Le Menteur (Corneille, Marty-Laveaux, 1862)/Acte I

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 141-160).
Acte II  ►

ACTE I[1].


Scène première.

DORANTE, CLITON.
DORANTE.

À la fin j’ai quitté la robe pour l’épée :
L’attente où j’ai vécu n’a point été trompée ;
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et j’ai fait banqueroute à ce fatras de lois[2].
5Mais puisque nous voici dedans les Tuileries,
Le pays du beau monde et des galanteries,

Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier ?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l’écolier[3] ?
Comme il est malaisé qu’aux royaumes[4] du Code
On apprenne à se faire un visage à la mode,
J’ai lieu d’appréhender…

CLITON.

J’ai lieu d’appréhender…Ne craignez rien pour vous :
Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n’ont point l’air de l’école,
Et jamais comme vous on ne peignit Bartole[5] :
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris.
Mais que vous semble encor maintenant de Paris ?

DORANTE.

J’en trouve l’air bien doux, et cette loi bien rude,
Qui m’en avoit banni sous prétexte d’étude.
Toi qui sais les moyens de s’y bien divertir,
Ayant eu le bonheur de n’en jamais sortir[6],
Dis-moi comme en ce lieu l’on gouverne les dames.

CLITON.

C’est là le plus beau soin qui vienne aux belles âmes,
Disent les beaux esprits. Mais sans faire le fin,
Vous avez l’appétit ouvert de bon matin :
D’hier au soir seulement vous êtes dans la ville,
Et vous vous ennuyez déjà d’être inutile !
Votre humeur sans emploi ne peut passer un jour,
Et déjà vous cherchez à pratiquer l’amour !

Je suis auprès de vous en fort bonne posture
30De passer pour un homme à donner tablature ;
J’ai la taille d’un maître en ce noble métier,
Et je suis, tout au moins, l’intendant du quartier.

DORANTE.

Ne t’effarouche point : je ne cherche, à vrai dire,
Que quelque connoissance où l’on se plaise à rire,
35Qu’on puisse visiter par divertissement,
Où l’on puisse en douceur couler quelque moment.
Pour me connoître mal, tu prends mon sens à gauche.

CLITON.

J’entends, vous n’êtes pas un homme de débauche,
Et tenez celles-là trop indignes de vous
40Que le son d’un écu rend traitables à tous.
Aussi, que vous cherchiez de ces sages coquettes
Où peuvent tous venants débiter leurs fleurettes[7],
Mais qui ne font l’amour que de babil et d’yeux,
Vous êtes d’encolure à vouloir un peu mieux.
45Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles ;
Et le jeu, comme on dit, n’en vaut pas les chandelles.
Mais ce seroit pour vous un bonheur sans égal
Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,
Et de qui la vertu, quand on leur fait service,
50N’est pas incompatible avec un peu de vice.
Vous en verrez ici de toutes les façons.
Ne me demandez point cependant des leçons[8] :
Ou je me connois mal à voir votre visage,
Ou vous n’en êtes pas à votre apprentissage ;
55Vos lois ne régloient pas si bien tous vos desseins
Que vous eussiez toujours un portefeuille aux mains.

DORANTE.

À ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu’à Poitiers j’ai vécu comme vit la jeunesse ;
J’étois en ces lieux-là de beaucoup de métiers ;
60Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.
Le climat différent veut une autre méthode ;
Ce qu’on admire ailleurs est ici hors de mode[9] :
La diverse façon de parler et d’agir
Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir.
65Chez les provinciaux on prend ce qu’on rencontre ;
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre[10].
Mais il faut à Paris bien d’autres qualités :
On ne s’éblouit point de ces fausses clartés ;
Et tant d’honnêtes gens, que l’on y voit ensemble,
70Font qu’on est mal reçu, si l’on ne leur ressemble.

CLITON.

Connoissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés ;
L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence :
On s’y laisse duper autant qu’en lieu de France ;
75Et parmi tant d’esprits, plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu’ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte ;

Et dans toute la France il est fort peu d’endroits
80Dont il n’ait le rebut aussi bien que le choix.
Comme on s’y connoît mal, chacun s’y fait de mise[11],
Et vaut communément autant comme il se prise ;
De bien pires que vous s’y font assez valoir.
Mais, pour venir au point que vous voulez savoir,
Êtes-vous libéral ?

DORANTE.

85Êtes-vous libéral ?Je ne suis point avare.

CLITON.

C’est un secret d’amour et bien grand et bien rare ;
Mais il faut de l’adresse à le bien débiter.
Autrement on s’y perd au lieu d’en profiter.
Tel donne à pleines mains qui n’oblige personne :
90La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne[12].
L’un perd exprès au jeu son présent déguisé ;
L’autre oublie un bijou qu’on auroit refusé.
Un lourdaud libéral auprès d’une maîtresse
Semble donner l’aumône alors qu’il fait largesse ;
95Et d’un tel contre-temps il fait tout ce qu’il fait,
Que quand il tâche à plaire, il offense en effet.

DORANTE.

Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,
Et me dis seulement si tu connois ces dames.

CLITON.

Non : cette marchandise est de trop bon aloi ;
100Ce n’est point là gibier à des gens comme moi ;
Il est aisé pourtant d’en savoir des nouvelles,

Et bientôt leur cocher m’en dira des plus belles.

DORANTE.

Penses-tu qu’il t’en dise ?

CLITON.

Penses-tu qu’il t’en dise ?Assez pour en mourir :
Puisque c’est un cocher, il aime à discourir.


Scène II.

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.
CLARICE, faisant un faux pas, et comme se laissant choir[13].

Ay !

DORANTE, lui donnant la main.

105Ay !Ce malheur me rend un favorable office,
Puisqu’il me donne lieu de ce petit service ;
Et c’est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main.

CLARICE.

L’occasion ici fort peu vous favorise,
110Et ce foible bonheur ne vaut pas qu’on le prise.

DORANTE.

Il est vrai, je le dois tout entier au hasard :
Mes soins ni vos desirs n’y prennent point de part ;
Et sa douceur mêlée avec cette amertume
Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,
115Puisque enfin ce bonheur, que j’ai si fort prisé,
À mon peu de mérite eût été refusé.

CLARICE.

S’il a perdu sitôt ce qui pouvoit vous plaire,
Je veux être à mon tour d’un sentiment contraire,
Et crois qu’on doit trouver plus de félicité
120À posséder un bien sans l’avoir mérité.

J’estime plus un don qu’une reconnaissance :
Qui nous donne fait plus que qui nous récompense ;
Et le plus grand bonheur au mérite rendu
Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.
125La faveur qu’on mérite est toujours achetée ;
L’heur en croît d’autant plus, moins elle est méritée ;
Et le bien où sans peine elle fait parvenir
Par le mérite à peine auroit pu s’obtenir.

DORANTE.

Aussi ne croyez pas que jamais je prétende
130Obtenir par mérite une faveur si grande.
J’en sais mieux le haut prix ; et mon cœur amoureux,
Moins il s’en connoît digne, et plus s’en tient heureux.
On me l’a pu toujours dénier sans injure ;
Et si, la recevant, ce cœur même en murmure,
135Il se plaint du malheur de ses félicités,
Que le hasard lui donne, et non vos volontés.
Un amant a fort peu de quoi se satisfaire
Des faveurs qu’on lui fait sans dessein de les faire :
Comme l’intention seule en forme le prix,
140Assez souvent sans elle on les joint au mépris.
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D’une main qu’on me donne en me refusant l’âme.
Je la tiens, je la touche, et je la touche en vain,
Si je ne puis toucher le cœur avec la main.

CLARICE.

145Cette flamme, Monsieur, est pour moi fort nouvelle,
Puisque j’en viens de voir la première étincelle.
Si votre cœur ainsi s’embrase en un moment,
Le mien ne sut jamais brûler si promptement[14] ;
Mais peut-être, à présent que j’en suis avertie,
150Le temps donnera place à plus de sympathie.

Confessez cependant qu’à tort vous murmurez
Du mépris de vos feux, que j’avois ignorés.


Scène III.

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, CLITON.
DORANTE.

C’est l’effet du malheur qui partout m’accompagne.
Depuis que j’ai quitté les guerres d’Allemagne,
155C’est-à-dire du moins depuis un an entier,
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier ;
Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades ;
Vous n’avez que de moi reçu des sérénades ;
Et je n’ai pu trouver que cette occasion
160À vous entretenir de mon affection.

CLARICE.

Quoi ! vous avez donc vu l’Allemagne et la guerre ?

DORANTE.

Je m’y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre[15].

CLITON.

Que lui va-t-il conter ?

DORANTE.

Que lui va-t-il conter ?Et durant ces quatre ans
Il ne s’est fait combats, ni sièges importants,
165Nos armes n’ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire :
Et même la gazette a souvent divulgué[16]

CLITON, le tirant par la basque.

Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ?

DORANTE.

Tais-toi.

CLITON.

Tais-toi.Vous rêvez, dis-je, ou…

DORANTE.

Tais-toi.Vous rêvez, dis-je, ou…Tais-toi, misérable.

CLITON.

170Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable ;
Vous en revîntes hier.

DORANTE, à Cliton.

Vous en revîntes hier.Te tairas-tu, maraud[17] ?
Mon nom dans nos succès s’étoit mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d’injustice ;
Et je suivrois encore un si noble exercice,
175N’étoit que l’autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l’amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ;
Je me fis prisonnier de tant d’aimables charmes ;
Je leur livrai mon âme ; et ce cœur généreux
180Dès ce premier moment oublia tout pour eux.
Vaincre dans les combats, commander dans l’armée,
De mille exploits fameux enfler ma renommée[18],
Et tous ces nobles soins qui m’avoient su ravir,
Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir.

ISABELLE, à Clarice, tout bas.

185Madame, Alcippe vient ; il aura de l’ombrage[19].

CLARICE.

Nous en saurons, Monsieur, quelque jour davantage.
Adieu.

DORANTE.

Adieu.Quoi ? me priver sitôt de tout mon bien !

CLARICE.

Nous n’avons pas loisir d’un plus long entretien ;
Et, malgré la douceur de me voir cajolée,
190Il faut que nous fassions seules deux tours d’allée.

DORANTE.

Cependant accordez à mes vœux innocents
La licence d’aimer des charmes si puissants.

CLARICE.

Un cœur qui veut aimer, et qui sait comme on aime,
N’en demande jamais licence qu’à soi-même.


Scène IV.

DORANTE, CLITON.
DORANTE.

Suis-les, Cliton.

CLITON.

195Suis-les, Cliton.J’en sais ce qu’on en peut savoir.
La langue du cocher a fait tout son devoir[20].
« La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse,
Elle loge à la Place, et son nom est Lucrèce. »

DORANTE.

Quelle place[21] ?

CLITON.

Quelle place ? Royale, et l’autre y loge aussi.
200Il n’en sait pas le nom, mais j’en prendrai souci.

DORANTE.

Ne te mets point, Cliton, en peine de l’apprendre.
Celle qui m’a parlé, celle qui m’a su prendre,
C’est Lucrèce, ce l’est sans aucun contredit :
Sa beauté m’en assure, et mon cœur me le dit.

CLITON.

205Quoique mon sentiment doive respect au vôtre,
La plus belle des deux, je crois que ce soit l’autre.

DORANTE.

Quoi ! celle qui s’est tue et qui, dans nos propos,
N’a jamais eu l’esprit de mêler quatre mots ?

CLITON.

Monsieur, quand une femme a le don de se taire[22],
210Elle a des qualités au-dessus du vulgaire :
C’est un effort du ciel qu’on a peine à trouver ;
Sans un petit miracle il ne peut l’achever ;
Et la nature souffre extrême violence[23],
Lorsqu’il en fait d’humeur à garder le silence.
215Pour moi, jamais l’amour n’inquiète mes nuits ;
Et, quand le cœur m’en dit, j’en prends par où je puis ;
Mais naturellement femme qui se peut taire
A sur moi tel pouvoir et tel droit de me plaire,
Qu’eût-elle en vrai magot tout le corps fagoté,

220Je lui voudrois donner le prix de la beauté.
C’est elle assurément qui s’appelle Lucrèce :
Cherchez un autre nom pour l’objet qui vous blesse ;
Ce n’est point là le sien : celle qui n’a dit mot,
Monsieur, c’est la plus belle, ou je ne suis qu’un sot.

DORANTE.

225Je t’en crois sans jurer avec tes incartades[24].
Mais voici les plus chers[25] de mes vieux camarades :
Ils semblent étonnés, à voir leur action.


Scène V.

DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE, CLITON.
PHILISTE, à Alcippe.

Quoi ! sur l’eau la musique, et la collation ?

ALCIPPE, à Philiste.

Oui, la collation avecque la musique.

PHILISTE, à Alcippe.

Hier au soir ?

ALCIPPE, à Philiste.

Hier au soir ?Hier au soir.

PHILISTE, à Alcippe.

Hier au soir ?Hier au soir.Et belle ?

ALCIPPE, à Philiste.

230Hier au soir ? Hier au soir. Et belle ?Magnifique.

PHILISTE, à Alcippe.

Et par qui ?

ALCIPPE, à Philiste.

Et par qui ?C’est de quoi je suis mal éclairci.

DORANTE, les saluant.

Que mon bonheur est grand de vous revoir ici !

ALCIPPE.

Le mien est sans pareil, puisque je vous embrasse.

DORANTE.

J’ai rompu vos discours d’assez mauvaise grâce :
235Vous le pardonnerez à l’aise de vous voir.

PHILISTE.

Avec nous, de tout temps, vous avez tout pouvoir[26].

DORANTE.

Mais de quoi parliez-vous ?

ALCIPPE.

Mais de quoi parliez-vous ?D’une galanterie.

DORANTE.

D’amour ?

ALCIPPE.

D’amour ?Je le présume.

DORANTE.

D’amour ? Je le présume.Achevez, je vous prie,
Et souffrez qu’à ce mot ma curiosité
240Vous demande sa part de cette nouveauté.

ALCIPPE.

On dit qu’on a donné musique à quelque dame.

DORANTE.

Sur l’eau ?

ALCIPPE.

Sur l’eau ?Sur l’eau.

DORANTE.

Sur l’eau ? Sur l’eau.Souvent l’onde irrite la flamme.

PHILISTE.

Quelquefois.

DORANTE.

Quelquefois.Et ce fut hier au soir ?

ALCIPPE.

Quelquefois. Et ce fut hier au soir ?Hier au soir.

DORANTE.

Dans l’ombre de la nuit le feu se fait mieux voir :
245Le temps étoit bien pris. Cette dame, elle est belle ?

ALCIPPE.

Aux yeux de bien du monde elle passe pour telle.

DORANTE.

Et la musique ?

ALCIPPE.

Et la musique ?Assez pour n’en rien dédaigner.

DORANTE.

Quelque collation a pu l’accompagner ?

ALCIPPE.

On le dit.

DORANTE.

On le dit.Fort superbe ?

ALCIPPE.

On le dit. Fort superbe ?Et fort bien ordonnée.

DORANTE.

250Et vous ne savez point celui qui l’a donnée ?

ALCIPPE.

Vous en riez !

DORANTE.

Vous en riez !Je ris de vous voir étonné
D’un divertissement que je me suis donné.

ALCIPPE.

Vous ?

DORANTE.

Vous ?Moi-même.

ALCIPPE.

Vous ? Moi-même.Et déjà vous avez fait maîtresse ?

DORANTE.

Si je n’en avois fait, j’aurois bien peu d’adresse,

255Moi qui depuis un mois suis ici de retour[27].
Il est vrai que je sors fort peu souvent de jour :
De nuit, incognito, je rends quelques visites ;
Ainsi…

CLITON, à Dorante, à l’oreille.

Ainsi…Vous ne savez, Monsieur, ce que vous dites.

DORANTE.

Tais-toi ; si jamais plus tu me viens avertir…

CLITON.

260J’enrage de me taire et d’entendre mentir !

PHILISTE, à Alcippe, tout bas[28].

Voyez qu’heureusement dedans cette rencontre
Votre rival lui-même à vous-même se montre.

DORANTE, revenant à eux.

Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.
J’avois pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster[29] ;
265Les quatre contenoient quatre chœurs de musique
Capables de charmer le plus mélancolique ;
Au premier, violons ; en l’autre, luths et voix ;
Des flûtes, au troisième ; au dernier, des hautbois,
Qui tour à tour dans l’air poussoient des harmonies
270Dont on pouvoit nommer les douceurs infinies.
Le cinquième étoit grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portoit un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade et d’orange.
275Je fis de ce bateau la salle du festin :
Là je menai l’objet qui fait seul mon destin ;
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,

Et la collation fut aussitôt servie.
Je ne vous dirai point les différents apprêts,
280Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets :
Vous saurez seulement qu’en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu’on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs
Répondoient aux accents de nos quatre concerts.
285Après qu’on eut mangé, mille et mille fusées,
S’élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,
Firent un nouveau jour, d’où tant de serpenteaux
D’un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
Qu’on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
290Tout l’élément du feu tomboit du ciel en terre.
Après ce passe-temps, on dansa jusqu’au jour,
Dont le soleil jaloux avança le retour :
S’il eût pris notre avis, sa lumière importune[30]
N’eût pas troublé sitôt ma petite fortune ;
295Mais n’étant pas d’humeur à suivre nos desirs,
Il sépara la troupe, et finit nos plaisirs.

ALCIPPE.

Certes, vous avez grâce à conter ces merveilles ;
Paris, tout grand qu’il est, en voit peu de pareilles.

DORANTE.

J’avois été surpris ; et l’objet de mes vœux
300Ne m’avoit tout au plus donné qu’une heure ou deux.

PHILISTE.

Cependant l’ordre est rare, et la dépense belle.

DORANTE.

Il s’est fallu passer à[31] cette bagatelle :
Alors que le temps presse, on n’a pas à choisir.

ALCIPPE.

Adieu : nous nous verrons avec plus de loisir.

DORANTE.

Faites état de moi.

ALCIPPE, à Philiste, en s’en allant.

305Faites état de moi.Je meurs de jalousie !

PHILISTE, à Alcippe.

Sans raison toutefois votre âme en est saisie :
Les signes du festin ne s’accordent pas bien.

ALCIPPE, à Philiste.

Le lieu s’accorde, et l’heure ; et le reste n’est rien.


Scène VI.

DORANTE, CLITON.
CLITON.

Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire ?

DORANTE.

310Je remets à ton choix de parler ou te taire[32] ;
Mais quand tu vois quelqu’un ne fais plus l’insolent.

CLITON.

Votre ordinaire est-il de rêver en parlant ?

DORANTE.

Où me vois-tu rêver ?

CLITON.

Où me vois-tu rêver ?J’appelle rêveries
Ce qu’en d’autres qu’un maître on nomme menteries ;
Je parle avec respect.

DORANTE.

Je parle avec respect.Pauvre esprit !

CLITON.

315Je parle avec respect.Pauvre esprit !Je le perds
Quand je vous oy parler de guerre et de concerts.
Vous voyez sans péril nos batailles dernières,
Et faites des festins qui ne vous coûtent guères.
Pourquoi depuis un an vous feindre de retour ?

DORANTE.

320J’en montre plus de flamme, et j’en fais mieux ma cour.

CLITON.

Qu’a de propre la guerre à montrer votre flamme ?

DORANTE.

Oh ! le beau compliment à charmer une dame
De lui dire d’abord : « J’apporte à vos beautés
Un cœur nouveau venu des universités ;
325Si vous avez besoin de lois et de rubriques,
Je sais le Code entier avec les Authentiques,
Le Digeste nouveau, le vieux, l’Infortiat[33],
Ce qu’en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat[34] ! »
Qu’un si riche discours nous rend considérables !
330Qu’on amollit par là de cœurs inexorables !
Qu’un homme à paragraphe est un joli galant !
 On s’introduit bien mieux à titre de vaillant :
Tout le secret ne gît qu’en un peu de grimace,
À mentir à propos, jurer de bonne grâce,
335Étaler force mots qu’elles n’entendent pas,

Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas[35],
Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares
Plus ils blessent l’oreille, et plus leur semblent rares,
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
340Vedette, contrescarpe, et travaux avancés[36] :
Sans ordre et sans raison, n’importe, on les étonne ;
On leur fait admirer les bayes qu’on leur donne[37],
Et tel, à la faveur d’un semblable débit,
Passe pour homme illustre, et se met en crédit.

CLITON.

345À qui vous veut ouïr, vous en faites bien croire.
Mais celle-ci bientôt peut savoir votre histoire.

DORANTE.

J’aurai déjà gagné chez elle quelques accès ;
Et loin d’en redouter un malheureux succès,
Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence,
350Nous pourrons sous ces mots être d’intelligence.
Voilà traiter l’amour, Cliton, et comme il faut.

CLITON.

À vous dire le vrai, je tombe de bien haut.
Mais parlons du festin : Urgande et Mélusine[38]
N’ont jamais sur-le-champ mieux fourni leur cuisine ;
355Vous allez au delà de leurs enchantements :

Vous seriez un grand maître à faire des romans ;
Ayant si bien en main le festin et la guerre,
Vos gens en moins de rien courroient toute la terre :
Et ce seroit pour vous des travaux fort légers
360Que d’y mêler partout la pompe et les dangers[39].
Ces hautes fictions vous sont bien naturelles.

DORANTE.

J’aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles ;
Et sitôt que j’en vois quelqu’un s’imaginer
Que ce qu’il veut m’apprendre a de quoi m’étonner,
365Je le sers aussitôt d’un conte imaginaire,
Qui l’étonne lui-même, et le force à se taire.
Si tu pouvois savoir quel plaisir on a lors
De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps…

CLITON.

Je le juge assez grand ; mais enfin ces pratiques
370Vous peuvent engager en de fâcheux intriques[40].

DORANTE.

Nous nous en tirerons ; mais tous ces vains discours[41]
M’empêchent de chercher l’objet de mes amours :
Tâchons de le rejoindre, et sache qu’à me suivre
Je t’apprendrai bientôt d’autres façons de vivre.

FIN DU PREMIER ACTE.
  1. Voltaire, dans son édition du Théâtre de Corneille, a suivi pour le Menteur, comme il nous l’apprend lui-même dans la Préface qu’il a placée en tête de cette comédie, le texte antérieur à 1660, et n’a pas adopté, comme pour les autres pièces, les changements faits depuis par Corneille. — Ce qui paraît assez étrange, c’est que quelquefois ses notes se rapportent au texte de 1660-1682. Ainsi au sujet des vers 41 et 42, qu’il donne ainsi :

    Aussi que vous cherchiez de ces sages coquettes
    Qui bornent au babil leurs faveurs plus secrètes,
    Sans qu’il vous soit permis de jouer que des yeux,

    il fait au bas de la page les remarques suivantes, qui sont relatives à une leçon toute différente, à celle que nous avons donnée d’après l’impression de 1682 (voyez p. 143) : « Cela n’est pas français. On dit bien : la maison où j’ai été, mais non : la coquette où j’ai été. — Faire l’amour d’yeux et de babil ne peut se dire. »

  2. Var. Et je fais banqueroute à ce fatras de lois. (1644-68)
  3. Var. Ma mine a-t-elle rien qui sente l’écolier ?
    Qui revient comme moi des royaumes du Code
    Rapporte rarement un visage à la mode.
    CLIT. Cette règle, Monsieur, n’est pas faite pour vous. (1644-56)

    — Voyez ci-dessus la Notice, p. 127.

  4. L’édition de 1692 a remplacé le pluriel par le singulier : au royaume.
  5. Cosme Bartole, que Dumoulin appelle « le premier et le coryphée des interprètes du droit, » naquit à Sasso-Ferrato, dans l’Ombrie, en 1313, et mourut à Pérouse en 1356.
  6. Var. Ayant eu le bonheur que de n’en point sortir. (1644-56)
  7. Var. Qui bornent au babil leurs faveurs plus secrètes,
    Sans qu’il vous soit permis de jouer que des yeux (a), (1644-56)

    (a) Voyez p. 141, note 1.

  8. L’édition de 1682 donne seule des leçons, pour de leçons.
  9. Var. [Ce qu’on admire ailleurs est ici hors de mode :]
    J’en voyois là beaucoup passer pour gens d’esprit,
    Et faire encore état de Chimène et du Cid,
    Estimer de tous deux la vertu sans seconde,
    Qui passeroient ici pour gens de l’autre monde,
    Et se feroient siffler, si dans un entretien
    Ils étoient si grossiers que d’en dire du bien (a).
    Chez les provinciaux on prend ce qu’on rencontre.] (1644-56)

    (a) « On voit, dit Voltaire, que Corneille avait encore sur le cœur en 1646 (lisez : en 1642) le déchaînement des auteurs contre le Cid. Il corrigea depuis ces deux vers ainsi :
    La diverse façon, etc. » (comme dans notre texte.)
  10. Montre, revue de troupes. Voyez le Lexique.
  11. Se faire de mise, se faire valoir. « On dit au figuré qu’un homme est de mise, pour dire qu’il a de la mine, de la capacité, qu’il peut trouver aisément de l’emploi, qu’il peut rendre de bons services. » (Furetière.)
  12. Corneille a dit deux ans plus tard, dans son Remercîment à M. le cardinal de Mazarin, publié en tête de la Mort de Pompée (voyez ci-dessus, p. 10) et placé par nous dans les Poésies diverses :
    Sa façon de bien faire est un second bienfait.
  13. Les derniers mots du jeu de scène : « et comme se laissant choir, » manquent dans l’édition de 1663.
  14. Var. Le mien ne brûle pas du moins si promptement. (1644-56)
  15. Var. Je m’y suis fait longtemps craindre comme un tonnerre.
    CLIT. Que lui va-t-il conter ?] DOR. Et durant tout ce temps, (1644-56)
  16. Var. Et la gazette même a souvent divulgués… (1644-64)
  17. Var. Vous en revîntes hier.Maraud, te tairas-tu ?
    (À Clarice.) Avec assez d’honneur j’ai souvent combattu,
    Et mon nom a fait bruit peut-être avec justice.
    CLAR. Qui vous a fait quitter un si noble exercice ?
    DOR. Revenu l’autre hiver pour faire ici ma cour. (1644-56)
  18. Ces deux vers ont quelque rapport avec les vers 189 et 190 du Cid :
    Attaquer une place, ordonner une armée,
    Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.
  19. Var. Madame, Alcippe approche ; il aura de l’ombrage. (1644-56)
  20. Var. La langue du cocher a bien fait son devoir. (1644-56)
  21. Cliton parle suivant l’usage parisien, avec lequel Dorante, qui arrive de Poitiers, n’est pas encore familiarisé. On disait alors simplement « la Place, » pour « la place Royale. » Ainsi nous lisons dans une lettre de Mme de Sévigné (30 juillet 1677, tome V, p. 241) : « Prenez-vous la maison de la Place pour un an ? — Je n’en sais rien. »
  22. Var. Ah ! depuis qu’une femme a le don de se taire,
    [Elle a des qualités au-dessus du vulgaire ;]
    Cette perfection est rare, et nous pouvons
    L’appeler un miracle, au siècle où nous vivons,
    Puisqu’à l’ordre commun le ciel fait violence,
    La formant compatible avecque le silence.
    Moi, je n’ai point d’amour en l’état où je suis,
    [Et quand le cœur m’en dit, j’en prends par où je puis.] (1644-56)
  23. Var. Et la nature souffre entière violence. (1660-64)
  24. Var. Je t’en crois sans jurer avecque tes boutades. (1644-56)
  25. L’édition de 1682 porte, par erreur, le plus cher, pour les plus chers.
  26. Var. Avecque vos amis vous avez tout pouvoir. (1644-56)
  27. Var. Depuis un mois et plus on me voit de retour ;
    Mais, pour certain sujet, je sors fort peu de jour :
    La nuit, incognito, je rends quelques visites. (1644-56)
  28. Les mots tout bas manquent dans les deux éditions de 1644.
  29. Var. De cinq bateaux qu’exprès j’avois fait apprêter. (1644-56)
  30. Var. S’il eût pris notre avis, ou s’il eût craint ma haine,
    Il eût autant tardé qu’à la couche d’Alcmène. (1644-56)
  31. Se passer à, se contenter de. Voyez le Lexique.
  32. Var. Je remets en ton choix de parler ou te taire, (1644 in-12 et 48-56)
  33. Corneille désigne ici par le mot Authentiques les extraits sommaires des Novelles, qu’on a placés, dans le Code de Justinien, à la suite des constitutions abrogées ou modifiées. — L’école de Bologne avait divisé le Digeste en trois parties, nommées le vieux Digeste, l’infortiat (voyez le Lutrin de Boileau, chant V, vers 203), et le nouveau.
  34. Noms de divers jurisconsultes et professeurs célèbres, dont on étudiait les écrits dans les écoles. François Accurse (Accursius) était de Florence (1151-1239) ; Pierre Balde (Baldus) de Ubaldis (1327-1400), disciple de Bartole, était de Pérouse ; Jason Maino (Jaso Magnus, 1435-1519), et André Alciat (1492-1550), le précurseur de Cujas, étaient tous deux de Milan.
  35. Généraux de l’empereur Ferdinand III. La campagne à laquelle Dorante se vantait d’avoir pris part avait été heureuse et brillante. Le 3 novembre 1636, de Rantzau forçait Galas à lever le siège de Saint-Jean de Losne ; le 3 mars 1638, le duc de Weimar faisait prisonniers les quatre généraux de l’Empereur, et Jean de Wert était amené en triomphe à Paris ; enfin, le 17 janvier 1642, le comte de Guébriant s’emparait de la personne de Lamboy et de Merci à Kempen, et obtenait à cette occasion le bâton de maréchal de France. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, les noms de ces généraux auraient pu éveiller de tristes souvenirs.
  36. Voyez la Notice, p. 121.
  37. Donner des bayes (baies) à quelqu’un, c’est le tromper. Voyez le Lexique.
  38. Urgande la déconnue est la fée protectrice d’Amadis de Gaule ; quant à Mélusine, son histoire est racontée tout au long par Jehan d’Arras, dans un roman publié en 1478 et dont l’extrait est devenu populaire.
  39. Var. De faire voir partout la pompe et les dangers. (1644-56)
    Var. Que de mêler partout la pompe et les dangers. (1660)
  40. Intrigues, voyez le Lexique. — À ce vers Thomas Corneille, dans l’édition de 1692, a substitué celui-ci :
    Vous couvriront de honte en devenant publiques.
  41. Var. Nous les démêlerons ; mais tous ces vains discours. (1644-56)
    — Dans l’édition de 1692, ce vers a été ainsi modifié :
    N’en prends point de souci ; mais tous ces vains discours.