua une servante qui passait ; il est ensuite sorti par la fenêtre, et il vient, dit-on, de se précipiter dans un baquet qui se trouvait plein d’eau dans la cour.

— Ce baquet était-il cerclé de fer ? demanda le petit Franklin.

— Certainement, lui fut-il répondu.

— Donc le fer attire la foudre, conclut l’enfant.

— Il n’est pas besoin d’avoir lu un Traité de physique pour savoir cela, dit son frère en haussant les épaules.

— Quand on songe qu’il n’y a aucun moyen de se garantir des atteintes du tonnerre ! s’écria l’aînée des sœurs.

— Aucun ! répéta la petite Moll, terrifiée.

— Mon Dieu, non, dit Benjamin. Pourtant ce moyen doit exister.

— Ce ne sera pas toi, j’imagine, qui le découvriras ? reprit une des jeunes filles, avec l’accent de la raillerie.

— Eh ! pourquoi pas ? répliqua son petit frère, d’un air sérieux qui égaya toute la famille.

L’enfant, très-choqué qu’on se moquât ainsi de lui, se prit à pleurer… À ce moment parut le père Franklin. Il s’enquit de la cause du chagrin de son petit Benjamin, qu’il consola en lui donnant quelques pièces de monnaie. Puis, comme le coup de tonnerre et l’averse qui s’en était suivie avaient subitement éclairci le ciel, la famille s’assit pour souper. Mais à peine Benjamin eut-il mangé quelques bouchées, qu’un marchand ambulant traversa la rue, en appelant à haute voix les chalands.

— Je suis fâchée que ce colporteur ne se soit pas arrêté chez nous, dit Mme Franklin. Il me manque plusieurs ustensiles de ménage qu’il m’aurait sans doute vendus meilleur marché que les boutiquiers de la ville.

— Justement il me fallait un couteau de poche… J’ai perdu le mien hier, remarqua le plus âgé des garçons.

— Et moi, ajouta l’une de ses sœurs, je lui aurais acheté des ciseaux.

— Voulez-vous que je coure après ce marchand, et que je vous l’envoie ? demanda Benjamin, en se levant précipitamment de table.

Son offre ayant été acceptée, il sortit de la maison et se dirigea vers une place où le marchand ambulant venait de faire halte. Malheureusement, il n’y avait, dans tout son étalage, ni couteaux, ni ciseaux, ni ustensiles de ménage, rien enfin de ce dont avaient besoin les divers membres de la famille Franklin. Le fonds de commerce du colporteur consistait en jouets d’enfants et en instruments de musique de petite dimension.

En conséquence, Benjamin, renonçant à envoyer à sa mère le marchand ambulant, s’arrêta devant ce dernier, qu’entouraient une foule de passants désireux de se procurer à bas prix, qui des poupées pour leurs petites filles, qui des tambours ou des sabres pour les jeunes garçons, qui un flageolet ou une flûte pour lui-même. Benjamin vit deux de ses anciens camarades du collège de Cambridge acheter, l’un une trompette, l’autre un fifre, avec lesquels ils s’en retournèrent chez leurs parents, non sans les avoir préalablement montrés d’un air de triomphe au jeune Franklin.

celui-ci, cependant, ne songea pas d’abord à faire d’emplettes pour son propre compte. Il destinait l’argent que lui avait donné son père à l’achat de quelques vieux livres découverts par lui chez un bouquiniste, et dont le titre lui faisait supposer qu’il y trouverait de précieux enseignements sur sa science favorite, la physique. Mais un incident imprévu dérangea instantanément ses projets, en l’exposant à une tentation à laquelle il ne sut pas résister.

Le colporteur, ayant achevé de vendre tout les objets de quelque valeur qu’il avait d’abord étalés, et se voyant entouré d’un grand nombre d’enfants qui lui demandaient des mirlitons, tira d’une petite caisse, qu’il tenait en réserve, une dizaine de sifflets, seuls instruments de musique, dit-il, qui lui restassent.

Lorsque cette nouvelle exhibition eut lieu, le jeune Franklin ne se trouvait déjà plus parmi les chalands qui se pressaient à l’entour du colporteur. Il regagnait lentement la demeure paternelle, lorsque le son aigu des sifflets dont plusieurs petits habitants du voisinage venaient de faire l’acquisition, frappa son oreille. Aussitôt il retourna sur ses pas, et, tirant de sa poche toutes les pièces de monnaie dont l’avait récemment gratifié son père, il se présenta, en les tenant dans sa main ouverte, devant le marchand ambulant, à qui il demanda s’il avait encore des sifflets à vendre. — Il ne m’en reste plus qu’un, répondit le commerçant, et, si vous souhaitez d’en devenir possesseur, il faut vous hâter… Le fils du boulanger dont la boutique est en face de nous m’a dit qu’il allait demander à son père la permission de l’acheter.

— Et vous n’en avez pas d’autres que celui-là ?

Mon Dieu, non. — Quel en est le prix ?

— Une demi-couronne. Oh ! dans ce cas, je ne suis pas assez riche pour l’acheter.

— Mon petit ami, vous avez un air si gentil, que je vous laisserai ce sifflet pour 2 schellings.

— C’est encore trop cher pour moi.

— Bah ! vous tenez dans votre main plus de 2 schellings.

— Eh ! non, je n’en ai que 1 et 9 pences.

— Il en faudrait encore 3 pour faire mon compte… Mais je vois que vous avez grande envie de ce sifflet… Je vous le donne pour votre schelling et vos 9 pences… Je me dédommagerai avec un autre chaland.

Benjamin, qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais fait d’emplettes plus importantes que des billes pour ses petits compagnons de jeu, des croquets pour sa sœur Moll, ou une toupie pour lui-même ; Benjamin, s’imaginant que le colporteur agissait à son égard avec beaucoup de désintéressement, le remercia de tout son cœur comme s’il en eût reçu un cadeau et s’en alla, après avoir échangé son petit trésor contre le sifflet. Il était si pressé de montrer son acquisition à ses frères et sœurs, qu’en deux ou trois minutes il eut regagné le logis.

Cependant, comme il avait passé assez de temps, d’abord à examiner l’étalage du colporteur, puis à conclure son marché, lorsqu’il rentra, non-seulement le souper était achevé, mais encore son frère venait de sortir et sa petite sœur de se coucher. Cela n’empêcha pas que, fier et enchanté comme il l’était de son achat, il ne se mît à souffler de toutes ses forces dans cet instrument au son aigu, en ouvrant la porte de la maison.

Aussitôt les deux sœurs aînées, qui cousaient à la lueur d’une lampe, quittèrent leur aiguille pour se boucher les oreilles ; le chat noir qui sommeillait sur un fauteuil de paille s’élança effaré sur la table, où restaient deux verres, qu’il cassa ; les chiens se mirent à hurler, et Moll, réveillée en sursaut et épouvantée de ce tapage, appela à grands cris sa mère. Étourdi de l’effet qu’il venait de produire, Benjamin demeurait immobile et muet au milieu de la chambre, et son père fut obligé de lui demander à trois reprises où il avait acheté son sifflet, et combien il l’avait payé, avant d’obtenir de lui une réponse. Quand M. Frankin eut appris de son fils que le marchand ambulant lui avait accordé comme par grâce ce discordant instrument (dont la valeur était au plus de 4 pences) pour i schelling et 9 pences, il se prit à rire et lui dit qu’il avait été dupe du colporteur.

Précisément à ce moment-là, un libraire, ami du maître imprimeur, fils aîné du fabricant de chandelles, entra souhaiter le bonsoir à la famille Franklin. Il tenait sous son bras un petit paquet de bouquins qu’il déposa sur un siège pendant sa visite. Benjamin en ouvrit un… C’était un Traité de physique.

L’enfant soupira, et, par un mouvement de dépit, jeta son siflet par terre ; mais avant de se retirer pour se mettre au lit, il le ramassa et l’emporta dans sa chambre. Depuis lors, comme on le pense bien, il n’en fit pas usage une seule fois ; néanmoins, il le garda soigneusement sur une tablette de l’armoire dans laquelle il serrait ses habits ; et quand il se sentait près de céder à quelque fantaisie déraisonnable, il se disait tout bas :

— Benjamin, prends garde que ce ne soit un second sifflet.

Dans la suite, le jeune Franklin, que son père avait consenti à laisser travailler chez son frère aîné, prit de l’emploi dans une autre imprimerie à Philadelphie. Plus tard, il se fit, dans cette ville, l’éditeur d’un journal qu’il rédigeait lui-même presque entièrement. Il donna aux Philadelphiens l’idée de former un collège et une bibliothèque dans leur belle cité.

On sait que c’est à Benjamin Franklin qu’on doit l’invention du paratonnerre et plusieurs découvertes très-intéressantes, qui ont beaucoup contribué aux progrès de la science de la physique.