Le Menteur (Panthéon populaire illustré, 1851)/Notice

Plon (extrait du "Panthéon populaire illustré". 4e série, livraison 67p. 1-2).
NOTICE
SUR
LE MENTEUR.


Une pièce de Lopez de Véga, intitulée la Verdad sospechosa, fut imitée par Pierre Corneille dans sa comédie du Menteur, qui parut en 1642 sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne. Le succès en fut considérable, car on n’avait pas encore vu en France de comédie aussi amusante et aussi régulièrement conduite. Le cardinal de Richelieu encouragea cette heureuse tentative, et fit présent d’un habit magnifique à l’acteur Bellerose, qui remplissait le rôle de Dorante. Beaucoup de vers du Menteur devinrent des proverbes, et plus de cent ans après la représentation, un grand seigneur racontant à sa table des anecdotes controuvées, l’un des convives se tourna du côté d’un laquais en disant : « Cliton, donnez à boire à votre maître. » On sait que Cliton est le domestique du Menteur.

La pièce de Corneille fut imitée en 1750 par l’auteur italien Goldoni.

Quoique emprunté au théâtre espagnol, le Menteur a une physionomie toute française, et c’est un tableau exact des mœurs de la fin du règne de Louis XIII. On y voit qu’il était déjà d’usage à Paris d’aller se promener sous les ombrages des Tuileries, quoique la main du célèbre Lenôtre ne les eût pas encore embellis. La tirade de la scène V, acte ii, nous prouve que la capitale dut beaucoup aux soins éclairés du cardinal de Richelieu. Le Pré-aux-Clercs, qui s’étendait sur la rive gauche de la Seine, en face de la galerie du Louvre, se couvrit de beaux édifices, et le Palais-Cardinal, commencé en 1629 par l’architecte Jacques Lemercier, était complètement achevé en 1642.

Le récit de la scène V, acte i, donne lieu de croire qu’en France comme en Espagne, il était d’usage de donner des sérénades aux dames, et de les promener sur l’eau, le soir, à la lueur des feux d’artifice.

Molière disait un jour à Boileau, si l’on doit en croire le Bolœana : « Je dois beaucoup au Menteur. Lorsqu’il parut, j’avais bien l’envie d’écrire ; mais j’étais incertain de ce que j’écrirais : mes idées étaient confuses ; cet ouvrage vint les fixer. Le dialogue me fit voir comment causaient les honnêtes gens ; la grâce et l’esprit de Dorante m’apprirent qu’il fallait toujours choisir un héros de bon ton ; le sang-froid avec lequel il débite ses faussetés me montra comment il fallait établir un caractère ; la scène où il oublie lui-même le nom supposé qu’il s’est donné m’éclaira sur la bonne plaisanterie ; et celle où il est obligé de se battre, par suite de ses mensonges, me prouva que toutes les comédies ont besoin d’un but moral. Enfin, sans le Menteur, j’aurais sans doute fait quelques pièces d’intrigue, l’Étourdi, le Dépit amoureux ; mais peut-être n’aurais-je pas fait le Misanthrope, — Embrassez-moi, dit Despréaux : voilà un aveu qui vaut la meilleure comédie. »

Cet hommage rendu par Molière à Corneille peut nous dispenser de tout commentaire élogieux.


ÉMILE DE LA BÉDOLLIÈRE.