Éditions Jules Tallandier (p. 143-149).


CHAPITRE VIII

Idylle entre deux travestis


— J’ai parcouru tout le navire.

— Moi aussi.

— Et personne, personne ?

Ainsi la pseudo-Véronique et mistress Honeymoon, toujours sous l’apparence d’un jeune touriste, s’abordaient à cet instant même, sur le pont du Shanghaï.

La veille au soir, la gracieuse Anglaise avait été souffrante, et Pierre, usant des facilités que lui donnait son déguisement de fille de chambre, n’avait voulu laisser à personne le souci de soigner la malade.

Mistress Honeymoon, encore qu’elle dissimulât ses sentiments, avait paru fort touchée des attentions de son compagnon de voyage. Elle tenta même une expérience qui réussît pleinement.

Pas une parole d’elle ne rappela à Pierre que les Japonais devaient rentrer à bord le soir même, que la jeune servante aurait pour devoir strict de se mettre à leur disposition.

Et le jeune homme oublia totalement ses «  patrons ». Neuf heures sonnèrent, le steamer se mit en marche, le frémissement de l’arbre de couche indiqua que l’hélice se vissait dans l’élément liquide avec une vitesse croissante. Pierre ne s’en émut pas une seconde, tout entier accaparé par la confection d’une boisson chaude pour la dolente et enchantée Anglaise.

Bref, la jolie malade s’endormit vers onze heures, sous l’œil vigilant de la pseudo-camériste, assise au pied de la couchette de la cabine.

Elle entra de suite dans un doux rêve, sans doute, car son visage marqua un sourire heureux. Ceci, accompagné d’une respiration régulière, dénotant le repos paisible, rendit à Pierre la faculté de penser aux réalités de la vie.

Il se souvint de l’emploi que les circonstances l’avaient obligé de prendre ; du même coup, l’image des Japonais se présenta à son esprit. En toute équité, il jugea qu’il était tenu de s’enquérir d’eux, pour la vraisemblance de sa situation.

Aussi, à pas feutrés, comme disent les Extrêmes-Orientaux, il quitta la cabine de mistress Honeymoon et se dirigea vers celles qu’occupaient le général Uko et sa fille Sika.

Aux portes closes, il appuya l’oreille. Aucun bruit ne lui parvint naturellement, puisque les propriétaires des chambres rentraient à cette heure a l’hôtel Cavour, sur la terre italienne.

Mais, ignorant ce détail important, Pierre conclut que les Japonais dormaient profondément. Tranquille de ce côté comme de celui de mistress Honeymoon, il regagna la cabine de seconde, à lui réservée, et se coucha en murmurant :

— C’est un ange !

De qui parlait-il, et comment cette évocation d’un génie ailé hanta-t-elle sa nuit ? Il n’est pas besoin de la clef des songes pour le deviner et juger que l’âme du voyageur involontaire ne jouissait plus du calme, que Pierre avait cru trouver dans le service du Mirific-Hôtel.

Le brave garçon, sous le coup des poursuites de la justice française, pour des crimes et délits qu’il n’avait pas commis, possédait une conscience si pure, qu’il ne retrouva le sentiment de la réalité des choses que vers dix heures du matin.

— Sapristi ! gémit-il après un regard à sa montre, la camériste Véronique va certainement être grondée.

Il se vêtit aussi vite que possible, assura sa perruque, son tablier, et se précipita vers les cabines de ses maîtres.

Là, une surprise l’attendait :

Les portes closes ne s’ouvrirent point sous ses coups discrets.

Il frappa plus fort sans meilleur résultat. Pris d’une vague inquiétude, il tira de sa poche les clefs, qui lui avaient été remises, afin qu’il pût faire le ménage du logis nautique des Japonais.

Il entra et demeura bouche bée.

L’état des couchettes indiquait qu’elles n’avaient pas été occupées la nuit précédente. Ah çà ! Uko et sa fille ne s’étaient donc point enfermés dans leurs cabines respectives ?

Que signifiait pareille irrégularité ?

Dans l’impossibilité de répondre à la question, Pierre courut chez mistress Honeymoon.

Celle-ci, à qui le repos avait rendu ses fraîches couleurs, sursauta aux premiers mots de la fausse Véronique.

Elle lui intima l’ordre de se mettre à la recherche des disparus. Elle-même prendrait à peine le temps de se vêtir, et se livrerait à une perquisition semblable.

À onze heures, tous deux se retrouvaient sur le pont et se renvoyaient les répliques stupéfaites et désolées.

— Personne ?

— Personne.

La jolie mistress britannique ajouta aussitôt :

— Cela n’a rien de surprenant, car les canots ne les ont pas ramenés à bord hier soir.

— Pas ramenés, gémit Pierre ; voulez-vous dire qu’ils ont manqué le départ ?

— Je ne dis pas autre chose.

— Alors, ils sont restés à Brindisi.

— Cela m’apparaît certain. Au surplus, nous allons nous en assurer auprès du commandant.

— Idée géniale, s’écria le jeune homme en s’élançant vers la passerelle.

Mais la main mignonne de son interlocutrice s’appuya sur son bras, brisant son élan.

— Vous m’arrêtez ?

— Eh oui ! Afin de convenir ce que vous confierez à l’estimable officier.

— Ce que… Je porterai donc la parole ?

— Vous seule êtes qualifiée. Une femme de chambre s’inquiète de la disparition de ses maîtres. Quoi de plus naturel ?

Pierre répondit avec conviction :

— Rien, vous avez raison. J’y vais.

Elle le retint encore.

— Attendez.

— Quoi encore ?

— Mes instructions.

Et avec un délicieux sourire qui découvrit ses petites dents blanches, mistress Honeymoon reprit :

— Vous êtes, ne l’oubliez pas, à mon service, autant au moins qu’à celui de Mlle  Sika.

— Bien davantage, déclara le jeune homme avec feu.

— Je n’en demande pas tant.

— Mais moi, j’offre cela. Mon service est volontaire auprès de vous, tandis qu’auprès d’elle, il est obligé.

Il avait mis un sentiment inexplicable dans cette explication. Il se tut subitement, un trouble se manifestant sur ses traits ; sa compagne, elle, avait rougi légèrement ; ses paupières papillotaient, et sa respiration précipitée trahissait les battements plus pressés d’un cœur palpitant.

Sa voix s’assourdit pour dire :

— Je vous remercie de vos bonnes paroles… Voici donc mes instructions.

Et reprenant le calme souriant qui lui était habituel, elle continua :

— Vous irez trouver le commandant.

— J’irai.

— Vous lui exposerez la situation, vos maîtres n’ayant pas reparu à bord, pour une raison que vous ignorez.

— Jusqu’à présent, je n’affirmerai là que des vérités incontestables.

Mistress Honeymoon fronça ses jolis sourcils.

— Vous ne pensez pas que je voudrais vous inciter au mensonge, n’est-ce pas ? Puis, vous rappellerez que Port-Saïd était le but du voyage, et vous demanderez à débarquer en ce point… avec les bagages de M. et de Mlle  Uko.

— Tout cela, murmura la jeune Véronique, ne souffrira, je crois, aucune difficulté.

Elle lui imposa silence du geste :

— Attendez.

— À vos ordres !

— De même que vos maîtres, leurs nouveaux amis : ce M. Tibérade et cette jeune fille que l’on nomme Emmie manquent à l’appel.

— Ah oui ! c’est vrai. Eux aussi ?

— J’ai consulté le livre des passagers. Ainsi que les Japonais, ils se rendaient à Port-Saïd.

— Vous êtes certaine, mistress ?

— Totalement, monsieur Pierre. Aussi pourriez-vous vous charger de leurs valises en même temps.

Ceci sera mis sur le compte de votre complaisance.

La pseudo-camériste inclina la tête en signe d’obéissance.

— Il sera fait ponctuellement comme vous avez décidé.

Déjà il s’éloignait. La gentille Anglaise le rappela une dernière fois :

— Vous n’êtes donc pas curieux, monsieur Pierre ?

Et lui, l’interrogeant du regard, du geste, demandant :

— À quel propos me dites-vous ceci ?

— Vous ne me questionnez pas sur les raisons des ordres…

— Que vous me donnez, acheva-t-il vivement. Les raisons me sont indifférentes. Je ne vois qu’une chose digne de mon attention. Il vous plaît qu’il en soit ainsi. Agir comme il vous plaît me parait la meilleure raison possible.

De nouveau, ils gardèrent le silence, pris d’un trouble qu’ils ne s’expliquaient pas.

Mistress Honeymoon prononça enfin d’une voix indistincte :

— Je veux vous expliquer…

Il eut un geste d’énergique dénégation.

— Inutile.

— Si, si, insista-t-elle. J’y tiens absolument. Vous ne me refuserez pas de vous accorder une marque de confiance. Cela aussi me plaît.

— Oh ! à moi aussi en ce cas.

— Bien. Alors, prêtez-moi votre attention.

Pourquoi l’organe cristallin de la mignonne lady accusait-il un tremblement léger, comme si les battements précipités de son cœur se fussent répercutés sur ses cordes vocales ? Mystère des trémolos ! Le certain est que son accent n’était rien moins qu’assuré. Elle poursuivit :

— Je me trouvai orpheline et dénuée de toute ressource, à dix-huit ans, avec une de ces solides instructions qui mènent à tout dans le monde, mais sont absolument inutiles dans la lutte pour gagner sa vie. Le désespoir planait sur moi, et je ne sais ce qui serait advenu de mon personnage, si le commodore Honeymoon ne s’était rencontré sur mon chemin.

— Le commodore, votre mari ? balbutia le jeune homme soudainement ému.

Elle inclina la tête :

— Oui. Un brave officier de marine, chargé de soixante ans et de pareil nombre de mille livres de rentes. Il vint à moi et me dit : « Mon enfant vous êtes pauvre, seule au monde. Je ne puis vous ouvrir ma maison que comme à mon épouse. Soyez ma femme. Vous aurez en moi un père. Ainsi je pourrai vous laisser ma fortune quand la mort me conviera au grand voyage. J’espère ne pas vous faire attendre trop longtemps. »

— Brave homme ! prononça Pierre, sans avoir conscience de parler à haute voix.

— Oui, un brave homme, répéta la charmante femme d’un ton pénétré. Il fut pour moi le père le plus tendre, et deux ans après, il décédait de la fièvre jaune durant une croisière sur les côtes brésiliennes.

Et avec une sorte de recueillement :

— Il avait tenu sa promesse, cette promesse que je n’avais jamais prise au sérieux. Il avait cherché la mort en soignant lui-même des malades atteints du terrible fléau, et cela alors que rien dans sa situation ne l’y obligeait.

— Vous supposez qu’il avait voulu vous rendre votre liberté ?

— Tous les renseignements que j’ai recueillis le prouvent. J’ai conservé un culte pour sa mémoire, et comme il aimait passionnément l’Angleterre, j’ai voulu la servir, en souvenir de lui. Voilà pourquoi je suis une espionne du Royaume-Uni, lancée sur la trace d’un document diplomatique.

Pierre demeurait silencieux. Il avait échappé à l’espion français pour passer au service de cette jeune femme, qui s’intitulait espionne britannique.

Avec une timidité subite, elle balbutia :

— Vous me mépriserez peut-être…

Il ne la laissa pas achever :

— Moi ! Jamais de la vie. Je vous remercie de cette confidence. J’étais votre esclave sans rien savoir de vous. Je continuerai en le sachant.

— Sans regret ?

— Bien sûr que je n’aurai pas de regret. Le moyen d’en sentir quand on est heureux, oh ! tout à fait heureux de son sort.

Instinctivement leurs mains se cherchèrent, et doucement Pierre reprit :

— Je vais parler au commandant.

Vingt minutes plus tard, il revenait. L’officier avait consenti à déposer la pseudo-Véronique, à Port-Saïd, avec les bagages des quatre passagers manquants.

Et mistress Honeymoon expliquait à son… associé l’importance probable du secret caché vraisemblablement dans la doublure du vêtement du mikado, secret qu’elle se flattait de percer, dans l’hôtel de Port-Saïd, où elle descendrait en compagnie de Pierre.