Le Mexique sous la présidence du général Porfirio Diaz

Le Mexique sous la présidence du général Porfirio Diaz
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 340-368).
LE MEXIQUE
SOUS
LA PRÉSIDENCE DU GÉNÉRAL PORTIFIRIO DIAZ

Les États de l’Amérique du Sud, qui, il y a quelques années, semblaient être entrés définitivement dans la voie de l’ordre et du progrès, ont donné de grandes déceptions. La République Argentine a à peu près fait banqueroute ; le Brésil, en échangeant sa monarchie débonnaire contre une république, a compromis gravement son crédit politique et financier ; le Chili, qui avait une réputation exceptionnelle de sagesse, s’est mis au régime des pronunciamientos et ne paraît pas près d’en sortir. Le Mexique, au contraire, où pendant un demi-siècle les révolutions tragiques s’étaient succédé, jouit depuis quinze ans d’une paix profonde, grâce à l’homme énergique et capable qui le gouverne, le général Porfirio Diaz.

Il n’est pas seulement un accident heureux, une halte dans l’histoire de son pays. Il en a entrepris la transformation économique en créant un réseau de chemins de fer qui le traversent dans tous les sens, et, comme ces voies ferrées le relient directement aux États-Unis dont il était jusque-là séparé par de vastes espaces déserts, du même coup l’axe de la politique mexicaine a changé. Une ère nouvelle a commencé pour le vieil empire des Aztèques. Avec la paix intérieure ses ressources naturelles doivent nécessairement se développer : on peut donc prévoir que, dans le siècle prochain, il sera un facteur secondaire sans doute, mais nullement une quantité négligeable, dans l’équilibre des forces économiques du monde.

Le Mexique a, en effet, 1,946,262 kilomètres carrés, soit une superficie à peu près égale à celle de la France, de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie, des Iles britanniques, de la Belgique, de la Hollande et de la Suisse réunies. Situé entre le 15° et le 32° 40’ de latitude nord, c’est-à-dire en grande partie dans la zone tropicale, cet immense pays réunit à cause de son relief et de sa configuration tous les climats. Il n’a presque point de parties inhabitables, et, s’il n’a actuellement que onze à douze millions d’âmes, cela tient uniquement à ses révolutions politiques et à son état économique encore arriéré.


I

Le voyageur, qui, venant des États-Unis, franchit la frontière à El-Paso-del-Norte ou à Nuevo-Laredo, est au premier coup d’œil frappé par le contraste des deux civilisations. Le Texas et le Nouveau-Mexique, quoique conquis par les Américains, il y a un demi-siècle seulement, ont été complètement transformés par eux. Les quelques groupes de population mexicaine qui y subsistent encore sont cantonnés sur certains points et s’amoindrissent journellement. Au-delà du Rio-grande-del-Norte, tout change subitement. Les trains ont trois classes de voyageurs au lieu de la classe unique que les mœurs yankees imposent, au moins en principe, car le Pullman-car permet de s’y soustraire pratiquement. Les hommes qui montent dans les wagons portent tous ostensiblement un revolver et une cartouchière dont ils ont l’air aussi fier que de leur sombrero à larges bords, et de leurs vêtemens couverts d’ornemens d’argent. Les journaux ne circulent presque plus ; mais à chaque station des gendarmes surveillent les voyageurs qui descendent du train, et, si vous sortez de la gare, vos bagages sont fouillés par un employé de l’octroi tout comme en France. La présence du gendarme et l’inquisition de l’octroi vous avertissent du premier coup que vous êtes dans un pays à civilisation latine, malgré le grand nombre d’individus qui ont le type plus ou moins pur de la race rouge.

Le développement historique des deux nations et leur constitution sociale sont également différens.

Ce qui caractérise les États-Unis contemporains, c’est la grande unité et la simplicité relative de la société. À peine trouve-t-on quelques traces d’un esprit particulier chez les descendans des puritains de la Nouvelle-Angleterre et chez certains groupes d’immigrés allemands qui demeurent pendant une génération réfractaires à l’usage de la langue anglaise. N’était la population noire qui s’est concentrée et croît rapidement dans l’extrême sud, la nation américaine serait absolument homogène. Elle l’est aussi dans ses idées, et journellement les divisions sectionnelles vont en s’effaçant. Elle n’a d’ailleurs jamais été passionnée dans le cours de son histoire que par une question à la fois. Il y a cent vingt ans, c’était celle des rapports avec la mère patrie ; la guerre éclata et l’indépendance en sortit : puis ce fut le douloureux problème de l’esclavage, la guerre encore le résolut de telle sorte que personne n’a plus jeté de regards en arrière. Une paix profonde a régné depuis lors dans la grande république. Le socialisme n’est pas jusqu’à présent à l’état de question ouverte, et le protectionnisme, la question du libre monnayage de l’argent, peuvent bien diviser les esprits, ils ne sont pas capables d’armer les bras les uns contre les autres. Les grands courans de la vie économique moderne ont comme les eaux d’un diluvium nivelé tous les débris et presque jusqu’aux souvenirs du passé.

Au Mexique, au contraire, on aperçoit dans les monumens, les institutions, les usages, les idées comme des couches historiques superposées ; d’abord, la race des occupans primitifs du sol encore compacte et gardant ses mœurs antiques sous une surface de christianisme ; puis la conquête espagnole avec son caractère guerrier et son incomparable énergie administrative ; un puissant établissement ecclésiastique qu’on a démantelé en le dépouillant de son patrimoine et en détruisant les ordres religieux anciens, mais qui tient encore par la foi et par le culte l’âme de l’immense majorité du peuple ; enfin par-dessus tout cela, des courans d’idées joséphistes et révolutionnaires à la manière française qui ont inspiré les lois civiles et administratives et rappellent le mouvement libéral européen de 1820 à 1848. Cette complexité d’élémens historiques toujours vivans, ce chaos de questions dont aucune n’a été résolue définitivement, expliquent les interminables révolutions dont l’héritage pèse sur le Mexique contemporain.

Les Espagnols avaient été de merveilleux colonisateurs. Ils avaient su non-seulement conquérir, mais convertir au christianisme les populations variées de langue et de mœurs qui occupaient la partie centrale du Mexique et formaient des groupes très denses. Cette base d’opération assurée, ils s’étaient élancés dans les espaces à demi déserts du nord et ils avaient établi méthodiquement des presidios et des missiones à des distances énormes jusque dans la Californie. Si l’on compare la grandeur des résultats obtenus avec les difficultés matérielles qu’ils rencontraient et la faiblesse des moyens dont ils disposaient, on placera les Espagnols du XVIe et du XVIIe siècle au premier rang des colonisateurs. Des villes comme Mexico, Puebla, San-Luis de Potosi, Zacatecas, perdue à trois mille mètres d’altitude dans la région aride des mines d’argent, Guadalajara surtout, la merveille du pays, témoignent par leurs monumens imposans et la valeur artistique des écoles d’architecture et de peinture qui s’y sont développées, du génie créateur et de la puissance de leurs fondateurs[1]. Ce que les Français et les Anglais faisaient à cette époque au Canada, en Virginie et dans la Nouvelle-Angleterre ne saurait être comparé à leur œuvre.

Les Espagnols détruisirent à la longue l’effet de ces grandes qualités par leurs erreurs économiques. Les colonies n’étaient à leurs yeux que des champs d’exploitation pour la mère patrie. Les Anglais du XVIIe et du XVIIIe siècle ne pensaient, sans doute, pas autrement ; mais leurs colons avaient apporté avec eux assez des traditions et de la pratique du self-government local pour empêcher l’application de ces théories, tandis que, dans les colonies espagnoles, le prestige de la monarchie, représentée par ses vice-rois, sur des populations portées de longue date à la soumission, et la puissance administrative exercée par les intendentes et autres officiers royaux envoyés de Castille, permirent d’appliquer à la lettre les ordonnances du Conseil des Indes. Au Mexique en particulier, en dehors du travail des mines d’argent, les règlemens administratifs découragèrent toutes les industries qui auraient pu faire-concurrence à celles de l’Espagne. La culture de tous les produits qu’elle pouvait exporter, vignes, oliviers, tabac, safran, chanvre, fut interdite aux colons, qui demeurèrent ainsi privés des sources les plus fécondes de richesse.

Bâtisseurs à l’égal des Romains, les Espagnols n’eurent pas la prévoyance de créer comme eux un réseau de routes. Des sentiers à mulets leur suffisaient pour transporter le minerai d’argent, le seul produit auquel ils s’intéressaient. Sa valeur était telle qu’ils ne se préoccupaient pas de l’élévation des frais de transport.

Par suite de la même erreur économique, toutes les dignités civiles et ecclésiastiques étaient réservées aux Espagnols natifs ; les créoles étaient en réalité traités en suspects. Aussi le grand ébranlement causé dans le monde par la révolution française eut son contre-coup dans ces terres lointaines. Dès 1789, une fermentation sourde régna chez les créoles et les métis, et, quand, sous Charles IV et Ferdinand VII, la monarchie s’effondra, un mouvement insurrectionnel conduit par Hidalgo, le vieux curé de Dolorès, éclata avec le but avoué de donner l’indépendance au pays. Après quatorze ans de luttes, Iturbide, abandonnant la cause espagnole, assura son triomphe. L’incapable Ferdinand VII ne consentit pas à ce qu’un infant d’Espagne occupât le trône que le Mexique lui offrait. Le pays resta désorganisé et profondément divisé. Iturbide ne sut ou ne put jouer le rôle de Washington. Il prit Napoléon pour modèle, fut détrôné au bout d’un an et fusillé peu après. En 1825, toutes les personnes nées en Espagne furent expulsées, et ce fut dès lors une suite ininterrompue de pronunciamientos et de dictatures militaires. Au milieu de ces convulsions, en 1847, une petite armée américaine conduite par le général Scott pénétra jusqu’aux portes de Mexico par une marche aussi belle que la retraite des dix-mille. Malgré quelques traits de bravoure héroïque de la part des Mexicains, elle imposa au président Santa-Anna le traité de Guadalupe-Hidalgo (2 février 1848) par lequel le Texas, l’Arizona, le territoire indien actuel, le Nouveau-Mexique, l’Utah, le Nevada, la Nouvelle-Californie, c’est-à-dire près de la moitié de la République, furent annexés aux États-Unis moyennant quelques millions payés comme par dérision à ce malheureux gouvernement. Le patriotisme mexicain n’a pu encore se résigner à ce démembrement.

Dix ans après, la question religieuse vint se mêler aux discordes civiles et les envenimer encore. Dès le temps des Espagnols, le clergé s’était graduellement relâché. Les idées joséphistes et jansénistes l’avaient pénétré, et un de nos étonnemens a été de trouver dans la bibliothèque de Mexico, qui a été formée par les fonds des anciens couvens, plusieurs collections des Nouvelles ecclésiastiques, le fameux journal des jansénistes français. Il n’existait cependant point de conflit avec Rome ; car les souverains pontifes, au moment de la découverte du Nouveau-Monde, avaient accordé aux rois d’Espagne un droit de patronat qui leur donnait sur le temporel et presque sur le spirituel des droits auprès desquels les revendications gallicanes n’étaient rien. Le résultat n’en avait pas moins été déplorable pour les mœurs et l’instruction du clergé. Ses grandes richesses, le rapprochement, trop intime peut-être, qui s’établissait entre les frailes et les populations rurales, lui donnaient une influence considérable ; mais il avait perdu beaucoup de son empire sur les âmes dans les classes instruites. Sous l’influence des idées européennes, les frailes, c’est-à-dire les dominicains, les carmes, les franciscains, s’étaient vu retirer les cures dont ils étaient chargés et les antiques missions avaient été sécularisées dès 1794. Bien des membres de ces ordres prenaient part aux luttes des partis, et les opinions les plus avancées avaient même des représentans dans les couvens. En 1856, les biens ecclésiastiques, qui étaient très étendus, furent désamortis, c’est-à-dire mis en vente au profit de l’État. Le prétexte invoqué était la nécessité de payer la dette étrangère, mais le trésor en profita peu. Ces biens furent l’objet d’un vaste gaspillage et l’occasion de fortunes nouvelles. La petite et la moyenne propriété que l’on espérait établir par là ne se sont pas développées, et, comme la République désamortit aussi les biens des établissemens d’instruction et des hospices en se substituant à eux pour ces services, elle se trouve en dernière analyse avoir plus de charges qu’auparavant. Immédiatement après la promulgation de cette loi par le président Comonfort, la guerre civile, qui depuis 1810 était intermittente, reprit avec plus de fureur et dura dix ans.

Le parti conservateur avait cru qu’il pourrait relever le pays de l’anarchie et du désordre financier où il était tombé en profitant de l’intervention des trois puissances : la France, l’Angleterre, l’Espagne, qu’avait provoquée, en 1861, la suspension du paiement des intérêts de la dette extérieure. On sait comment les troupes espagnoles et anglaises se rembarquèrent, laissant seul le petit corps d’armée du général Lorencez s’avancer dans l’intérieur du pays jusqu’à ce qu’il éprouvât, devant Puebla, le 5 mai 1862, un échec réparé dès l’année suivante, mais dont l’orgueil fait oublier encore aux Mexicains toutes les tristes pages de leur histoire. Napoléon III pensa consolider les résultats de son intervention en relevant le trône d’Iturbide sur la tête de Maximilien. L’empire fut acclamé au premier moment dans tout le Mexique en vertu de ce sentiment favorable aux choses nouvelles qui existe chez les peuples fatigués par les révolutions. Puis Maximilien avait de sérieux appuis dans le clergé et la classe des grands propriétaires ; son prestige était fort grand sur les Indiens. Mais, généreux, artiste et libéral, ce malheureux prince ne pouvait avoir la brutale énergie nécessaire pour rétablir l’ordre dans une société violente comme celle-là et pour trancher les questions inextricables que les révolutions précédentes lui avait léguées. D’ailleurs, depuis que la république s’est établie aux États-Unis, qu’elle y a triomphé de la guerre de sécession et qu’elle s’est affermie par un siècle de succès, le sol américain est impropre à porter des monarchies. L’appui occulte, mais très efficace, que le gouvernement de Washington donna à Juarez et qui força Napoléon III à rappeler l’armée d’occupation, rendit impossible raffermissement de l’empire mexicain. L’odieuse exécution de Queretaro imposée à Juarez par son premier ministre Lerdo de Tejada fut comme une affirmation de la doctrine de Monroë jetée à la face de l’Europe. Juarez survécut peu à son triomphe. Son successeur, Lerdo de Tejada, voulut écraser le parti adverse, et, en 1873, il fit voter par le congrès les lois dites de Réforme par lesquelles l’Église fut absolument séparée de l’État. Le mariage était déclaré un contrat purement civil et les actes de l’état civil retirés au clergé ; le port du costume ecclésiastique et les cérémonies, extérieures du culte étaient interdits ; non-seulement les vœux monastiques n’étaient plus reconnus, mais toutes les congrégations religieuses étaient dissoutes ; l’enseignement et l’assistance des pauvres et des malades étaient laïcisés. Les sœurs de charité françaises furent chassées des hôpitaux et expulsées du territoire de la république. En un mot, c’est l’idéal du radicalisme européen qui a été réalisé dans un pays où les pratiques du culte tiennent dans les habitudes des populations une place plus grande que partout ailleurs. Cependant, Lerdo de Tejada se rendit si odieux même au parti libéral par son despotisme et par la dilapidation des finances qu’un nouveau pronunciamiento éclata en 1876 et porta au pouvoir Porfirio Diaz, le plus brillant général de Juarez. Depuis lors, il est resté le maître du pays. Il se fit remplacer à la présidence de 1880 à 1884 par une de ses créatures, le général Gonzalez, dont l’administration étroite et cupide le fit encore plus désirer. En 1884, il a repris la présidence et a modifié la constitution de manière à pouvoir s’y perpétuer par des réélections successives. En mai 1892, il a été réélu pour la quatrième fois avec la quasi-unanimité qui distingue les élections au Mexique.

Ce n’est pas seulement le caractère accidenté du pays et l’absence de voies de communication qui ont rendu possible une période de guerres civiles si longue qu’elle rappelle presque la guerre de cent ans ; c’est surtout la composition de la population.

Sur les 12 millions environ d’habitans du Mexique, on calcule que les personnes de race espagnole pure ou, pour mieux dire, qui reproduisent le type espagnol, ne sont pas au-delà de 1 million 1/2. La majeure partie, plus de 6 millions, appartient aux races autochtones, et, quoique leurs langues soient très différentes, on leur applique le nom générique d’Indios. Près de 4 millions d’individus sont des gens de sang mêlé, qui généralement parlent l’espagnol et qui, selon leur degré d’instruction et leur position de fortune, vivent soit comme des blancs, soit comme des Indiens. Du reste, cette classification n’a rien d’absolu. Des personnes ayant très peu de sang espagnol dans les veines sont, au point de vue des manières et du développement intellectuel, absolument les égales des Castillans les plus distingués. D’autre part, on trouve dans les villages d’Indiens des individus ayant le type européen très accusé et qui ne sont en rien supérieurs à leurs voisins. Au Mexique, plus que partout ailleurs, l’on se convainc que l’influence de la race à elle seule est au bout de quelques générations beaucoup moins énergique que celle de la religion, de l’éducation et de la manière de vivre. En réalité, les sangs ont été très mêlés. Les Indiens ont toujours été regardés comme une race noble et l’union de Cortez avec la belle doña Marina dès le début de la conquête donna l’exemple d’alliances qui ont été très multipliées. De son côté, l’Église ouvrit promptement l’accès du sacerdoce aux Indiens ; car ils ont toujours eu l’esprit très ouvert aux études. Au XVIe siècle, plusieurs descendans de l’aristocratie indigène entrèrent dans les ordres religieux, particulièrement chez les Jésuites. Actuellement, la grande majorité du clergé se recrute parmi les Indiens et les métis. Un certain nombre de familles espagnoles, plus ou moins fraîchement immigrées, ont conservé la pureté de leur sang. C’étaient elles qui, avant la désamortisation des biens d’Église, formaient exclusivement la classe des grands propriétaires. La vente des biens nationaux a introduit dans ses rangs des élémens nouveaux. Ces familles appartenaient généralement au parti conservateur : mais depuis la mort de Maximilien, elles ont été mises complètement à l’écart de la politique. Cette classification ne sort pas toutefois du cercle étroit que, à Mexico comme à Paris, on appelle la société et elle y reste même à l’état de nuance. Les Espagnols, et tout particulièrement le clergé, ont eu le grand mérite de ne pas laisser s’implanter les préjugés de race qui sont dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, la source de si graves difficultés. Même les gens qui ont du sang noir dans les veines, car, dans les terres chaudes du bord de l’Atlantique, on a importé au XVIIe et au XVIIIe siècle des noirs qui se sont mélangés aux populations indiennes, même ces métis-là ne sont l’objet d’aucune disqualification absolue, non-seulement au point de vue civil et politique, mais même au point de vue social. Le général Porfirio Diaz est dans ce cas, et cela n’a nui en rien ni à sa carrière ni même à son second mariage. Juarez était un Indien. L’archevêque actuel de Mexico, Mgr Alarcon, est presque un Indien pur sang. Il a succédé sans aucun hiatus à Mgr Labastida qui appartenait à une ancienne famille d’origine espagnole.

Les métis sont la classe dirigeante au Mexique depuis que le triomphe du parti libéral a rejeté hors de la vie politique le clergé et les grands propriétaires. L’expression est absolument juste pour le pays ; car les masses de la population indienne sont incapables de se diriger elles-mêmes. Dès 1810, les métis ont été les grands artisans des guerres civiles. Ceux qui ont reçu quelque instruction ne sauraient se contenter du sort des Indiens ; ils ont leur fortune à faire ; or l’idéal de vie que leur sang espagnol et indien leur inspire est tout l’opposé de ce type du peaceful and law-abiding citizen qui résume le cant des États-Unis contemporains. Les métiers d’art sont pour eux un pis-aller ; ils sont à peu près impropres au commerce et à l’industrie où, jusqu’à présent, les étrangers dominent exclusivement. Être prêtre, avocat, employé du gouvernement, fonctionnaire, officier, voilà l’idéal de tout Mexicain illustrado, c’est-à-dire sachant lire et écrire. Du temps des guerres civiles, les pronunciamientos leur offraient une carrière sans limites. Tout homme brave, — et ils ont toujours abondé au Mexique, — venait facilement à bout de lever dans son village une petite bande, et, à la condition de ne pas être fusillé du premier coup, de savoir changer à temps de parti, il devenait sûrement général. Presque tous les officiers étaient et sont encore des métis. Les Indiens leur fournissent des soldats avec une docilité due à la fois à l’instinct indestructible du sang, qui leur fait tout préférer au travail régulier de la terre ou des métiers, et à la survivance indélébile des plus anciennes conceptions sociales de la race.

Au fond, les Indiens en sont toujours aux mêmes idées qu’au temps de Montezuma : des caciques et des prêtres dans leur village, un empereur au sommet. Le grand mérite des Espagnols avait été de respecter cette constitution naturelle en l’améliorant : l’empereur de Mexico était représenté par le vice-roi, et, dans chaque pueblo, dans chaque mission, un curé ou des frailes remplaçaient les prêtres sanguinaires d’autrefois. Voilà pourquoi une si grande paix régnait au Mexique. Le brigandage était inconnu et des convois d’argent pouvaient circuler dans tout le pays sous la seule protection d’un pavillon royal. Quand le pouvoir suprême et indiscuté exercé au nom de la couronne d’Espagne eut disparu, quand les moines eurent été renfermés dans leurs couvens en attendant d’être chassés et qu’on eut essayé de remplacer cette constitution traditionnelle par une importation du droit administratif français et du droit constitutionnel américain, les Indiens perdirent leur assiette morale et furent à la merci de tout cabecilla audacieux qui levait une bande. Il trouvait toujours des individus prêts à le suivre et à lui obéir aveuglément jusqu’au jour où il était vaincu ; ses hommes passaient alors immédiatement et sans difficulté du côté du vainqueur.

De 1810 à l’avènement de Porfirio Diaz, le Mexique s’est trouvé ainsi livré à la guerre civile d’une manière intermittente et au brigandage d’une manière continue. Après tout, les bandes de brigands ne faisaient-elles pas la guerre, seulement sur une plus petite échelle que les héros de pronunciamientos ?

L’histoire du Mexique, pendant ces soixante-dix ans, devrait être écrite par la main du bourreau, comme le disait Voltaire de l’histoire d’Angleterre sous les Tudors et les Stuarts. Presque tous les hommes marquans sont morts fusillés et les victimes obscures ont été innombrables. Les confiscations des biens des particuliers et les banqueroutes publiques ont abaissé le niveau de la probité. Cependant quelque chose du caractère chevaleresque des Castillans s’est conservé dans le fond de la nation : même dans les plus mauvais jours, des traits héroïques de courage guerrier, d’admirables exemples de fidélité et de dignité dans la défaite, ont été le rachat des bassesses, des trahisons et des cruautés qui sont inséparables des guerres civiles.

Les ruines matérielles avaient été non moins grandes. L’agriculture avait été négligée. Les pillages d’haciendas, les vols de bestiaux, les rançons exorbitantes exigées des propriétaires arrêtés avaient empêché toute amélioration. Un grand propriétaire de Mexico nous disait que, de 1857 à 1866, il n’avait pu mettre une seule fois les pieds dans ses terres situées dans l’état voisin de Morelos, et que, pendant ce temps, les bandes lui avaient enlevé plus de 12,000 têtes de bétail. Le nombre des représentans de la race chevaline avait, pendant ce temps, diminué considérablement et son sang, tiré de l’Andalous, est resté notablement abaissé. Beaucoup de mines exploitées par les Espagnols avaient été abandonnées. Aucune industrie ne s’était développée : nul travail d’utilité publique n’avait été exécuté. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner de la lenteur de l’accroissement de la population. De Humboldt, en 1810, l’évaluait à 6,800,000 âmes ; en 1883, un voyageur belge fort sérieux, M. Leclercq, ne la portait pas à plus de 10 millions. Le contraste ne peut pas être plus grand avec les États-Unis, dont, pendant le même temps, la population a sextuplé.


II

Ce passé explique la manière dont Porfirio Diaz gouverne et le sentiment de profonde satisfaction qui domine les rancunes des partis et assure la perpétuité de sa dictature.

Un pouvoir absolu est seul possible dans une société pareille ; car seul il est capable d’inspirer le respect aux Indiens et la crainte aux élémens turbulens qui y abondent. Nous avons dit les raisons pour lesquelles une monarchie régulière est impossible ; mais la dictature militaire s’accommode très bien de la forme républicaine, et Porfirio Diaz s’entend à merveille à respecter les formes. En le voyant ouvrir la session du congrès et saluer respectueusement les membres des deux chambres, qui restaient solennellement assis, mais qui tous tremblaient intérieurement devant lui, il nous semblait, si parva magnis componere licet, voir Tibère, au sénat, faisant modestement un discours à ses collègues ! Pour être plus modernes, nous dirons que Porfirio Diaz gouverne comme Bonaparte après le 18 brumaire. Il en a le génie, disent ses panégyristes ; seulement le cadre est différent, ils en conviennent.

La constitution mexicaine est très remarquable sur le papier. Elle a été copiée sur celle des États-Unis avec quelques modifications fort intéressantes pour les amateurs de droit public comparé. Un professeur de l’école de droit de Guadalajara, M. Mariano Coronado, en a fait un commentaire qui a sa place marquée dans toutes les bibliothèques de jurisprudence ; mais, en fait, les élections à tous les degrés, qui se font d’ailleurs au suffrage universel le plus étendu, ne sont qu’un simulacre destiné à enregistrer les choix du maître.

Le parti libéral, en 1825, brisa l’unité du pays en constituant chaque province en un État, ayant tout un mécanisme gouvernemental modelé sur celui des États de l’Union américaine. Au-dessus d’eux s’élève la fédération, ayant pour organes un président de la république et un congrès national, composé de deux chambres. La République mexicaine se trouve aujourd’hui composée de vingt-sept États, du district fédéral et de deux territoires. Lorsque le pouvoir central était faible, ces États étaient autant de centres de pronunciamientos ; mais, comme ils ne sont que des expressions géographiques et n’ont pas une base historique, ils n’ont en réalité aucune autonomie quand le président qui siège à Mexico est un homme énergique. Déjà plusieurs fois leur nombre et leurs limites ont été remaniés arbitrairement.

Aux États-Unis, deux grands partis se font équilibre et les gouvernemens locaux sont à peu près également partagés entre eux. Au Mexique, pas un seul État n’est gouverné par un parti opposé au président. Les gouverneurs sont censés élus par le peuple ; en fait, ils sont désignés par le président et le nom de ses candidats sort invariablement des urnes. Chaque gouverneur, à la condition de soutenir à tout prix le président, est à peu près maître de faire ce qu’il veut dans son État. Il n’est pas plus gêné par son congrès local et par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, inscrite en tête de la constitution particulière de l’État, que Porfirio Diaz ne l’est par le congrès siégeant à Mexico. Les gouverneurs actuels sont presque tous des généraux, ses compagnons d’armes, mutilés des guerres civiles qui lui sont aveuglément dévoués. Les hommes qui avaient marqué autrefois dans le parti libéral, même ceux qui en 1876 avaient contribué à porter Porfirio Diaz à la présidence, ont été mis à l’écart. Tout semblant d’opposition dans les chambres est sévèrement réprimé. Dans la session 1891-1892, le congrès discutait une loi introduisant le divorce : le maître en avait autorisé la présentation ; quelque temps après, pour des motifs de politique électorale, il lui convint de la mettre de côté ; les députés qui l’avaient proposée en demandèrent eux-mêmes l’ajournement ! Les journaux sont muselés ou subventionnés. Un amendement constitutionnel a retiré, en 1883, la connaissance des délits de presse au jury, pour les transférer aux magistrats ordinaires qui sont absolument dans la dépendance du pouvoir central. La prison préventive est rigoureusement appliquée en pareil cas, et de temps à autre, à son réveil, Mexico apprend que deux ou trois journalistes, un peu trop spirituels, ont été emprisonnés dans la nuit. Les feuilles indépendantes, — il y en a encore quelques-unes, — ne se distinguent des feuilles payées que parce qu’elles s’abstiennent de flatteries serviles.

Comme Bonaparte pendant les années du consulat, Porfirio Diaz supprime ceux qui lui font ombrage. Plusieurs de ses amis, devenus indiscrets, ont été engagés à voyagera l’étranger. Quant à ses adversaires, à peine sont-ils soupçonnés, qu’ils sont arrêtés. Presque toujours ils ont le malheur de chercher à s’échapper, ce qui, selon les règlemens militaires mexicains, oblige le chef de l’escorte à les faire fusiller sur place, sans jugement. Il fait son rapport, et tout est dit.

Après avoir étouffé toute velléité de pronunciamiento, Porfirio Diaz s’est occupé des bandits. Par ses ordres, les gouverneurs des États les ont exterminés, et aujourd’hui il n’y a guère davantage de pillages d’haciendas ou de diligences qu’en Europe. L’on pourrait très bien, n’était l’usage universel, se dispenser de porter un revolver à la ceinture ; on n’a plus que rarement l’occasion de le décharger. Les trains circulent maintenant sans escorte militaire. Il n’y a que la ligne de Mexico à la Vera-Cruz par où passent les envois de piastres pour l’Europe et où, à cause des abîmes que la voie côtoie, un déraillement aurait des conséquences effroyables, sur laquelle on ait encore la précaution de mettre en tête du train une cinquantaine d’hommes. Mais comme les soldats sont de pauvres Indiens enrôlés par une presse semblable à celle dont on usait jadis en Angleterre pour recruter les équipages des vaisseaux de Sa Majesté, et qu’aux stations intermédiaires ils risqueraient fort de prendre la clé des champs, les officiers gardent dans leur poche, pendant toute la durée du trajet, la clé du wagon où ils sont renfermés. Si les brigands faisaient dérailler le train, on ne voit pas trop ce que deviendrait la pauvre escorte ; mais il n’y a plus de brigands au Mexique. La statistique officielle fait, en effet, ressortir avec orgueil, que le nombre des condamnations pénales augmente chaque année, et que la population des prisons a doublé depuis dix ans. Ne souriez pas : rien n’est plus rassurant pour les honnêtes gens. Ce n’est point la criminalité qui a augmenté, ce sont les malfaiteurs, qui auparavant couraient librement le pays, dont le nombre diminue heureusement.

En même temps qu’il assurait au pays le bienfait de la sécurité matérielle qu’apprécient seulement à sa valeur ceux qui en ont été privés, Porfirio Diaz a remis l’ordre dans les administrations publiques. Il a imposé une probité rigoureuse, au moins à tous les employés inférieurs. Ce n’est pas à dire que les grandes affaires se traitent autrement que dans toute l’Amérique du Sud ou aux États-Unis. Les contratistas, comme on appelle ceux qui passent des marchés, soit avec le gouvernement de la république, soit avec ceux des États particuliers, sont un facteur politico-financier important ; mais c’est déjà beaucoup que la régularité et la correction assurées à l’expédition des affaires courantes.

Le Bonaparte mexicain n’a pas encore conclu de concordat. C’est la seule chose que le parti auquel il doit son arrivée au pouvoir ne lui laisserait pas faire. Aucune des lois dites de réforme n’a été rapportée ; mais, en pratique, la guerre aux curés a à peu près cessé. En décembre 1891, quelques vieux moines ont bien été arrêtés à Puebla, sous prétexte qu’ils reconstituaient une congrégation dissoute ; un peu auparavant, deux jésuites avaient été condamnés à la prison pour un sermon jugé séditieux par un alcade de campagne ; mais, en même temps, ces mêmes jésuites ont deux collèges florissans ; les dames françaises du Sacré-Cœur ont trois couvens à Mexico, à Guanajuato, à San-Luis de Potosi. Cette tolérance dépend du bon plaisir du maître ; mais, comme sa femme fait élever ses filles dans un de ces couvens, on peut espérer que ce bon plaisir durera. Enfin, au grand scandale des feuilles avancées, le ministre des affaires étrangères, don Ignacio Mariscal, a, à titre de vieil ami, assisté au sacre du nouvel archevêque de Mexico, en février 1892. Ce sont là des détails puérils, mais ils ont là-bas une grande importance, et, à les entendre discuter, on se croirait sur les bords du Tibre ou dans une sous-préfecture française.

Malgré cela la religion se relève peu à peu de ses ruines. Sous une persécution extérieure, qui à certaines heures a été fort dure, elle a au moins conquis la liberté intérieure.

Le clergé, dépouillé de tout son patrimoine, est pauvre dans la plupart des diocèses. Il se recrute insuffisamment, si bien que les évêques de ce pays, où jadis les moines abondèrent, sont obligés d’aller chercher des prêtres en Espagne. Il n’y a en effet plus guère d’intérêt humain à devenir curé ; en revanche, le niveau de la moralité et de l’instruction se relève d’année en année dans le clergé. Avec les vieilles immunités des couvens, les grands abus d’autrefois ont disparu et les congrégations religieuses qui se reforment, avec des procédés légaux semblables à ceux usités en France et en Italie, ne sont plus que d’utiles et modestes auxiliaires des évêques. Ceux-ci sont, depuis 1857, nommés en toute liberté par le pape ; la constitution ne reconnaissant plus l’Église catholique, les pouvoirs civils sont censés ne pas connaître son existence. En 1863, Pie IX créa de son propre chef plusieurs évêchés et, en 1891, Léon XIII a érigé cinq nouveaux sièges et modifié les circonscriptions des provinces ecclésiastiques, sans que le gouvernement s’en soit occupé. Maintenant le nombre des sièges épiscopaux est le double de ce qu’il était en 1857. Les évêques actuels sont tous exemplaires. Quelques-uns sont des hommes de talent. L’évêque de San-Luis de Potosi, Mgr Montes de Oca, a une éloquence et une largeur de vues qui, en Europe, lui assureraient une réputation universelle. Dans son séminaire, les aspirans à la prêtrise apprennent l’anglais, et, à propos des grandes cérémonies religieuses, des invitations commencent à être échangées entre l’épiscopat mexicain et l’épiscopat des États-Unis. Ces rapprochemens sont l’indice d’une profonde transformation dans les idées du clergé et ils peuvent être très féconds pour l’avenir de la religion.

Pratiquement, la question des biens ecclésiastiques n’est plus guère soulevée. Mgr Labastida, qui avait été le véritable auteur de l’élévation au trône de Maximilien, s’était rapproché de Porfirio Diaz, dans les dernières années de sa vie, et il a, avec beaucoup de sagesse, facilité les compositions, c’est-à-dire les arrangemens qui au point de vue de la conscience légitiment la possession des acquéreurs. C’est tort heureux ; car si l’ancien parti catholique et conservateur n’existe plus comme facteur politique, il n’en demeure pas moins un élément social considérable, et aucun gouvernement ne pourra s’asseoir définitivement en l’ayant contre lui.


III

Ces résultats, Porfirio Diaz les a obtenus par l’armée et parce qu’il sait la tenir toujours en main. Dans un pays pareil, l’armée est le premier élément de la constitution sociale. On la voit, on la sent partout, tandis qu’aux États-Unis on n’en entend jamais parler, si ce n’est dans le voisinage des postes qui surveillent les restes des tribus indiennes.

Dès son avènement, Porfirio Diaz a organisé un corps de gendarmerie rurale, qui dépend exclusivement de lui et est chargé de donner la chasse aux bandits dans toute l’étendue du territoire de la république. Il ne fallait pas compter pour cela sur les milices locales que les États particuliers peuvent entretenir. En fait, ils n’en ont pas ; les autorités municipales ont seulement un luxe de sergens de ville qui rappelle celui des villes françaises et italiennes. La gendarmerie rurale est recrutée parmi les plus hardis cavaliers du pays, d’aucuns disent parmi d’anciens bandits. Tout vêtus de cuir, avec des ornemens d’argent, merveilleusement montés et armés, les charros, c’est le nom qu’on leur donne, sont devenus très vite populaires. Dans les revues, ils forment de magnifiques escadrons, toujours chaleureusement acclamés.

Quant à l’armée proprement dite, elle est organisée sur le modèle de la nôtre ; mais ses uniformes voyans et la démarche des hommes la font plutôt ressembler à l’armée italienne. Elle compte environ 40,000 hommes, sur lesquels la proportion des officiers, des colonels et même des généraux est fort élevée. Nous sommes, en effet, en pleines cosas de España. Le cadre de l’état-major-général est en réalité celui des anciennes bandes qui ont fait la guerre de l’intervention et le pronunciamiento d’où est sortie la dictature actuelle. C’est dire qu’il est recruté presque exclusivement parmi les métis et ne jouit que d’une bien petite considération. Le président se préoccupe de remédier à cet état de choses. L’école militaire établie à Chapultepec, dans l’ancien palais de Montezuma et de Maximilien, a été réorganisée sur le modèle de Saint-Cyr. Les études commencent à y être sérieuses, et dans ces dernières années, quelques jeunes gens appartenant aux bonnes familles du pays y sont entrés avec la pensée de faire dans l’armée une carrière régulière. C’est peut-être le symptôme le plus significatif de l’assiette que prend la société, de la confiance qu’elle a dans l’avenir.

Quant aux soldats, ils se recrutent dans la partie la plus infime de la population. Le service militaire obligatoire et la conscription existent en principe ; mais, malgré l’égalité des droits proclamée par la constitution, toute personne bien vêtue, ce qu’on appelle une gente décente, en est exempte. On remplit les rangs des régimens avec les pauvres Indiens qu’on attrape dans les villages, qu’on recueille dans les prisons municipales où la police jette par troupes les ivrognes et les tapageurs nocturnes. Aussi un nombre d’officiers considérable est nécessaire pour encadrer de pareilles troupes. Les soldats ne sortent jamais de leurs casernes, si ce n’est pour leur service et sous le commandement de leurs officiers. On craint trop qu’ils ne désertent. Comme compensation à cette réclusion, on laisse le soir leurs femmes ou leurs amies entrer dans la caserne, et on les en fait sortir le lendemain à la première heure.

C’est sur cette armée-là que Porfirio Diaz doit compter uniquement pour réprimer les conspirations, les mouvemens révolutionnaires toujours menaçans ; car, comme sous tout gouvernement et plus encore avec un gouvernement de cette sorte, les mécontens sont nombreux. Il suffirait d’un moment de faiblesse de sa part pour que les révolutions recommençassent. Un pareil instrument ne vaut que par la main qui le tient.

Telle qu’elle est, l’armée coûte cher au Mexique. Dans les comptes de l’exercice financier 1890-1891, sur un total de 190,975,000 francs de dépenses ordinaires, le ministère de la guerre figure pour 64 millions. Avec le chiffre élevé des intérêts à payer pour le service de la dette extérieure, environ 60 millions de francs, c’est la plaie du budget mexicain, la source d’un déficit constant et la menace de nouvelles complications.

Porfirio Diaz s’est trouvé aux prises avec une situation financière fort difficile et qu’il a d’abord améliorée sensiblement.

Comme tous les États de l’Amérique espagnole, le Mexique s’était grandement endetté dès le commencement de son indépendance. Son histoire financière est à chaque instant marquée par des capitalisations d’intérêts et des banqueroutes partielles. Les malheureux capitalistes français, qui avaient souscrit à l’emprunt de Maximilien en 1864, y ont perdu sans retour des centaines de millions. Quant aux créanciers anglais qui avaient prêté en diverses fois, à partir de 1823, un capital nominal de 22,341,000 livres sterling et qui depuis longtemps ne touchaient plus d’intérêts, leurs réclamations incessantes enlevaient tout crédit au Mexique. Le nouveau président réussit à faire avec eux un concordat, par lequel ce capital a été réduit à 13,991,775 livres sterling de nouveaux titres portant intérêt à 3 pour 100. L’intérêt est payé régulièrement par la Banque nationale du Mexique, qui a une délégation sur les produits de la douane de Vera-Cruz. Ce fonds est coté en ce moment à Mexico à 35 pour 100.

Encouragé par ce premier succès, le gouvernement mexicain a contracté en 1888 et en 1890 avec la maison Bleichrœder un emprunt de 16 millions et demi de livres sterling, en rente 6 pour 100, payables en or, à Londres. Une bonne partie de cet emprunt a servi à convertir le fonds 3 pour 100 dont nous venons de parler, le gouvernement mexicain en recevant les titres à 40 pour 100 de leur valeur nominale en paiement des versemens à faire. Le reste de l’emprunt a été employé à combler les déficits des budgets et à payer des subventions aux chemins de fer[2]. Émis à 85 dans le public, le 6 pour 100 mexicain a un moment, en 1890, touché le pair ; il oscille aujourd’hui entre 80 et 83. Il n’y a donc pas à regretter que ce fonds soit à peu près exclusivement entre les mains des capitalistes hollandais, allemands, anglais, et qu’il n’ait pas pénétré en France. Les Mexicains eux-mêmes possèdent fort peu de leurs fonds nationaux. Nous ne voulons pas croire que ce soit par défiance : c’est sans doute plutôt parce qu’ils peuvent placer leurs capitaux plus lucrativement en hypothèques, en acquisitions foncières, en escomptes commerciaux.

Malheureusement, la charge de la dette mexicaine va en s’accroissant par suite de la nécessité où le gouvernement est de se procurer des remises sur Londres, à un change qui est d’autant plus élevé que l’argent est plus déprécié par rapport à l’or. La piastre mexicaine, qui au pair vaudrait 5 fr. 43, ne vaut plus actuellement sur les marchés européens que 3 fr. 40. À Mexico, le change est de 3,27 à 3,30 sur Paris. Il en résulte, il est vrai, une prime de même valeur pour les producteurs de sucres, de cafés, de bois de teintures, qui ont à exporter des marchandises et qui placent leurs traites avec un grand bénéfice. Malgré cet encouragement donné aux exportations nationales, à la conférence monétaire de Bruxelles, le représentant du Mexique, M. Casasus, qui est un économiste distingué, a déployé les plus grands efforts pour soutenir la cause de la remonétisation libre du métal blanc. Mais il y a une force des choses plus forte que tous les argumens, et la conférence de Bruxelles s’est ajournée sans avoir rien fait, comme l’avait indiqué à l’avance notre éminent collaborateur, M. Cucheval-Clarigny. Chaque année, la perte au change est pour le trésor mexicain d’une dizaine de millions.

Ajoutez à cela que les augmentations du tarif douanier, qui est la principale ressource fiscale du pays en raison de son état économique et de sa constitution sociale, ne suffisent pas à équilibrer les recettes aux dépenses ; elles se retournent même contre le but qu’on s’était proposé et donnent des rendemens moins élevés. En 1891, la sécheresse qui a sévi sur tous les hauts plateaux et a détruit les récoltes d’orge, de maïs, de haricots, base de l’alimentation des classes populaires, a amené une disette qui a causé un grave déficit dans les recettes. Dans l’exposé que M. Romero, le ministre des finances, a fait au congrès national, en décembre 1892, il évalue le déficit de l’année fiscale 1892-1893 à Zi6 millions de francs environ, et, quoiqu’il propose de nouveaux impôts jusqu’à concurrence de 19 millions, son budget pour 1893-1894 prévoit encore un déficit de 15 millions. Il faut savoir gré à M. Romero de la franchise avec laquelle il a exposé la situation, au lieu de la dissimuler, comme on le faisait auparavant. Il demande de nouvelles ressources à des impôts sur les assurances et les successions, et il a abaissé les taxes sur quelques articles du tarif douanier qui par leur exagération nuisaient aux recettes. La situation financière reste malgré tout le point noir du Mexique. La question est de savoir si les chemins de fer, qui sont la grande œuvre du président, développeront assez rapidement les forces agricoles, commerciales et industrielles du pays, pour que l’accroissement de la richesse générale lui permette de supporter sa dette sans faire une nouvelle banqueroute. Il faut espérer que cette épreuve lui sera épargnée, car son régime monétaire est excellent ; jamais il n’a eu recours au papier-monnaie. Les banques, qui émettent des billets, le font dans des conditions de grande sagesse. Le billet de banque est une monnaie qui s’envoie par la poste et entraîne bien moins de risques que le transport de lourds sacs de piastres : voilà pourquoi il s’est acclimaté dans ces dernières années ; mais ce n’a pas été un expédient financier, et il est toujours couvert par des réserves métalliques plus que suffisantes. Les États particuliers jouissent d’une autonomie financière presque absolue. Ils peuvent emprunter librement, mais jusqu’ici, quelques-uns seulement ont usé de cette faculté. Le Mexique est donc dans une situation bien supérieure à celle des républiques de l’Amérique du Sud, et ses amis, ses créanciers, peuvent nourrir l’espérance qu’avec une grande sagesse gouvernementale, ses progrès économiques consolideront sa situation financière.


IV

Par suite de ses longues révolutions, le Mexique était encore, il y a dix ans, au point de vue des communications, du commerce et de l’industrie, ce que l’Espagne était au XVIIIe siècle. L’intervention française, le règne trop court de Maximilien, firent pénétrer quelques idées de progrès. Des plans de travaux publics furent ébauchés, et le chemin de fer de la Vera-Cruz fut commencé. Il ne devait être terminé qu’en 1873. La catastrophe qui termina l’intervention put bien retarder le progrès : elle n’empêcha pas les Mexicains de le connaître et de le souhaiter. Le grand mérite de Porfirio Diaz est de s’y être donné tout entier et de s’être rendu compte que les chemins de fer seuls pouvaient civiliser sa patrie.

Aujourd’hui, le Mexique a près de 11,000 kilomètres de chemins de fer. Trois lignes relient la capitale aux États-Unis, en parcourant dans toute sa longueur l’immense plateau qui va de Santa-Fé dans le Nouveau-Mexique à l’isthme de Panama, et qui s’étend aux pieds de la Sierra-Madre à une altitude moyenne de 2,000 à 3,000 mètres. Une succession de cols au milieu de cirques de montagnes a rendu relativement facile l’établissement de ces voies longitudinales. Elles font franchir en soixante heures le grand désert du Nord, que l’on mettait autrefois un mois à traverser avec beaucoup de souffrances et même de périls. Ce sont le Central ferrocarril, qui n’a pas moins de 1,797 kilomètres d’El-Paso-del-Norte à Mexico, l’International, qui va de Mexico à Eagle-Pass en empruntant jusqu’à Torreon la voie du Central, le National mexicano, ligne à voie étroite (0,914) de 1,348 kilomètres qui relie Mexico à la Nouvelle-Orléans, à Saint-Louis et à New-York, en passant par San-Luis de Potosi, Monterey et Laredo. On peut, par cette voie, aller de Mexico à New-York en cinq jours et cinq nuits. Au nord, une ligne, qui traverse la Sonora et va aboutir au port de Guaymas, sur le Pacifique, met en communication une partie très riche de ce territoire avec le système du Texas and Pacific Railway, un des plus importans chemins de fer des États-Unis.

Plusieurs lignes transversales descendent le formidable escarpement qui sépare le plateau central des plaines basses où règnent les riches cultures tropicales, où poussent les puissantes forêts de bois d’ébénisterie. Mexico, San-Luis de Potosi, Monterey, sont ainsi en communication avec la Vera-Cruz et avec le port de Tampico qui est appelé, dit-on, à la supplanter à cause de sa proximité plus grande de la Nouvelle-Orléans et surtout parce qu’il est moins exposé à la fièvre jaune. Avant tout, le Mexique devait s’ouvrir des fenêtres sur l’Europe ; maintenant il veut relier les deux océans. On construit actuellement un chemin de fer de Mexico à Tehuantepec sur le Pacifique, qui traversera les parties les plus belles du pays. Il continuera la ligne de la Vera-Cruz, et sera pour les voyageurs allant d’Europe en Australie la voie la plus économique et la plus agréable. Avec ses embranchemens latéraux, cette ligne reliera à la capitale les grands États du Sud, Guerrero, Oajaca, Chiapas, qui sont restés jusqu’ici fort arriérés. Plus tard elle rejoindra les lignes de la péninsule du Yucatan, qui est la partie la plus riche de la république.

Le gouvernement fédéral a dépensé des sommes considérables pour créer ce premier réseau. Les États, — c’est le bon côté de la décentralisation, — s’occupent maintenant avec activité de faire construire les lignes secondaires qui assureront le trafic du réseau central et soumettront tout le pays à l’action civilisatrice de la locomotive.

Plus encore qu’ailleurs les chemins de fer opèrent une véritable révolution économique. Le Mexique n’a pas en effet de cours d’eau navigables, et le relief de son territoire est tel que les canaux à écluses y sont impossibles. Dans un territoire aussi accidenté, les routes terrestres ne pourront jamais être des artères commodes et sûres. Au contraire, les voies ferrées franchissent rapidement des barrières qui jadis arrêtaient longtemps les caravanes. Le fil télégraphique, qui partout les côtoie, assure leur sécurité et double leur efficacité commerciale.

Déjà toutes les relations économiques ont été modifiées. Les marchandises circulent relativement à peu de frais sur les rails et le mouvement commercial extérieur depuis vingt ans a doublé. Les risques du transport des marchandises et des espèces étant très diminués, le change dans l’intérieur du pays n’atteint plus les taux exorbitans qu’il avait autrefois. Il est entre Mexico et les villes situées sur les chemins de fer de 1 à 1/2 pour 100 ; il reste à 6 pour 100 sur San-Cristobal, que la voie ferrée n’a pas encore atteint. Les manufactures, les usines ne se sont pas développées aussi promptement qu’on l’espérait ; mais il y a huit ans à peine que le Central ferrocarril a été ouvert dans toute sa longueur. Sans chemins de fer, les manufactures ne sont pas possibles ; il faut encore autre chose pour les créer.

Jusqu’ici les chemins de fer ont surtout servi à l’accroissement de Mexico, qui, avec les petites villes de sa banlieue, a environ 440,000 âmes. Comme toutes les capitales modernes, elle attire à elle le meilleur des forces du pays. Des villes de province, qui devaient leur mouvement au commerce d’entrepôt, voient décliner cet élément de prospérité et doivent attendre que la production manufacturière se développe dans leur rayon.

Les chemins de fer sont la grande garantie de la sécurité publique et même de la stabilité gouvernementale, autant qu’elle est possible au Mexique. Un pronunciamiento est devenu presque impossible depuis que le chef du gouvernement peut, en trois jours au plus, porter des troupes fidèles sur le point où il aurait éclaté. Pendant l’été de 1891, un chef de bande, Catarina Garza, a tenu la campagne sur la frontière américaine ; mais il a constamment été obligé d’opérer dans le désert qui s’étend entre les voies ferrées du nord, ce qui l’a réduit à l’impuissance. Il n’a jamais pu approcher d’une ville parce que toujours il trouvait en lace de lui des forces très supérieures. Pour qu’un prominciamiento réussît aujourd’hui, il faudrait que le président ne se défendît pas ; or, Porfirio Diaz n’est pas de ce caractère. Mais il mourra un jour, et sa fin peut être hâtée par un assassinat ; après lui, tout sera remis en question et nous retomberons dans le chaos, disent les gens du pays. C’est tort possible, mais la crise sera de courte durée. Quinze ans de paix ont donné à la nouvelle génération l’horreur du désordre au milieu duquel les pères avaient fini par s’habituer à vivre, et ce sentiment général assurerait promptement le triomphe du chef militaire le plus énergique. Les chemins de fer rendent impossible la prolongation indéfinie de l’anarchie, et d’ailleurs les importans intérêts que les Américains ont au Mexique les engageraient à y mettre fin eux-mêmes au besoin.


V

Porfirio Diaz a compris que le Mexique ne pouvait se développer et même vivre qu’en entrant résolument dans la voie des progrès économiques, et que la prompte construction d’un réseau de chemins de fer en était la première condition. Après l’échec de l’intervention française, il ne pouvait s’adresser directement aux capitalistes européens : force était donc de se retourner du côté des États-Unis. Juarez et Lerdo de Tejada, quoiqu’ils dussent leur succès au gouvernement de Washington, dans leur patriotisme étroit et ombrageux, n’avaient pas voulu relier le Mexique aux États-Unis. Porfirio Diaz a passé outre, quelles que dussent en être, au moins momentanément, les conséquences politiques et économiques.

Les chemins de fer mexicains ont été construits en réalité avec des capitaux belges, allemands, hollandais, anglais, et c’est sur les marchés de ces pays que leurs actions ont été placées. Les États-Unis n’ont pas, en effet, encore assez de capitaux pour en exporter au dehors ; mais les compagnies ont été organisées à Boston et à Londres par des Américains qui, comme directeurs et comme entrepreneurs des travaux, en ont retiré les premiers et les plus larges profits.

Le grand accroissement du mouvement commercial s’est fait presque exclusivement avec les États-Unis. En 1877-1878, les exportations du Mexique étaient seulement de 6,701,061 piastres. En 1885-1886, année qui a suivi l’ouverture du chemin de fer du Nord, elles sont montées à 43,647,717 piastres ; en 1891-1892, elles ont été de 75,467,714 piastres, sur lesquelles les exportations aux États-Unis figurent pour 49,932,664 piastres, soit les deux tiers. L’Angleterre, où les coupons de la dette sont payables, ce qui donné un grand avantage à créer des lettres de change par l’exportation de marchandises ou à faire des envois d’or et d’argent à Londres, reçoit pour une valeur de 15,267,955 piastres. À l’importation, les États-Unis figurent pour plus de la moitié et l’Angleterre pour un sixième. Le reste du mouvement commercial se partage entre les autres États européens. De plus en plus les minerais d’argent mélangés de plomb qu’on extrait des mines mexicaines vont aux États-Unis pour être fondus. Ce sont les États-Unis qui fournissent au Mexique presque toutes les machines et le fer nécessaire à sa consommation ainsi que la plus grande partie du coton employée dans ses filatures. C’est encore à son voisin du nord que le Mexique a demandé, pendant la disette de l’an dernier, le maïs nécessaire pour nourrir sa population. Depuis l’ouverture des chemins de fer, les bois d’œuvre des États-Unis arrivent à meilleur marché sur le plateau central que les bois des terres basses, qui seraient grevés d’énormes frais de transport.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour voir combien les deux pays sont dépendans l’un de l’autre. Les chemins de fer ont détruit l’obstacle que le désert du nord opposait aux communications entre les hommes non moins qu’aux transports des marchandises. Le parti républicain, qui a été au pouvoir jusqu’ici à Washington, n’a pas voulu se prêter à un traité de commerce à tarif conventionnel avec le Mexique ; mais des arrangemens douaniers spéciaux ont facilité les échanges entre les deux pays. Pour peu que le tarif américain soit abaissé pendant la présidence de M. Cleveland, ces relations prendront un grand essor. Déjà les armateurs de la Nouvelle-Orléans et de Galveston se préparent à de grands efforts dans la direction de Tampico et de la Vera-Cruz, car ces ports, étant devenus les têtes de ligne de chemins de fer, vont prendre beaucoup plus d’importance commerciale.

Jusqu’à présent, ce sont les Américains qui usent le plus des chemins de fer mexicains. Ils parcourent le pays recherchant de grandes haciendas à acquérir et à mettre en sociétés par actions, mais surtout des exploitations minières à remonter au point de vue technique. Dans toutes les villes, ils organisent les tramways, l’éclairage électrique, les téléphones. Ils vont bientôt créer des hôtels fort nécessaires ; car le contraste avec les Pullman cars rend encore plus pénibles au voyageur qui en descend la saleté et la cherté des auberges indigènes. Les Américains ont installé le long des voies ferrées la grande entreprise télégraphique appelée Western union, qui fonctionne parallèlement avec le télégraphe fédéral. La Wells Fargo and C°, qui transporte d’un point à l’autre du monde en les assurant les objets de toute dimension, depuis un mouchoir de batiste jusqu’à une statue de marbre, a un bureau ouvert dans toutes les gares du pays, même au milieu des déserts les plus sauvages. Les grandes compagnies américaines d’assurances sur la vie, l’Equitable, la New-York, la Mutual, commencent à faire assez d’opérations à Mexico et dans les grandes villes[3].

Comme les directeurs et les employés supérieurs de toutes ces entreprises sont des Américains et que la civilisation matérielle si longtemps attendue arrive par eux, tout se tourne de leur côté. Les boutiquiers s’efforcent de parler anglais ; les élégans de Mexico singent les manières yankees et boivent du wisky dans les bar-rooms américains établis partout dans la ville. Dans la société, les femmes abandonnent le costume castillan pour les modes européennes, et quelques jeunes filles, plus hardies que leurs compagnes, se hasardent à sortir seules dans les rues. La municipalité, il y a deux ans, a supprimé tous les anciens noms des rues pour les remplacer par un système de rues et d’avenues numérotées à l’imitation de New-York, qui déroute singulièrement les habitans ; la plupart en effet ne sont pas en état de lire des numéros à trois chiffres. Les jeunes gens des familles riches vont de plus en plus faire leurs études dans les collèges et les écoles des États-Unis ; car la connaissance de l’anglais devient véritablement nécessaire. Des excursions à l’exposition de Chicago ont été organisées pour un prix très bas et un système de versemens mensuels, commencé il y a deux ans, va permettre aux modestes bourgeois des villes les plus reculées de recevoir au moins cette impression de force qui se dégage par-dessus tout de la civilisation des États-Unis.

Les vieux patriotes déplorent cette transformation des mœurs. Elle est cependant toute superficielle. Mexico peut bien, dans ses quartiers élégans, prendre l’aspect d’une capitale du midi de l’Europe ; les villes de l’intérieur conservent leur physionomie : Guadalajara notamment, une cité de près de 100,000 âmes, qu’on nomme à bon droit l’Athènes du Mexique, reste une ravissante ville espagnole. La société y garde, sous un ciel enchanteur et au milieu de la flore des tropiques, un aspect castillan qui est aux antipodes de la civilisation rude et utilitaire des États-Unis. Toutefois, sur la frontière du nord, là où la population mexicaine est moins dense, l’influence américaine se fait sentir encore plus qu’à Mexico. À Chihuahua, à Monterey, les maisons et la plupart des édifices conservent l’architecture nationale, mais les nouvelles constructions sont faites sur le type prédominant dans tout l’ouest américain : de hauts édifices percés de fenêtres multipliées et desservis par des ascenseurs à tous les étages. L’espagnol est encore la langue courante et les courses de taureaux demeurent une grande affaire pour tous ; mais la vie commerciale et industrielle est tout à fait américaine. L’anglais y est déjà la langue des affaires.


VI

Au point de vue politique, le Mexique est destiné à évoluer de plus en plus dans l’orbite des États-Unis. La doctrine de Monroë signifie en réalité leur hégémonie sur les deux Amériques ; et comme de nos jours, par un heureux progrès humanitaire, les intérêts économiques tendent à dominer toujours davantage la politique, c’est sur ce terrain qu’il y a trois ans fut convoquée la conférence diplomatique, à laquelle on a donné le nom de congrès panaméricain. Rien de positif n’en est sorti ; mais on a appris aux républiques du sud le chemin de Washington ; on les a habituées à chercher au nord leur étoile polaire. Dans les dernières révolutions du Brésil et du Chili, la main des Américains, plus ou moins soutenus par leur gouvernement, a été très visible.

Par sa position géographique et par ses relations économiques, le Mexique est plus que tout autre pays placé sous cette action. Si jamais un pronunciamiento dans les provinces du nord était favorisé par le gouvernement de Washington, il aurait évidemment des chances sérieuses de réussite. À Mexico, le ministre des États-Unis est le seul qui compte. Il y est du reste depuis longtemps et s’est fait très bien voir de la société. Quant aux ministres des puissances européennes, leurs instructions se résument toutes en deux mots : surtout ne faites rien, et c’est fort sage. Les colonies étrangères, qui sont fort nombreuses, se tirent d’affaire elles-mêmes.

Il ne faut pas croire toutefois que les États-Unis pensent à s’annexer le Mexique. Ils réuniraient très volontiers sous le drapeau étoile les huit provinces du Canada, parce qu’elles sont peuplées d’hommes ayant la même civilisation et que l’anglais y est, sauf dans la province de Québec, la langue universelle. Quant au Mexique, ils se garderaient bien d’introduire dans le sein de l’union vingt-sept États dont la population est en majorité indienne ou métisse et parlera toujours l’espagnol. Ce serait livrer la balance du pouvoir entre les deux grands partis à un élément étranger. Ni républicains ni démocrates ne le voudraient. C’est ce sentiment qui fait obstacle à l’annexion de Cuba, malgré les convoitises que sa possession excite chez tout bon Yankee. La présence d’une population d’origine mexicaine assez considérable dans le New-Mexico a jusqu’ici empêché de le faire passer du rang de territoire à celui d’État, quoique le nombre de ses habitans soit supérieur à celui des quatre nouveaux États érigés dans l’Ouest sous la présidence de M. Harrisson.

Ce que les États-Unis veulent, c’est faire du Mexique un pays de protectorat, une dépendance économique. Une annexion partielle ne deviendrait menaçante que dans le cas où l’on découvrirait de riches gisemens aurifères dans les États du nord, dans la Sonora ou la Vieille-Californie. La population mexicaine est très peu dense dans ces États. Les aventuriers yankees s’y précipiteraient avec la furie que les mines d’or excitent. Ils organiseraient immédiatement un gouvernement rudimentaire sur le type américain, ils ne voudraient plus obéir aux autorités mexicaines et se déclareraient indépendans jusqu’au jour où le gouvernement de Washington aurait la main forcée et les prendrait sous sa protection.

Les autorités de l’Union avaient beau vouloir protéger les pauvres tribus auxquelles des traités solennels avaient assuré la paisible possession du Territoire indien. Quand quelques milliers de settlers à la recherche de terres fertiles ont envahi, il y a quatre ans, le district d’Oklahama et y ont établi un gouvernement, elles ont reconnu le lait accompli sans se soucier du droit, et aujourd’hui l’Oklahama est un territoire régulièrement organisé. C’est ce qui s’était passé au Texas en 1835 et amena la guerre de 1846 1848 et le démembrement du territoire de la république. Le gouvernement mexicain se préoccupe de cette éventualité, et, quoique fort libéral vis-à-vis des étrangers, il leur défend d’acquérir des terres dans un rayon de cinq lieues des côtes et de vingt lieues de la frontière de terre. En réalité, cette mesure vise exclusivement les Américains ; mais elle est bien insuffisante ; car, d’une part, beaucoup d’entreprises industrielles américaines obtiennent une dispense du gouvernement ; puis aucune barrière légale n’empêcherait le rush que la fièvre de l’or détermine infailliblement dans une société chargée d’élémens violens et aventureux comme celle des États-Unis. Des colonies de Mormons se sont déjà fixées dans les États de Chihuahua et de la Sonora. D’autres plus nombreuses s’y établiront, quand des chemins de fer traverseront les territoires déserts du nord. Par elles-mêmes ces colonies sont absolument inoffensives ; mais elles montrent le chemin aux Gentils qui les suivront, lorsque les Mormons auront, avec leur remarquable puissance de travail, fait des défrichemens et créé des centres de population.

Si de pareils événemens venaient à se produire, ils surexciteraient au plus haut point le sentiment national qui est très vif chez les Mexicains.

Le souvenir du démembrement imposé par le traité de Guadalupe-Hidalgo est resté amer dans tous les cœurs. On l’a bien vu par un incident récent. En 1892, au milieu de pourparlers pour un traité de commerce, qui du reste n’ont pas abouti, le ministre américain à Mexico eut l’idée de faire restituer au Mexique les drapeaux que les troupes du général Scott lui avaient enlevés en 1847 et qui depuis lors ornent la chapelle de l’École militaire de West-Point. Porfirio Diaz avait accueilli cette ouverture ; mais un journal indépendant ayant fait remarquer que cette condescendance des États-Unis était une humiliation de plus pour le Mexique, car des drapeaux pris sur les champs de bataille doivent être reconquis les armes à la main, un pétitionnement s’organisa partout pour protester contre une restitution faite dans ces conditions. Le gouvernement, se sentant mal engagé, se hâta de désavouer ce projet. Quant aux Américains, ils n’ont rien du tout compris à cette délicatesse du patriotisme d’un peuple qui n’entend pas oublier sa défaite.

L’engouement actuel de la jeunesse pour les modes et les manières yankees est tout à la surface. Le contact avec les Américains peut d’ailleurs être très fécond pour les Mexicains. Si les jeunes gens des familles riches, qui vont faire aux États-Unis leur éducation, y apprennent l’esprit d’entreprise industrielle, l’estime du travail productif, au lieu du culte du fonctionnarisme, s’ils en rapportent une large tolérance religieuse, le respect des formes juridiques et des droits acquis, ils auront pris à la civilisation américaine ce qu’elle a de meilleur et donné à leur patrie ce qui lui a le plus manqué jusqu’à présent.

Au fond, le Mexique est absolument inassimilable aux États-Unis. Sa civilisation a une force de résistance qui l’emportera même sur la fréquence des communications et le resserrement des liens commerciaux. Pour en être assuré, il faut avoir vu le pays, s’être rendu compte de ses conditions économiques si particulières, de l’esprit et du caractère de la race indienne qui, il ne faut pas l’oublier, fait le fonds de la population, de la profondeur des élémens historiques qui ont formé l’âme nationale. Les bornes de cet article ne nous permettent même pas d’indiquer ce dessous de la politique nationale mexicaine. Un seul trait suffira pour faire comprendre la résistance du peuple mexicain à l’étranger. Depuis le triomphe de Juarez, les diverses confessions protestantes des États-Unis ont essayé de faire des prosélytes ; elles ont ouvert des écoles, bâti des temples. Les Mexicains mauvais catholiques, francs-maçons, positivistes, incrédules, ne manquent assurément pas. Et cependant pas un seul n’a sérieusement abandonné sa vieille église, ni renié le culte dans lequel il a été élevé. Aussi, dans la dernière convention de l’Église épiscopale américaine, un de ses membres les plus distingués disait qu’il vaudrait mieux employer à christianiser les païens de New-York les fonds et les efforts qu’on dépense en pure perte à vouloir changer la religion du Mexique.

L’organisation administrative d’un peuple révèle mieux sa constitution sociale intime que les institutions politiques, qui souvent ne sont qu’une façade. Or, les tribunaux, les communes, les pouvoirs administratifs sont calqués sur l’organisation napoléonienne de l’an vin : chefs politiques, chefs de district, alcades, ayuntamientos, sont sous des noms espagnols nos préfets, sous-préfets, maires, conseils municipaux. Le code civil mexicain, qui s’applique au district fédéral et aux territoires, les codes civils des différens États, sont la reproduction presque textuelle du code Napoléon. Dans ces dernières années seulement, la plupart de ces codes ont admis la liberté de tester absolue pour le père de famille ; mais cette modification si importante ne paraît pas avoir été due à une influence de la législation américaine. Elle semble plutôt être le résultat d’un mouvement scientifique qui s’est produit dans le monde des légistes et qui a abouti en 1890 à une modification semblable du code espagnol.

Aux habitudes administratives, au culte, à la législation civile s’ajoute enfin la littérature pour faire essentiellement du peuple mexicain une nation latine. Le peu d’avancement économique du pays et surtout les longues révolutions qu’il a subies ont empêché la fondation d’universités véritables ; mais les lycées destinés à l’enseignement secondaire et où les études ont pour base le latin, les petits séminaires, les écoles de droit sont très multipliés. Comme en France, en Italie, en Espagne, l’ambition des familles est de donner à leurs fils une culture littéraire qui leur permette d’être avocats ou fonctionnaires. Les sociétés académiques de province qui, en 1890, étaient au nombre de soixante-dix, entretiennent encore cette disposition des esprits.

Il suffit de quelques jours passés dans les villes et les bourgades pour voir que les mœurs mexicaines sont bien plus semblables à celles du midi de l’Europe qu’à celles des États-Unis. La vie en plein air avec ses plaisirs populaires, courses de taureaux, jeux publics, loteries, foires, s’y épanouit au soleil. Le dimanche est un jour commun de fête qui, malheureusement, finit trop souvent au cabaret et qui fait regretter à l’économiste le sévère lord’s day américain avec sa rigoureuse fermeture des bar-rooms. L’accueil du Mexicain est courtois ; les solennelles formules de politesse sont toujours en honneur ; aussi le point d’honneur y est-il fort développé, et dans les classes illustradas, comme on dit, le duel sévit presque autant que jadis chez les créoles de la Louisiane. Il tient dans les polémiques de presse et dans la politique la même place qu’en France. Ce qui est tout à fait caractéristique, c’est que ces mœurs se retrouvent avec les modifications qu’on peut concevoir jusque dans les classes inférieures. C’est à cause de ce caractère latin que les populations indigènes se sont si bien fondues avec les conquérans espagnols, tandis que partout où elles rencontrent les Anglo-Saxons, elles disparaissent. On le voit bien en ce moment dans le New-Mexico, où de très intéressantes communautés villageoises indiennes, connues sous le nom de Pueblos, et qui, sous la domination mexicaine, étaient parvenues à un état économique avancé, tombent en décadence au contact des Américains.

La France et l’Espagne se sont partagé jusqu’à ces dernières années la direction morale et intellectuelle du Mexique. L’influence espagnole s’est surtout fait sentir par une immigration de gens entreprenans et de capitalistes qui se fondent très rapidement dans la population ; mais les mauvais souvenirs de l’époque coloniale font que l’Espagne reste détestée. La France, au contraire, a été pendant longtemps fort sympathique ; les études classiques se faisaient, il y a dix ans encore, exclusivement en français. Tous les hommes au-dessus de quarante ans qui ont reçu quelque éducation parlent couramment notre langue, bien qu’ils ne soient jamais sortis de leur pays. Actuellement encore il se vend plus de livres français que d’ouvrages espagnols dans les librairies de Mexico. On aime à constater que ce sentiment a survécu à l’intervention de 1863. Une partie considérable du peuple mexicain l’accueillait avec faveur, et quant aux libéraux, ils ont parfaitement compris que cette malheureuse campagne était le fait exclusif de Napoléon III et non de la nation française. Nos soldats et nos officiers se sont toujours parfaitement conduits vis-à-vis de la population : ils étaient accueillis dans les familles avec sympathie, avec trop de faveur même, disent les moralistes rigoureux. Jamais ils n’ont été l’objet des guets-apens qui avaient été si nombreux contre les traînards et les isolés des troupes américaines en 1847.

Depuis l’avènement de Porfirio Diaz une nouvelle direction a été donnée à l’enseignement : une direction américaine, peut-on dire. L’anglais a été substitué au français dans les lycées, et ce que nous appelons l’enseignement secondaire spécial a remplacé en grande partie l’enseignement classique. À côté des écoles de droit, on a partout créé des écoles d’ingénieurs. Ces réformes répondent à des besoins économiques réels ; mais elles ne suffisent pas à changer le caractère de la nation. La médecine, l’économie politique, la science juridique, l’apologétique chrétienne, la philosophie, sont toujours étudiées dans les ouvrages français. Un certain nombre de jeunes Mexicains, et ce sont les plus distingués, continuent, malgré l’attraction américaine, à venir faire leurs études dans nos hautes écoles, à l’Institut agronomique, à l’École centrale, à l’École des sciences politiques, à la Faculté de médecine.

Les riches familles mexicaines, qui aiment à passer l’hiver hors de leur pays, sont toujours attirées par Paris plutôt que par Londres ou par New-York.

D’autre part, nous avons au Mexique une immigration commerciale fort intéressante et qui pourrait être utilement soutenue par des relations de banque. Quelqu’une de nos grandes sociétés de crédit ferait, croyons-nous, une œuvre patriotique en même temps qu’une affaire lucrative, en fondant à Mexico une agence semblable à celles qui ont été créées par le Comptoir d’escompte et le Crédit lyonnais dans le Levant, en Russie, dans l’extrême Orient.

C’est par l’entretien des relations intellectuelles et scientifiques, par le développement des rapports commerciaux et par une politique économique à vues d’avenir, que la France peut aider les nationalités latines du Nouveau-Monde à se défendre, et conserver elle-même un rayonnement pour ses idées et une force d’expansion pour ses capitaux.


CLAUDIO JANNET.

  1. C’étaient surtout les moines qui bâtissaient. Néanmoins le palais des vice-rois à Mexico, ceux des intendans dans les provinces et plusieurs hôtels des monnaies sont de fort beaux édifices civils. On a relevé jusqu’à cent vingt et un peintres venus d’Espagne ou nés dans le pays qui ont laissé au Mexique des œuvres de valeur. Voyez Mexican Painting and Pointers : a brief sketch of the development of the spanish school of painting in Mexico, by Robert HI. Lamborn. New-York, 1891.
  2. La république a, en outre, une dette intérieure ne portant pas intérêt formée par les certificats (alcances) d’arrérages et de traitemens restés impayés. Les titres en sont acceptés par le trésor, en paiement des terres publiques qu’il vend et des autres recouvre mens qu’il a à faire à l’exception des droits de douane. Ils sont cotés à Mexico aux environs de 20 pour 100.
  3. Deux compagnies mexicaines d’assurances sur la vie se sont fondées récemment. La loi fédérale de décembre 1892, qui établit divers impôts sur les opérations d’assurance, les porte au double pour les compagnies étrangères.