Mercvre de France (p. 26-54).
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II

… fut envoyée dans un monastère où elle prit l’habit religieux…
grégoire de tours

Ils entrèrent chez le roi tous les deux, tremblants l’un de peur, l’autre du mal singulier qui l’avait réveillé durant la nuit, et tous les deux ils mirent genoux à terre.

La salle où ils se trouvaient était vaste, d’une hauteur de temple, sombre encore malgré les rayons du matin, pleine d’odeur de vin et de viandes. Ils furent un moment sans oser lever les yeux. Ragnacaire courbait son large dos comme sous un fort vent d’orage. Harog pensait, dans la langueur de son âme, des choses qui ne le portaient point au respect. Et ils auraient bien voulu tous les deux se savoir au milieu des bois.

Les soldats, les tenant chacun par une épaule, leur pesaient rudement et ils ne voyaient de leur personne que le fer de leur lance fiché sur la poutre servant de marche au roi pour descendre du lit.

Chilpéric, étendu, semblait dormir, couvert de peaux de renards et d’un grand manteau rouge. Il se montrait tel qu’il s’était couché la veille. Son lit, qui lui servait de trône le jour, présentait un furieux désordre où se mêlaient des armes et des vêtements de femme. Le chef Neustrien portait une braie de laine et avait les pieds nus, très sales, déformés, aux plantes durcies comme de la corne. Sa poitrine velue luisait de graisse aux travers de ses poils et il avait au cou un fabuleux collier de perles rouges, d’inégales grosseurs, alternant avec des perles violettes qui étaient de simples graines. De lourds bracelets d’argent cerclaient ses poignets énormes et une écharpe de soie jaune s’enroulait à sa taille replète, lui formant une ceinture de danseuse. Mais sa tête conservait une grande allure de dignité, son opulente chevelure blonde, tressée en couronne, parsemée de fils d’or, le ceignant d’un diadème imposant au-dessous duquel ses yeux, d’un bleu verdâtre, luisaient comme deux promesses d’espérance.

Le vin du réveil l’attendrissait. Il leur parla d’un son de voix paternelle.

— Vous êtes de loyaux serviteurs. Vous m’avez dressé des chiens dignes de vous et de ma garde. Mais je ne vous ai pas fait venir de si loin pour m’amener seulement ces chiens. Vous ne vous en retournerez pas les mains vides. J’ai à vous confier un dépôt qui me tient au cœur. Vous venez de Poitiers où il y a un saint monastère. Je veux savoir de vous si l’on y fait toujours des miracles et si les murailles en sont bien hautes. Répondez-moi franchement.

Ragnacaire était accroupi sur la poutre qui formait la première marche du trône. Il baissait le front, saisi de frayeur, car l’homme extraordinairement malpropre et brillant qui était le roi Chilpéric, maître de la Neustrie, passait pour un monstre aussi méchant que débauché. On avait tous peu dormi, cette nuit-là, au camp de Chelles, et ce ne devait pas être sans de graves raisons. Si le roi était ivre, il pouvait se livrer brusquement à des fantaisies cruelles. Toute la chambre témoignait d’une orgie récente. Des plats répandaient par terre des morceaux de viandes et dans une cuve, selon la mode romaine en honneur chez les princes Francs, les outres de vins rafraîchissaient avec des fruits. Cette cuve de bronze, ornée de métaux précieux, représentait là l’ostentation du chef, goinfre barbare, qui aimait à s’entourer d’un grand luxe de table.

Derrière le lit, accrochés aux murailles, pendaient des boucliers d’airain, des épées très larges, des haches à deux tranchants vernies d’huile, quelques-unes ébréchées indiquant par leurs glorieuses blessures celles, plus glorieuses encore, qu’elles avaient dû faire dans le crâne de leurs victimes.

Autour de la couche royale cela sentait très mauvais.

Harog se croisait les bras, attendant les ordres qui allaient leur tomber dessus comme des coups de fouet, et ses narines frémissaient de dépit. Ses yeux noirs, aussi luisants que ceux du roi, mais moins faux, dardaient une flamme de fièvre parce qu’il n’était pas remis de ses visions nocturnes. Il fallait répondre humblement. Le maître n’avait pas de patience, disait-on, malgré ses familiarités de joyeux soldat.

— Que penses-tu, toi, petit berger, de la maison de Radegunde ? demanda Chilpéric, se tournant vers lui.

Le petit berger se redressa, svelte, maigre, lévrier flairant le loup.

— Je pense, répondit-il tranquillement, que c’est une bonne prison.

— Voilà ce que j’attendais, mes enfants ! Une bonne prison, le couvent de Radegunde ! Où l’on chante psaumes du matin au soir et du soir au matin, qui étouffe entre ses pierres froides l’ardeur des filles saisies de folie ! Harog ? Tu t’appelles Harog, un nom qui sonne dur et qui me plaît ! Je te confie une fille, à toi qui prends soin des chiennes sur le point de mettre bas. Hélas ! Les dieux me sont témoins que Dieu (son saint royaume nous arrive !) me l’a donnée pour la punition de mes fautes. Elle est plus chaude, mes pauvres garçons, que la femelle des forêts au temps où poussent les bourgeons du genièvre. Il faudra vous défier d’elle et de ses traces pernicieuses. Je la veux donc mettre en réclusion perpétuelle, selon le conseil de nos prêtres. Tu es chrétien, Harog ?

— Par la sainte Croix ! répliqua le berger, la voix subitement altérée.

— Cela est d’un bon chrétien, je pense, de mener une fille prendre le voile au couvent de Radegunde ! Tu conduiras ma fille, Basine, en chariot attelé de deux bœufs blancs. (À ce signe on connaîtra que j’honore mon sang, car les bœufs blancs sont ici attelés pour la reine.) Vous la saisirez nue, comme on l’a trouvée dans son péché, et vous la vêtirez d’un suaire en attendant le cilice. Elle ne boira que de l’eau et ne mangera que ce que vous donnez à vos chiens, car la viande et le vin communiquent des impuretés au corps qui fermente déjà d’amour. Toi, le grand roux, Ragnacaire, tu auras œil sur les bœufs qu’ils aillent d’un pas égal. Pourquoi ne dit-il rien, Harog ? ce grand roux ?

— Chef, excuse-le. Il a peur de ta face, murmura le berger, les dents crissantes.

— Voilà ce que j’aime, fit naïvement Chilpéric, des serviteurs muets qui redoutent ma face. Je ne ris point…

Il s’interrompit pour fourrager dans sa lourde moustache poissée de sauces.

— Mon cœur est en peine, mes pauvres gens ! Vous prendrez Basine ma fille, je veux dire la fille d’Audovère, qui fut reine, nos dieux et Dieu aient son âme ! C’est bien mon sang selon mes paroles. Vous en aurez la garde jusqu’au couvent de la Sainte-Croix, en Poitiers. Là vous la déposerez entre les mains de celle qui a ordre de la guérir pour la vie et pour l’éternité ? Si ce n’était pas vraiment ma fille, je n’espérerais rien de sa pénitence, mais elle aura du courage et elle priera aussi longtemps que je me battrai, c’est-à-dire jusqu’à ma mort. Je suis comme le roc. Je vivrai cent ans… et plus. (Il se leva, un peu titubant.) Harog et toi, le grand roux, Ragna… Ragnacaire, partez sans tarder, en emportant d’ici la rebelle, cette fille d’enfer qui s’est laissé aller cette nuit même aux bras de mes soldats comme la plus impudique de mes esclaves. Je vous le dis et ne mens point.

Harog ne regardait plus le roi, mais la hache à deux tranchants qui étincelait derrière son lit.

Ragnacaire ne comprenait pas ce qui se tramait. Rempli d’une superstitieuse terreur, prosterné, son grand corps très robuste réduit à la taille d’un enfant, il invoquait tous les saints qu’il connaissait depuis peu et quelques anciens dieux gaulois à la barbe aussi ample que la moustache du prince fourbe placé devant lui.

— Vous m’avez entendu, mes braves compagnons ? ajouta Chilpéric.

— Tu seras obéi, répondit Harog, sortant de son rêve, le regard toujours à la hauteur des yeux du chef. Nous conduirons ta fille au couvent, sans nous souvenir de son péché. Nous la traiterons selon son rang et les bœufs iront d’un pas égal… Nous ne lèverons pas les paupières sur elle, je le jure.

Chilpéric se recoucha, en éclatant d’un gros rire épais comme la liqueur qu’il avait bue dès l’aurore.

— Alors vous ferez bien de vous les coudre avec des épines longues, mes garçons, car ma fille est belle et sait le montrer au plus bas de mes serviteurs. Allez ! Allez ! je vous souhaite une bonne route sans ornière, sans caillou, un chemin pour pied de biche ! Allez donc et bon voyage !…

D’un geste gai, il les congédia, pressé de se remettre à boire, peut-être pour oublier l’horreur de ce cauchemar, peut-être parce qu’il avait soif, simplement.

Ragnacaire heurta la cuve en sortant, et cela fit un bruit lugubre qui acheva de l’épouvanter. Harog marcha très droit vers la porte de cuir qu’on soulevait pour eux du bout des piques. Le jeune berger serrait la lame de son couteau secret contre lui. Il aurait dû parler, crier tout ce qu’il savait, dire la vérité dont le père de Basine n’avait probablement deviné que la moitié, mais en contemplant la hache, à deux tranchants, derrière le lit, lui, le petit berger songeur, s’était aperçu d’une autre chose plus voilée encore.

Il venait de revoir la main, cette main blanche et puissante de la nuit, agitant une étoffe rouge, un lambeau de pourpre coulant sur les armes du roi comme un ruisseau de sang. On écoutait. Des espions ou une esclave aux aguets… La main d’une esclave, cette main si blanche, de doigt si aigus, recourbés en ongles de félins ?

Harog, soudainement ébloui, vit toute la vérité, tout son visage et tout son corps et ses deux pattes de lion blanc…

Harog reconnut, sans l’avoir jamais sentie peser sur son épaule, dans la main mystérieuse, celle de la reine Frédégunde[1].

Et, sagement, il sut se taire.

Rentrés au chenil, entourés de braves chiens hurlants, de porcs grognants et de volailles ébouriffées que l’on poursuivait la broche aux poings, les deux garçons se retrouvèrent plus à leur aise. Ils avaient un morceau de lard fumé couvrant tout un billot de chêne, un pot d’hydromel et du pain sortant du four. Ils mangèrent silencieusement, jetant des bribes à leurs bêtes. Méréra, la chienne, léchait son petit.

— La portée venue sous le toit du maître lui appartient, Harog, maugréa Ragnacaire, que le lard étouffait.

— J’emmènerai cependant la chienne et son petit.

— Harog, tu feras cela ? soupira Ragnacaire plein d’admiration pour l’énergie de ce berger, meilleur clerc que lui dans les affaires de succession.

— J’emporterai seulement le petit, Ragna, parce que c’est une chienne et que les mâles en ont assez d’une ici… d’après ce que j’ai pu voir… Mais l’autre suivra, car le nouveau-né a besoin de mamelles.

Ragnacaire leva son gobelet.

— Hog !… A us… O…g ! A…og ! souffla Ragna s’étranglant. Tu as la finesse de l’étoile qui brille derrière la fente de l’huis. Tu es un homme, je le dis ! Et si on nous accuse de rapt ?

— On ne nous accusera point. Nous sommes chargés d’un dépôt plus précieux que le corps d’une chienne d’un jour, il nous faut conduire la fille…

Il s’arrêta, pris d’un vertige.

— Cette pécheresse !… gronda Ragnacaire, plein de dégoût.

— La fille du roi Chilpéric et de la reine Audovère. Celle-là même… que l’on a jetée aux soldats cette nuit pendant que nous dormions.

Ragnacaire, effrayé, tendit son gobelet en tournant la tête.

— La vie du chef !

— La nôtre, Ragna !

Harog but d’un trait, puis se mit debout, s’étira, faisant craquer ses membres comme le lévrier maigre qui a dormi trop longtemps.

— Il faut partir. Le chariot et les bœufs doivent être prêts de l’autre côté du fossé. Ramasse le plus de paille que tu pourras, de la paille bien propre, et tu iras demander aux servantes une pièce de lin.

— Où prendrai-je la fille, Harog ?

— Ceci ne nous regarde pas. Nous ne devons pas lever les paupières sur elle, je l’ai juré pour nous deux.

Racagnaire parut inquiet.

— Og ! Comment ferons-nous pour la reconnaître ?

— Nous ne l’avons jamais vue, Ragna !

Ragnacaire ne discutait pas les ordres de son ami le berger. Dresseur de chiens et non conducteur de femmes, il n’entendait rien aux choses de la douceur, mais il savait obéir parce que son ami le berger, dardant la bizarre clarté qui rayonnait de ses yeux, le menait toujours où il voulait. Il aurait cherché une phrase pour protester que cela ne lui aurait pas servi davantage. Il était d’ailleurs certain de n’avoir jamais vu la fille du roi de Neustrie. Quant au rêve du berger ? Un rêve étrange se rapportant aux événements comme il arrive que des comètes annoncent de graves désordres !… De toute l’aventure, il restait la petite chienne blanche venue au monde avec quatre chiens morts, une portée de mauvais présage. Il sortit, l’air soupçonneux, une bottelée de paille dans les bras.

Cette matinée de printemps brillait en sourire derrière des larmes. Les grandes pluies avaient nettoyé les chemins de leurs boues fétides. Les arbres, tout scintillants, se secouaient, prenaient des aspects de gros oiseaux offrant les ailes à la brise qui leur sèche les plumes, et les fonds noirs de la forêt s’éclairaient de transparences rassurantes. Le ciel parfaitement bleu ne conservait que quelques nuages légers, houppes de laine nouvellement cardée, brins de toison tombés des doigts des servantes distraites plus occupées de l’amoureux qui viendra les trouver dans le foin de la grange que du lit douillet qu’elles préparent à leur vieux maître. Et les coqs chantaient bataille, et les poulettes gloussaient le premier œuf, et les chevaux, les agnelles bondissaient autour du camp, amusant les lourds guerriers en train de cuver le vin de l’orgie le long des hautes herbes emperlées par les averses. Un paon cria sur le toit de la maison du chef, la roue de sa queue dardant les cent prunelles de saphir par où le ciel semblait regarder la terre.

Ragnacaire découvrit le chariot de l’autre côté du fossé séparant le camp des chenils et des abattoirs, sous un arbre au ventre fendu qui servait de pince à tenir les fortes bêtes qu’on voulait écorcher. Les bœufs blancs ruminaient le front bas, tordant un peu de mousse du bout de leur langue baveuse. La fille s’y cachait dans le seul vêtement de ses cheveux roux, une chevelure embrouillée, souillée, allongée de fétus et de feuilles pourries qu’elle devait avoir laissé traîner sur tous les fumiers des écuries extérieures. Elle paraissait morte, tellement son corps se tendait immobile sous le mince manteau. On ne lui voyait ni face ni main ; rien que deux pieds dépassant cette queue de vache furieuse, étalée comme un défi. Ragnacaire déploya sa paille et le suaire de lin bourru le mieux qu’il sut le faire, tellement gauche devant cette misère de princesse qu’il oublia de grogner og ! et us ! selon sa coutume. Cela ne serait pas un joyeux voyage. Il regrettait les chiens qu’il laissait chez le roi et le pucelage de cette fille, tout ensemble, essayant de s’expliquer l’aventure d’une femme assez folle pour s’abandonner aux étreintes de toute une ruée de soldats ! Ah ! si les chiens, leurs braves chiens avaient eu vent de la chose… on aurait pu la défendre, mais contre qui ou contre quoi ? Une fille de chef veut bien ce qu’elle veut et il fallait se contenter de la mener au couvent le plus vite possible. Elle ne remua pas quand on aiguillonna les bœufs pour gagner la route. Là, sortant du camp, derrière les chevaux rangés, on rencontrerait des hommes et il y aurait encore des outrages à subir… Ragnacaire se sentait honteux de son métier nouveau de pasteur de fille.

Harog le rejoignit, tenant le petit chien qui était une femelle précieuse, dans sa poitrine contre le couteau secret. Il portait aussi un sac où s’agitaient, avec des pains ronds et des tranches de lard, des morceaux de métal. Il ne leva pas les yeux sur le chariot.

Les deux compagnons se mirent en marche lentement, dirigeant les bêtes par les cornes. Derrière les chevaux, ils ne rencontrèrent pas d’hommes d’armes. Aucun soldat ne se montra sur le chemin conduisant du camp à la rivière. On aurait dit que l’armée tout entière s’était évanouie avec les brumes de la nuit mauvaise.

Harog et Ragnacaire, imitant les bœufs patients, baissaient le front sous le joug de leur triste mission, tout couverts d’une réprobation surnaturelle.

Au bord de l’eau ils s’arrêtèrent afin de chercher le gué.

— Que t’a-t’on donné, Harog ? demanda timidement Ragnacaire, sans oser élever la voix.

— Vingt pièces d’argent que nous devons partager, du porc fumé et du pain frais pour nous, une gourde de lait pour elle et aussi une tablette scellée de cire pour l’abbesse Radegunde… Ne penses-tu pas que cette fille sera morte ? ajouta le berger Harog, d’un même ton sourd.

— Elle ne vaut pas mieux !

— C’est que nous ne pourrions pas l’ensevelir avant une lune.

— Nous la laisserions tomber dans cette rivière. Qui le saurait ?

— Nous lui devons la terre sainte, Ragna.

— Et si elle refuse de manger ?

Harog ne répondit plus.

Comme ils entraient dans l’eau, ayant retroussé leurs brayes et assujetti les lanières de cuir de leurs chaussures, ils entendirent aboyer ; c’était la chienne.

— Voici Méréra, dit Harog à Ragnacaire, elle a flairé son petit. Celui qui la retient n’a qu’à bien raidir les bras. Ne tournons pas la tête.

— A og ! Nos bêtes ont du cœur.

Ils entrèrent dans l’eau, nagèrent des deux côtés du chariot, car on perdait pied à cause du courant. La chienne, encore vigoureuse malgré les récentes fatigues de la parturition, cassa la corde, culbuta l’homme qu’elle entraînait comme un fagot, et se précipita courageusement à la suite de son petit.

Mais ses mamelles gonflées l’alourdissaient, elle eut un hurlement affreux auquel répondit une faible plainte sortie du creux de la poitrine d’Harog, puis elle coula.

— Ni la mère ni son petit ; une belle race perdue ! Entends les autres ! gronda Ragnacaire en avalant de l’eau.

Au loin, des aboiements de rage faisaient retentir tous les échos de la grande maison du chef. Les six chiens enfermés protestaient contre la fin inutile de leur vaillante femelle.

— C’est de la peine pour nous, mais il y a plus grande peine, Ragna !

Les bœufs sur la berge commençaient à tirer de tous leurs muscles. Le chariot monta, on vit s’agiter un peu la paille, et le long suaire de lin bourru onduler. La bête royale, elle, vivait certainement. C’était une chienne d’une race plus résistante. Ragnacaire désigna le drap d’un signe, en crachant.

Harog eut un geste de satisfaction. Le sac n’avait pas touché l’eau et sa tunique de cuir protégeait toujours le nouveau né. Il se sentait plus léger d’avoir quitté la terre du chef. Il respirait plus fort.

— Elle n’est pas morte. Il nous faut veiller à ce que nos bœufs tirent d’un pas égal, Ragna. Je vais siffler pour bercer leur ardeur.

Et Harog siffla, modulant une plainte de rossignol amoureux.

Vers le midi de ce jour, une chaleur s’éleva de la terre, très douce, avec des odeurs de fleurs printanières, une tiède odeur de miel. Le chariot s’arrêta au milieu d’une clairière où gazouillait une source pour le repos de ceux qui le conduisaient. Rien ne bougeait plus sous le suaire, et le petit chien, au creux de la poitrine d’Harog, s’éveillait cependant, pleurant de faim. Les bœufs, déliés, allèrent chercher leur provende parmi les bonnes herbes des talus. Les hommes, ayant délacé leurs chaussures, s’assirent l’un devant l’autre, l’air embarrassés, mordant leur pain.

— Qui lui parlera ? questionna Ragnacaire.

— Nous lui mettrons la gourde pleine de lait sur la paille, répondit Harog après réflexion.

— La gourde est pleine et le petit de Mèrera va crever ? grogna le rude garçon.

— Nous ne toucherons pas à la part de la fille du chef, Ragna.

En disant cela d’un ton résolu, Harog tira brusquement le nouveau né de sa poitrine. Lui aussi aimait ses chiens et il avait déjà livré les meilleurs, sept compagnons qu’il regrettait.

— C’est une graine au vent ! fit-il en jetant la boule rose dans une touffe où elle trembla comme une fleur vivante.

Alors, il y eut une apparition. Du milieu de la paille, drapée dans le suaire de lin, la fille de Chilpéric se leva. Ce fut le soleil de midi éclatant tout à coup sous les basses branches et incendiant les verdures d’un reflet d’or pur. La toison rousse roula autour d’elle en serpent léché de flammes.

— Harog, cria-t-elle avec du rire dans la gorge, donne-moi ton chien. Je le ferai boire.

Il leur sembla qu’elle était folle ou atteint du mal des filles sans retenue. Elle leur parlait d’une voix impérieuse, mais enfantine. Elle ordonnait comme une femme qui est en train de jouer. Et elle était nue sous le suaire, et elle avait les cuisses blessées par le poids des soldats de la nuit…

Ragnacaire serra les poings en ouvrant la bouche. Harog se leva, les yeux fermés.

— Tu es la fille de notre chef, dit-il gravement. Nous ne répandrons pas la nourriture qui t’est due pour un animal.

Harog, malgré sa svelte et fière taille, ses cheveux noirs bandant son front d’une dure ligne de fer, ses lèvres duvetées d’un poil de brun louveteau, son teint pâle d’une mystérieuse horreur, n’était plus le berger qui dirigeait un troupeau de moutons ou de chiens, il avait l’aspect d’un jeune prêtre repoussant une tentation et ses paupières ne voulaient pas se déclore en face de la maudite.

La fille de Chilpéric se pencha du côté de Ragnacaire.

— Toi, fit-elle d’un accent étrange où l’on reconnaissait à la fois les larmes et le rire, aussi l’éclat aigu des trompettes d’argent que son père faisait sonner dans les combats, ramasse la bête puisque je la veux nourrir. Tu me dois l’obéissance avant toute autre chose. Est-ce que ton frère est aveugle ?

— Ce n’est pas mon frère. Il y voit la nuit mieux qu’un oiseau de proie, répliqua Ragna en s’empressant d’apporter la bestiole aux pieds de Basine.

D’un mouvement souple de femelle qui connaît son métier, la fille de Chilpéric croisa ses jambes sous elle, prit la gourde et but une gorgée, puis elle appuya le museau rose entre ses lèvres encore bleuies d’ignobles baisers.

— Bois donc, soupira-t-elle, petit d’une chienne dont la mère est plus heureuse au fond de la rivière que la vivante fille d’un roi ! Je veux te sauver pour l’amour de deux bons serviteurs qui m’ont respectée.

Harog ouvrit les yeux parce que des larmes les lui brûlaient.

— Basine, murmura-t-il, posant un genou à terre, j’avais fait le serment de ne même pas lever les paupières sur toi et j’ai juré aussi de ne pas suivre trace royale, c’est-à-dire la route de ton père, que je n’aie épousé ma chienne Méréra ! (Il tira son couteau.) Cette lame fut frottée de l’herbe des douleurs… et elle a vu des choses cette nuit qu’un berger ne doit pas savoir. J’ai juré haine et mort par mon couteau. Désires-tu que nous te vengions ! Voici Ragna, mon meilleur compagnon. Il fait plier les jarrets d’un bœuf en révolte et il connaît dans les campagnes de Poitiers des hommes braves. Nous ne craignons rien. Nos secrets sont ceux des pays sauvages, des cavernes et des rochers déserts. Nous nous armerions de baguettes fleuries que nous serions encore certains de vaincre. Ce que mon couteau a vu peut faire jaillir une rivière de sang. Si j’ai mal compris ou si j’ai rêvé, instruis-moi.

Basine s’était assise sur la paille du chariot, allaitant le petit chien entre deux baisers. Elle paraissait une enfant amusée par ce discours violent au même point que par l’innocente gaucherie de la bestiole.

— Quel âge as-tu pour tenir ce langage d’homme d’armes ? demanda-t-elle en lançant derrière elle ses cheveux qui la gênaient.

— Vingt ans bientôt, répliqua plus doucement Harog, les yeux toujours fixés au sol.

Ragnacaire, lui, mangeait debout, dissimulant du lard dans sa main et, l’air attentif, il essayait de comprendre les paroles passionnées d’Harog. Il se serait donné volontiers à tous les démons tant la fille rousse l’intimidait.

— Et qui es-tu ? Un berger, un chasseur ? continua Basine.

— Je suis ton serviteur fidèle… mais j’ai ordre de te mener au monastère de Sainte-Croix pour y prendre le voile.

— Moi… au monastère, s’exclama-t-elle, crispant ses doigts autour du chien qui s’endormait dans son giron ?

Elle regarda anxieusement Ragnacaire et Harog, ses prunelles vertes et bleues allant de l’un à l’autre avec un étonnement naïf. Elle ne savait donc pas où on la menait ? Ni le père ni la marâtre n’avaient daigné lui apprendre sa condamnation.

— Prisonnière ! pensa-t-elle tout haut. (Elle ajouta) : Je n’ai pas vingt ans, moi !

Harog reprit, les dents serrées :

— Je ferai ce que tu ordonneras, Basine, fille de Chilpéric. Je n’appartiens plus à ton père. J’ai passé l’eau ! Je ne suis ni un soldat ni un esclave. Il y a des hommes dans les forêts qui vivent librement et s’ils mangent peu ils sont très forts. Tu commanderas toi-même ta destinée. Réfléchis et pèse bien mes paroles. Il nous faut plus d’une lune pour arriver au couvent de la Sainte-Croix. Tu as le temps de voir venir le cilice !…

Basine posa son menton sur ses mains jointes, ses mains longues et pâles dont les ongles étaient encore teints de sang.

— Prisonnière ! répéta-t-elle d’une voix lassée, maintenant indifférente à son sort.

Elle ne savait probablement pas pleurer, car elle demeura presque souriante devant ces deux rudes garçons tout frissonnants de pitié.

L’orage qui avait passé sur elle avait sans doute obscurci sa raison.

Leur pauvre repas terminé, Harog et Ragna réattelèrent le chariot. Ils traversèrent des champs cultivés, un village, d’épaisses broussailles, et campèrent le soir dans un vallon, près d’un ruisseau. Les bœufs se couchèrent à même la terre molle. Ragna s’étendit entre eux pour avoir chaud. Harog n’osa pas se coucher. Les étoiles, dès qu’il était sur le dos, lui piquaient douloureusement les yeux. Il apercevait les rayons bleus et verts à tous les coins du ciel, et une fièvre montait en lui comme un torrent de vapeurs malsaines. N’était-il point parjure ! Il avait regardé la fille de Chilpéric et en la conduisant il suivait trace royale ! Sa chienne Méréra s’était noyée ! Qui la remplacerait jamais pour les portées à venir ? Leurs troupes de chiens représentaient toute leur fortune. Ils en vendaient au berger et aux chasseurs. Ils connaissaient l’art de les rendre invincibles à la course du loup… Cette fille ne pleurait pas, voilà pourquoi ses regards verts contenaient un poison mortel. Les larmes retombaient en elle pour empoisonner son sang et celui des hommes. Il la sentait confusément coupable malgré sa misère.

La tempe collée aux barres de bois du chariot, Basine songeait, là bas, enveloppée de ses cheveux. Elle avait arrangé son suaire en tunique décente, ses menus bras sortant par deux déchirures et ils restaient, ses bras si minces de fille épuisée, la seule nudité de sa personne. Oh ! Ces bras blancs, ronds d’une rondeur mouillée, glissante, de couleuvre blanche ! Dans la nuit, elle paraissait bien plus grande et plus grave que son âge. On ne voyait que le rictus de sa bouche, non plus le sourire de ses dents enfantines, pourtant pointues comme celle des loups ou des jeunes chiennes.

Elle priait peut-être.

Peut-être pensait-elle à ces brutes, aux soldats de son père qui…

Harog, tourmenté par la fièvre, s’approcha du chariot.

— Basine, dit-il, tâchant d’adoucir son accent toujours un peu rauque, il faut te reposer. Tu ne dors pas ? Veux-tu que l’on change la paille du chariot pour une litière de genêts en fleurs qui te sera plus douce au corps ? Que pouvons-nous faire, nous, des hommes, pour t’aider à supporter ton malheur ?

— Rien ! je te remercie, berger, répondit-elle d’une voix lointaine.

Harog la contemplait si ardemment qu’elle finit par tressaillir.

Elle se mit à rire.

— Tu n’es donc pas aveugle la nuit, Harog, et tu oses ouvrir les yeux sur la fille du chef ! Prends garde ! Je le dirai à Ragnacaire, le muet, qui se mettra tout d’un coup à parler comme tu t’es mis à voir.

— Je ne croyais pas t’offenser, Basine, murmura-t-il, plus effrayé par le son de cette voix d’où l’âme était absente que par les singulières plaisanteries qu’elle proférait.

— On ne m’offense plus, Harog. On n’offense pas les chiennes qui s’en vont mourir de mâle rage en un trou. Une chienne enragée, c’est pire qu’une louve, n’est-ce pas ?…

— Tu ne peux guère tromper ta race. Tu es une femme, Basine ! On n’est pas une chienne méchante parce qu’on a de la peine, et comment aurait-on la noirceur des louves quand on possède la blancheur des agneaux ?

— Harog, ne mens pas ! Toi, tu es le berger… meneur de louves ! Et elle éclata d’un rire strident qui fit lever des oiseaux du fond des arbres.

Cette phrase affola le jeune garçon. Elle sonnait à ses oreilles d’une étrange façon, coupante et sifflante comme une pierre de fronde.

— Moi, un meneur de louves !… Je ne sais que te dire… parce que tu me fais peur… je veillerai sur toi toute la nuit sans bouger, sans te regarder. Je n’ai pas de haine contre la fille de Chilpéric, je le jure sur mon couteau bénit.

Basine tordit ses bras au-dessus de sa tête en agitant sa chevelure qui dorait la nuit.

— Je mordrai ceux qui me baiseront et ils mourront tous de mâle rage ! cria-t-elle, la face vers le ciel, durant que ses yeux s’unissaient aux étoiles pour étinceler de feux verts.

— Basine, tais-toi, supplia le berger confondu. Dieu nous entend… et tu es si belle !

— Qu’on crève les regards de ceux qui m’ont vue !… Fais rougir ton couteau sur la braise… toi, le garçon courageux. Mais tu es moins que de la poussière.

Elle se balançait entre les barres de bois du chariot comme une bête en cage. Il songea éperdument à sa bouche meurtrie, à ses cuisses frêles blessées par le poids des lourds hommes d’armes et il eut, de nouveau, la vision atroce de son rêve, chez le roi, de ce rêve dont il avait honte.

Elle ondulait avec une légèreté de fantôme sous les plis de son linceul. Ses cheveux roux étaient toute l’ombre moirée d’or de la tiède nuit printanière, et ils étaient aussi les ailes de flammes du mauvais ange !

— Basine, au nom de la Sainte-Croix, que m’ordonnes-tu ? J’irai en enfer chercher tes ennemis… surtout le grand soldat ivre que tu as marqué de tes dents. Je le reconnaîtrai entre tous et t’apporterai sa tête…

— Tu n’es qu’un berger !

— Je suis fort quand je veux tuer, Basine.

— Es-tu fils de roi ?…

Il baissa le front.

— Moi, je suis reine. Ma mère, Audovère, est morte, mon frère… ils l’ont assassiné… je suis seule… et reine… j’aurai le bandeau de pourpre avec les cinq pointes. Je suis la reine de Neustrie, la fille du puissant chef et je nourris tes chiens, Harog, vilain berger de la poussière !

Elle s’étendit sur la paille, gémit doucement en prenant les intonations des petits qui se lamentent.

— Quand la lune nouvelle viendra, je saurai hurler le vrai langage des louves. Tu verras, petit berger… aiguise bien ton épieu pour ne pas me manquer.

Harog murmura, le cœur déchiré.

— Mon bras t’appartient. Dispose de moi, je n’ai jamais été l’esclave d’une femme, Basine, mais je serai fier de devenir le tien. Tu n’as plus qu’à me désigner la route.

— Nous allons à Poitiers, chez l’abbesse qui me coupera les cheveux, mes beaux cheveux couleur de miel. As-tu regardé mes cheveux, Harog ? Ils sont aussi longs que le feuillage d’un arbre.

— J’étranglerai celle qui coupera tes cheveux, Basine. Radegunde est une sainte. Elle fera le miracle de te rendre ta pureté première et ne laissera pas dépouiller la plante royale de son feuillage d’or.

Basine se mit alors à chanter une chanson des camps où il y avait des mots latins qu’une femme ne pouvait pas savoir.

Harog, d’un geste révolté, lui saisit le bras. — L’esprit des ténèbres t’écoute, Basine !

Elle se dégagea prompte et hautaine, subitement redevenue princesse de Neustrie.

— À tes chiens, berger, ordonna-t-elle, la voix claire, à tes chiens ! Nul ne doit toucher aux filles de ma maison pour les caresser s’il n’est fils de roi. On peut prendre Basine par violence, c’est la guerre. Nul ne l’aura de sa bonne volonté.

Harog glissé à genoux murmura dévotement :

— Qu’il plaise à Dieu… Je suis plus lié par la soie de tes cheveux qu’un voleur par le chanvre de la corde. Je t’obéirai toujours, Basine. Une fille de chef est plus à sa place au couvent que dans la caverne d’un pauvre ours… Nous irons donc à Poitiers, mais nous y ferons vœu de mener les louves en guerre quelque nuit de printemps semblable à celle-ci. Souviens-toi.

Quand Harog s’enhardit à lever la tête vers ses yeux verts, il les aperçut bien clos : la fille de Chilpéric, se berçant de ci de là, s’était enfin endormie dans l’horreur de sa chanson latine.

Le lendemain, dès l’aube, le chariot pénétrait, au pas égal et lent de ses deux bœufs immaculés, sous le grand porche du monastère de Radegunde.

  1. Frédégunde rapporta le fait au roi avec d’autres insinuations et demanda vengeance de Clodovech (Clodovech, frère de Basine). — Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, V, xi.