Le Meunier d’Angibault/Chapitre 14

Le Meunier d’Angibault
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XIV.

MARCELLE.

« Mon histoire, chère Rose, ressemble, en effet, à un roman ; mais c’est un roman si simple et si peu nouveau qu’il ressemble à tous les romans du monde. Le voici en aussi peu de mots que possible.

« Mon fils, à l’âge de deux ans, était d’une santé si mauvaise, que je désespérais de le sauver. Mes inquiétudes, ma tristesse, les soins continuels dont je ne voulais me remettre à personne, me fournirent une occasion toute naturelle de me retirer du monde, où je n’avais fait qu’une courte apparition, et pour lequel je n’avais aucun goût. Les médecins me conseillèrent de faire vivre mon enfant à la campagne. Mon mari avait une belle terre à vingt lieues de celle-ci, comme vous savez ; mais la vie bruyante et licencieuse qu’il y menait avec ses amis, ses chevaux, ses chiens et ses maîtresses, ne m’engageait pas à m’y retirer, même aux époques où il vivait à Paris. Le désordre de cette maison, l’insolence des valets dont on souffrait le pillage, ne pouvant leur payer régulièrement leur salaire, un entourage de voisins de mauvais ton, me furent si bien dépeints par mon vieux Lapierre, qui y avait passé quelque temps, que je renonçai à y tenter un établissement. M. de Blanchemont, ne se souciant pas que je vinsse vivre ici, à portée de connaître ses dérèglements, me fit croire que ce lieu-ci était affreux, que le vieux château était inhabitable, et, sous ce dernier rapport, il ne faisait qu’exagérer un peu, vous en conviendrez. Il parla de m’acheter une maison de campagne aux environs de Paris ; mais où eût-il pris de l’argent pour cette acquisition, lorsqu’à mon insu il était déjà à peu près ruiné ?

« Voyant que ses promesses n’aboutissaient à rien et que mon fils dépérissait, je me hâtai de louer à Montmorency (un village près de Paris dans une situation admirable, au voisinage des bois et des collines les plus sainement exposés), une moitié de maison, la première que je pus trouver, la seule dans ce moment-là. Ces habitations sont fort recherchées par les gens de Paris qui s’y établissent, même des personnes riches, plus que modestement, pour quelque temps de la belle saison. Mes parents et mes amis vinrent m’y voir assez souvent d’abord, puis de moins en moins, comme il arrive toujours quand la personne qu’on visite aime sa retraite et n’y attire, ni par le luxe, ni par la coquetterie. Vers la fin de la première saison, il se passait souvent quinze jours sans que je visse venir personne de Paris. Je ne m’étais liée avec aucune des notabilités de l’endroit. Édouard se portait mieux, j’étais calme et satisfaite ; je lisais beaucoup, je me promenais dans les bois, seule avec lui, une paysanne pour conduire son âne, un livre, et un gros chien, gardien très-jaloux de nos personnes. Cette vie me plaisait extrêmement. M. de Blanchemont était enchanté de n’avoir pas à s’occuper de moi. Il ne venait jamais me voir. Il envoyait de temps en temps un domestique pour savoir des nouvelles de son fils et s’enquérir de mes besoins d’argent qui étaient fort modestes, heureusement pour moi : il n’eût pu les satisfaire.

— Voyez ! s’écria Rose, il nous disait ici que c’était pour vous qu’il mangeait ses revenus et les vôtres ; qu’il vous fallait des chevaux, des voitures, tandis que vous alliez peut-être à pied dans les bois pour économiser le loyer d’un âne !

— Vous l’avez deviné, chère Rose. Lorsque je demandais quelque argent à mon mari, il me faisait de si longues et de si étranges histoires sur la pénurie de ses fermiers, sur la gelée de l’hiver, sur la grêle de l’été, qui les avait ruinés, que, pour ne plus entendre tous ces détails, et, la plupart du temps, dupe de sa généreuse commisération pour vous, je l’approuvais et m’abstenais de réclamer la jouissance de mes revenus.

« La vieille maison que j’habitais était propre, mais presque pauvre, et je n’y attirais l’attention de personne. Elle se composait de deux étages. J’occupais le premier. Au rez-de-chaussée habitaient deux jeunes gens, dont l’un était malade. Un petit jardin très-ombragé et entouré de grands murs, où Édouard jouait sous mes yeux avec sa bonne, lorsque j’étais assise à ma fenêtre, était commun aux deux locataires, M. Henri Lémor et moi.

Henri avait vingt-deux ans. Son frère n’en avait que quinze. Le pauvre enfant était phtisique, et son aîné le soignait avec une sollicitude admirable. Ils étaient orphelins. Henri était une véritable mère pour le pauvre agonisant. Il ne le quittait pas d’une heure, il lui faisait la lecture, le promenait en le soutenant dans ses bras, le couchait et le rhabillait comme un enfant, et, comme ce malheureux Ernest ne dormait presque plus, Henri, pâle, exténué, creusé par les veilles, semblait presque aussi malade que lui.

« Une vieille femme excellente, propriétaire de notre maison et occupant une partie du rez-de-chaussée, montrait beaucoup d’obligeance et de dévouement à ces malheureux jeunes gens ; mais elle ne pouvait suffire à tout, je dus m’empresser de la seconder. Je le fis avec zèle et sans m’épargner, comme vous l’eussiez fait à ma place, Rose ; et même dans les derniers jours de l’existence d’Ernest, je ne quittai guère son chevet. Il me témoignait une affection et une reconnaissance bien touchantes. Ne connaissant pas et ne sentant plus la gravité de son mal, il mourut sans s’en apercevoir, et presque en parlant. Il venait de me dire que je l’avais guéri, lorsque sa respiration s’arrêta et que sa main se glaça dans les miennes.

La douleur d’Henri fut profonde, il en tomba malade, et, à son tour, il fallut le soigner et le veiller. La vieille propriétaire, madame Joly, était au bout de ses forces. Édouard heureusement était bien portant, et je pouvais partager mes soins entre lui et Henri. Le devoir d’assister et de consoler ce pauvre Henri retomba sur moi seule, et à la fin de l’automne, j’eus la joie de l’avoir rendu à la vie.

« Vous concevez bien, Rose, qu’une amitié profonde, inaltérable, s’était cimentée entre nous deux au milieu de toutes ces douleurs et de tous ces dangers. Quand l’hiver et l’insistance de mes parents me forcèrent de retourner à Paris, nous nous étions fait une si douce habitude de lire, de causer, et de nous promener ensemble dans le petit jardin, que notre séparation fut un véritable déchirement de cœur. Nous n’osâmes pourtant nous promettre de nous retrouver à Montmorency l’année suivante. Nous étions encore timides l’un avec l’autre, et nous aurions tremblé de donner le nom d’amour à cette affection.

« Henri n’avait guère songé à s’enquérir de ma condition, ni moi de la sienne. Nous faisions à peu près la même dépense dans la maison. Il m’avait demandé la permission de me voir à Paris ; mais quand je lui donnai mon adresse chez ma belle-mère, à l’hôtel de Blanchemont, il parut surpris et effrayé. Quand je quittai Montmorency dans le carrosse armorié que mes parents avaient envoyé pour me prendre, il eut l’air consterné, et quand il sut que j’étais riche (je croyais l’être et je passais pour telle), il se regarda comme à jamais séparé de moi. L’hiver se passa sans que je le revisse, sans que j’entendisse parler de lui.

« Lémor était pourtant lui-même réellement plus riche que moi à cette époque. Son père, mort une année auparavant, était un homme du peuple, un ouvrier qu’un petit commerce et beaucoup d’habileté avaient mis fort à l’aise. Les enfants de cet homme avaient reçu une très-bonne éducation, et la mort d’Ernest laissait à Henri un revenu de huit ou dix mille francs. Mais les idées de lucre, l’indélicatesse, l’effroyable dureté et l’égoïsme profond de ce père commerçant avaient révolté de bonne heure l’âme enthousiaste et généreuse d’Henri. Dans l’hiver qui suivit la mort d’Ernest, il se hâta de céder, presque pour rien, son fonds de commerce à un homme que Lémor le père avait ruiné par les manœuvres les plus rapaces et les plus déloyales d’une impitoyable concurrence. Henri distribua à tous les ouvriers que son père avait longtemps pressurés le produit de cette vente, et, se dérobant, avec une sorte d’aversion, à leur reconnaissance (car il m’a dit souvent que ces hommes malheureux avaient été corrompus et avilis eux-mêmes par l’exemple et les procédés de leur maître), il changea de quartier et se mit en apprentissage pour devenir ouvrier lui-même. L’année précédente, et avant que la maladie de son frère le forçât d’habiter la campagne, il avait déjà commencé à étudier la mécanique.

« J’appris tous ces détails par la vieille femme de Montmorency, à qui j’allai faire une ou deux visites à la fin de l’hiver, autant, je l’avoue, pour savoir des nouvelles d’Henri que pour lui témoigner l’amitié dont elle était digne à tous égards. Cette femme avait de la vénération pour Lémor. Elle avait soigné le pauvre Ernest comme son propre fils ; elle ne parlait d’Henri que les mains jointes et les yeux pleins de larmes. Quand je lui demandai pourquoi il ne venait pas me voir, elle me répondit que ma richesse et ma position dans le monde ne pouvaient permettre que des rapports naturels s’établissent entre une personne comme moi et un homme qui s’était jeté volontairement dans la pauvreté. C’est à cette occasion qu’elle me raconta tout ce qu’elle savait de lui et tout ce que je viens de vous rapporter.

« Vous devez comprendre, chère Rose, combien je fus frappée de la conduite de ce jeune homme, qui s’était montré à moi si simple, si modeste et si parfaitement ignorant de sa grandeur morale. Je ne pus penser à autre chose ; dans le monde, comme dans ma chambre solitaire, au théâtre comme à l’église, son souvenir et son image étaient toujours dans mon cœur et dans ma pensée. Je le comparais à tous les hommes que je voyais, et alors il me paraissait si grand !

« Dès la fin de mars je retournai à Montmorency, n’espérant point y retrouver mon intéressant voisin. J’eus un instant de véritable douleur, lorsque, descendant au jardin avec une parente qui m’avait accompagnée pour m’aider malgré moi à me réinstaller à la campagne, j’appris que le rez-de-chaussée était loué à une vieille dame. Mais ma compagne ayant fait quelques pas loin de moi, la bonne madame Joly me dit à l’oreille qu’elle avait fait ce petit mensonge parce que ma parente lui paraissait curieuse et babillarde, mais que Lémor était là, et qu’il se tenait caché pour ne me voir que lorsque je serais seule.

« Je pensai m’évanouir de joie, et je supportai l’obligeance et les attentions de ma pauvre cousine avec une patience dont je faillis mourir. Enfin elle partit, et je revis Lémor, non pas seulement ce jour-là, mais tous les jours et presque à toutes les heures de la journée, depuis la fin de l’hiver jusqu’à l’extrême fin de l’automne suivant. Les visites, toujours rares et assez courtes que l’on me rendait, mes courses indispensables à Paris, nous volèrent tout au plus, en rassemblant toutes les heures, deux semaines de notre délicieuse intimité.

« Je vous laisse à penser si cette vie fut heureuse et si l’amour s’empara en maître absolu de notre amitié. Mais ce dernier sentiment fut aussi chaste sous les yeux de Dieu et de mon fils que l’avait été une amitié formée au lit de mort du frère d’Henri. On en jasa pourtant peut-être un peu chez les indigènes de Montmorency ; mais la bonne réputation de notre hôtesse, sa discrétion sur nos sentiments qu’elle devinait bien, son ardeur à défendre notre conduite, la vie cachée que nous menions, et le soin que nous eûmes de ne jamais nous montrer ensemble hors de la maison ; enfin, l’absence de tout scandale, empêchèrent la malveillance de s’en mêler : aucun propos ne parvint jamais aux oreilles de mon mari ni d’aucun de mes parents.

« Jamais amours ne furent plus religieusement sentis et plus salutaires pour les deux âmes qu’elles remplirent. Les idées d’Henri, fort singulières aux yeux du monde, mais les seules vraies, les seules chrétiennes aux miens, transportèrent mon esprit dans une nouvelle sphère. Je connus l’enthousiasme de la foi et de la vertu en même temps que celui de l’affection. Ces deux sentiments se liaient dans mon cœur et ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre. Henri adorait mon fils, mon fils que son père oubliait, délaissait et connaissait à peine ! Aussi Édouard avait pour Lémor la tendresse, la confiance et le respect que son père eût dû lui inspirer.

« L’hiver nous arracha encore à notre paradis terrestre, mais cette fois il ne nous sépara point. Lémor vint me voir en secret de temps en temps, et nous nous écrivions presque tous les jours. Il avait une clef du jardin de l’hôtel, et quand nous ne pouvions nous y rencontrer la nuit, une fente dans le piédestal d’une vieille statue recevait notre correspondance.

« C’est tout récemment, vous le savez, que M. de Blanchemont a perdu la vie d’une manière tragique et inattendue, dans un duel à mort avec un de ses amis, pour une folle maîtresse qui l’avait trahi. Un mois après, j’ai vu Henri, et c’est de ce moment que datent mes chagrins. Je croyais si naturel de m’engager à lui pour la vie ! Je voulais le revoir un instant et fixer avec lui l’époque où les devoirs de ma position me permettraient de lui donner ma main et ma personne comme il avait mon cœur et mon esprit. Mais le croiriez-vous, Rose ? son premier mouvement a été un refus plein d’effroi et de désespoir. La crainte d’être riche, oui, l’horreur de la richesse, l’ont emporté sur l’amour, et il s’est comme enfui de moi avec épouvante !

« J’ai été offensée, consternée, je n’ai pas su le convaincre, je n’ai pas voulu le retenir. Et puis, j’ai réfléchi, j’ai trouvé qu’il avait raison, qu’il était conséquent avec lui-même, fidèle à ses principes. Je l’en ai estimé, je l’en ai aimé davantage, et j’ai résolu d’arranger ma vie de manière à ne plus le blesser, de quitter le monde entièrement, de venir me cacher bien loin de Paris au fond d’une campagne, afin de rompre toutes mes relations avec les puissants et les riches que Lémor considère comme des ennemis tantôt féroces, tantôt involontaires et aveugles de l’humanité.

« Mais à ce projet, qui n’était que secondaire dans ma pensée, j’en associais un autre qui coupait le mal dans sa racine et détruisait à jamais tous les scrupules de mon amant, de mon époux futur. Je voulais imiter son exemple, et dissiper ma fortune personnelle en l’appliquant à ce qu’au couvent nous appelions les bonnes œuvres, à ce que Lémor appelle l’œuvre de rémunération, à ce qui est juste envers les hommes et agréable à Dieu dans toutes les religions et dans tous les temps. J’étais libre de faire ce sacrifice sans nuire à ce que les riches auraient appelé le bonheur futur de mon fils, puisque je le croyais encore destiné à un héritage considérable ; et, d’ailleurs, dans mes idées à moi, en m’abstenant de jouir de ses revenus durant les longues années de sa minorité, en accumulant et en plaçant les rentes, j’aurais travaillé aussi à son bonheur. C’est-à-dire que l’élevant dans des habitudes de sobriété et de simplicité, et lui communiquant l’enthousiasme de ma charité, je l’aurais mis à même un jour de consacrer à ces mêmes bonnes œuvres une fortune considérable, augmentée par mon économie et par le devoir que je m’imposais de n’en jouir en aucune façon pour mon propre compte, malgré les droits que la loi me donnait à cet égard. Il me semblait que cette âme si naïve et si tendre de mon enfant répondrait à mon enthousiasme, et que j’entasserais ces richesses terrestres pour son salut futur. Riez-en un peu, si vous voulez, chère Rose ; mais il me semble encore que je réussirai, dans des conditions plus restreintes, à faire envisager les choses à mon Édouard sous ce point de vue. Il n’a plus à hériter de son père, et ce qui me reste lui sera désormais consacré dans le même but. Je ne me crois plus le droit de me dépouiller de ce peu d’aisance qui nous est laissée à tous deux. Je me figure que rien ne m’appartient plus en propre, puisque mon fils n’a plus rien de certain à attendre que de moi. Cette pauvreté, dont j’aurais pu faire vœu pour moi seule, c’est un baptême nouveau que Dieu ne me permet peut-être pas d’imposer à mon enfant avant qu’il soit en âge de l’accepter ou de le rejeter librement. Pouvons-nous, étant nés dans le siècle, et ayant donné la vie à des êtres destinés aux jouissances et au pouvoir dans la société, les priver violemment et sans les consulter, de ce que la société considère comme de si grands avantages et des droits si sacrés ? Dans ce sauve qui peut général où la corruption de l’argent a lancé tous les humains, si je venais à mourir en laissant mon fils dans la misère avant le temps nécessaire pour lui enseigner l’amour du travail, à quels vices, à quelle abjection ne risquerais-je pas d’abandonner ses bons mais faibles instincts ? On parle d’une religion de fraternité et de communauté, où tous les hommes seraient heureux en s’aimant, et deviendraient riches en se dépouillant. On dit que c’est un problème que les plus grands saints du christianisme comme les plus grands sages de l’antiquité ont été sur le point de résoudre. On dit encore que cette religion est prête à descendre dans le cœur des hommes, quoique tout semble, dans la réalité, conspirer contre elle ; parce que du choc immense, épouvantable, de tous les intérêts égoïstes, doivent naître la nécessité de tout changer, la lassitude du mal, le besoin du vrai et l’amour du bien. Tout cela, je le crois fermement, Rose. Mais, comme je vous le disais tout à l’heure, j’ignore quels jours Dieu a fixés pour l’accomplissement de ses desseins. Je ne comprends rien à la politique, je n’y vois pas d’assez vives lueurs de mon idéal ; et, réfugiée dans l’arche comme l’oiseau durant le déluge, j’attends, je prie, je souffre et j’espère, sans m’occuper des railleries que le monde prodigue à ceux qui ne veulent pas approuver ses injustices, et se réjouir des malheurs de leur temps.

« Mais dans cette ignorance du lendemain, dans cette tempête déchaînée de toutes les forces humaines les unes contre les autres, il faut bien que je serre mon fils dans mes bras, et que je l’aide à surmonter le flot qui nous porte peut-être aux rives d’un monde meilleur dès ici-bas. Hélas ! chère Rose, dans un temps où l’argent est tout, tout se vend et s’achète. L’art, la science, toutes les lumières, et par conséquent toutes les vertus, la religion elle-même, sont interdites à celui qui ne peut payer l’avantage de boire à ces sources divines. De même qu’on paie les sacrements à l’église, il faut, à prix d’argent, acquérir le droit d’être homme, de savoir lire, d’apprendre à penser, à connaître le bien du mal. Le pauvre est condamné, à moins d’être doué d’un génie exceptionnel, à végéter, privé de sagesse et d’instruction. Et le mendiant, le pauvre enfant qui apprend pour tout métier l’art de tendre la main et d’élever une voix plaintive, dans quelles obscures et fausses notions est forcée de se débattre son intelligence infirme et impuissante ! Il y a quelque chose d’affreux à penser que la superstition est la seule religion accessible au paysan, que tout son culte se réduit à des pratiques qu’il ne comprend pas, dont il ne saura jamais ni le sens ni l’origine, et que Dieu n’est pour lui qu’une idole favorable aux moissons et aux troupeaux de celui qui lui vote un cierge ou une image. En venant ce matin ici, j’ai rencontré une procession arrêtée autour d’une fontaine pour conjurer la sécheresse. J’ai demandé pourquoi on priait là plutôt qu’ailleurs. Une femme m’a répondu, en me montrant une petite statue de plâtre cachée dans une niche et ornée de guirlandes comme les dieux du paganisme[1], « c’est que cette bonne dame est la meilleure de toutes pour la pluie. »

« Si mon fils est indigent, il faudra donc qu’il soit idolâtre, au rebours des premiers chrétiens qui embrassaient la vraie religion avec la sainte pauvreté ? Je sais bien que le pauvre a le droit de me demander : Pourquoi ton fils plutôt que le mien connaîtrait-il Dieu et la vérité ? Hélas ! je n’ai rien à lui répondre, sinon que je ne puis sauver son fils qu’en sacrifiant le mien. Et quelle réponse inhumaine pour lui ! Oh ! les temps de naufrage sont affreux ! Chacun court à ce qui lui est le plus cher et abandonne les autres. Mais encore une fois, Rose, que pouvons-nous donc, nous autres pauvres femmes, qui ne savons que pleurer sur tout cela ?

« Ainsi, les devoirs que nous impose la famille sont en contradiction avec ceux que nous impose l’humanité. Mais nous pouvons encore quelque chose pour la famille, tandis que pour l’humanité, à moins d’être très-riches, nous ne pouvons rien encore. Car dans ce temps-ci, où les grandes fortunes dévorent les petites si rapidement, la médiocrité, c’est la gêne et l’impuissance.

« Voilà pourquoi, continua Marcelle en essuyant une larme, je vais être forcée de modifier les beaux rêves que j’avais faits en quittant Paris il y a deux jours. Mais je veux faire encore de mon mieux, Rose, pour ne pas m’entourer de petites jouissances inutiles aux dépens des autres. Je veux me réduire au nécessaire, acheter une maison de paysan, vivre aussi sobrement qu’il me sera possible sans altérer ma santé (puisque je dois ma vie à Édouard), mettre de l’ordre dans ce petit capital pour le lui donner un jour, après lui en avoir indiqué l’usage que Dieu nous aura révélé utile et pieux dans ce temps-là ; et, en attendant, consacrer la moindre partie possible de mon humble revenu à mes besoins et à la bonne éducation de mon fils, afin d’avoir toujours de quoi assister les pauvres qui viendront frapper à ma porte. C’est là, je crois, tout ce que je peux faire, s’il ne se forme pas bientôt une association vraiment sainte, une sorte d’église nouvelle, où quelques croyants inspirés appelleront à eux leurs frères pour les faire vivre en commun sous les lois d’une religion et d’une morale qui répondent aux nobles besoins de l’âme et aux lois de la véritable égalité. Ne me demandez pas quelles seraient précisément ces lois. Je n’ai pas mission de les formuler, puisque Dieu ne m’a pas donné le génie de les découvrir, toute mon intelligence se borne à pouvoir les comprendre quand elles seront révélées, et mes bons instincts me forcent à rejeter les systèmes qui se posent aujourd’hui un peu trop fièrement sous des noms divers. Je n’en vois encore aucun où la liberté morale se trouve respectée, où l’athéisme et l’ambition de dominer ne se montrent par quelque endroit. Vous avez entendu parler peut-être des saint-simoniens et des fouriéristes. Ce sont là des systèmes encore sans religion et sans amour, des philosophies avortées, à peine ébauchées, où l’esprit du mal semble se cacher sous les dehors de la philanthropie. Je ne les juge pas absolument, mais j’en suis repoussée comme par le pressentiment d’un nouveau piège tendu à la simplicité des hommes.

« Mais il se fait tard, ma bonne Rose, et vos beaux yeux qui brillent encore luttent pourtant contre la fatigue de m’écouter. Je n’ai rien à conclure pour vous de tout ceci ; sinon que nous sommes toutes les deux aimées par des hommes pauvres, et que l’une de nous aspire à s’affranchir de l’alliance des riches, tandis que l’autre hésite et s’effraie de leur opinion.

— Ah ! Madame, dit Rose, qui avait écouté Marcelle avec une religieuse attention, que vous êtes grande et bonne ! comme vous savez aimer, et comme je comprends bien maintenant pourquoi je vous aime ! Il me semble que votre histoire et l’explication de votre conduite m’ont fait grossir la tête de moitié ! Quelle triste et mesquine vie nous menons, au prix de celle que vous rêvez ! Mon Dieu, mon Dieu ! je crois que je mourrai le jour où vous partirez d’ici !

— Sans vous, chère Rose, je serais fort pressée, je vous le confesse, d’aller bâtir ma chaumière auprès de celle de plus pauvres gens ; mais vous me ferez aimer votre ferme, et même ce vieux château… Ah ! j’entends votre mère qui vous appelle. Embrassez-moi encore et pardonnez-moi de vous avoir dit quelques paroles dures. Je me les reproche en voyant combien vous êtes sensible et affectueuse. »

Rose embrassa la jeune baronne avec effusion, et la quitta. Cédant à une habitude d’enfant mutin, elle se donna le petit plaisir de laisser crier sa mère tout en se rendant avec lenteur à son appel. Puis elle se le reprocha et se mit à courir ; mais elle ne put se résoudre à lui parler avant d’être tout à fait auprès d’elle : cette voix glapissante lui faisait l’effet d’un ton faux après la douce harmonie des paroles de Marcelle.

Encore fatiguée de son voyage, madame de Blanchemont se glissa dans le lit où reposait son enfant, et, tirant ses rideaux de toile d’orange à grands ramages, elle commençait à s’endormir sans songer aux revenants indispensables du vieux château, lorsqu’un bruit incompréhensible la força de prêter l’oreille et de se relever un peu émue.

  1. Les Pères de l’Église primitive condamnaient amèrement cet usage païen d’orner les statues des dieux. Minutius Félix s’en explique clairement et admirablement. L’Église du moyen âge a rétabli les pratiques de l’idolâtrie, et l’Église d’aujourd’hui continue cette spéculation lucrative.