Mercvre de France (p. 332-352).
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XIV

Alors l’un d’eux, plus méchant que les autres et qui avait résolu de commettre le crime de fendre la tête à l’abbesse d’un coup d’épée, fut frappé d’un coutelas par un autre, par l’intervention, à ce que je crois, de la divine providence.
grégoire de tours

C’était une nuit obscure, mais douce, remplie de souffles chauds qui vous frôlaient le front comme des lèvres d’amantes. On entendait les petits pas des bêtes en marche dans la forêt, en marche l’une vers l’autre pour des ébats mystérieux. De la mousse montait une senteur de terre en travail prête à ouvrir ses flancs aux joyeuses fécondations. Des gouttes de sève pleuvaient des arbres en pluie de miel. Bientôt ce serait Pâques et les fleurs, de tendre couleur, semaient les halliers, les champs, les jardins, du reflet même des chairs parfumées de la femme.

Ils étaient venus tous les deux, imitant ces bêtes folles en marche l’une vers l’autre. Chrodielde faisait de petits pas de biches aux écoutes et Harog rampait pour passer, sous les ronces. Se flairant, se tâtant, ils s’unirent les mains, se respirant d’une même haleine, buvant la joie de se reconnaître.

Elle dit, très heureuse :

— J’avais l’espoir que tu viendrais !

Il murmura, moqueur :

— En doutais-tu ?…

Ils ne pouvaient vraiment pas risquer de se voir dans la chambre de Chrodielde, car Ragnacaire, toujours plus inquiet, toujours plus jaloux, surtout plus clairvoyant, rôdait la nuit, buvant pour s’étourdir dès qu’il imaginait enfin le motif de ses nouveaux soupçons. Ragna devenait fou. Il tuerait d’ailleurs volontiers tout le monde parce que c’était la coutume des massacres maintenant dans la basilique ou dans les rues de Poitiers. Il y a une odeur plus grisante que l’odeur du vin : celle du sang qui bouillonne hors des blessures profondes. Depuis la mort de Soriel, ayant expiré après une lente agonie malgré les soins du berger-sorcier, la recluse, mangée d’ulcères et de vermine, se mourait à son tour et on l’arrosait de sang frais pour la guérir ! Dieu savait que le rouge élixir ne manquait pas !

Harog, saisi d’un vertige contraire qui lui donnait l’horreur du sang répandu, recherchait les endroits sombres de la forêt, cette forêt jadis aimée comme une aïeule, sous le prétexte de chasses nombreuses devant rapporter des venaisons qu’il ne rapportait guère, fuyant les occasions de faire souffrir même une bête alors que tant d’esclaves et de gens d’armes se fracassaient mutuellement. Car il ne se passait point de jour sans homicide, une heure sans dispute, un seul moment sans larme, dans la maison du Seigneur où le tombeau de Radegunde n’opérait plus de miracle ! Harog, confiant la garde de Basine à sa chienne Méréra, animal plus fidèle qu’un esclave et plus intelligent, plus rapide qui viendrait sûrement le prévenir d’un danger, se sauvait au bois, ne cherchant même plus à s’interposer entre les deux louves dévorantes, car elles se montraient tout aussi enragées que les loups, détruisant pour le seul plaisir de détruire, excitant les hommes à la révolte, se querellant devant eux, les menaçant des verges s’ils se refusaient à envahir le domaine de Leubovère. Ils avaient, les deux chefs, les poignets liés par ces deux femmes. Basine torturant leurs cœurs, Chrodielde tenaillant leur corps et tous les deux ils ne se parlaient plus dans l’horrible doute où ils étaient de leur trahison. Ragna, voulant écarter tout souci du front altier de sa princesse, n’avait-il pas annoncé qu’il tuerait l’autre, l’ange de cire aux yeux de perversité ? Propos d’ivrogne enivré de l’odeur des vins trop rouges !

Après le leurre de l’entrevue chez Maccon, seigneur de Poitiers, où Marovée n’avait pas obtenu de faire lever leur excommunication, ayant cependant dépêché son abbé Porcarius à l’évêque de la métropole, les filles des rois, devinant bien que leurs dépositions contre l’abbesse n’avait produit aucun effet sur des gens sains d’esprit, perdirent leur cause voulant trop prouver. L’affaire allant jusqu’au roi Childebert, celui-ci envoya le prêtre Theutaire pour tenter une explication, une trêve qui permettrait de fournir les témoins des deux parties adverses mais, alors, les religieuses appelées répondirent : Nous ne venons pas parce que nous sommes privées de communion ; si nous obtenons d’être réconciliées, alors nous nous empresserons de comparaître. C’était placer la défense dans un état d’infériorité absolue, puisque les filles coupables de tant de crimes n’avaient justement reçu que l’interdit en guise de châtiment.

Porcarius et Theutaire se retirèrent de la querelle en se bouchant les oreilles, car ils avaient déjà entendu tout ce qu’un damné aura certainement à entendre sur le seuil de l’enfer. Et ce que ces honorables prêtres n’avaient point vu crevait à présent les yeux de tous les habitants de Poitiers qui se donnaient la peine de les ouvrir au passage des nonnes faisant leur provision d’étoffes chez les tailleurs et ajusteurs de la ville : Isia était enceinte, Marconèfe aussi et Helsuinthe se permettait d’avorter, traînant la jambe, tout enflée, le teint vert…

Il fallait aviser promptement au nettoyage de la basilique. Childebert, le roi régnant, importuné par les deux partis, ayant ouï les doléances de la marchande de blé sur la mauvaise saison et l’insolence de ses nonnes, se doutait que Chrodielde ne se vantait point en disant qu’elle jetterait son ancienne abbesse par-dessus les murailles de son ancien monastère, réclama les lumières du saint Grégorius, évêque de Tours, qui avait déjà écouté la première plainte des cousines. Celui-ci se récusa, disant qu’il paraîtrait à l’assemblée synodale devant juger définitivement les fautes des pécheresses, mais qu’à son humble avis il s’agissait plus de sédition que de droit canonique et qu’il convenait, avant tout, de réduire une sédition par la force armée.

On en demeurait là.

… Et ils étaient venus tous les deux, dans la nuit de printemps, en marche l’un vers l’autre comme des bêtes folles pour faire, au moins, parmi tous ces crimes, ces discussions, ces brutalités, ces hypocrisies, une trêve d’une heure où il y eut de l’amour !… Cependant Harog songeait anxieux, se demandant pourquoi elle tenait tant à l’éloigner du conseil de guerre cette nuit, puisqu’elle prétendait qu’il fallait prendre enfin une grande décision ? Était-ce donc à lui qu’elle demanderait le dernier mot ? Ou, tout bien calculé, avait-elle pensé que l’unique moyen d’éloigner les deux rivaux était de confier les opérations militaires à l’un durant que l’autre se livrerait aux joies infernales qui font perdre la raison ? Il songeait aussi, tristement, que le lieu du rendez-vous se trouvait dans cette grotte où lui et Ragna avaient vu s’écouler le meilleur temps de leur commune existence… du temps qu’ils étaient pauvres gardeurs de troupeaux, ne chassant que pour rassasier leur faim ou vendre des fourrures, non pour le plaisir mauvais de répandre le sang. Ils restaient des enfants, jeunes garçons soucieux seulement de leur bonne réputation de pâtres-sorciers que les bergers de la contrée interrogeaient sur les herbes, plus sages, de la naïve sagesse qui ne connaît point l’ambition…

La croix du monastère de Radegunde éclairait bizarrement la nuit réfléchissant la clarté bleue des étoiles. Ses bras pâles s’élançaient vers le ciel comme une colossale formule de toutes les prières, de tous les espoirs. Elle avait abrité, sous ses ailes de pierre, Basine, une fille dont les prunelles vertes, bleuissant quelquefois quand elles se fonçaient dans une expression de colère, recélaient de ces clartés troublantes venues de l’azur des paradis et reflétant la verdure des forêts à l’ombre desquelles se perpétue l’espèce des louves cruelles… Comme il avait désiré, pourtant l’amour de cet ange glacé, cet ange de cire plus insensible que la grande croix de pierre !

… Maintenant couché dans le sable, sous la grotte, il tenait captive près de lui cette brune Chrodielde, cette fille dont les prunelles noires noyées de langueur procuraient des frissons d’agonie… Elle était aussi belle, aussi savante, moins cruelle peut-être, faisant si facilement le sacrifice de sa chair !…

Chrodielde soupira.

— Je voulais te voir, et la nuit ne me laisse déjà plus distinguer tes traits, Harog ?

— As-tu la crainte de me trouver un visage nouveau ?… La crainte ou le désir, Chrodielde ? Ta fidélité ne te pèse-t-elle point depuis que tu m’aimes.

Elle se mit à rire amèrement.

— Et toi, ne voudrais-tu pas changer mon corps pour celui de Basine ? Mettre le soleil à la place de la nuit ? Lâche berger qui n’oses pas prendre de force qui lui résiste.

— Tu me le pardonnerais ?

— Si tu n’étais mon maître-sorcier, je te l’ordonnerais plutôt.

— Quand on a été le témoin de ce que j’ai vu chez un roi parricide, on est incapable du crime de viol. Par la Pierre et l’Herbe des douleurs, tous les crimes… pas celui-là !

— Elle t’aimerait ensuite, j’en suis sûre.

— Et n’aurait plus l’occasion d’être abbesse, Chrodielde !

Elle n’aperçut point son sourire de raillerie, mais, inquiète, frotta son front contre la poitrine d’Harog. On eût dit la chevrette dans le temps que les cornes lui font mal et ses nattes coulèrent le long de ses épaules tordant leurs caresses perfides autour du jeune homme.

— Tu ne m’appartiens pas, gémit-elle ; ton cœur se cache de moi et tu me fuis encore mieux que tu m’aimes… si tu m’aimes ? As-tu pour moi les soins que tu as pour elle ? Est-ce que je ne sais pas que tu lui as dit de reposer au milieu de toutes les nonnes pour qu’elle ne demeure jamais isolée ?

— C’est parce que ces femmes, étant malades, ne vont plus courir chez les hommes le soir qu’elles se sont mises autour d’elle.

— Tu as réponse de viguier, mais je ne te crois point. M’aimes-tu de toutes les forces de ton cœur ?

— Je t’aimes de toutes mes forces…

— Seulement tu lui gardes ton cœur, Harog ?

Il ne répondit plus, lui baisant la bouche et la bâillonnant.

— Je redoute beaucoup, reprit-elle après un silence, que tu t’en ailles avec elle loin de la basilique. Que ferai-je pour diriger ces hommes dans tous les désordres qu’ils soulèvent chaque jour ? Boson ne m’obéit plus, Brodulphe m’a menacée d’un coup de hache un soir que je lui parlais sérieusement et Childéric se moque de moi. Quant à ton ami Ragna… il devient fou… Mais c’est encore le meilleur. (Elle ajouta, le ton traînant d’une petite fille :) Ce n’est pas toi qui m’offrirais la tête de l’abbesse.

Harog frémit douloureusement.

— Ragna promet en buvant, et en dormant il oublie. Ne disait-il pas qu’il tuerait Basine un de ces matins ?

— Mais il ne dort plus depuis quelques nuits…

— Je le sais, Chrodielde, puisque j’ai pris son poste de guetteur sur la galerie de la basilique. J’ai voulu cela pour son bonheur, sinon pour son repos.

— Tu n’es pas jaloux ?

— Je ne suis pas jaloux de mon frère qui souffre de la jalousie à cause de moi ; je le plains.

— Tu ne m’aimes pas ? Moi je suis jalouse de Basine qui te résiste.

Il y eut encore un silence durant lequel retentit cet étrange rire de Chrodielde ressemblant au râle d’un oiseau de marécage.

Puis elle releva ses cheveux, renoua ses sandales, fille de l’ombre conservant des secrets pour tourmenter les hommes seulement amoureux de sa chair.

— Veux-tu déjà t’en aller, Chrodielde ? Les portes de la ville sont closes et il n’y a que moi qui puisse te les faire ouvrir. Je connais le signal.

— La nuit s’avance, Harog, moi aussi j’attendrai le signal, Il sera haut et rouge dans le ciel de façon à ce que chacun reconnaisse la puissance de Chrodielde. Il sera rouge et ardent comme le sang royal de ses veines. Toi, tu ne m’aurais pas donné la tête de l’abbesse, Boson-le-Boucher me la donnera !

— Tais-toi, Chrodielde ! Est-ce que la folie de Ragna se gagnerait ? Vous avez tous la mâle rage. On peut faire la guerre sans tuer les femmes. Que signifient tes paroles. Réponds-moi ? Tu ne vas pas encore me demander des morts pour prix de tes caresses. La nuit est si douce quand tu te tais !

— Tu as fait la guerre pour Basine.

— J’ai eu tort, car vous ne valez pas l’honneur d’un homme, ni elle ni toi.

— J’attends le signal haut et rouge dans le ciel…, répéta-t-elle de sa voix râlante qui riait comme on expire, sanglot d’amour ou cri de fureur étouffés.

Harog s’était levé à son tour. Il lui retint la taille de ses bras frémissant d’une mystérieuse horreur.

— Réponds-moi donc, car je ne vois pas tes yeux. Que veulent dire ces paroles ?

— Rien, je chantais…

— Nous serions si bien à dormir là, dans le sable tiède… Jusqu’à l’aube où je te verrais briller peu à peu, toi-même plus belle que le soleil du printemps puisque tu peux conserver sous tes paupières toute l’ombre amoureuse de la nuit. Je t’en conjure, Chrodielde… ne chante plus.

— J’aurais voulu cela… dormir près d’un berger sorcier, ensorcelée pour la vie sous les arbres des bois… libre d’aimer ces baisers plus que mon propre orgueil… libre… libre… Les princes ne sont pas libres, Harog.

— Les louves ne sont pas tendres, Chrodielde.

Comme il disait ces mots, contemplant la nuit merveilleuse dont toutes les étoiles luisaient doucement sur la grande croix de Pierre, il eut une étrange vision. La croix devint rouge… Il cligna des yeux, ébloui, se tournant vers la femme qui riait de son rire sinistre.

— Tu n’as rien aperçu ?

Elle répondit :

— Je n’ai rien aperçu.

— Sans doute mes yeux sont fatigués d’avoir veillé sur la basilique durant que Ragna…

Il n’eut pas le temps d’achever. Chrodielde fuyait devant lui rapide comme une de ces louves qu’il évoquait. Savait-elle un chemin nouveau pour entrer dans la ville sans être arrêtée ?

Harog regardait toujours la croix qui rougissait davantage, alors il eut l’explication du signal. Au monastère, cette nuit-là, on promenait les reflets d’une torche et… peut-être…

Assurant son couteau il bondit d’un bond formidable, descendant la pente qui menait aux murailles de l’abbesse. Il y avait grimpé autrefois, à ces murailles, s’aidant de son couteau et de ses ongles, il pourrait y monter encore en supposant que les portes n’en fussent pas grandes ouvertes.

— Elle a dit Boson-le-Boucher ! pensait-il haletant. Ce n’est pas Ragna, car il a peur des reliques. Le monastère l’épouvante… heureusement… C’est Boson… pourvu que j’arrive avant lui !

…L’abbesse en entendant le bruit qu’ils firent sortant en tumulte du passage secret qui menait de la maison de Radegunde au monastère, c’est-à-dire de la ville hors les murs, se fit porter, car elle était tourmentée des douleurs de la goutte, devant la châsse de la Sainte Croix afin d’en obtenir assistance.

— Dieu réside partout, pensait-elle en son âme de vieille abbesse obéissant aux coutumes religieuses, qu’il soit dans ces reliques ou ailleurs, il aura pitié de mon état, défendra mon église et mes dernières brebis.

Dès que ces hommes furent entrés dans la place, ils allumèrent une torche, puis se mirent les armes à la main à errer de côtés et d’autres pour la chercher et, pénétrant dans son oratoire, ils la trouvèrent couchée par terre.

Harog se précipita vers l’oratoire. La torche courant dans la cloître illuminait de son reflet sanglant le faîte de l’église, mais sa fumée rabattue sur ces hommes ne permettait guère de les reconnaître. Les chiens n’étaient pas de la partie, ce qui semblait indiquer que Ragna ne s’y trouvait point mêlé. Harog, dans cette nuit tour à tour changée en fumée ou teinte d’une pourpre sombre, y voyait mal, se heurtait contre les tombes du verger-cimetière, butait sur les marches de la chapelle. Une violente colère l’animait, mélangée de dépit. C’était donc cela les promesses de l’amour ? Des embûches perpétuelles dans la geôle des caresses ? Des baisers pour des blessures, un mensonge pour un serment, tous les parjures de ceux qui donnent avec la douceur de leur bouche la morsure de leurs dents perverses. Elle avait souri dans ses bras et cela suffisait pour que les flammes de ses yeux vinssent allumer l’incendie d’une torche de guerre ! Boson-le-Boucher, son amant, tous ses amants lui sacrifiaient la force de leur bras… et ils tuaient ensuite afin de noyer leur jalousie dans les torrents de larmes de leur victime !

Il pénétra par une ouverture d’où montait une senteur vague d’encens, car les meurtriers avaient fermé sur eux la porte de la chapelle.

À la pâle lueur que projetaient les étoiles dans cet oratoire situé au lieu le plus élevé du monastère, il vit une nappe d’autel étendue là comme le linceul tout préparé, l’abbesse prosternée psalmodiant des prières et une ombre, l’ombre d’un homme terrible, d’un géant, qui brandissait son épée.

Harog, d’un souple élan de tigre, fut derrière l’assassin qui croula les bras en avant, le front sonnant sur les dalles, ayant lâché son arme, le couteau d’Harog jusqu’au cœur…

Il y eut des cris de femmes, une prière de délivrance.

— Que loué soit Dieu ! les reliques sont du vrai bois ! balbutiait la pauvre Leubovère entraînée par Justina, la plus fidèle nonne qui, sans chercher d’où venait le miracle, se mit en devoir de la cacher sous le linceul.

Pendant ce temps, d’autres religieuses avaient réussi à éteindre la torche, on se battait dans les ténèbres… Mais Harog luttait férocement malgré le nombre.

— Puisque votre abbesse est sauvée, mes sœurs, leur souffla-t-il, que l’une de vous se substitue à elle. Je réponds de tout.

La prévôtesse Justina, que son âge désignait pour ce rôle, s’écria :

— Par la Sainte-Croix de notre maison dont je suis la directrice, ayez pitié de moi, je me rends. Faites-moi prisonnière, je vous jure de bien payer ma rançon !

Avec leurs épées nues et leurs lances, ils coupaient la nappe de l’autel, en dépeçant presque les mains des religieuses. Ils finirent par s’emparer de cette Justina, que, dans l’obscurité, ils prennent pour l’abbesse, lui arrachant ses voiles, la traînent par ses cheveux dénoués et l’emportent vivante, puisque celui qui avait promis sa tête à Chrodielde était mort.

Harog suivit le chemin de ses hommes. Il voulait savoir où ils passeraient pour rejoindre la basilique. Il fut étonné de descendre jusqu’aux caves ; là, ils traversèrent un couloir souterrain où il ne voyait même plus le reflet de leurs armes et ils aboutirent au jardin abandonné de l’ancienne maison romaine. Un des mendiants les attendait avec une seconde torche tout allumée.

Harog étouffait d’angoisse. Il l’avait sauvée une fois parce que son assassin n’était plus, mais ces gens ivres de la fureur de se voir trompés allaient-ils tuer la religieuse Justina et lui faire cruellement expier son dévouement ?

Les bandits faisaient cercle tandis que la femme se couvrait le visage de ses mains tremblantes.

— Harog est là ! fit l’Aveugle-né levant sa torche avec stupeur.

— Pourquoi n’y serais-je point ? gronda le berger tueur de loups. J’ai fait meilleure chasse que toi ! Nous ramenons l’abbesse que nous venons de faire prisonnière. Chrodielde sera contente de ce gibier.

On le regardait se demandant comment ce diable pouvait être partout en même temps. Là-bas dans sa caverne faisant probablement l’amour avec la reine et ici avec les esclaves bataillant pour elle.

Brodulphe avait entendu dire que le chef ne voulait point se mêler de cette affaire sinon pour l’empêcher. Brusquement il écarta les mains de la religieuse.

— Mais ce n’est pas l’abbesse, cria l’Aveugle-né baissant sa torche, c’est Justina que vous amenez à Chrodielde !

— Remontons, fit tranquillement Harog, aussi bien il y a un mort là-haut que je ne tiens pas à laisser dans l’ombre. Vous le rapporterez à Chrodielde en guise d’abbesse.

Il ricanait et, prenant cette torche, il ordonna lui-même la marche, protégeant Justina qui pleurait.

Dans les caves, Brodulphe, mécontent de cette expédition qui tournait au désastre, parla d’éclairer les choses de manière à ce que chacun fût responsable de ses actes. Il n’osait pas fouetter la malheureuse nonne à cause d’Harog, peu endurant lorsqu’on lui manquait de respect sous les armes, et méditait cependant de faire un exemple. Il tira du cellier un tonneau qu’on avait jadis enduit de goudron et qui restait vide, il le porta, aidé de l’Aveugle-né, au milieu de la cour des cloîtres et, de sa torche, y mit le feu.

— Maintenant nous verrons clair à piller ici, s’exclama-t-il avec un grand rire de satisfaction.

Le goudron crépita, des flammes s’élancèrent, léchant les murs des cloîtres, attirant au dehors les vieilles religieuses affolées qui croyaient voir flamber leur monastère. D’elle-même, Leubovère se livra, se montrant à une porte, tendant les bras à sa prévôtesse désespérée.

Harog lui cria d’une voix tonnante :

— Viens près de moi, ma mère ! Rends-toi et il ne te sera pas fait de mal.

Brodulphe hochait la tête.

— Ce n’est pas toi qui nous as conduits et si Ragnacaire se fâche maintenant que tout est manqué, tu t’en expliqueras avec lui, berger jeteur de sorts !

— Que Ragna décide ! hurlèrent les autres furieux, parce qu’ils comptaient piller.

— Ragna ? Ce n’est donc pas Boson-le-boucher qui est votre chef, ce soir ?

— C’est Ragna. Il voulait rapporter la tête de Leubovère…

Un cri rauque les fit reculer. Harog, pris de folie, se jeta comme un forcené dans les galeries des cloîtres, rugissant des blasphèmes…

Les bandits, au nombre de douze, ne voyant plus reparaître aucun chef, se mirent en devoir de dévaliser le monastère de fond en comble. Ils expédièrent d’abord l’abbesse à Chrodielde avec une foule de vases précieux, de la vaisselle d’argent jadis employée par la pieuse reine Radegunde aux festins des Pâques et ils achevèrent ensuite joyeusement le sac de son abbaye.

Les flammes dansaient tout autour de la chapelle tirant leurs langues pourpres avec une infernale ironie… Elles sautaient dans les airs comme les gueules ardentes de leurs sept chiens hurlant la mort aux jarrets du loup fourbu. N’étaient-ce pas Gerbaud et Gombaud qui revenaient de leur damnation pour cracher du feu au visage de l’assassin maudit :

— Caïn ! Caïn ! Qu’as-tu fait de ton frère ?…

Étendu là, face contre terre, dans la froideur des dalles de marbre, le grand corps de Ragna s’étalait déjà raide, ses cheveux de Gaulois roux flambant de toutes leurs belles rutilances d’or aux reflets de ce phare allumé par les pillards.

Le couteau d’Harog avait pénétré au milieu de ses épaules y traçant une lézarde rouge qui saignait peu, son sang coulant à l’intérieur pour le mieux étouffer. Il était mort, en plein sacrilège, sa lourde épée dressée sur la tête d’une innocente abbesse, infirme. De celle-là même dont il disait :

— A og ! C’est une femme ! Elle est avare, mais brave !… Quand il en parlait jadis à ses compagnons de liberté au centre des bois où les hommes cruels sont plus près de la nature et reconnaissent à leurs ennemis le droit de rester les plus forts.

Il était mort… et bien damné, si la damnation n’était pas faite pour les chiens… tué par Harog, lui qui avait répondu à la fille de Chilpéric traitant un jour ce berger-sorcier d’aveugle :

— Harog ? Il y voit mieux la nuit qu’oiseau de proie !

Il était mort… à la place de Boson-le-Boucher !

… Baos ! Faos ! Ouros ! Néréus ! Gerbaud ! Gombaud ! Méréra… Où êtes-vous, bêtes fidèles et clairvoyantes ! Pauvres animaux dévoués qu’on a détournés de la voie du loup afin de leur faire chasser les gens d’église. Venez tous ici, vivants ou trépassés, accourez, suivis de la bande cruelle de vos gibiers de jadis et hurlez, hurlez tous ensemble, hurlez avec les loups :

— Caïn ! Caïn ! Tu as tué notre maître ! Tu as tué ton frère !

… Harog, étendu près du cadavre, le front sur les dalles, hoquetait, vomissant son chagrin…

Et les flammes dansaient tout autour de la chapelle, lui tirant leurs langues pourpres avec une infernale ironie.