Le Mexique et les chances de salut du nouvel empire

Le Mexique et les chances de salut du nouvel empire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 443-461).
LE MEXIQUE
ET
LES CHANCES DE SALUT DU NOUVEL EMPIRE

Il y a sept mois à peine qu’en achevant d’esquisser dans la Revue[1] un épisode de la guerre soutenue par nos partisans français dans les terres chaudes du Mexique, nous augurions mal des destinées de l’empire naissant. Voici qu’aujourd’hui les nouvelles arrivées de l’autre rive de l’Atlantique font craindre de fâcheux événemens. Le mot d’abdication a été murmuré au palais de Mexico. L’impératrice Charlotte, après avoir retenu la main de son époux au moment où il allait signer l’arrêt de mort du second empire mexicain, n’a pas craint, à l’époque la plus malsaine de l’année, de venir s’embarquer à Vera-Cruz pour traverser les mers et réclamer la continuation de l’appui de la France. La situation est grave. L’ex-président Juarès, si souvent chassé par nos armes, a reparu à l’horizon : deux ports importans sur le golfe, Matamoros et Tampico, sont déjà tombés aux mains des dissidens ; le général en chef mexicain Mejia, une partie de ses troupes ayant fait défection, a capitulé devant des forces supérieurs, et on a vu l’empereur lui-même donner l’ordre de cerner son propre palais pour y saisir les chefs d’une conspirations tendant à le renverser, conspiration qui comptait dans son sein des généraux, des prêtres et même des ministres de la couronne. Cependant l’armée française n’a pas encore quitté le sol mexicain ! Aujourd’hui qu’une promesse solennelle contractée à la face des États-Unis a posé un terme certain à l’évacuation de nos troupes dans une période déterminée, deux questions subsistent. Au point de vue français, la première est celle qui comprend les droits des porteurs de titres de l’emprunt mexicain ; la seconde relève de la politique internationale, elle a trait à la conservation même de l’empire créé par nos mains. La solution de ces deux questions se confondra dans le même dénoûment, car les intérêts des créanciers français restent indissolublement liés aux destinées du pays mexicain. Si la cause impérialiste triomphe, le paiement de l’emprunt conserve une garantie ; mais si la monarchie succombe pour faire place à l’anarchie d’une république éphémère qui serait vite englobée par les États-Unis, prêteurs et emprunteurs sombreront du même coup.

Il nous semble qu’il est temps de soulever un coin du voile qui a recouvert jusqu’à cette heure les faits accomplis au Mexique depuis 1863. Le patriotisme interdit toute récrimination sur le but de cette expédition, qui devait assurer le triomphe de la race latine, et sur les dépenses faites pour édifier un trône déjà chancelant. La patrie a certes le droit de pleurer ceux de ses enfans qui sont tombés sur la terre lointaine ; elle aura le droit aussi de tresser des couronnes aux survivans lors de leur retour, car, depuis les guerres du premier empire, jamais soldats n’avaient exécuté d’aussi longues et d’aussi pénibles marches au milieu de périls et de privations sans cesse renaissans. L’honneur de nos armes a donc été largement satisfait ; mais il est regrettable que la vérité sur les résultats obtenus n’ait pas été mieux connue dans nos provinces et dans nos campagnes, où l’emprunt mexicain a trouvé de si nombreux souscripteurs. S’ils avaient su de combien de piastres avait été payé l’enthousiasme factice qui éclatait à Mexico lors de l’entrée de nos troupes, s’ils avaient pu apprécier la valeur de la junta réunie à la hâte pour décréter l’offre de la couronne pompeusement portée à Miramar, s’ils avaient pu juger de la sincérité du suffrage universel, de la terreur des notables appelés à voter[2], quand à mesure que nos colonnes avançaient dans l’intérieur, ils devaient se prononcer pour un prince étranger dont il fallait vaincre les hésitations, ils eussent été moins confians et moins alléchés par les grosses chances des loteries. Il est vrai que les souscripteurs d’obligations, comme l’a dit un député à la tribune, n’auront guère le droit de se plaindre, si leur capital vient à s’anéantir : ils ont consenti à courir des risques. On ne peut oublier toutefois que l’emprunt a été lancé sous le patronage de l’état, qu’un ancien directeur de la Banque de France a présidé la commission mexicaine, que les receveurs-généraux ont été chargés du placement des obligations non souscrites, que l’état en un mot a contracté un lien moral vis-à-vis des porteurs de titres. Malgré l’intérêt des créanciers du Mexique et du trésor public français, qui a reçu dans sa caisse à titre de remboursemens une partie des obligations, il serait insensé de vouloir que le gouvernement songeât à courir de nouvelles chances pour protéger ceux qui ont si imprudemment engagé leurs fonds. Le mal est fait, la perte est grosse ; la somme compromise viendra s’ajouter à celle que réclamaient les nationaux pour qui la guerre semblait entreprise. Cette dure leçon aura peut-être d’heureux résultats dans l’avenir. Elle enseignera aux gouvernemens le danger auquel ils exposent la fortune publique et privée en s’immisçant dans les emprunts des états étrangers. La seule chance de salut qui reste aux intéressés dépend donc de la vitalité de l’empire dont ils se sont faits les créanciers. Cette chance est-elle sérieuse ? Y a-t-il un remède au mal ? C’est ce que nous allons examiner.


I

Dès la fin de l’année 1861, il est certain, malgré les dénégations, que l’archiduc Maximilien avait déjà jeté les yeux sur la couronne mexicaine. Dans une première lettre olographe, écrite à cette époque de Miramar à certains notables de Mexico, l’archiduc exigeait, pour accepter le trône, « la garantie morale et matérielle de la France et de l’Angleterre. » Sans blesser en rien les lois de la discrétion militaire, complètement étrangère à cet incident, nous pouvons dire que nous avons lu ce précieux document et savons en quelles mains il se trouve. Plus tard, l’archiduc, moins exigeant dans ses prétentions et emporté par un généreux élan, accepta la grande tâche qui s’offrait à lui. Il était beau en effet d’entreprendre la régénération d’un peuple, d’essayer de lui rendre la paix et la richesse ; mais le nouveau souverain eut le tort de se placer au point de vue européen pour juger le Nouveau-Monde : il crut que son royaume grandirait sans peine à l’ombre du drapeau tricolore qui flottait dans sa patrie d’adoption ; il espéra tout du concours de 30,000 soldats français aguerris et disciplinés opposés à des bandes commandées par des chefs inhabiles et divisés. Certes trois années d’une pareille guerre eussent largement suffi à la pacification du pays le plus rebelle du continent. Les illusions furent de courte durée, et les habitans de Vera-Cruz, qui désertèrent leurs rues et leurs maisons pour témoigner de leurs sentimens hostiles au nouveau régime, n’ont pas oublié les larmes que versa l’impératrice Charlotte quand elle vit la solitude faite à l’approche de la famille impériale posant le pied sur le sol mexicain. Le présage était triste ; jusqu’à la Soledad, les seules compagnes de l’auguste voyageuse furent la femme et la fille du commandant supérieur français de Vera-Cruz. Au sortir des terres chaudes, le nouvel empereur dut concevoir des espérances meilleures. Tout un peuple d’Indiens réellement enthousiastes accourut des états voisins et lui fit un splendide cortège jusqu’à Mexico. C’était là le vrai peuple sur lequel il fallait, s’appuyer. Par malheur des influences fâcheuses ne tardèrent pas à dominer au palais et le souverain fut plein d’hésitation au moment le plus décisif, à l’heure où il inaugurait son règne. Le nouvel élu avait cette rare bonne fortune, qu’en montant sur le trône il était libre d’engagemens vis-à-vis des cléricaux comme vis-à-vis des libéraux ; de plus le général Bazaine avait rendu sa tâche facile en préparant l’opinion publique à voir valider définitivement par l’empereur la vente des biens du clergé ; c’était là l’origine et la vraie cause du débat sanglant qui divisait les esprits. Maximilien n’avait donc qu’à se recueillir, à juger les hommes et les choses, et après mûr examen, sans écouter les passions, les rancunes ou les espérances soulevées par la cour de Rome, à se prononcer. Le Mexique attendait avec anxiété le manifeste impérial : quand le document si désiré eut paru, personne n’en fut satisfait. Au lieu de se mettre franchement à la tête de l’un ou de l’autre parti, poussé par un désir de conciliation qui ne convenait ni au tempérament du peuple mexicain, ni aux circonstances, l’empereur avait craint de trancher du premier coup la question des biens religieux. Il avait cru gagner du temps en ménageant le clergé sans couloir décourager les libéraux ; mais le maintien du statu quo tenait tous les intérêt en suspens et arrêtait les transactions, entravées déjà depuis tant d’années. La masse était prête à se jeter dans les bras du souverain, s’il eût fait preuve d’énergie. Cette hésitation porta un coup funeste au prestige monarchique. Les chefs libéraux, qui attendaient quelques gages sérieux avant de se rattacher au pouvoir, s’éloignèrent ; le clergé, travaillé par l’archevêque de Mexico, Mgr de La Bastida, récemment arrivé de Rome, et dont toute la finesse avait échoué devant le sang-froid du général Bazaine, se détacha sourdement de l’empereur et sema dans l’ombre, au milieu des Indiens, des germes de désaffection pour le chef du pays. Ces manœuvres eussent échoué, si le gouvernement eût osé, pour contre-balancer l’influence du clergé et des métis, décréter une mesure essentiellement libérale, l’émancipation de la race indienne, qui forme la seule force vive du Mexique : là encore on eut recours aux demi-mesures, les peones restèrent en servage sous la domination des hacenderos et des prêtres. Dans l’armée, égarée par des mécontens et par des émissaires sortis des deux camps, survinrent de cruelles défections. Les caisses de l’état se vidaient pour satisfaire aux besoins publics, et les revenus étaient en partie dérobés par une administration infidèle ou confisqués par les bandes juaristes Les biens du clergé furent enfin déclarés propriété légitime des acquéreurs non frauduleux : cette mesure, trop tardive pour réchauffer l’enthousiasme libéral, déchaîna la fureur des cléricaux.

Si la discorde régnait autour du palais impérial, l’harmonie était troublée peu à peu dans l’intérieur même du conseil. L’empereur avait été suivi depuis l’Allemagne par son précepteur, conseiller aulique, ami aussi intelligent que dévoué à son royal élève ; tous ses efforts tendaient à rallier les libéraux les plus honnêtes, dont il sentait le concours indispensable pour le triomphe de la cause impérialiste. Son action ne tarda pas à être contrecarrée par M. Eloïn, conseiller d’état belge en mission, attaché au service de l’impératrice et animé de médiocres sympathies pour les Français. Le conseiller aulique, malgré son dévouement éprouvé, succomba sous l’influence du conseiller belge, et dès le mois de mars 1865, sourd à la prière de l’empereur, qui prêchait l’union, il crut de sa dignité de retourner à Trieste. Les chefs militaires qui, par les armes ou les négociations, avaient le plus contribué à l’établissement de l’empire, Marquez et Wool, disparurent de la scène militaire ou politique. Deux généraux mexicains qui avaient joué un rôle important soit sous la république, soit depuis notre débarquement, et dont l’influence sur leurs états devait être mise à profit, Uraga et Vidaurri, furent froissés sans raison. Les rapports de la cour avec l’autorité française devinrent assez tendus. Les Autrichiens obéissaient à regret aux officiers mexicains, et les Belges se plaignaient d’avoir été trompés, prétendant être venus en colons armés, appelés à cultiver des terres et à les défendre au besoin, mais non en soldats permanens. Tout récemment on s’est vu forcé de licencier d’urgence le contingent belge pour cause d’indiscipline. L’appel de ces troupes auxiliaires était une faute, leur présence rappelait trop l’origine étrangère du souverain, et constituait vis-à-vis des troupes nationales un acte de méfiance que nous comprenons, mais qui ne devait pas moins être vu de mauvais œil. Peu à peu des pronunciamientos furent tentés avec succès sur plusieurs points de provinces jusque-là restées fidèles. Pendant ce temps, l’armée française marchait toujours, guerroyant sur 1800 lieues de pays, conquérant successivement des territoires que l’armée impérialiste reperdait le lendemain. À cette heure, Maximilien voit l’orage grandir. Les dissidens, ralliés au drapeau de Juarès, qu’ils fouleront aux pieds après le départ des Français, soulèvent les populations, qui ne demandent qu’à faire oublier qu’elles se sont compromises avec nous. Ils regagnent rapidement du terrain, et déjà presque tout le Tamaulipas, qui touche aux États-Unis, est en leur pouvoir. S’ils sont habiles, ils ne tireront pas un coup de fusil de peur de retarder d’une minute l’évacuation qui va commencer.

On nous taxerait de partialité, si nous laissions dans l’ombre ce qui a été ou fait ou tenté de bien par le gouvernement impérial. Il faut rendre cette justice à l’empereur Maximilien, que, depuis qu’il règne à Mexico, il s’est livré à une étude incessante, trop minutieuse peut-être, des réformes urgentes. Il a signé un grand nombre de décrets, une foule de projets ont été mis à l’étude ; mais peu ont abouti. Dès le début, il avait fait appel à l’expérience et au patriotisme de ses ministres et de ses généraux pour activer la reconstitution d’un système gouvernemental en rapport avec les besoins du pays, et il avait ordonné des économies sévères. Tout d’abord il s’était entouré de Mexicains, puis il a été contraint d’appeler des fonctionnaires français dans son conseil, et il faut bien avouer que le seul concours sérieux qui lui ait été prêté a été fourni par ceux de nos compatriotes répartis dans les différentes branches des services publics. Ses meilleures intentions ont échoué contre la résistance secrète ou la force d’inertie des administrateurs mexicains, résolus à ne pas sortir des ornières de la routine ou à ne pas modifier leurs habitudes de concussion. On a eu un exemple frappant de ces dispositions hostiles dans l’accueil qui fut fait naguère à M. Langlais, le successeur de M. Corta. Dès son arrivée à Mexico, le commissaire français éprouva les plus grandes difficultés à se faire communiquer dans les bureaux du ministère de l’hacienda les documents nécessaires à l’examen des véritables ressources du pays. Le Moniteur vient de nous apprendre que l’empereur du Mexique ne compte plus que trois ministres chargés de tout le service : un général français, M. Osmont, est ministre de la guerre ; un intendant militaire français, M. Priant, est à la tête des finances ; le troisième ministre est Mexicain : c’est M. Salazar Ilarregui, chargé des deux départemens de l’intérieur et des travaux publics ; mais les deux premiers pourront-ils accepter leurs nouvelles fonctions ? Voilà pour l’administration. — Quant à l’armée, l’empereur dut bientôt renoncer à la garde d’honneur mexicaine, formée à son arrivée sous le non de dragons de l’impératrice pour le service de sa personne au palais de Chapultepec, sa résidence ; il leur préféra nos zouaves. L’armée exigeait une réforme radicale dans la formation des cadres et dans l’organisation générale. On se mit à l’œuvre ; mais dès le principe on fut arrêté par les questions de personnes. Une des causes principales de ruine pour le trésor mexicain, c’est la quantité excessive d’officiers toujours en disproportion avec les corps de troupe. La révision des brevets, poursuivie par une commission spéciale, constata qu’un nombre considérable de grades avaient été usurpés pendant les guerres civiles ; la solde des titulaires grevait les finances sans profit comme sans raison. Il fallut éliminer surtout une masse d’officiers supérieurs. Aussitôt les mécontens, prêts à se jeter dans les rangs ennemis, furent si nombreux qu’on dut s’arrêter devant l’exécution de ces mesures, indispensables pourtant à la réduction des dépenses.

Avant tout, il fallait faire des efforts pour développer le commerce afin d’accroître le revenu des douanes et des octrois. Parmi les travaux les plus urgens à entreprendre figurait la réparation des grandes voies de communication, dégradées par une incurie de vingt-cinq ans et défoncées par les pluies torrentielles qui chaque hiver inondent le pays. Les ponts et chaussées préparèrent beaucoup de plans, de nombreux chantiers furent ouverts sur les routes de Puebla, Toluca et Queretaro. Les guérillas ne tardèrent pas à disperser les travailleurs, et la sécurité, sans laquelle tout commerce est impossible, au lieu d’augmenter, ne fit que diminuer. La Belgique a conservé l’affligeant souvenir de la catastrophe qui attendait au Rio-Frio, à deux étapes de Mexico, le retour de la mission extraordinaire envoyée par le roi Léopold pour complimenter le nouvel empereur. Tombée dans une bande de partisans prévenus de son passage et apostés sur la route, l’ambassade crut de son honneur de se défendre, et ne ramena en Europe que des morts et des blessés. Les chefs d’escorte français peuvent dire de leur côté avec quelles difficultés les convois de ravitaillement confiés à leur garde montent des terres chaudes sur les hauts plateaux : les bêtes de somme s’y noient encore dans les boues du chemin le plus important, celui qui relie le port de Vera-Cruz à Mexico. Comme on le sait, l’établissement des chemins de fer était resté très arriéré au Mexique. A l’arrivée des Français en 1862, la république ne comptait encore qu’une quarantaine de kilomètres environ de voies ferrées, répartis en deux tronçons commencés à chaque extrémité de la grande ligne destinée à relier là capitale au golfe. Le premier tronçon transportait les voyageurs de Vera-Cruz à Medellin et à la Pulga. Sous l’impulsion du commandant en chef français, impatient d’arracher nos troupes aux maladies des terres chaudes, ce tronçon a été continué jusqu’au Chiquihuite, c’est-à-dire prolongé d’une soixantaine de kilomètres. Le second va de Mexico à Chalco, première station de la ligne qui doit descendre à Vera-Cruz. Dès son arrivée, l’empereur concéda de nombreux privilèges pour la création de nouvelles lignes dans le centre de l’empire. Une société se constitua pour la continuation de la grande artère déjà commencée, s’engageant à presser les travaux. Depuis lors une seule voie de 10 kilomètres de longueur, pompeusement inaugurée, a été ouverte à la circulation : c’est celle de Mexico à San-Angel, le Saint-Cloud de la capitale. Encore faut-il tenir bon compte à la compagnie de cet effort ; les autres concessionnaires ont cherché à faire argent de leurs privilèges, et s’en sont tenus là. Quant aux lignes télégraphiques, elles ne peuvent résister à la guerre civile ; le fil de Mexico à Vera-Cruz est le seul qui fonctionne, celui de l’intérieur est sans cesse coupé.

L’industrie minière avait aussi donné de grandes espérances ; mais pour exploiter une mine il ne suffit pas d’y être autorisé. Une mise de fonds considérable, des ingénieurs, des ateliers de travailleurs, des machines, des amas de charbon, des provisions du mercure nécessaire à la séparation des métaux, sont indispensables. Sans sécurité dans le pays, sans routes pour les transports, pareille entreprise peut-elle être tentée ? Le Mexique passe à bon droit pour être très riche en mines, les gisemens argentifères y sont surtout nombreux ; mais les mines exploitées sont peu considérables, faute de bras et de capitaux, comparativement aux trésors qu’on pourrait extraire du sol. Il existe d’ailleurs en France une erreur très répandue, et qui à distance a fasciné bien des imaginations : on croit que la plupart des mines sont la propriété de l’état ; il n’en est rien. Les plus productives appartiennent à de puissantes compagnies anglaises à qui la république, dans des momens de crise financière, les a cédées moyennant redevance. Hors celles de Guanajuato, on peut dire que les mines les plus importantes ont été ainsi aliénées ; il nous suffit de citer celles de Pachuca, Real del Monte et del Oro. Voici donc une ressource restée bien inférieure aux espérances qu’on se plaisait à concevoir. On n’en retire que les droits de frappage ou de poinçon dans les monnaies, et les droits d’exportation lorsque l’argent change de province pu sort du territoire. Les compagnies sont parfois obligées elles-mêmes d’abandonner une part de leur bénéfice aux guérillas qui consentent à entrer en composition pour laisser le passage libre aux conductas. Il y a donc grand lieu de craindre que les compagnies auxquelles on a récemment accordé des privilèges ne laissent dormir et même périmer la concession plutôt que de satisfaire aux conditions imposées et de se lancer, au milieu des circonstances actuelles, dans des travaux aussi aléatoires et aussi coûteux. Comme on le voit, l’industrie s’est peu développée, et ne pourra prendre d’extension tant que la face du pays ne sera pas renouvelée, surtout tant que le Mexicain, dégoûté du travail par les maisons de jeu, ne fabriquera rien lui-même et empruntera tous ses objets de consommation à l’étranger. Presque toutes les maisons de commerce qui approvisionnent le pays sont en effet étrangères, surtout allemandes et anglaises ; c’est dire qu’elles retirent de la circulation des milliers de piastres pour les expédier en Europe. A coup sûr, si la confiance renaissait, elles préféreraient les faire fructifier sur place, dans des institutions de crédit. Pour donner une idée exacte de l’industrie nationale, nous dirons qu’une seule fabrique à vapeur fonctionne dans tout l’empire mexicain : c’est une fabrique anglaise installée sur les hauts plateaux, dans la ville de Celaya ; on y travaille les laines. Elle a fourni tous les draps dont s’est habillée l’armée de Juarès en 1863. Si les libéraux l’ont permis, une seconde fabrique à vapeur doit être en construction à Chihuahua, vers l’extrême frontière du nord ; c’est l’œuvre de M. Roger-Dubos, consul français en cette ville. Il a dû apporter d’Europe les machines et tout l’outillage, que, faute de routes au Mexique, il a été forcé de faire passer sur le territoire américain pour les amener à destination. De pareils faits sont humilians pour une nation si voisine des États-Unis, où la science industrielle et l’emploi des forces sont arrivés à une telle perfection. Jamais les Yankees n’auraient laissé les grands fleuves du Mexique sans les couvrir d’usines et sans les faire servir à l’exploitation et au transport des bois arrachés aux forêts vierges.

Les bonnes intentions du gouvernement impérial étant ainsi demeurées inefficaces, deux années précieuses se sont écoulées en tentatives infructueuses, et l’armée française, du séjour de laquelle on eût dû profiter pour fonder des institutions durables, a opéré dans le vide. Tout donc à peu près reste à faire ; les améliorations n’ont eu lieu que sur le papier, et dans un court délai l’état mexicain sera réduit à ses seules ressources. On assure que l’impératrice Charlotte a obtenu un sursis au paiement des échéances dues à la France : ce sera d’un mince secours. Quant au maintien de nos troupes, il ne saurait en être question. L’empire mexicain livré à ses propres forces survivra-t-il à l’évacuation ? Il nous semble que le trône de Maximilien, quoique bien fortement ébranlé, peut encore se raffermir, mais à la condition expresse que le gouvernement entrera sans plus tarder dans une voie radicalement opposée à celle qui a été suivie jusqu’à ce jour.

II

Qui trop embrasse mal étreint. Ce vieil adage peut s’appliquer à l’empire mexicain. La cause réelle de l’épuisement qui le mine, c’est l’immense développement du territoire. Pour vivre, tout gouvernement a besoin d’argent. Pour défendre les frontières contre les agressions du dehors comme pour assurer la sécurité au dedans, l’armée est nécessaire chez un peuple qui est désolé par le brigandage et dont la civilisation est arriérée. Or les caisses du Mexique sont vides, l’armée est désorganisée. Cette armée sera-t-elle plus solide lorsque l’appui des Français lui manquera ? Aura-t-elle la prétention d’occuper militairement dix-neuf provinces, que nos bataillons ont reconquises sur les dissidens morceau par morceau, et dans lesquelles elle ne parvient pas aujourd’hui à conserver les places remises entre ses mains ? Quant aux finances, elles sont obérées parce que les recettes sont dilapidées, parce que certaines provinces improductives, comptant cinq habitans par lieue carrée, absorbent des capitaux considérables. Les douanes sont fraudées tous les jours, et certains ports dont les revenus sont énormes retombent entre les mains de l’ennemi par la raison bien simple que la force armée ne peut ni fermer 1,800 lieues de frontière à la contrebande, ni suffire à la défense du sol et à la poursuite des bandits. D’après les chiffres officiels, le Mexique succombe sous son budget. Les recettes, en supposant des rentrées régulières, ne dépassent pas 90 millions de francs ; il dépense, sans parler de l’amortissement de ses dettes, 150 millions de francs : déficit inévitable, 60 millions de francs par an. La question est de savoir si l’empereur Maximilien a la ferme volonté de fonder quelque chose de stable. Préfère-t-il un immense royaume imaginaire, ouvert à tous les vents, où son autorité sera méconnue, ravagé par la guerre civile et les flibustiers américains, réduit aux expédiens qui précèdent la banqueroute, à un royaume plus modeste où il aura la gloire d’avoir ramené la vie et la richesse en moralisant peu à peu son peuple, en formant bataillon par bataillon une armée fidèle et en faisant honneur à ses engagemens ? Toute la question est là. — Si l’empereur a la force de prendre nettement le second parti, s’il se résigne à rétrécir provisoirement les bornes de cet empire démesuré, et se décide, dans la zone plus restreinte où s’exercera son action, à utiliser avec vigueur les ressources dont il peut réellement disposer, il est presque certain du succès. Qu’il fasse aussitôt la part du feu ; il aura plus tard tout le loisir d’étendre ses frontières, et le terrain lui fera moins défaut que les hommes. Le Mexique compte dix-neuf états : il est borné à l’est par le golfe du Mexique, au sud par l’Amérique centrale, à l’ouest par l’Océan-Pacifique, et au nord par les États-Unis. De la pointe du Yucatan à la limite de la Sonora, points extrêmes de l’empire au sud et au nord, la distance à vol d’oiseau égale trois fois et demie celle de Marseille à Dunkerque. La largeur moyenne varie entre 280 et 1000 kilomètres. Le Mexique proprement dit, formant un tout homogène et nettement délimité, n’existe que sur la carte. De tout temps, à l’époque même la plus prospère de la république, sans parler des provinces détachées par la conquête, comme le Texas, la plupart des états, ont lutté contre la centralisation, réclamant leur autonomie et repoussant la domination de Mexico. Au sud, jamais le Yucatan ne s’est étroitement uni à la capitale ; Campêche et Mérida, qui en sont les deux villes principales, luttent même constamment entre elles : depuis quatre ans, nous y avons dépensé hommes et argent à trois reprises différentes sans succès durable. Le dernier voyage de l’impératrice Charlotte dans cet état, où elle était accompagnée par une des familles considérables du pays, la famille Gutierrez, dévouée à la cause impériale, n’a pas été suivi d’heureux résultats. A l’ouest, sur le versant des Cordillères, une grande partie de la côte baignée par le Pacifique, habitée par les Indiens Pintos, peuplade fort belliqueuse, est toujours restée insoumise à l’autorité présidentielle. Les Pintos ne reconnaissent pour maître que le vieil Alvarès, qui guerroie encore aujourd’hui. Le port d’Acapulco lui servait de quartier-général. La seule concession qu’on put obtenir du chef indien fut de consentir à vivre en paix avec ses voisins et à payer un léger tribut. Au-nord, vers les grandes prairies, le Cohahuila et le Chihuahua, dont la petite capitale a donné longtemps et donne encore l’hospitalité à Juarès, ne se sont ralliés que pour repousser d’un commun effort l’invasion française. Même sous Juarès, le Mexique était plutôt une fédération qu’une république. Souvent, les états du centre nommaient un second président, et le fauteuil restait à celui des deux compétiteurs qui avait le plus de canons. Certaines provinces étaient inconnues les unes aux autres, puisque le manque de routes s’opposait aux échanges et aux relations lointaines. Enfin les états excentriques, séparés de la capitale par des déserts, se souciaient peu d’envoyer leurs piastres et leurs soldats à Mexico, dont ils n’avaient aucune faveur ni aucun secours à attendre. Les circonstances sont-elles plus favorables aujourd’hui ? Maximilien peut-il songer sérieusement à réunir sous le même sceptre ce vaste faisceau disloqué ? Il est difficile de le croire. Disons plus, il est mathématiquement impossible que l’armée mexicaine suffise à couvrir le Mexique tel qu’il est constitué. Il faut donc se résigner à un sacrifice momentané, mais intelligent. L’empereur d’Autriche vient de donner à son frère un salutaire exemple ; nous-mêmes nous venons d’appliquer en Algérie le système des différentes zones. Au lieu d’user ses forces et ses finances dans le vide, Maximilien doit les concentrer. Il faut se créer une nouvelle frontière, une nouvelle ligne de douanes, réduire l’étendue du territoire à défendre.

Les dix-neufs états du Mexique se répartissent de la façon suivante : trois états au sud formant une pointe détachée, s’avançant dans le golfe et la mer des Antilles, pauvres, à peine habités, très malsains, et sans voies de communication[3] ; — onze états au centre, les plus riches et les plus peuplés, assis sur le golfe et sur le Pacifique, touchant aux États-Unis, arrosés par les plus grands fleuves du Mexique, et renfermant presque toutes les mines[4] ; — cinq états à l’extrémité ouest et nord, dépeuplés, véritables déserts, sans eau, désolés par les incursions des Apaches (il faut en excepter les richesses de la Sonora, qui pourtant ne compensent pas les dépenses)[5].

Jusqu’à des temps plus prospères, sans abandonner aucun de ses droits, il faut à notre avis se concentrer dans les onze états du centre, laisser provisoirement à leur propre direction le petit groupe des trois états du sud et les cinq états situés à l’extrême ouest et nord. Mexico ne peut rien pour ces régions lointaines ; c’est à leurs habitans de s’organiser, de se défendre, de réveiller leur propre énergie, s’ils veulent conserver un lien avec la mère-patrie. Quand la pacification de l’empire, tel que nous le concevons avec ses nouvelles limites, sera complète, les groupes isolés demanderont d’eux-mêmes à rentrer dans le giron commun, où alors ils pourront trouver assistance. Ce n’est pas par les armes qu’ils peuvent être conquis, c’est par l’influence du bien-être et de la sécurité dont ils verront jouir les états du centre. Si les provinces délaissées se détachent définitivement de la couronne, qui aura été impuissante à les couvrir, l’empereur n’aura pas le remords d’avoir vendu une seule parcelle de terrain, comme l’ont fait les présidens de la république. D’ailleurs, il ne faut pas s’y méprendre, ces huit états subissent déjà une loi d’attraction défavorable au Mexique, et la résistance qui ne cesse de s’y manifester en est une preuve. A quoi bon ces expéditions ruineuses qui n’ont qu’un résultat, celui de compromettre les habitans, qu’on est obligé d’abandonner à peine entré dans la place. Le système de protection actuel, qui dépense sans rien rapporter, qui irrite les populations, est cent fois pire que l’abandon provisoire que nous proposons.

L’empire réduit à ses nouvelles limites, c’est-à-dire formé des onze états du centre, offrirait encore une superficie assez satisfaisante : cinquante-sept mille lieues carrées environ. Le territoire des onze états est celui où la population, quoique peu nombreuse encore, est la plus compacte ; c’est le sol que les altitudes variées qu’il présente rendent le plus propre à tous les genres de culture, depuis la vanille, le café et le sucre jusqu’au blé et aux essences du nord. Il est arrosé de larges fleuves, faciles à rendre à la navigation dès que les travaux publics seront sérieusement entrepris ; il est enfin assis sur les deux mers, et les ports produisent à eux seuls, en temps de paix, 24 millions de francs, le quart des revenus du Mexique.

Ce territoire formerait presque un carré dont la défense deviendrait facile : la première mesure à prendre serait de couvrir d’un rempart de villes fortifiées la frontière regardant les cinq états ouest et nord pour la mettre à l’abri des incursions. Le port de San-Blas, qui est le chemin de la Californie, Tépic, qui commande les terres chaudes, Colima, qui est la porte des hauts plateaux, la Barca, qui domine le magnifique lac de Chapala, Guadalajara, qui garde la vallée du Lerma et qui est arrosée par le Rio-Grande, le premier fleuve du Mexique, Encarnacion, Aguas-Calientes, Fresnillo, Zacatecas, qui barrent les quatre routes du nord, Saltillo et Monterey, qui surveillent le Texas et la frontière américaine, formeraient presque en ligne droite un cordon militaire et douanier que chacune de ces villes surveillerait comme une sentinelle avancée. L’établissement de ces dix villes frontières se donnant mutuellement la main assurerait la sécurité de l’empire, qui, désormais garanti au dehors, pourrait avec ses seules ressources procéder à sa réorganisation intérieure.

Pour retrouver ses forces et les utiliser, que le gouvernement de Mexico se hâte de profiter de la dernière année de présence des soldats français ; il a devant lui le temps de mener à bonne fin les réformes indispensables. L’armée mexicaine est mauvaise. Si la troupe, recrutée surtout parmi les Indiens, est sobre, dure à la fatigue et courageuse, les cadres sont détestables. Il y a sans doute d’honorables exceptions, mais en général les officiers, presque tous mexicains, ont perdu le sentiment de l’honneur militaire. Leur instruction est assez médiocre, faute d’écoles spéciales. Les habitudes de pronunciamento sont invétérées, grâce aux germes de. corruption semés dans leurs rangs par l’ancien président Santa-Anna, le conspirateur par excellence. L’armée mexicaine doit donc être licenciée pour être reformée aussitôt sur le modèle français. Ce serait rendre bien des bras oisifs à l’agriculture si délaissée. Avant de procéder à la réorganisation, la leva, sorte de presse militaire qui, quoique abolie en 1864 par un décret de la régence, est encore mise en pratique, doit disparaître. Il faut que ce moyen barbare, issu de la conquête espagnole, fasse place à une conscription frappant également sur toutes les classes. Pour rendre la conscription facile et plus douce, qu’on la fasse précéder de l’émancipation complète des peones, jusqu’ici esclaves de la glèbe. Les Indiens ont toujours été enrôlés de force et entraînés loin de leurs familles. Quel intérêt pouvaient avoir à guerroyer ces malheureux, jetés des rangs du vaincu aux rangs du vainqueur ? Du même coup, si on veut faire des citoyens, ce qui manque au Mexique, où le mot de patrie est sans signification, il faut rendre les peones propriétaires fonciers. Les communes sont assez riches aujourd’hui que les quatre cinquièmes de la terre n’appartiennent plus en entier aux communautés religieuses. Il y a d’immenses terrains incultes dans chaque province, puisque sur certains points on ne compte que cinq habitans par lieue carrée. Que l’état en concède la moitié aux Indiens et conserve l’autre pour la colonisation. Les nouveaux propriétaires, en défendant leur coin de terre, apprendront à défendre le sol national. C’est alors seulement que la conscription pourra donner de vrais soldats pour la garde des frontières et des villes. Quant aux officiers, les cadres, reformés avec soin et ramenés à un chiffre normal, s’ouvriraient aux anciens serviteurs que des examens ou des états de service recommanderaient le plus au choix du souverain. L’armée française, concentrée dans le nouvel empire et assistant au licenciement et à la reconstitution des troupes mexicaines, en imposerait aux mécontens éliminés. Jadis la république mettait sur pied 32,000 hommes réguliers et 27,000 hommes de réserve. Les onze états du centre, qui sont les plus populeux du Mexique, pourraient facilement appeler sous les drapeaux 22,000 soldats. A côté de ces contingens se trouverait la légion étrangère, que le maréchal Bazaine organise aujourd’hui très activement, et qui sera composée en grande partie de Français. La légion comprendra six forts escadrons de cavalerie, et, lorsqu’elle se sera grossie de nos militaires libérés qui demeureront au Mexique après l’évacuation et du corps des contre-guérillas, ce sera une force respectable qui devra s’élever à 18,000 combattans. Ces deux effectifs pourraient suffire à tout.

La répartition des 40,000 hommes est tout indiquée. Nous avons. compté dix villes frontières ; il faut y ajouter trente villes du centre[6]. C’est donc en tout quarante villes ayant besoin de garnisons. Or il n’y a pas de ville au Mexique d’où puisse être délogée une force de 500 Français ; depuis la destruction de l’armée juariste, il n’y a pas de bande qui ose livrer combat à une pareille force : ce sera bien moins à craindre encore quand tous les petits corps de la légion étrangère composée de Français, rattachés entre eux par l’unité de commandement du chef de la légion, s’appuieront les uns sur les autres. Les Mexicains, abrités derrière des murailles, résistent avec une rare énergie, — le siège de Puebla en a fourni une preuve éclatante ; — en rase campagne, ils lâchent pied aisément, s’ils n’ont pas derrière eux ce qu’ils appellent l’appoyo (réserve). La légion étrangère servirait de réserve à l’armée mexicaine. — 500 Français de la légion et 500 Mexicains de l’armée, fortifiés dans chaque ville frontière, seraient en mesure de repousser toute attaque du dehors et de former une chaîne douanière difficile à briser. Une force égale, distribuée dans les trente villes du centre et circulant constamment en colonnes mobiles sur toutes les routes dans un rayon respectif de dix lieues, se relierait aux garnisons des villes frontières, et ne tarderait pas à avoir raison du brigandage. Les 40,000 hommes seraient ainsi employés. Quant à la capitale, qui serait le centre des écoles et des dépôts de plusieurs régimens, elle est assez populeuse pour fournir à elle seule le contingent militaire destiné à la protéger. Pour le moment, il ne faut pas songer aux gardes civiques et rurales. Il y a eu des essais malheureux : les armes confiées aux habitans ont été livrées aux guérillas ou se sont tournées contre le gouvernement. On devrait aussi songer aux mesures à prendre pour empêcher les levées arbitraires de soldats armés que chaque particulier se croit en droit de faire pour son propre compte. A Queretaro, nous avons vu un hacendero qui avait équipé à ses frais, pour son service particulier, une troupe de 180 cavaliers armés jusqu’aux dents. Il est temps de faire cesser cette parodie du régime féodal.

Le Mexicain veut qu’on le commande avec énergie. Les armes françaises lui inspirent du respect, il accepte la présence des Français, qui sont à ses yeux des conquérans ; mais il repousse les Autrichiens et les Belges comme venus après coup. Tout en rendant un juste hommage aux qualités militaires de ces deux contingens, l’expérience a prouvé que leur tempérament s’accommodait moins facilement que le nôtre du climat mexicain, et le climat est un ennemi avec lequel il faut compter. Puis le pays n’est que trop habitué aux costumes militaires de toutes couleurs, il faut plutôt chercher à le ramener à l’unité de costume. La légion étrangère et l’armée régulière seraient désormais les seules forces reconnues dans tout l’empire.

La mesure la plus urgente, si on veut sérieusement réorganiser l’armée, est la création d’une administration militaire ; il n’en existe, à proprement parler, aucune jusqu’à présent dans les troupes mexicaines. Le soldat qui n’est point régulièrement payé, vêtu et nourri devient forcément pillard, et cause de graves dommages à l’habitant. Ces hordes de femmes qui se traînent à la suite des colonnes en marche, butinant çà et là les vivres du soldat, doivent disparaître pour faire place à un corps d’intendance qui serait aussi sévèrement contrôle qu’il contrôlerait lui-même l’économie des corps, l’authenticité des effectifs et la régularité du paiement de la solde, trop souvent détournée par les chefs. Les 40,000 hommes pourraient se diviser en 30,000 fantassins, 6,000 cavaliers et 4,000 soldats d’artillerie, de génie et autres armes. Les postes de plaine seraient réservés à la cavalerie. La cavalerie est coûteuse ; il y a intérêt à la réduire en un pays très accidenté, où le fantassin est infatigable et lasserait un cheval dans une course prolongée. D’ailleurs le cavalier mexicain ruine facilement sa monture tant par le peu de soin qu’il en prend que par la facilité avec laquelle il lui dérobe souvent partie de sa ration de maïs. La race chevaline, décimée par de longues guerres civiles, a besoin de repos et d’amélioration. Les remontes auront tout bénéfice à n’accepter que les meilleurs sujets, qu’elles paieront de façon à encourager les efforts des éleveurs. Le Tamaulipas est aujourd’hui l’état le plus riche en manadas (troupes de chevaux) propres au service. Les Mexicains sont très bons artilleurs, et les canons ne leur manquent pas ; il y aurait même prudence à diminuer le nombre des bouches à feu, trop souvent abandonnées à l’ennemi.

Toutes les villes du Mexique sont des villes ouvertes. Le maréchal Bazaine, avant son départ pour la campagne de 1864 dans l’intérieur, afin d’éviter toute surprise sur ses derrières pendant que l’armée marcherait en avant, avait résolu que Mexico et tous les points importans seraient fortifiés, armés, approvisionnés, et que dans chaque place de l’empire serait construit un réduit où les troupes serrées de trop près pourraient se retirer au besoin, se défendre à outrance et attendre l’arrivée des secours. Avec un soin minutieux, le général en chef veilla lui-même à l’exécution de ses ordres, et tous les ouvrages de Mexico furent élevés et achevés sous ses yeux. A mesure qu’il passait dans les places des hauts plateaux, il faisait poursuivre le même travail. Cette mesure prévoyante fut couronnée d’un plein succès. Pas un poste ne fut enlevé sur les derrières de l’armée opérant dans mille directions. Ce même système, appliqué aux villes frontières comme il l’a été aux villes du centre, les rendrait inexpugnables. Plusieurs déjà ont été fortifiées par les Français, et les églises, ainsi que les couvens de vieille construction espagnole, que l’on rencontre partout, présentent une épaisseur de murailles qui favorise ce genre de défenses. Lors du tirage au sort, il serait très utile de laisser rigoureusement à chaque ville les soldats de sa circonscription ; ce serait un appui naturel pour les garnisons, car les Indiens devenus propriétaires seraient intéressés à bien servir, et, grâce au voisinage de leurs familles et de leurs biens fonciers, acquerraient de plus en plus l’amour du sol natal.

Jamais les États-Unis ne déclareront une guerre ouverte au nouvel empire, quoiqu’ils recherchent les annexions ; mais ils favoriseront indirectement le passage des flibustiers, toujours prêts à faire irruption au-delà du Rio-Bravo pour grossir les rangs des juaristes. Dans l’état actuel, l’armée mexicaine est incapable de couvrir le cours du long fleuve qui sert de frontière aux deux pays ; il en serait autrement, si une garnison solide, fidèle à son drapeau, se levait sur la rive mexicaine réduite au parcours de Matamoros à Monterey ; les contrebandiers et les aventuriers hésiteraient à franchir le fleuve. Les douanes de Matamoros, le port frontière, grossies des recettes qui ont été jusqu’ici fraudées, augmenteraient comme celles des autres ports du golfe, devenus les seuls débouchés ouverts à l’importation et à l’exportation. Avant la guerre, Tampico voyait ses revenus s’élever à 7 millions de francs ; Vera-Cruz encaissait plus de 11 millions, et Tuxpan, le port intermédiaire, produisait 1,800,000 fr. Quand la sécurité commence à régner, les échanges appellent les échanges. Le développement des ports, qui exige certains travaux, solliciterait vite l’attention du gouvernement.

Le Mexique, assis sur deux mers, ne peut rester plus longtemps étranger au mouvement maritime qui relie les deux mondes. Le spectacle grandiose de la marine américaine est fait pour stimuler son désir de se créer une force navale destinée à protéger ses ports du golfe et ceux du Pacifique : qu’il forme donc des écoles pour les marins recrutés dans la population côtière ; ce seront les gardiens naturels des ports. Il n’est pas nécessaire de lancer des vaisseaux de haut bord ; mais les villes du golfe, Tampico, Matamoros, Tuxpan, Sotto-Marina, sont à cheval sur la mer et sur des fleuves dont plusieurs peuvent être remontés dans l’intérieur des terres jusqu’à plus de cinquante lieues de l’embouchure. Au pied de Tampico coulent le Panuco, qui descend de la vallée même de Mexico, et le Tamesis, qui sillonne la Huasteca, la Kabylie des terres chaudes. Le Rio-Bravo enveloppe la frontière du nord ; au sud de l’état de Vera-Cruz, on peut commander une partie des terres chaudes par le Rio-Blanco. Qu’une canonnière navigue sur chacun de ces cours d’eau, ce sera une nouvelle force qui, grâce à la vapeur, pourra se multiplier pour protéger les côtes et faire la police de l’intérieur. Les ports du Pacifique réclament le même service maritime. Plus haut, sur les plateaux du centre, il serait aussi important qu’une canonnière sillonnât le vaste lac de Chapala, qui compte soixante lieues de largeur, et le Rio-Grande, qui relie ce lac à la ville de Guadalajara, la seconde capitale de l’empire. Tout cela n’est pas l’œuvre d’un jour ; mais il faut courir au plus pressé. Huit mois suffiraient pour mener à bonne fin les projets dont l’exécution est la plus urgente. Il faut se hâter, car après le départ des soldats français il sera trop tard pour licencier utilement l’armée mexicaine.

Par la suite, plusieurs modifications commerciales deviendraient nécessaires. La pénurie du trésor public, les fraudes, les dilapidations ont contraint la république à élever pour les objets importés les droits d’entrée à des chiffres fabuleux et à multiplier ces mêmes droits sous différens noms : aussi les marchandises parvenues à destination reviennent-elles au triple de la valeur première. La contrebande et le brigandage disparaissant avec la guerre civile, les recettes publiques reprendront leur cours : ce sera l’heure d’abaisser les tarifs. Les routes étant meilleures, la cherté des transports diminuerait. L’armée française a conquis l’Algérie le fusil d’une main et la pioche de l’autre : le soldat mexicain changera son bivouac en chantier armé. Il est temps de pacifier la grande route de Vera-Cruz à Mexico. La locomotive qui fait le service dans les terres chaudes de Vera-Cruz est armée de canons et de tirailleurs à cause des guérillas, qui ont déjà causé deux catastrophes par des déraillemens. Les embuscades sont faciles au milieu de la végétation qui envahit la voie elle-même malgré des coupes répétées. Le seul moyen de repousser les bandits, c’est de brûler et de raser les bois à droite et à gauche sur trois ou quatre kilomètres de largeur. Sur ces terrains défrichés et engraissés, appelez des colons ; au lieu d’accorder des concessions fantastiques au fond du Mexique, dans des pays inconnus, groupez les nouvelles populations sur les routes ; fortifiez par des ouvrages de campagne les points les plus favorables : les blockhaus ont longtemps suffi à briser le choc bien autrement redoutable des Arabes. L’état qui ne paie pas ses employés fournit un prétexte au vol ; quand le prétexte aura disparu, on aura le droit d’être impitoyable vis-à-vis des caissiers infidèles des deniers publics. Il faut moraliser la classe des fonctionnaires. Du jour où les octrois ne seront plus fraudés, les villes se suffiront à elles-mêmes ; nous en avons eu des exemples. Après le siège de Puebla, le général Brincourt, alors colonel du 1er zouaves, fut nommé commandant supérieur de cet état. La gestion des administrateurs mexicains fut si régulière que Puebla fit de grosses économies, qui furent envoyées à Mexico. Qu’on n’aille pas dire que le brigandage ne peut s’extirper, car toute l’armée fut frappée de la rapidité avec laquelle le calme rentra dans cette province si désolée, et cela grâce à l’énergie du commandant supérieur. Plus tard, quand la pacification sera en bonne voie, on devra se hâter de faire oublier le régime militaire et le règne de la force. Il faut réapprendre au peuple mexicain la vie civile, oubliée depuis tant d’années ; mais que les libertés publiques se défient de la réaction religieuse !

Un des spectacles les plus affligeans que présente tout le pays, c’est la corruption du clergé. Il a fait argent des choses saintes, il a changé la religion en idolâtrie ; il est adonné au jeu, au plaisir, et ne respecte pas toujours l’hospitalité des familles dans lesquelles il pénètre sous le manteau de son ministère. Son influence, surtout sur les Indiens, est déplorable. Il aspire à ressaisir les honneurs et les privilèges politiques dont il jouissait jadis, et conspire jusque dans le palais impérial, où, d’après les dernières nouvelles, des prêtres ont été arrêtés. L’empereur sera renversé par le clergé, s’il ne le renferme pas rigoureusement dans son royaume spirituel.

Nous n’avons pas eu la prétention d’esquisser un plan qui défiât la critique ; mais nous avons la conscience d’avoir mis le doigt sur le mal, d’avoir indiqué les causes principales d’épuisement pour le Mexique. Nous croyons que la moralisation pénétrant dans les masses, l’industrie utilisant le sol et les fleuves, l’émancipation des Indiens enrichis désormais par leur travail, le développement du commerce par la restauration des routes, en un mot le spectacle d’une paix féconde succédant aux horreurs d’une guerre civile, suffiraient pour rappeler les hommes et les capitaux dans le Mexique. Le souverain qui, entré dans cette voie, réussirait à réaliser ce programme, aurait la double gloire d’avoir su, par un sacrifice désintéressé et intelligent, arracher à la barbarie un des plus beaux pays du monde, et d’avoir fondé sur des ruines un nouvel empire dont il serait le véritable créateur.


Cte E. DE KÉRATRY.

  1. Voyez la Contre-Guérilla française au Mexique 15 février 1866.
  2. Surtout au Panthéon de Guadalajara.
  3. Yucatan, Tabasco, Chiapas.
  4. Vera-Cruz, Tamaulipas, Oajaca, Puebla, San-Luis, Nuovo-Léon, Mexico, Michoacan, Guanajuato, Guadalajara, Zacatecas.
  5. Durango, Cohahuila, Chihuahua, Sonora et Cinaloa.
  6. Ces trente villes sont réparties de la manière suivante : douze dans les terres chaudes et dix-huit sur les hauts plateaux. Celles des terres chaudes sont : Cordova, Huatusco, Jalapa, Perotte, Orizaba, Ozuluama, Huejutla, Vittoria, San-Fernando, Tehuacan, Atlisco, Oajaca. — Celles des hauts plateaux sont : San-Andres, Tlascala, Celaya, Tepeji, Queretaro, Pachuca, Silao, Guanajuato, San-Luis, Cholula, Cuernavaca, Toluca, Morelia, Acambaro, Santiago-del-Valle, Léon, Lagos, Puebla. Sur les cartes, on décore bien d’autres points du nom pompeux de ville ; ce ne sont que de malheureuses bourgades presque désertes ou de simples ranchos plus misérables que le dernier de nos villages. Pour qui a parcouru le Mexique, l’énumération précédente est des plus exactes.