Le Mauvais Génie (Julien de Mallian)

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Eh ben, eh ben… ma vieille… te v’là donc incorporé… Te v’là en puissance d’épouse !
Bon !… tu vas recommencer tes plaisanteries ? toi !
Moi, fi donc !… frapper un ami… par terre, un ami aplati… jamais ! Seulement j’adore les femmes, mais j’abomine les épouses… Se marier, mais c’est dire adieu
au plaisir, à l’indépendance, à la loupe… à tous les bonheurs de la terre !… Aussi, c’est bien malgré moi que tu confectionnes c’te bétise-là… j’peux pas voir un
mariage de sang-froid, moi… Si j’avais été là, mon père ne se serait jamais marié !
Et ça serait dommage, car ça ferait un fameux mauvais sujet de moins… Mais moi, vois-tu, c’est différent, j’aime Marie Jeanne !
Ah ! bah !
Oui, je l’aime… et ferme encore… Et puis, c’est un bon parti… c’est rangé, ça a de l’ordre ; enfin toutes les vertus que…
Que tu n’as pas.
Justement.
Je sais bien que ta future avait quinze cents francs d’économie… c’est une circonstance atténuante… Mais, n’importe… c’est une satanée idée que tu as eue là, et qui te sera venue à jeun…
Pourquoi ça ?
C’est qu’à jeun, t’es bête…
Ah ben !… dis donc, toi…
Oh ! mais bête comme un Limousin !…
Merci, il n’t’faut rien pour ça ?
Tandis que dans le vin !… Oh ! c’est différent… tu es beau, tu es grand, je te reconnais !… Dans le vin, tu es un homme !… mais à présent, bonsoir, c’est fini de toi…
Ah ! bah ! pour quelle raison, on a une femme, eh ben ! mais on l’a dans son ménage… Et quand, à la longue… très à la longue, on commence à s’y ennuyer… un peu…
Ou bien beaucoup.
On va retrouver les amis… quêque fois.
Et quand le ménage vous… ennuie souvent ?
On va retrouver les amis, souvent.
Et quand le ménage vous emb… nuie toujours ?
On va retrouver les amis… toujours.
Toujours !… allons donc, bravo !… Ah ! si tu es dans ces principes-là, c’est différent… je t’absous du péché d’Hyménée ; touche-là… (il lui donne une poignée de main) et retiens toujours ces paroles d’un grand philosophe !… « Dieu fit l’homme pour se distraire et la femme pour l’agrément de l’homme… L’épouse n’a été créée et mise au monde que pour obéir à l’époux ».
Et ce grand philosophe ?
Ce grand philosophe, c’est moi !…
T’as quèqu’chose à me dire, ma p’tite Marie-Jeanne ?
Oui, mon ami ; depuis que nous sommes mari et femme, v’là le premier moment où nous pouvons causer seuls une minute, et j’veux en profiter…
Eh bien ! c’est ça, causons… ou plutôt laisse-moi t’embrasser. (Il l’embrasse.) J’te dirai mieux comme ça tout ce que je pense…
Est-ce que tu peux en douter ?
C’est que, vois-tu, il faut que j’en sois bien convaincue pour me rassurer tout à fait… Ton amour, Bertrand, c’est mon unique salut pour l’avenir… Quand je t’ai choisi pour mon mari, tout le monde m’a dit : « Vous avez tort, Marie-Jeanne ».
Des méchants… des envieux…
Non… c’étaient mes amis…, les tiens même… Ceux qui nous connaissent tous les deux… « Vous êtes une fille laborieuse et sage, qu’ils me disaient… Bertrand n’a jamais aimé que le plaisir… Le temps que vous passerez à l’ouvrage, il l’emploiera à s’amuser… L’argent que vous gagnerez à force de travail, il le dépensera pour boire… »
Jamais ! jamais, Marie… j’ai été bambocheur, c’est vrai… mais à présent… à présent, c’est fini !
Moi, je n’ai tenu compte de rien, je n’ai pas écouté leurs conseils… J’suis venue franchement à toi et je t’ai dit : « M. Bernard m’aimez-vous assez pour dire adieu a votre existence passée ? » Et tu m’as répondu : « oui ».
Et je te le dis encore… ma bonne petite femme ! qui s’est fiée à moi, le plus mauvais sujet du chantier, où nous sommes cent-cinquante… Après un trait pareil, mais je serais un gueux, si je te refusais quelque chose !
Alors, si je te demande le sacrifice d’un vilain défaut et d’une vilaine connaissance…
Accordé… Voyons le défaut…
Tu le sais bien…
De ne plus boire !… Je te le jure… et tu peux être tranquille… Je sais c’que je contiens… je m’arrêterai toujours deux bouteilles avant mon compte.
Quant à la vilaine connaissance… c’est…
C’est ?
C’est Monsieur Rémy.
Rémy !… lui… un vieux camarade d’enfance, que je n’ai pas quitté depuis dix-huit jusqu’à trente ans !
Eh ! justement, mon pauvre Bertrand !… souviens-toi donc de la vie que tu as menée pendant ces douze années-là, et toujours, toujours par ses conseils… car toi… t’avais l’cœur bon…
Je ne dis pas… mais…
Écoute, Bertrand, c’t’homme-là, c’est ton mauvais génie. Il a été bien près de te perdre tout à fait… et moi… moque-toi de mes idées, mais il y a là quelque chose qui me dit que c’t’homme fera not’malheur !…
Oh ! Marie ! ma pauv’Marie !… Sois tranquille, alors, je ne le verrai plus…
Eh bien ! Merci, mon ami !
Ah ! à présent, me v’là tout à fait heureuse (Bertrand l’embrasse). Encore…
Toujours…
On a frappé… tiens, déjà grand jour… c’est Bernard qui rentre, sans doute.(Allant ouvrir et apercevant Marguerite.) Non… c’n’est pas lui… (Avec tristesse.) Bonjour, Marguerite, bonjour…
Elle le dépose en entrant.
Bonjour, Marie… Comment que ça va. ma bonne ?
Bien, très bien, merci…
Bien ?… Hum ! c’n’est pas ce que dit ton visage… les yeux rouges, l’air fatigué, et cette chandelle qui brûle à huit heures du matin !… Marie, t’as encore passé la nuit à travailler…
Moi ! du tout, tu te trompes… (Éteignant la chandelle, et la mettant sur la cheminée.) Je l’avais allumée., pour faire du feu…
Et tu l’éteins parce que t’aperçois que tu n’as rien à brûler, n’est-ce pas ? Et moi qui venais te demander d’la braise.
Oh ! j’vais descendre ! il faut que j’aille chez la fruitière, chez l’boulanger… (Elle va pour sortir.) Mais j’ai peur que mon enfant ne se réveille pas…
La fruitière ne te fera plus crédit, le boulanger m’a montré ton compte, il y a vingt-deux crans, la taille est pleine, il n’en recommencera pas une autre.
Ah ! ils t’ont dit ça ? (Avec contrainte.) Bah ! j’les paierai, v’là tout.
Avec quoi ?… Avec l’argent que va te rapporter ton mari… Il est sans doute allé en chercher qu’il n’est pas rentré de c’te nuit…
Pas rentré ! Qu’est-ce qui te le fait croire ?… parce qu’il n’est pas ici ?… c’est pas étonnant, il est parti avant le jour, il est allé… (cherchant) il est allé reconnaître de l’ouvrage qu’il avait à… la Gare… Oui, c’est ça, à la Gare.
De l’ouvrage !… lui !… Allons donc… y a longtemps qu’il ne connaît plus ce mot-là et qu’il a oublié le chemin du chantier. Il passe la vie à boire, à s’amuser, tandis que tu souffres, tandis que tu pleures ! Il vous abandonne, toi et ton pauvre enfant…
Ce n’est pas vrai v’là comme vous êtes vous autres, parce que vous m’avez dit avant mon mariage : « n’te marie pas, c’n’est pas l’homme qu’il te faut »…, vous n’voulez pas avoir le démenti. Et à vous entendre, Bertrand s’rait un mauvais père,… un mauvais mari, qui me rendrait la plus malheureuse des femmes !… Mais c’n’est pas vrai, entends-tu, c’n’est pas vrai !…
Alors, pourquoi es-tu si changée, toi qui étais autrefois si gaie, si joyeuse… tandis qu’à présent…
Est-ce qu’on a besoin de rire toujours pour être contente ? On devient plus sérieuse quand on est mère !… tu ne peux pas comprendre ça, toi qui n’a jamais rien aimé.
Ainsi tu es heureuse ?
Oui, j’suis heureuse.
Bertrand ne te laisse pas dans le besoin, dans la misère ?
La misère !… plus souvent !… Ah ! peut-on dire des choses comme ça !… Tiens, je vais te prouver que je ne suis pas si à plaindre que tu le prétends, je vais te prouver que Bertrand est plus rangé, plus travailleur qu’on ne dit… (Elle va à la commode, en ouvre le tiroir du haut, et lui montre de l’argent qui est caché dans la corne d’un mouchoir.) J’vas te montrer enfin qu’il ne me laisse pas sans pain comme t’as l’air de le croire… Regarde.
Trente francs !… Ah ! c’est différent.
Tu n’en as peut-être pas autant à ton service.
Je te croyais plus pauvre que ça… J’avais même pensé que l’ouvrage n’allant plus, tu ferais bien d’accepter une place que je t’avais trouvée, pour tenir la lingerie dans une bonne maison ; mais je me suis trompée… n’en parlons plus…
MARIE-JEANNE
Heureuse !… moi !… Oh ! je devrais l’être si le bonheur se payait avec des larmes, car j’ai bien pleuré depuis un an !… Elle me plaignait, Marguerite, elle me plaignait ! et si elle savait tout ce que j’ai souffert déjà, tout ce que j’ai encore à souffrir… si elle savait combien il m’a fallu de travail, de veilles et de fatigues pour amasser le peu d’argent que j’ai là… (Elle s’assied à droite et regarde son argent.) C’t argent, je mourrais à côté plutôt que d’y toucher… car ce n’est pas assez de mon mari qui m’abandonne, bientôt je n’aurai même plus mon enfant pour me consoler… il lui faut une nourrice, que m’a dit le médecin ? Les privations et la misère ont épuisé mes forces, et maintenant j’ai peur quand mon enfant s’éveille, quand il me tient les bras, j’n’ose pas le presser sur mon sein, car c’n’est pas la vie. c’est la mort qu’il y trouverait ! Et comme je ne veux pas qu’il meure, depuis un mois, j’ai gardé le prix de mon travail de tous les jours, et j’y ai ajouté le travail de mes nuits… Qu’est-ce que ça me fait que le boulanger me refuse du pain, pourvu que mon enfant ne manque de rien !… Cachons-le bien, cet argent !… (Elle le remet dans la corne du mouchoir, puis dans le tiroir qu’elle referme à clef.) Que Bertrand ne le voie pas surtout… (Avec douleur.) Ah ! s’il m’avait aimée du moins !… (Elle va à la table, et range ce qui est dessus, s’assied et coud.) Mais non, quand il rentre ici. il n’a avec moi que de la brusquerie, de la colère !… Je tremble devant lui, comme si j’étais coupable ! Quand il est absent, je me désespère, et quand il est là… j’ai peur… Oh ! quelle existence !… quelle existence, mon Dieu !
BERTRAND
Allons, c’est fini ! j’veux devenir un honnête homme… un bon ouvrier… Et quand j’irai m’amuser maintenant, je le ferai sans inquiétude, sans remords, sans entendre une voix qui me reproche ma conduite… J’veux enfin pouvoir rentrer chez moi tranquillement… (Il s’assied.) Chez moi !… mais c’est qu’on est mieux ici, après tout, que dans ces vilains cabarets de barrière… ousque Rémy me mène toujours… c’est donc gentil pour un père de famille… Et mon petit Chariot que j’n’ai pas vu depuis trois jours… Oh ! j’y tiens pas… faut que je l’embrasse…
Oh ! oh ! houp !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Oh ! oh ! houp !… oh ! eh ! la côterie !… oh ! eh !…
Ah ! c’est Monsieur Rémy… oui, appelle, appelle… plus souvent que j’irai !…
Pst, pst !
Eh ben ! de quoi ?
Madame n’y est pas ?
Eh ben ! non… Qu’est-ce qu’y a ? Quoique tu veux ? Qui que tu réclames ?
Comment, quoique je réclame ?… le plaisir de te voir, l’honneur de ta présence.
Alors, regarde-moi bien en face, car c’est la dernière fois.
Ah ! bah !
Ça t’étonne, n’est-ce pas ?
Moi ! pas du tout, je serais bien plus surpris si c’était autrement ! et quand les amis, qui s’impatientaient de t’attendre. m’ont dit d’aller te chercher, je suis venu pour leur faire plaisir ; mais je savais bien que ta femme ne te laisserait pas mettre le pied dehors.
Ma femme ?
Eh ! oui, la femme, la bourgeoise, la maîtresse, quoi ! Ta femme qui commande et devant qui tu cagnes.
Moi… c’est faux…
Tu fais des manières quand y a du monde !… mais quand vous êtes seuls, ensemble… aplati, éteint !… après ça, t’es marié, c’est tout simple, quand et toutes fois qu’on l’est… on l’est… et tu l’es…
D’autres, c’est possible, mais moi…
Toi, comme les autres… maritatus, maritatum !… Une fois dans la boîte aux perruques… bonsoir !
Erreur que je te dis… et la preuve…
La preuve !…
C’est que si je voulais sortir, je sortirais.
Oui, tu ne le veux pas…
Je ne le veux pas… parce que…
Parce que t’as peur.
Peur, moi !… Rémy !…
Parce qu’on t’a défendu de bouger.
C’est faux que je dis… Cent fois faux.
Alors c’est donc pour ne pas payer la tournée que tu dois et que t’as promis d’offrir aujourd’hui ? Car tu dois quinze litres.
Allons bon ! je l’avais oublié !… et avec ces gueux-là, n’y a pas à dire… faut s’exécuter… Après ça, c’est le moyen d’en finir tout de suite… Allons ! je vas te suivre… marche devant…
Ah ! à la bonne heure.
Entendons-nous… je vas pour m’acquitter… Car c’est une dette d’honneur ; après ça… fini… plus rien de commun entre nous… (Fouillant dans ses poches.) Allons !… bon !… j’n’ai pas d’argent, à présent !…
La monnaie de poche manque ? mais t’es dans les meubles. Bah ! t’as de quoi en faire… Et la femme à mon oncle !…
Le mont de piété…
Eh ben ! c’t pauv’tante ?…
Au fait, c’est pour un bon motif… c’est pour rompre à tout jamais avec eux… D’ailleurs, je l’ai promis. (Il va à la commode.) Tiens !… pas de clef.
Ta femme l’aura emportée.
Nom d’un…
Elle met tout sous clef, ta femme, et le mari avec… je te le disais bien.
Bravo ! Qu’est-ce qu’y a dans le puits ?
Des hardes, un tas de fatras… (Il bouleverse le tiroir, et fait tomber le mouchoir où est l’argent.)
De quoi ! des faces !
De l’argent, c’est-il Dieu possible… de l’argent… Elle avait de l’argent !
Donne-moi ça que j’te le r’serre.
Et tout à l’heure est gémissait.
Est-ce que ça ne geint pas toujours, les femmes ?
Elle me parlait d’huissier… de saisie… et j’avais la bêtise de m’apitoyer… de pleurer… imbécile… Ces femmes, c’est comme ça qu’elles nous mènent… elles cachent l’argent, et puis elles pleurent misère… Me tromper à ce point… elle me le payera.
Très bien.
Oh ! il ne sera pas dit qu’elle se sera moquée de moi, et d’abord ceci confisqué.
C’est ça… part à deux…
Oui, t’as raison. — Allons nous-en !
Enlevé ! toujours vainqueur !…