Le Messianisme chez les Juifs/Troisième partie/Conclusion

COMPARAISON DE L’APOCALYPTIQUE ET DU RABBINISME


L’apocalyptique et le rabbinisme se sont développés sur le même sol ; ils ont eu des idées communes ; ils offrent des divergences. Ce sont ces rapports qu’il faudrait préciser, en distinguant ce qui regarde les fins dernières et ce qui a trait au Messie et au règne de Dieu.


FINS DERNIÈRES OU ESCHATOLOGIE TRANSCENDANTE.


Si l’on compare les apocalypses d’Esdras et de Baruch avec la doctrine rabbinique des fins dernières, on n’y trouve aucune différence appréciable. Des deux côtés, on croit à la survivance de l’âme, au mérite et au démérite, avec leur suite obligée de récompenses et de châtiments. Chacun doit rendre compte à Dieu de ses actes, et son sort sera déterminé pour toujours à la suite d’un strict jugement. Le monde de l’au-delà sera inauguré d’une façon solennelle par la résurrection des morts.

Or tout porte à croire que ces doctrines ne sont point nouvelles. Si elles ne paraissent pas encore arrêtées avec cette précision[1] avant la persécution d’Antiochus Épiphane, ou plutôt, si nous manquons de textes pour prouver leur existence, on peut les constater du moins en 40 av. J.-C. dans les psaumes de Salomon. Le livre de la Sagesse qui date environ de ce temps est une autre preuve de l’importance suprême qu’a prise aux yeux des Juifs l’existence d’outre-tombe avec ses rétributions. A partir de ce moment, personne ne peut se désintéresser de ce problème ; il est au premier rang ; on ne songe plus à raisonner sur les destinées futures d’Israël ou de l’humanité sans s’en préoccuper ; il n’est plus permis à personne de concevoir le temps qui suivra le grand jugement comme une époque de félicité terrestre[2], sans dire un mot de ce qui adviendra lorsque les possesseurs de cette félicité, comblés d’ans et rassasiés de biens, viendront cependant à mourir.

Beaucoup de points demeuraient encore incertains. Que devenaient les âmes en attendant la fin ? les coupables ressusciteraient-ils tous ? le lieu de la béatitude serait-il le ciel ou la terre ? La fin viendrait-elle plus ou moins tôt ? A ces questions il y avait plusieurs réponses, mais on était d’accord pour réunir devant le même tribunal les vivants et les morts, et chacun suivait ensuite sa destinée.

En présence de cette perspective qui ne tenait compte que des justes et des pécheurs, et par conséquent que du bien et du mal, accomplis dans cette vie en vue d’une autre existence, quelques docteurs ont pu n’attacher qu’une importance restreinte au messianisme, tel qu’ils le concevaient, comme une restauration du trône de David.

Ceux, au contraire, qui ont tenu à conserver l’antique tradition ont dû forcément se préoccuper de la mettre d’accord avec la pensée des fins dernières qui s’imposait absolument. Désormais en effet, un pharisien, persuadé de la valeur éternelle de la Loi, pouvait plus facilement faire abstraction du fils de David et prêcher une morale sévère, dominée par la pensée de la rétribution, qu’un voyant résoudre les problèmes de l’avenir sans tenir compte de ce qui était la vraie fin de tout. Mais la conciliation n’était pas facile. Il n’y eut à ce problème qu’une solution, la solution divine du fait de Jésus ; toutes les autres sont des tentatives avortées qui sacrifient un élément ou un autre.

Ce sont ces fausses solutions qu’il faut de nouveau passer en revue.


LE MESSIE.


L’Ancien Testament avait désigné de plusieurs manières celui qui devait être l’agent du salut à venir.

D’abord c’était Dieu lui-même. Une foule de passages — que ce n’est pas ici le lieu de citer — avaient annoncé que Dieu viendrait en personne pour sauver son peuple. Le salut d’Israël serait donc une insigne théophanie, une manifestation extraordinaire de la bonté de Dieu envers son peuple, de sa justice envers ses ennemis, de sa sainteté consumante et purifiante. D’autre part, on attendait un roi, fils de David, qui monterait sur le trône de ses pères et ferait jouir sa nation d’une félicité inouïe. Isaïe avait fait allusion à sa naissance miraculeuse et lui avait donné des noms divins.

Le même recueil d’Isaïe contenait le tableau d’un serviteur de Iahvé qui convertirait les peuples à la foi d’Israël et dont la mort servirait d’expiation pour un grand nombre.

Daniel avait prédit que Dieu interviendrait pour détruire les persécuteurs, et avait montré un être surnaturel descendant du ciel pour établir le règne des saints.

Ces prophéties tracées comme des lignes vers la lumière à venir étaient-elles parallèles ? Et si elles ne l’étaient pas, comment fallait-il les coordonner ? Le Messie, selon les termes très forts d’Isaïe, serait-il un Dieu ? Ne serait-il pas plutôt un simple instrument de ses desseins, un pur homme ? Serait-il le même que le doux prédicateur, victime de son zèle et de sa docilité à redire la leçon de Iahvé ? Le Restaurateur du trône serait-il un martyr, un Rédempteur ? L’être surnaturel de Daniel viendrait-il sur la terre autrement que pour détruire les monarchies condamnées ? Qu’une seule personne pût remplir toutes ces conditions, cela paraissait, cela était bien difficile, ou pour mieux dire : il y fallait un miracle inouï, dont le mystère n’était pas révélé, du moins dans la tradition officielle[3].

Et si le Messie était tout cela, comme les prophètes anciens n’avaient parlé que de son rôle terrestre, dans quel rapport serait-il avec le monde de l’au-delà ?

Nous avons maintenant réponse à toutes ces questions dans le dogme des deux natures et dans celui de la Rédemption, mais c’est là précisément le mystère du règne de Dieu qui n’a été révélé qu’aux Apôtres. Il ne faut pas s’étonner que nul n’ait pu résoudre l’énigme ; où une certaine sympathie est due à l’effort, la justice oblige à dénoncer l’échec.

En dépit de certaines allures nouvelles, l’apocalyptique était liée à la tradition de l’Ancien Testament et ne pouvait guère s’en émanciper plus que le rabbinisme. On doit dire à sa louange qu’elle en a mieux rendu les divers éléments, dans un esprit beaucoup plus élevé et beaucoup plus ouvert.

De ces quatre aspects que nous avons surtout mis en relief, le troisième, celui du serviteur prédicateur et martyr, a été le plus négligé par les deux courants ; c’est très spécialement le secret de Jésus. Rien dans les textes n’indiquait un rapport personnel entre le serviteur et le Messie. La gloire du serviteur ne lui venait qu’après sa mort ; qu’avait-il de commun avec le roi glorieux, fils de David ?

Si l’on met à part le terme d’Élu[4], peut-être emprunté à Isaïe, on ne voit pas que l’apocalyptique se soit inquiétée de ce serviteur. Son souci maladif des coups de théâtre, des merveilles, de l’éblouissant et du rare, la rendait peu propre à comprendre cette figure attachante, modeste, mélancolique et voilée. Moins encore que le rabbinisme elle n’avait que faire des souffrances du Messie.

Elle ne s’est pas non plus occupée beaucoup du fils de David. Elle a pris naissance et s’est développée dans un temps où les espérances davidiques étaient assez oubliées. Son goût pour le mystère l’obligeait, même quand elle faisait allusion au roi Messie, à le désigner par une allégorie. L’écriture claire n’est point son fait. Puis ce Messie était un peu trop terre à terre. A supposer qu’Esdras soit revenu à la tradition de l’origine davidique[5], Baruch laisse de nouveau ce point dans l’ombre.

Pourtant il s’est trouvé des voyants qui, sans employer de désignation trop expresse, ont fait une place au roi traditionnel.

Tout naturellement ils l’ont situé au terme de l’histoire, mais sans aucune relation avec l’au-delà[6].

La venue personnelle de Dieu, si souvent implorée par les prophètes et peut-être encore plus par les psalmistes, ouvre précisément le livre d’Hénoch. Cette partie, la plus ancienne, annonce une théophanie analogue à celle du mont Sinaï. Mais, en général, on s’en tint là[7]. Il n’était pas dans le style de l’apocalypse de faire descendre Dieu sur la terre. Plus on avançait dans le temps, plus il était convenu de le reculer dans les hauteurs du ciel. Il fallait trouver un intermédiaire, moins inaccessible que Dieu, moins modeste que le fils de David.

Le thème favori de l’apocalyptique était donc naturellement indiqué : c’était celui de Daniel, du prophète qui avait porté ce genre lui-même à sa perfection.

L’être surnaturel que Daniel avait montré sous les traits d’un homme était-il le Messie ? Pour le conclure, il suffisait de rapprocher les deux idées du règne de Dieu et du règne du Roi Messie. Quand Israël eut une idée plus nette du monde et de Dieu, il dut espérer que son Roi Messie serait aussi roi du monde, et il ne pouvait l’être que sous l’égide de Dieu, son véritable roi.

La conciliation découlait donc assez naturellement du texte, mais, d’autre part, il offrait une difficulté dont nous n’apprécions peut-être pas assez la valeur, maintenant que nous connaissons la solution divine. Absolument rien dans le texte de Daniel, en dehors de l’apparence revêtue par l’être surnaturel, n’indiquait qu’il dût avoir une origine humaine. Il descendait du ciel, et aussitôt, il recevait la domination universelle.

Il n’est donc pas étonnant que le livre des Paraboles, tablant sur ce thème, n’ait assigné à l’Élu, à ce Fils de l’homme, aucune mission sur la terre que de détruire les pouvoirs opposés à Dieu, ce qui se déduisait assez facilement de Daniel. Dès lors, comme on ne pouvait plus se contenter de l’eschatologie temporelle du début d’Hénoch, la période terrestre messianique était réduite à très peu de chose, on peut dire au seul jugement. De sorte qu’en somme, au lieu de concilier réellement les anciennes promesses messianiques avec la vision de Daniel, l’auteur opte pour Daniel et développe, d’après quelques traits demeurés mystérieux, une théorie particulière de messianisme transcendant — qui n’est plus du messianisme. Le chef des âmes saintes ne vient sur la terre que pour châtier les coupables, juger, ressusciter les morts et inaugurer un monde nouveau. Ce mode paraissait tellement inhérent à l’imitation de Daniel, en tant que portant toute d’un seul côté, qu’Esdras lui-même, lorsqu’il revient à ce point de départ, n’insiste pas sur la période messianique comme distincte du monde futur[8], et que nous n’en aurions pas une idée nette si les autres passages ne faisaient la lumière sur ce point. Cette tentative de rehausser le Messie, de lui attribuer une origine surnaturelle, un rôle en dehors des conditions humaines, aboutissait donc en somme à une rupture avec la tradition. L’Élu, ce Fils de l’homme, n’est plus celui qu’avaient annoncé les prophètes, et si l’auteur dès Paraboles lui a vraiment donné le titre de Messie, ce qui est très douteux[9], il faisait violence à son sens naturel.

Aussi savons-nous très certainement que cette théorie a été écartée par l’opinion dominante. Esdras la mitige considérablement, Baruch ne fait même plus directement allusion à Daniel, les rabbins n’en connaissent rien que les réminiscences directement empruntées au prophète.

Cependant de Daniel, sinon spécialement des Paraboles d’Hénoch, découle un thème qui fera désormais partie essentielle du plan messianique, même lorsqu’on sera demeuré fidèle à la pure tradition davidique : celui de l’avènement mystérieux du Messie. C’est à quoi tient spécialement Esdras, puis Baruch. Même quand on renonce à approfondir les origines, ou qu’on suppose le Messie un pur homme, né comme les autres enfants, il faudra le produire d’une façon extraordinaire, imprévue, glorieuse ; son apparition sera une manifestation éclatante de Dieu venant inaugurer son règne.

Le rabbinisme lui-même ne pourra se soustraire à cette condition de l’avènement messianique. Elle paraît indiquée dès les psaumes de Salomon[10] : Dieu fera surgir le Christ ; ce qui n’implique pas une préexistence surnaturelle, mais du moins une manifestation extraordinaire.

Le messianisme avait donc suivi dans les apocalypses une courbe ascendante, puis il était retombé. A quel moment précis faut-il placer le maximum ? C’est ce que nous ne saurions dire. L’Assomption de Moïse paraît indiquer le temps d’Hérode le Grand. Ce système, que nous avons appelé « le messianisme transcendant », a peut-être conservé jusqu’au temps de Jésus une influence dont le rayonnement est difficile à déterminer ; mais comment l’appliquer à une personne vivante, à Jésus, par exemple, fils de Marie, parlant, agissant, vivant comme les autres hommes ?

On pouvait, il est vrai, en retenir cette idée maîtresse que le Messie devait être le chef du monde futur, qu’il serait appelé à l’inaugurer après avoir jugé tous les hommes ; mais, si ces traits étaient compatibles avec une existence terrestre, il fallait du moins supposer une transformation de cette existence, et, comme cette existence elle-même ne faisait pas partie du système, il fallait chercher une nouvelle combinaison. Les précisions ajoutées à Daniel ne faisaient que la rendre plus difficile. On ne peut donc pas dire que le livre des Paraboles ait contribué en quoi que ce soit à l’élaboration du christianisme, si ce n’est par un sentiment très vif de la sublimité du Messie, idée empruntée à Daniel et développée dans un sens où elle heurtait assez directement une partie de la tradition.

Le côté de la tradition, le côté humain et national, est celui qui demeura toujours cher au rabbinisme. C’est par là surtout que son messianisme se distingue de celui des apocalypses.

Peut-on dire que le judaïsme officiel eut d’abord plus d’envergure, qu’il se complut lui aussi dans l’espérance d’un messianisme transcendant, de sorte que, s’il n’en est plus question dans le Talmud, c’est qu’on prit soin à la longue d’éliminer ces éléments suspects ? Il y eut peut-être quelque chose de semblable, et cela serait certain si on pouvait regarder l’apocalypse d’Esdras comme un document émané de ce judaïsme officiel, en d’autres termes, du pharisaïsme pur. Il est assez probable en effet que ce fut par réaction contre le christianisme que le pharisaïsme s’éleva si fortement contre la conception virginale, et qu’il ne donna jamais au Messie, même indirectement, le nom de Fils de Dieu et de Fils de l’homme.

Pourtant, dans l’ensemble, la tradition varia peu, et nous en avons pour preuve les psaumes de Salomon. Le Messie qui y paraît se rattache d’une façon assez unilatérale au Psaume lxxii ; c’est une des conceptions de l’Ancien Testament. De la présence personnelle de Dieu, du serviteur souffrant, de la vision de Daniel, il n’est pas question. Or ce thème demeurera toujours celui du judaïsme. Il s’y est cantonné, et n’a guère emprunté à l’apocalyptique[11], comme nous venons de le dire, que l’avènement mystérieux du Messie, qui ne suppose nullement une préexistence vraiment surnaturelle.

Ainsi, après avoir tenté toutes les voies, et essayé toutes les solutions, la pensée juive s’arrêtait à l’espérance d’un grand roi, descendant de David, pieux et sage, orné de dons surnaturels et revêtu d’un pouvoir extraordinaire.

L’opinion moyenne du judaïsme, telle qu’elle s’était cristallisée vers le début du iiie siècle de notre ère, est parfaitement rendue dans les Philosophoumena : « Ils disent qu’il (le Messie) sera originaire de la race de David, et non d’une vierge et de l’Esprit-Saint, mais d’une femme et d’un homme, selon la manière ordinaire à tous les hommes, disant qu’il sera leur roi, homme de guerre et puissant ; après avoir réuni toute la nation des Juifs, après avoir combattu toutes les nations, il relèvera Jérusalem leur capitale, où il rassemblera toute la nation, et, selon les coutumes antiques, il la restaurera de nouveau, régnant, exerçant le sacerdoce, et habitant en sécurité pendant longtemps ; après, on se réunira pour leur faire la guerre ; alors le Messie succombera par l’épée, puis aura lieu la consommation et la conflagration de tout, et s’accomplira ce qu’on opine touchant la résurrection, et la rétribution sera fixée à chacun selon ses œuvres[12] ».

LE RÈGNE DE DIEU.


A tout prendre, si le terrain du pharisaïsme était étroit, il était du moins très solide. D’une part, on se rattachait à une tradition constante, officielle, celle d’un descendant de David, de Juda et d’Abraham, qui devait être l’héritier des bénédictions antiques, et même l’exégèse orthodoxe voyait en lui le vainqueur du serpent, annoncé dès l’aurore du monde. D’autre part, au lieu de se perdre dans des rêveries et de s’atrophier dans l’attente de catastrophes, on était bien résolu à implorer par la prière, et à amener déjà par des actes, le règne de Dieu. La vraie supériorité du rabbinisme est dans ce bon sens pratique, un peu vulgaire, mais guide plus sûr que l’imagination des voyants.

Ceux-ci n’ont parlé du règne de Dieu, comme d’une manifestation attendue, que dans ces apocalypses ou fragments d’apocalypses qui se rattachent au livre des Paraboles[13]. Ce n’est point là un hasard. L’apocalyptique qui suivit, pressée d’en finir avec un monde corrompu, appelant le jugement pour y mettre un terme, désespérait d’y voir établir le règne de Dieu. En quoi elle s’écartait absolument de l’ancienne prophétie et des psalmistes, même des hagiographes récents. Tel que l’Ancien Testament l’avait compris, le règne de Dieu existait depuis la création, il était seulement destiné à s’étendre et à s’établir plus solidement dans tout le monde. Les voyants, même lorsqu’ils conservent une période messianique, préfèrent lui donner pour caractères la victoire d’Israël et une vie plantureuse. Le véritable règne de Dieu n’est sans doute pour eux que dans le monde à venir, dans l’au-delà transcendant.

Ce fut l’honneur du rabbinisme, dans le sentier sans issue où il s’enfoncait, de ne pas désespérer du monde, et d’essayer d’abord de le convertir, de se concentrer ensuite pour que Dieu règne du moins sur Israël. Il a même assez souvent compris que ce règne serait procuré par le Messie, de sorte que lorsqu’il prie pour le règne, on peut douter s’il a en vue plus directement le règne de David ou le règne de Dieu, qui s’identifient par la parfaite soumission du Messie à Dieu[14].

Mais derechef sa grande lacune est de laisser béante la distance qui sépare le règne de Dieu sur la terre, et son règne sur les élus.

Et cette lacune est bien le vice radical de toute cette théologie, apocalyptique ou rabbinique. Elle avait pu, à la rigueur, dans les ouvrages d’Esdras et de Baruch qui sont comme une fusion des deux esprits, concilier l’attente du Messie avec la prépondérance désormais reconnue du monde à venir. Elle n’a jamais su rapprocher le Messie de Dieu sans l’éloigner de l’homme, — et alors il n’avait d’autre fonction que celle de juge et de président du monde à venir, — ni rapprocher le Messie de l’homme sans l’éloigner de Dieu, — et alors il n’était plus que le sauveur d’Israël.

Partout des problèmes posés, nulle part des solutions fermes, acceptées de tous. Quand on prétend que Jésus a pris pour point de départ de son enseignement la foi commune de son peuple en matière eschatologique, on ferme les yeux sur ces hésitations et sur ces incohérences.

Ce qui est vrai, c’est que la plupart des idées dont il s’est servi étaient en effet dans l’air. Mais il a tout groupé dans une solution si simple qu’elle porte le sceau de sa divinité, surtout lorsqu’on la rapproche des prophéties qu’elle réalise dans une parfaite harmonie.

Le fait de Jésus, c’est la venue personnelle de Dieu dans une manifestation unique de bonté, et c’est l’accomplissement des promesses faites à David. Il est l’être surnaturel de Daniel, mais vraiment fils de l’homme. Il doit régner, comme descendant de David et comme Fils de l’homme, mais après avoir prêché, après avoir souffert, après être mort comme le serviteur de Iahvé. Il est venu pour que le règne de Dieu sur la terre soit reconnu, Dieu étant mieux servi, et plus aimé, mais c’est par lui que le règne de Dieu sur les élus s’établit, puisque c’est par sa mort et par sa grâce que les élus sont admis auprès de Dieu. Ainsi toutes les prophéties de l’Ancien Testament sont réalité et harmonie, et celui qui est le terme des promesses est aussi celui qui ouvre la vie future.

Le judaïsme n’a pas su réaliser cette unité. Il a réussi à se concentrer et à se perpétuer, grâce à la Loi ; ses aspirations messianiques ne lui ont guère causé à la fin que des déboires. Ce que nous connaissons de ses doctrines nous aidera à mieux comprendre l’intensité et la stérilité de ses efforts.

  1. Il faudra longtemps encore citer Bossuet, autorité irréprochable pour son sens très traditionnel, afin de ne pas étonner certaines personnes par le simple exposé des faits : « la loi de Moïse ne donnait à l’homme qu’une première notion de la nature de l’âme et de sa félicité… Encore donc que les Juifs eussent dans leurs Écritures quelques promesses des félicités éternelles, et que vers le temps du Messie où elles devaient être déclarées, ils en parlassent beaucoup davantage, comme il paraît par les livres de la Sagesse et des Macchabées ; toutefois cette vérité faisait si peu un dogme formel et universel de l’ancien peuple, que les Sadducéens, sans la reconnaître, non seulement étaient admis dans la Synagogue, mais encore élevés au sacerdoce. C’est un des caractères du peuple nouveau, de poser pour fondement de la religion la foi de la vie future ; et ce devait être le fruit de la venue du Messie » (Discours sur l’histoire universelle, part. II, ch. xix), Bossuet exagère la nouveauté de la foi en la vie future, mais cette exagération n’empêche pas la légitimité du principe qu’il pose, à savoir l’évolution de la doctrine sur ce point capital.
  2. Comme par exemple dans les premiers chapitres d’Hénoch.
  3. Eph. iii, 5. 8.
  4. Hén., livre des Paraboles, xxxix, 6 et passim, et Is. xlii, 1.
  5. Ce point dépend, comme on l’a vu plus haut, p. 105, de l’authenticité d’un texte.
  6. Voir plus haut, p. 81, eschatologie messianique historique.
  7. L’Assomption de Moïse, dans son psaume, célèbre cette venue : x, 3 exsurget enim caelestis a sede regni sui et exiet de habitatione sancta sua.
  8. Ch. xiii.
  9. Le mot Messie est-il authentique dans le livre des Paraboles ? voir plus haut, p. 93.
  10. Ps. Sal. xviii, 6 ; cf. xvii, 23.
  11. Et dès le temps des psaumes de Salomon.
  12. Philos. ix, 30 ; texte cité par M. Schürer.
  13. Hén. xli, 1 ; Assomption de Moïse, x, 1 ; Sibylle, iii, 46-50 ; Testament de Dan, v, 13.
  14. Ps. de Sal. xvii.