Hachette (p. 67-82).


VI


les pièces d’or de m. georgey


À mesure que Caroline approchait, Julien la regardait et s’inquiétait ; craignant quelque nouvelle aventure, il fit avancer ses dindons à grands pas. Mais Caroline marchait plus vite que les dindons ; elle ne tarda pas à les rejoindre. Elle examina attentivement les bêtes pour avoir la plus belle.

L’inquiétude de Julien augmenta ; il ne quittait pas des yeux Caroline, et fit siffler sa baguette pour lui faire voir qu’il était prêt à défendre à main armée le troupeau dont il avait la garde.

Caroline n’y fit pas attention ; elle ne se doutait pas de la méfiance dont elle était l’objet. Mais quand Julien la vit se baisser pour saisir la dinde qu’elle avait choisie, il lui appliqua un coup de sa baguette sur les mains et s’avança sur elle d’un air menaçant. Caroline poussa un cri.

julien.

Ne touchez pas à mes dindes, ou je vous cingle les doigts d’importance.

caroline.

Que tu es bête ! Tu m’as engourdi les doigts, tant tu as tapé fort. On ne plaisante pas comme ça, Julien.

julien.

Je ne veux pas que vous touchiez à mes bêtes ; allez-vous-en.

caroline.

Mais puisque j’en ai acheté une à Mme Bonard ! C’est elle qui m’a envoyé ici pour la choisir.

julien.

Ta ! ta ! ta ! je connais cela. Je ne m’y fie plus. On m’en a déjà volé deux ; je ne me laisserai pas voler une troisième fois.

caroline.

Tu es plus sot que tes dindes, mon garçon. J’ai fait le prix avec Mme Bonard ; voici quatre francs pour payer ta dinde, est-ce voler, cela ?

julien.

Je n’en sais rien, mais vous n’y toucherez pas que Mme Bonard ne m’en ait donné l’ordre. Est-ce que je sais qui vous êtes et si vous dites vrai ?

caroline.

Puisque je t’appelle par ton nom, c’est que quelqu’un me l’a dit ; et ce quelqu’un, c’est Mme Bonard. Voyons, laisse-moi faire, et voici les quatre francs.



Caroline poussa un cri.

julien.

Je ne vous laisserai pas faire, et je ne veux pas de vos quatre francs. Vous faites comme Alcide, qui m’offrait aussi quatre francs pour avoir un dindon qu’il revendait huit francs à son Anglais.

caroline.

Quel Anglais ? M. Georgey ? c’est mon maître.

julien.

Tant pis pour vous ; votre maître emploie des fripons comme Alcide à son service, je me moque bien de votre Anglais ; je ne connais que Mme Bonard, et je ne donne rien que par son ordre.

caroline.

Tu n’es guère poli, Julien ; je vais aller me plaindre à Mme Bonard.

julien.

Allez où vous voulez et laissez-nous tranquilles, moi et mes quarante-six bêtes.

caroline.

Quarante-six bêtes et toi, cela en fait bien quarante-sept ; et la plus grosse n’est pas la moins bête.

julien.

Tout ça m’est égal. Allez vous plaindre si cela vous fait plaisir ; dites-moi toutes les injures qui vous passeront par la tête, offrez-moi tout l’argent que vous avez, rien n’y fera ; vous ne toucherez pas à mes dindes.

caroline.

Petit entêté, va ! Tu me fais perdre mon temps à courir. Si je voulais, j’en prendrais bien une

malgré toi.
julien.

Essayez donc, et vous verrez. »

Et Julien se campa résolument entre Caroline et son troupeau, les poings fermés prêt à agir, et les pieds en bonne position pour l’attaque ou la défense.

Caroline leva les épaules et s’en alla du côté de la ferme.

« Elle n’est pas méchante tout de même, pensa Julien ; c’est égal, je ne la connais pas, je dois prendre les intérêts de mes maîtres, et j’ai bien fait en somme. »

Caroline revint à la ferme et conta à Mme Bonard ce qui s’était passé. Mme Bonard rit de bon cœur.

« C’est un brave petit garçon, dit-elle ; il a eu peur qu’il ne lui arrivât une aventure comme avec Alcide, et il a bien fait.

caroline.

Grand merci ! Vous trouvez bien fait de m’avoir cinglé les doigts à m’en laisser la marque, de me…

madame bonard.

Écoutez donc, c’est ma faute ; j’aurais dû vous accompagner et lui expliquer moi-même notre marché. Venez, venez, Caroline, je vais vous faire donner votre dinde. »

Elles retournèrent au champ, et, à leur grande surprise, elles virent près de Julien M. Georgey riant et se tenant les côtes.

Quand elles approchèrent, il redoubla ses éclats de rire et ne put articuler une parole.

madame bonard.

Qu’y a-t-il, mon Julien ? Pourquoi M. Georgey

est-il avec toi ? Pourquoi rit-il si fort ?
julien.

Il paraît qu’il était ici tout près, caché dans un buisson, pendant que je défendais mes dindes contre cette dame qui voulait m’en prendre une. Dès qu’elle a été partie, il a sauté hors de son buisson, il est arrivé à moi en courant ; il a voulu me saisir les mains, je me suis défendu avec ma baguette, je l’ai cinglé de mon mieux. Au lieu de se fâcher, il s’est mis à rire ; plus je cinglais, plus il riait, et le voilà qui rit encore à s’étouffer. Tenez, voyez, le voilà qui se roule… Je vais me sauver avec mes dindes ; … le voilà qui se calme : il ne disait qu’un seul mot, toujours le même tarké, tarké ! »

Les rires de l’Anglais reprirent de plus belle.

madame bonard.

N’aie pas peur, mon Julien, reste là ; ce M. Georgey veut une bête de ton troupeau, qu’il appelle tarké. Et voici sa servante, Mlle Caroline, qui venait en acheter une ; c’est moi qui te l’envoyais.

julien, troublé.

Je ne savais pas, maîtresse. Je vous fais bien mes excuses, ainsi qu’à Mlle Caroline. Je craignais, ne la connaissant pas, qu’elle ne me volât une de vos dindes, comme l’avait fait Alcide. »

L’Anglais, voyant l’air confus de Julien, crut que Mme Bonard le grondait. Son rire cessa à l’instant ; il se releva et dit :

« Vous, Madme Bonarde, pas gronder Juliène : Juliène il était une honnête pétite, une excellente pétite ; il avait battu mon Caroline beaucoup fort ; il avait poussé le money de Caroline ; il avait voulu boxer Caroline ; il avait battu moi. C’était très bien, parfaitement excellent. J’aimais beaucoup fort Juliène ; jé voulais lé prendre avec les turkeys ; Madme Bonarde, jé voulais emporter Juliène avec les turkeys. Il était un honnête garçone ; j’aimais les honnêtes garçones ; jé voyais pas bocoup honnêtes garçones. Good fellow, you, little dear, ajouta M. Georgey en passant la main sur la tête de Julien. Oh oui ! good fellow, toi venir avec tes turkeys chez moi, dans mes services ? Oh yes ! Disais vitement yes, pétite Juliène.

madame bonard.

Mais, Monsieur, je ne veux pas du tout laisser venir Julien chez vous. Je veux le garder.

m. georgey.

Oh ! Madme Bonarde ! Vous si aimable ! Vous si excellent ! J’aimais tant un honnête garçone !

madame bonard.

Et moi aussi, Monsieur, j’aime les honnêtes garçons, et c’est pourquoi j’aime Julien et je le garde.

m. georgey.

Écoute, pétite Juliène, si toi venais chez moi, je donner beaucoup à toi. Tenez, pétite, voilà. »

M. Georgey tira sa bourse de sa poche.

m. georgey.

Tu voyais ! Il était pleine d’argent jaune. Moi té donner cinq jaunets. C’était bien beaucoup ; c’était une grosse argent. »

Et il les mit de force dans la main de Julien. Mme Bonard poussa un cri ; Julien lui dit :

« Qu’avez-vous, maîtresse ? De quoi avez-vous

peur ?
madame bonard, tristement.

Tu vas me quitter, mon Julien ! Moi-même, je dois te conseiller de suivre un maître si généreux !

m. georgey.

Bravo ! Madme Bonarde, c’était beaucoup fort bien ! Viens, pétite Juliène, moi riche, moi te donner toujours les jaunets.

julien.

Merci bien, Monsieur, merci, je suis très reconnaissant. Voici vos belles pièces, Monsieur, je n’en ai pas besoin ; je reste chez M. et Mme Bonard ; j’y suis très heureux et je les aime. »

Julien tendit les cinq pièces de vingt francs à M. Georgey, qui ouvrit la bouche et les yeux, et qui resta immobile.

madame bonard.

Julien, mon garçon, que fais-tu ? tu refuses une fortune, un avenir !

m. georgey.

Juliène, tu perdais lé sentiment, my dear. Pour quelle chose tu aimais tant master et Mme Bonarde ?

julien.

Parce qu’ils m’ont recueilli quand j’étais orphelin, Monsieur ; parce qu’ils ont été très bons pour moi depuis plus d’un an, et que je suis reconnaissant de leur bonté. Ne dites pas, ma chère maîtresse, que je refuse le bonheur, la fortune. Mon bonheur est de vous témoigner ma reconnaissance, de vous servir de mon mieux, de vivre près de vous toujours.

— Cher enfant ! s’écria Mme Bonard, je te remercie et je t’aime, ce que tu fais est beau, très beau. »

Mme Bonard embrassa Julien, qui pleura de joie et d’émotion ; Caroline se mit aussi à embrasser Julien ; l’Anglais sanglota et se jeta au cou de Julien en criant :

« Beautiful ! Beautiful ! Pétite Juliène, il était une grande homme ! »

Et, lui prenant la main, il la serra et la secoua à lui démancher l’épaule. Julien lui coula dans la main ses cinq pièces d’or, l’Anglais voulut en vain le forcer à les accepter. Julien s’enfuit et retourna à son troupeau, qui s’était éparpillé dans le champ pendant cette longue scène. Il courait de tous côtés pour les rassembler ; Caroline et Mme Bonard coururent aussi pour lui venir en aide ; l’Anglais se mit de la partie et parvint à saisir deux des plus belles dindes ; il les examina, les trouva grosses et grasses, leur serra le cou et les étouffa.

m. georgey.

Caroline, Caroline, j’avais les turkeys ; j’avais strangled deux grosses ; ils étaient lourdes terriblement. »

Les dindes étaient réunies ; Caroline accourut près de son maître et regarda celles qu’il tenait.

caroline.

Mais, Monsieur, elles sont mortes ; vous les avez étranglées ?

m. georgey, souriant.

Yes, my dear ; jé voulais manger des turkeys, toujours des turkeys.



L’anglais parvint à saisir deux des plus belles dindes.

caroline.

Mais, Monsieur, vous en avez pour huit jours.

m. georgey.

No, no, my dear, une turkey tous les jours… Taisez-vous, my dear. J’avais dit jé voulais, et quand j’avais dit jé voulais, c’était jé voulais. Demaine vous dites à master Bonarde, à Madme Bonarde, à pétite Juliène, jé voulais ils dînaient tous chez moi, dans mon petite maison. Allez, my dear, allez tout de suite, vitement. Jé payais les turkeys demain. »

M. Georgey s’en alla sans tourner la tête ; Caroline ramassa les deux dindes et alla faire part à Mme Bonard et à Julien de l’invitation de M. Georgey. Mme Bonard remercia et accepta pour les trois invités ; ils se séparèrent en riant.

Pendant ce temps, Frédéric était venu rejoindre Alcide dans le bois.

« Eh bien, pauvre ami, es-tu bien remis de la rossée que t’a donnée ton père ?

frédéric.

Oui, et je viens te dire que je ne peux plus te voir en cachette, mon père me surveille de trop près.

alcide.

Bah ! avec de l’habileté on peut facilement tromper les parents.

frédéric.

Mais, vois-tu, Alcide, je ne suis pas tranquille ; j’ai toujours peur qu’il ne me surprenne. J’aime mieux me priver de te voir et obéir à mon

père.
alcide.

Voilà qui est lâche, par exemple ! Moi qui te croyais si bon ami, qui faisais ton éloge à tous nos camarades, tu me plantes là comme un nigaud que tu es. Quel mal faisons-nous en causant ? Quel droit ont tes parents de t’empêcher de te distraire un instant, après t’avoir fait travailler toute la journée comme un esclave ? Ne peux-tu pas voir tes amis sans être battu ? Faut-il que tu ne voies jamais que tes parents et ce petit hypocrite de Julien qui cherche à se faire valoir ?

frédéric.

Julien est bon garçon, je t’assure. Il m’aime.

alcide.

Tu crois cela, toi ? Si tu savais tout ce qu’il dit et comme il se vante de prendre ta place ! Crois-moi, on te fait la vie trop dure. Voici la foire qui approche ; je parie qu’ils ne te donneront pas un sou, et il te faut de l’argent pour t’amuser. Il faut que nous en fassions, et nous en aurons. Veux-tu m’aider ?

frédéric, hésitant.

Je veux bien, si tu ne me fais faire rien de mal.

alcide.

Sois tranquille. Mais séparons-nous, de peur qu’on ne te voie ; je t’expliquerai ça dimanche quand nous nous reverrons ici. »

Et les deux amis se quittèrent.

Quand Bonard rentra du labour avec Frédéric qui était venu le rejoindre, et qu’il ne laissait plus seul à la maison que pour le travail nécessaire, Mme Bonard leur raconta les aventures de l’après-midi. Bonard rit beaucoup ; il fut touché du désintéressement et du dévouement de Julien.

« Merci, mon garçon, lui dit-il ; je n’oublierai pas cette preuve d’amitié que tu nous as donnée. Merci. »

Frédéric avait écouté en silence. Quand le récit fut terminé, il dit à Julien :

« Il est donc bien riche, cet imbécile d’Anglais ? Tu aurais dû garder son argent.

julien.

Il n’est pas imbécile, mais trop bon. Je pense qu’il est riche, mais je n’avais pas mérité l’or qu’il m’offrait, et je ne voulais pas accepter son offre de le suivre.

frédéric.

Je trouve que tu as été très bête dans toute cette affaire.

bonard, sèchement.

Tais-toi ! Tu n’as pas le cœur qu’il faut pour apprécier la conduite de Julien. »