Le Menteur (Corneille, Marty-Laveaux, 1862)/Épître

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 130-131).
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ÉPÎTRE[1].


Monsieur,

Je vous présente une pièce de théâtre d’un style si éloigné de ma dernière, qu’on aura de la peine à croire qu’elles soient parties toutes deux de la même main, dans le même hiver. Aussi les raisons qui m’ont obligé à y travailler ont été bien différentes. J’ai fait Pompée pour satisfaire À ceux qui ne trouvoient pas les vers de Polyeucte si puissants que ceux de Cinna, et leur montrer que j’en saurois bien retrouver la pompe quand le sujet le pourroit souffrir ; j’ai fait le Menteur pour contenter les souhaits de beaucoup d’autres qui, suivant l’humeur des François, aiment le changement, et après tant de poëmes graves dont nos meilleures plumes ont enrichi la scène, m’ont demandé quelque chose de plus enjoué qui ne servît qu’à les divertir. Dans le premier, j’ai voulu faire un essai de ce que pouvoit[2] la majesté du raisonnement, et la force des vers, dénués de l’agrément du sujet ; dans celui-ci, j’ai voulu tenter ce que pourroit l’agrément du sujet, dénué de la force des vers. Et d’ailleurs, étant obligé au genre comique de ma première réputation, je ne pouvois l’abandonner tout à fait sans quelque espèce d’ingratitude. Il est vrai que comme alors que je me hasardai à le quitter, je n’osai me fier à mes seules forces, et que pour m’élever à la dignité du tragique, je pris l’appui du grand Sénèque, à qui j’empruntai tout ce qu’il avoit donné de rare à sa Médée : ainsi, quand je me suis résolu de repasser du héroïque[3] au naïf, je n’ai osé descendre de si haut sans m’assurer d’un guide[4], et me suis laissé conduire au fameux Lope de Vega[5], de peur de m’égarer dans les détours de tant d’intrigues que fait notre Menteur. En un mot, ce n’est ici qu’une copie d’un excellent original qu’il a mis au jour sous le titre de la Verdad sospechosa[6] ; et me fiant sur notre Horace, qui donne liberté de tout oser aux poëtes ainsi qu’aux peintres[7], j’ai cru que nonobstant la guerre des deux couronnes, il m’étoit permis de trafiquer en Espagne. Si cette sorte de commerce étoit un crime, il y a longtemps que je serois coupable, je ne dis pas seulement pour le Cid, où je me suis aidé de don Guillen de Castro, mais aussi pour Médée, dont je viens de parler, et pour Pompée même, où pensant me fortifier du secours de deux Latins, j’ai pris celui de deux Espagnols, Sénèque et Lucain étant tous deux de Cordoue. Ceux qui ne voudront pas me pardonner cette intelligence avec nos ennemis approuveront du moins que je pille chez eux ; et soit qu’on fasse passer ceci pour un larcin ou pour un emprunt, je m’en suis trouvé si bien, que je n’ai pas envie que ce soit le dernier que je ferai chez eux. Je crois que vous en serez d’avis, et ne m’en estimerez pas moins.

Je suis,

MONSIEUR,
Votre très-humble serviteur,
Corneille.

  1. Cette épître ne se trouve que dans les éditions antérieures à 1660.
  2. Pouvoit est au singulier dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille.
  3. Tel est le texte de toutes les impressions (de 1644 à 1656).
  4. Var. (édit. de 1648-1656) : sans m’assurer d’une guide.
  5. Voyez ci-dessus la Notice, p. 119, et plus bas l’Examen, p. 137.
  6. Var. (édit. de 1644 in-12 et de 1648-1656) : de la sospechosa Verdad.
  7. Pictoribus atque poetis
    Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas
    .

    (Art poétique, vers 9 et 10.)