Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/23

Hachette (p. 273-280).


XXIII


le mauvais génie


Quand les amis furent seuls, ils se regardèrent tous avec consternation.

alcide.

Le Jocrisse nous échappe. Je vous avais dit que vous alliez trop vite en besogne ; on nous a vus trop souvent ensemble ; nous l’avons mené trop souvent à la cantine. Il fallait aller plus doucement, l’enivrer sans qu’il s’en doutât, et nous aurions eu le magot.

gueusard.

Ce qui est différé n’est pas perdu ; nous avons encore la soirée.

alcide.

Que veux-tu que nous en fassions à présent que

le voilà prévenu ?
gredinet.

Laisse-moi faire ; je me charge de lui faire avaler plus qu’il ne lui en faut pour faire passer ses jaunets dans notre poche.

alcide.

Essayons ; c’est notre dernière journée, nous n’avons plus à le ménager. »

De concert avec Alcide, Gueusard et Gredinet se chargèrent du vin et de l’eau-de-vie. Ils allèrent en demander à la cantine pour le compte de l’ami Bonard ; on savait qu’il payait bien, et on livra aux deux amis tout ce qu’ils demandèrent, dix bouteilles de vin du Midi, du plus fort, et six bouteilles d’eau-de-vie et de liqueurs travaillées avec de l’esprit-de-vin, et autres ingrédients nuisibles.

Après l’exercice, Frédéric se rendit à la chambrée, comme il l’avait promis ; les amis y étaient déjà.

alcide.

Tu es exact, et tu l’as toujours été.

fourbillon.

Je ne m’étonne pas que le colonel t’ait pris en gré ; tu fais le meilleur soldat du régiment.

renardot.

Et ce n’est pas seulement le colonel qui t’aime, tous tes supérieurs ont de l’amitié pour toi.

gueusard.

Tu iras loin, c’est moi qui te le dis.

alcide.

Ma foi, je ne serais pas étonné que nous ayons un jour à te présenter les armes et à t’appeler mon

général.
gredinet.

Et le jour n’est pas loin où nous t’appellerons mon maréchal des logis.

alcide.

Et ce ne sera que justice de la part du colonel ; il mérite bien que nous buvions un coup à sa santé.

tous.

C’est ça ! À la santé du colonel ! Vive le colonel ! »

Frédéric ne put refuser la santé du colonel ; il avala son verre avec empressement ; les flatteries de ses amis l’avaient bien disposé.

gredinet.

Ce sont tes parents qui seront fiers ! les vois-tu te voyant arriver avec les galons de maréchal des logis ?

alcide.

Ces chers parents ! Seront-ils heureux et fiers ! Il faut boire à leur santé. Vivent M. et Mme Bonard ! »

Frédéric, attendri par la pensée du retour au pays avec les galons de maréchal des logis, but encore volontiers un verre à la santé de ses parents.

renardot.

Et comme le lieutenant-colonel parle de toi ! Il semblerait que tu sois son fils, tant il te regarde avec plaisir.

gueusard.

C’est que tu es joli garçon ! En grande tenue, dans le rang, il n’y en a pas de plus beau que toi.

alcide.

Et nous qui oublions de boire à sa santé ! Vive le lieutenant-colonel ! À sa santé ! »

Un troisième verre fut vidé à la santé de cet excellent chef. Frédéric parlait, riait, remerciait. Un quatrième verre fut avalé à la santé du capitaine, puis un cinquième pour le lieutenant. La tête de Frédéric commençait à s’échauffer. Les amis passèrent ensuite à l’eau-de-vie, dont Frédéric ne soupçonnait pas la force. Puis vinrent les chants, les rires, les cris. Alcide était ivre ; ses amis l’étaient plus encore ; ils l’étaient au point d’avoir oublié le magot dont ils avaient voulu s’emparer. Frédéric, qui avait conservé assez de raison pour se ménager, était un peu moins ivre que les autres, mais il n’avait plus ses idées nettes. Le tapage devint si fort qu’il attira l’attention du maréchal des logis ; on s’apprêtait à sonner la retraite.

« Que diantre se passe-t-il donc là-haut ? Quel diable de bruit font-ils ? Il faut que j’aille voir. »

Le maréchal des logis monta, entra et vit des bouteilles vides par terre, les hommes dansant, criant, chantant à qui mieux mieux.

le maréchal des logis.

Arrêtez ! Arrêtez tous ! Et tous à la salle de police !

alcide.

Ce n’est pas toi qui m’y feras aller, face à claques, gros joufflu. Essaye donc de me faire bouger. Je suis bien ici : j’y reste.

le maréchal des logis.

C’est ce que nous allons voir, ivrogne. Tu n’iras pas à la salle de police, mais au cachot. »

Le maréchal des logis voulut prendre Alcide au collet, mais celui-ci le repoussa.

le maréchal des logis.

Fais attention ! Un soldat qui porte la main sur son supérieur, c’est la mort ! »



« À moi le poste ! » cria le maréchal des logis. (Page 279.)

Et il fit encore un mouvement pour emmener Alcide.

alcide.

Va te promener avec ta mort ; je me moque pas mal d’une canaille comme toi. »

Et Alcide lui assena un coup de poing qui le fit chanceler.

« À moi, le poste ! s’écria le maréchal des logis.

— À moi, les amis ! À moi, Frédéric ! s’écria Alcide. Vas-tu laisser coffrer ton ami ? »

Frédéric, qui n’avait pas encore bougé, s’élança au secours d’Alcide, et, sans avoir conscience de ce qu’il faisait, lutta avec le maréchal des logis pour dégager son faux ami.

Le poste accourut.

« Ces deux hommes au cachot, dit le maréchal des logis. Les autres à la salle de police. »

Alcide cria, jura, se débattit, mais fut facilement terrassé et emmené. Frédéric se laissa prendre sans résistance ; l’instinct de la discipline militaire le fit machinalement obéir, mais malheureusement trop tard.

Quand les hommes du poste reconnurent Frédéric, ce fut une surprise et une consternation générales. Le maréchal des logis lui-même partagea cette impression : il ne l’avait pas reconnu avant l’arrivée du poste.

« Impossible de le sauver, pensa-t-il, maintenant que les hommes l’ont vu et l’ont emmené au cachot. Il faut que je fasse mon rapport. Je l’adoucirai de mon mieux. Mais comment s’est-il trouvé au milieu de ces ivrognes, faisant avec eux un tapage infernal, et ivre comme eux ? C’est incroyable ! Un si bon soldat ! Jamais de consigne ! Jamais à la salle de police !… Ils l’auront grisé ! Pauvre garçon ! Va-t-il avoir du chagrin demain, quand il aura cuvé son vin et qu’il se réveillera au cachot ! »

Le maréchal des logis sortit triste et pensif ; il alla faire son rapport au lieutenant de semaine. Le lieutenant au capitaine. Le soir même, le colonel fut informé de ce qui s’était passé.

« Pauvre garçon ! s’écria-t-il. Mauvaise affaire ! Impossible à arranger. Une lutte entre un soldat et son maréchal des logis ! C’est la mort, ou tout au moins vingt ans de boulet. Pour l’autre, cela ne m’étonne pas. Un mauvais drôle ! Toujours sur la liste de punitions ! Ce matin même j’avais prévenu Bonard de se méfier de ces mauvais garnements. Et il m’avait promis de se séparer d’eux. Pauvre garçon ! Et mon ami Georgey ! Il va être bien peiné. Il me l’avait tant recommandé. »

Le soir même, la fatale nouvelle se répandit dans les deux escadrons. On ne parla pas d’autre chose dans toutes les chambrées. Chacun plaignit Frédéric ; Alcide n’en fut que plus détesté ; car on supposa avec raison que c’était lui qui avait fait boire Bonard et qui avait causé son malheur.