Le Mensonge de groupe

Le Mensonge de groupe


LE MENSONGE DE GROUPE



Aristote a défini l’homme un animal politique ; on pourrait avec autant de vérité le définir un animal menteur. Le mensonge semble l’atmosphère naturelle de la vie sociale. L’être social ment à autrui et se ment à lui-même. Il ment par égoïsme individuel et par égoïsme collectif ; il ment comme unité et comme groupe. Le mensonge que nous voulons étudier ici est le mensonge de groupe. Nous entendons par là un mensonge commun à tout un groupe social (caste, secte, classe, etc.), un mensonge concerté en vue d’un intérêt collectif et érigé en dogme obligatoire pour les membres du groupe.

Pour ne point paraître disserter dans le vide, nous énumérerons quelques exemples de mensonges collectifs.

L’un d’eux est le mensonge optimiste[1], si bien décrit par Schopenhauer. Toute société a besoin, dans l’intérêt de sa conservation, d’entretenir chez ses membres une certaine dose d’optimisme très propre à les inciter à agir et à déployer le maximum d’effort utile. Il importe que le jeune homme débutant dans la vie soit persuadé que ce monde lui offre la promesse d’un bonheur qui n’échappe qu’aux maladroits et aux faibles. Comme le jeune homme ne se range jamais dans cette catégorie, il s’élancera vers l’action avec la présomptueuse confiance dont la société aime à le voir animé[2]. « La difficulté de se pénétrer de la vérité sur le monde, dit Schopenhauer, est encore augmentée par cette hypocrisie du monde dont je viens de parler et rien ne serait utile comme de la dévoiler de bonne heure à la jeunesse… La parade sociale et les magnificences dont elle s’entoure sont pour la plupart de pures apparences, comme des décors de théâtre, et l’essence de la chose manque… Ainsi des vaisseaux pavoisés, des coups de canon, des illuminations, des timbales et des trompettes, des cris d’allégresse, etc., tout cela est l’enseigne, l’indication, l’hiéroglyphe de la joie ; mais le plus souvent la joie n’y est pas ; elle seule s’est excusée de venir à la fête[3]. » — Schopenhauer appelle philistin l’homme qui se laisse duper par ces apparences et qui prend au sérieux la parade sociale. « Je voudrais définir les philistins en disant que ce sont des gens constamment occupés et le plus sérieusement du monde d’une réalité qui n’en est pas une[4]. » Ajoutons que le philistin est très attaché aux illusions dont on l’a nourri. S’il rencontre quelque philosophe ou quelque romancier qui, par une vision plus aiguë de la réalité, met à jour la faiblesse de son plat optimisme, il s’en écarte avec horreur, semblable à ce philosophe écossais dont parle Taine et qui recula épouvanté, quand il vit que sa famille elle-même allait disparaître dans le gouffre du nihilisme de David Hume.

Un autre mensonge collectif également étudié par Schopenhauer est le respect qu’on affiche pour les décisions de l’opinion publique, à tel point que celui qui ne partage pas cette vénération est regardé comme un esprit mal fait. La raison en est claire. Le groupe social a intérêt à ce que ses membres ne jugent point les choses par eux-mêmes, mais s’en rapportent au tribunal de l’opinion, qui ne peut manquer de juger d’après les conventions admises. C’est ce qui fait que tant de gens placent, comme le dit Schopenhauer, « leur bonheur et l’intérêt de leur vie entière dans la tête d’autrui. » On se rappelle qu’Ibsen en a également fait justice dans sa pièce Un ennemi du peuple, de ce culte fétichiste de la « majorité compacte ».

Voici un autre mensonge de groupe qui joue également un rôle important dans la tactique sociale.

La société n’a aucun intérêt à permettre aux individualités supérieures par leur intelligence et leur pénétration de se faire une place prépondérante qui découragerait la médiocrité. Elle a intérêt au contraire à favoriser la médiocrité que le manque d’esprit critique rend inoffensive et qui ne court pas le risque de diminuer le prestige des conventions établies. « La soi-disant bonne société, dit Schopenhauer, apprécie les mérites de toute espèce, sauf les mérites intellectuels. Ceux-ci y sont même de la contrebande. Elle impose le devoir de témoigner une patience sans bornes pour toute sottise, pour toute folie, pour toute absurdité. Les mérites personnels au contraire sont tenus de mendier leur pardon et de se cacher : car la supériorité intellectuelle, sans aucun concours de la volonté, blesse par sa seule existence[5]. »

Terminons cette liste de mensonges — qui pourrait être fort allongée — par un des exemples cités par M. Max Nordau : le mensonge politique. Ce mensonge est celui qui interdit à l’individu de se faire jour dans la concurrence politique par ses mérites personnels, sans l’appui d’un comité électoral. « Ni un Rousseau, ni un Kant, ni un Gœthe, ni un Carlyle n’eussent jamais obtenu par leurs propres ressources, sans l’appui d’un comité électoral, un mandat de député dans une circonscription rurale ou même dans une grande ville. — Le candidat ne se trouve jamais en face de l’électeur. Entre les deux se trouve un comité qui ne doit ses pouvoirs qu’à sa propre audace[6] ».

On voit assez par ce qui précède qu’il est impossible de méconnaître l’importance sociale des mensonges de groupe. Aussi la sincérité, loin d’être une qualité, est-elle généralement tenue en suspicion dans un groupe, dans une secte ou une caste. On se défie des esprits sincères, parce qu’on sait qu’ils refuseront de rentrer dans le mensonge général ; on les écarte ou on les exécute en les traitant de naïfs ou d’utopistes.

Quel est le trait commun à tous ces exemples de mensonges que nous venons de citer ? Il n’y en a pas d’autre qu’une contradiction intime dans la conscience de ceux qui adhèrent à ces mensonges, ou encore une contradiction entre leurs pensées et leurs paroles ou leurs actes. Par exemple ceux qui professent l’optimisme de commande, qui est de mise dans la société, ne peuvent s’empêcher de remarquer à certains moments le démenti que donne à cet optimisme béat le spectacle des douleurs individuelles et sociales. Dans le cas du mensonge politique, on peut remarquer la contradiction qui existe entre la théorie de gens qui affirment bien haut la sincérité du suffrage universel et leur pratique électorale qui consiste à vicier cette sincérité par des manœuvres plus ou moins grossières. Ce sont de telles contradictions qui, suivant la remarque de M. Max Nordau, sont la cause de l’inquiétude et du malaise qui pèsent sur la société contemporaine.

Une société où l’individu est asservi aux mensonges de groupe et où dominent les dogmes formalistes et les psittacismes imposants n’apparaît plus, à qui l’envisage de près, comme une réalité solide, mais comme une ombre fantomatique faite, suivant l’expression de Shakespeare, « de l’étoffe dont sont faits les songes ».

Il importe de se demander ici quelles sont les causes les plus générales qui engendrent les mensonges de groupe.

1° La cause la plus générale ressort déjà suffisamment de ce qui vient d’être dit. « L’homme, dit le Dr  Tardieu, est un animal qui garde son fond sauvage, malgré l’effort des pédagogies prétentieuses ; la civilisation la plus parfaite est celle qui fabrique le plus de muselières[7] » C’est de ce fond individuel qu’émergent les poussées de spontanéité et d’indépendance que le groupe, entité compressive, cherche à réprimer. Mais une fiction est aussi propre qu’une vérité à assurer la discipline sociale. M. Tarde en fait la remarque. « Parmi les conditions d’unification nationale, dit-il, M. Seeley place avec raison la communauté de race ou plutôt la croyance à cette communauté… Dans les temps les plus modernes comme dans les temps les plus antiques, ce qui importe c’est moins la consanguinité réelle que la consanguinité fictive ou réputée réelle[8] ». En un mot, peu importe pour la conservation du groupe que son conformisme soit fondé sur un mensonge.

2° De même que toute société en général tend à s’ériger en entité supérieure aux individus, de même chacun des groupes particuliers qui sont comme les organes différents de l’organisme social, tend à attribuer à sa fonction spéciale dont l’importance n’est que relative, une valeur absolue. M. Simmel met en lumière cette tendance : « La bureaucratie, dit-il, nous offre de cet antagonisme un exemple relativement inoffensif, mais significatif. Cet organe en vient souvent à oublier son rôle d’organe et se pose comme une fin en soi. On pourrait sur ce point comparer la forme bureaucratique aux formes logiques de l’entendement. Celles-ci sont à la connaissance du réel ce que celle-là est à l’administration de l’État ; c’est un instrument destiné à organiser les données de l’expérience, mais qui précisément n’en peut être séparé sans perdre tout sens et toute raison d’être. Quand la logique perdant le contact avec la matière des faits dont elle n’est que l’expression schématique, prétend tirer d’elle-même une science qui suffise, le monde qu’elle construit et le monde réel se contredisent nécessairement. Le Droit lui-même n’échappe pas toujours à cette tendance. Qu’il s’agisse de la bureaucratie ou du formalisme juridique, cette transformation d’un moyen en fin est d’autant plus dangereuse que le moyen est d’après les apparences plus utile à la société[9] ». On ne peut mieux rendre compte de la tendance qu’ont certains groupes sociaux à exagérer leur influence et leur prestige social au moyen de vains simulacres.

3o Cessons de considérer un groupe dans ses relations avec les groupes rivaux ou antagonistes. — Pris en lui-même, ce groupe subit une évolution au cours de laquelle des conflits se produisent nécessairement entre le passé et le présent. De là ces duels logiques dont parle M. Tarde et dont la succession constitue l’histoire d’une société. Une croyance, une discipline sociale conserve, quoique surannée, des défenseurs. Il y a dans une société des classes entières d’hommes qui se vouent à la défense des vérités d’hier devenues, suivant le mot d’Ibsen, des mensonges d’aujourd’hui. Ajoutons que dans ces duels logiques, aucune des deux parties en présence ne peut revendiquer le monopole du mensonge organisé. Il peut se faire que les novateurs substituent simplement de nouveaux mensonges aux mensonges anciens. Les sectes révolutionnaires ne sont pas plus sincères, par définition, que les sectes conservatrices. Il y a pourtant plus de chances de trouver parmi elles des esprits sincères, que parmi les défenseurs de croyances qui ont fait leur temps et dont l’expérience a dévoilé l’insuffisance.

Une question qui se pose maintenant est celle de savoir comment l’individu en vient à reconnaître le caractère mensonger des illusions que le groupe organise autour de lui. On peut répondre que l’individu prend conscience de ce qu’est le monde social, de la même manière qu’il arrive à se rendre compte de la véritable nature du monde extérieur. C’est en présence des erreurs et des contradictions des sens que le moi renonce au dogmatisme naïf qui lui faisait admettre tout d’abord l’objectivité de ses perceptions. Désormais il fera un tri parmi ces dernières ; il déclarera vraies et réelles celles-là seules qui ne se contrediront pas entre elles. Il rejettera les autres comme irréelles et hallucinatoires. De même ce sont les contradictions qui se manifestent au sein de l’organisation sociale qui font sortir l’individu du dogmatisme social qui est sa primitive attitude. Ces contradictions le déconcertent et font naître en lui le doute libérateur. Les institutions et les disciplines sociales, au lieu de lui apparaître comme des édifices aux murailles solides et inébranlables contre lesquelles vient se heurter l’insensé assez audacieux pour les nier, ne sont plus pour lui que des ombres molles et opaques qui, comme dans les ténèbres de la nuit, reculent devant celui qui s’avance vers elles.

Mais quelle est dans l’individu la faculté libératrice ? Comment l’individu qui n’est après tout qu’un tissu d’influences sociales interférentes, en vient-il à poser son existence indépendante comme juge et mesure de l’être et du non-être social ? Il semble qu’on pourrait peut-être recourir pour résoudre cette question, à l’ingénieuse et profonde hypothèse développée par M. Bergson dans son livre : les Données immédiates de la Conscience. On sait comment ce philosophe oppose au moi social, moi superficiel et illusoire, un moi intime et profond dont le premier n’est que l’infidèle symbole. La philosophie n’a d’autre but, d’après M. Bergson, que de retrouver ce moi vrai sous les symboles qui les recouvrent, pour le saisir « dans sa fuyante originalité[10] ». — La vie sociale répondrait à une illusion, l’inévitable illusion par laquelle la conscience humaine a déroulé le temps dans l’espace et placé la succession au sein même de la simultanéité. « Quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Nous croyons avoir analysé notre sentiment ; nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d’états inertes, traduisibles en mots et qui constituent l’élément commun, le résidu impersonnel des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière… Que si maintenant quelque romancier déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d’être du moment si on les nomme, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous ne nous connaissions nous-mêmes… Il n’en est rien cependant et par cela même qu’il déroule notre sentiment dans un temps homogène et en exprime les éléments par des mots, il ne nous en présente qu’une ombre à son tour ; seulement il a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l’objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l’expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle qui constitue l’essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous ; il nous a remis en présence de nous-mêmes[11] ».

Nous n’avons pas à discuter ici dans son ensemble l’hypothèse de M. Bergson. Nous ne nous demanderons pas s’il faut admettre ou rejeter ce moi intime et profond qui se cacherait, fuyant et mystérieux, sous l’enveloppe des verbalismes auxquels s’arrête notre moi social. Nous nous demanderons seulement si ce moi intime, à supposer qu’il existe, peut nous servir pour résoudre le problème que nous avons posé plus haut, c’est-à-dire comment l’individu est-il capable de percer les mensonges sociaux ?

Au premier abord, l’hypothèse de M. Bergson semble très propre à remplir un pareil office. En effet, ne nous ferait-elle pas saisir en nous-mêmes un principe supérieur au monde social et indépendant de lui, par conséquent très propre à devenir le juge et la mesure de l’être et du non-être social ? Et pourtant à y regarder de plus près, on voit qu’il n’en est rien. En effet, dans l’hypothèse de M. Bergson, tout, dans notre représentation du monde social, est également mensonger. Il n’y a plus aucune distinction à faire entre la sincérité et l’insincérité, entre la vérité et le simulacre. Le moi cherchant la vérité sociale ne sait plus où se prendre ; il s’anéantit lui-même dans le rêve dont il est le créateur. La conséquence directe de la conception de M. Bergson est un illogisme et comme un nihilisme social absolu. En effet, qui dit science dit distinction de genres et d’espèces, opposition et combinaison de catégories. Or la psychologie de M. Bergson est la négation de tout genre, de toute espèce, de toute catégorie. Comment ce moi mystérieux et fuyant serait-il capable de découvrir les contradictions qui sont les indices révélateurs des mensonges sociaux, alors qu’il est lui-même la négation de toute logique ? M. Fouillée semble avoir prévu la conception de M. Bergson quand il dit quelque part à propos du moi nouménal de Kant : « J’ai besoin d’avoir une activité personnelle là où j’agis, là où je connais mon action et son milieu, là où je me connais moi-même[12]. »

Nous ne recourrons donc pas au moi pur de M. Bergson pour expliquer comment l’individu peut percer les illogismes et les mensonges sociaux. Il ne reste dès lors qu’une réponse possible au problème. Elle consiste à charger de cet office les facultés ordinaires de la conscience empirique : comparaison, jugement, raisonnement.

Ajoutons que les sociétés évoluent et que cette évolution introduit un facteur nouveau dans le problème. À mesure que l’évolution sociale se poursuit, la conscience individuelle, par suite de la complexité croissante de la vie sociale, devient elle-même plus complexe, plus délicate, plus consciente d’elle-même et de son milieu. Elle devient par suite de plus en plus apte à découvrir les illogismes des systèmes sociaux qu’elle traverse. Un individu qui n’appartient qu’à un groupe sera forcément dupe des mensonges de ce groupe. Mais s’il appartient à la fois à un grand nombre de cercles sociaux différents et variés, il sera capable de faire un tri parmi ces influences multilatérales et de les faire comparaître devant le tribunal de la raison individuelle. C’est un des mensonges de groupe les plus caractéristiques que celui qui consiste à juger de la valeur d’un individu d’après son étiquette sociale. M. Bouglé remarque que la variabilité croissante des modes ôte beaucoup de sa force à ce mensonge. « Il se produit un changement perpétuel qui nous fait voir les mêmes modes portées par des individus très différents et des modes très différentes par un même individu. L’esprit qui a vu se succéder tant d’assimilations différentes se déshabitue de juger les gens sur l’étiquette qu’ils prennent et essaie de découvrir sous l’uniforme momentané des collectivités, la valeur propre à l’individu[13] ».

Une dernière question se poserait maintenant : celle de savoir quel est celui des deux termes antagonistes — la vérité ou le simulacre qui aura le dernier mot dans l’histoire de l’humanité.

Sur cette question, plusieurs conceptions ont été soutenues. D’après Schopenhauer, toute société est essentiellement « insidieuse ». Par sa constitution même, elle est condamnée à duper l’individu par des simulacres variés qui changent au cours des civilisations, mais dont l’effet est toujours le même : stimuler le vouloir-vivre de l’individu et le faire servir aux fins sociales. L’histoire se répète sans cesse. « Il faut comprendre que l’histoire, non seulement dans sa forme, mais dans sa matière même, est un mensonge ; sous prétexte qu’elle parle de simples individus et de faits isolés, elle prétend nous raconter chaque fois autre chose, tandis que du commencement à la fin, c’est la répétition du même drame avec d’autres personnages et sous des costumes différents[14]. » Les sociétés se succèdent, mais leur tactique ne change pas ; elles dupent éternellement l’individu au moyen des mêmes simulacres.

Ibsen est un de ceux qui ont été le plus vivement frappés de l’intérêt que présente le problème du « mensonge de groupe ». On sait que le sujet de beaucoup de ses drames est la lutte de l’individu contre les mensonges sociaux. Et l’on peut dire qu’aucun poète n’a dramatisé d’une manière plus intense ce qu’un personnage de son théâtre appelle « le mensonge vital ». On sait avec quelle énergie Ibsen dresse contre les hypocrisies sociales ce qu’il appelle quelque part « la revendication de l’Idéal ». Certes, dit un des critiques d’Ibsen, si Kant pouvait revenir à la vie, comme il exulterait de voir si admirablement dramatisé son rigorisme moral ! comme il rayonnerait de voir son impératif catégorique adapté et approprié à la scène ! » Mais on ne serait peut-être pas fondé à conclure de là qu’Ibsen ait cru au triomphe final de la sincérité. Il semble croire parfois comme Schopenhauer qu’il y a toujours quelque chose de pourri dans notre vérité et que l’humanité ne fait que substituer le mensonge au mensonge.

La conception de Carlyle est plus nette. D’après lui les médiocres sont caractérisés par « l’intelligence vulpine » ; les héros, moteurs de l’histoire, par l’absolue sincérité. La sincérité et la vérité l’emporteront un jour, car l’évolution humaine est dominée par une idée divine qui se réalise progressivement dans les grands hommes.

Ces diverses solutions répondent à une question qui dépasse manifestement l’expérience et que nous ne chercherons pas à résoudre ici. En restant sur le terrain de l’expérience, tout ce qu’il nous est permis de dire, c’est que l’individu peut, dans un ensemble donné de conditions sociales, arriver à reconnaître les mensonges de groupe et à se prémunir contre eux.


G. Palante.



  1. Nous n’entendons pas dire que toute philosophie optimiste est nécessairement un mensonge. Il ne peut être question de mettre en doute la sincérité du haut optimisme intellectualiste d’un Spinoza par exemple. Nous voulons parler de cet optimisme de commande qui est une des habiletés de la tactique sociale et qui resterait mensonger, même dans l’hypothèse où une certaine métaphysique optimiste serait vraie.
  2. Voir sur ce point Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, p. 154.
  3. Schopenhauer, Aphorismes, p. 158.
  4. Schopenhauer, Aphorismes, p. 49.
  5. Schopenhauer, Aphorismes, p. 178.
  6. Max Nordau, Les mensonges conventionnels de notre civilisation, p. 171.
  7. Dr  Tardieu, L’Ennui. (Revue philosophique de février 1900.)
  8. Tarde, Les lois de l’imitation, p. 347.
  9. Simmel. Comment les formes sociales se maintiennent. (Année sociologique, 1898, p. 92.)
  10. Bergson. Matière et mémoire (Avant-propos.)
  11. Bergson. Les Données immédiates de la conscience, p. 100.
  12. Fouillée. L’évolutionnisme des idées-forces. Introduction.
  13. Bouglé, Les idées égalitaires, p. 164.
  14. Schopenhauer. Le Monde comme volonté et comme représentation. T. III, p. 215.