Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/19

Hachette (p. 225-234).


XIX


la maladie


M. Georgey emmena Bonard, qu’il eut de la peine à calmer ; tantôt il s’accusait d’avoir tué son fils, tantôt il parlait de le chasser, de le rouer de coups. M. Georgey, impassible, le laissait dire. Il attendait les gendarmes.

« Jé voulais dire moi-même, disait-il. Jé voulais faire explication moi seul. »

Il allait sans cesse dans la chambre à côté, savoir des nouvelles de Frédéric et en rapporter à Bonard. La connaissance était revenue, mais il paraissait ne rien comprendre et ne pas savoir ce qu’il disait. Il croyait toujours voir Alcide près de son lit ; il suppliait qu’on le chassât.

« Il va me faire du mal ; j’ai peur… Il est si méchant !… Au secours ! il veut m’entraîner ; il m’entraîne,… au secours ! Il appelle les gendarmes ! Il veut faire prendre Julien… On croit que Julien a volé. Pauvre Julien ! On le garrotte, on le mène en prison… Arrêtez ! arrêtez ! Ce n’est pas lui, c’est Alcide !… Je vous jure que c’est Alcide… Je l’ai vu,… il me l’a dit… Il ment, il ment… Ne l’écoutez pas, gendarmes… Voyez, voyez comme il verse du vin blanc et du rouge à M. Georgey… Il veut l’enivrer… pour le voler. Voyez-vous comme il le vole ? Voyez-vous comme il met des pièces d’or dans la poche de Julien… Mais dites-lui… ? empêchez-le… Mon Dieu, mon Dieu ! quel malheur que j’aie écouté Alcide !… »

Frédéric retombait épuisé sur son oreiller. Il semblait parfois s’endormir, mais il recommençait à crier, à se débattre et à faire connaître, par ses propos incohérents, tout ce qui s’était passé entre lui et Alcide. Mme Bonard ne savait que faire. M. Georgey dit à Julien d’aller chercher le médecin. Julien y courut.

Pendant qu’il faisait sa commission, les gendarmes se présentèrent pour faire leur enquête sur le vol commis la veille chez Bonard.

M. Georgey alla au-devant d’eux et leur serra la main à l’anglaise en riant.

« Vous voir lé vol et lé brisement !… Voilà ! »

Et il montra du doigt l’armoire.

« Vous voir lé voleur ?… Voilà ! »

Et il se désigna lui-même du doigt.

le brigadier.

Comment, Monsieur ! Vous, le voleur ? Ce n’est pas possible.



« Vous voir lé voleur ?… Voilà ! »

m. georgey.

Ça était très possible, pourquoi ça était. »

M. Georgey se mit à rire de la mine stupéfaite des gendarmes. Il leur expliqua le soi-disant vol, comme il l’avait promis à Bonard, et l’indemnité qu’il venait de lui offrir ; Julien avait posé les pièces d’or sur la table : elles y étaient encore.

« Voilà, dit M. Georgey ; jé donnais deux cents francs.

le brigadier.

Il n’y a plus rien à dire, Monsieur ; du moment que vous payez si largement le dégât, je ne pense pas que M. Bonard réclame autre chose.

m. georgey.

Master gendarme, moi vous dire un autre chose ; lé jeune garçon qué vous attraper hier dans lé ville, c’était lé garçon de M. Bonard. Lé povre fils il était si choqué, si désolé, vous croire il était un voleur, qué il était en désespération, malade et imbécile ; il croyait toujours être une voleur ; il voyait toujours votre apparition subite. Venez voir ; voyez pauvre Madme Bonarde ; faut pas attraper si vite. C’est dangereux, bon pour faire un garçon mort. »

M. Georgey ouvrit la porte, fit entrer les gendarmes au moment où Frédéric criait :

« Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi !… Monsieur le gendarme, ce n’est pas moi !… Lâchez-moi, je vais mourir… Au secours ! tout le monde… Ce n’est pas moi !

— Venez vitement, dit M. Georgey en les tirant par leurs habits. Vous lui faisez épouvantement. N’ayez pas peur, Madme Bonard. Lé physicien il allait venir. C’était bon lé physicien ; il guérissait toutes les choses. »

Les gendarmes se retirèrent et témoignèrent à Bonard tout leur intérêt et leurs regrets. M. Georgey les accompagna.

« Voilà pour boire et manger », dit-il en leur tendant une pièce d’or.

le brigadier.

Pardon, Monsieur, si nous refusons ; c’est une insulte que de nous offrir de l’argent pour avoir fait notre devoir. Bien le bonsoir, Monsieur.

m. georgey.

J’étais bien beaucoup chagrine de offenser vous, courageuse soldat, répondit M. Georgey. Jé voulais pas ; lé vérité vrai, je voulais pas.

le brigadier.

Je le pense bien, Monsieur ; vous êtes étranger, vous ne connaissez pas nos usages et nos caractères français.

m. georgey.

Moi connaissais bien caractère français ; c’était généreuse, c’était très grande, c’était très aimable, et d’autres choses. Jé connaissais, jé savais. Bonsoir, gendarme française. »

Les gendarmes partirent en riant. M. Georgey rentra.

« Jé restais pour écouter lé physicien. Jé voulais savoir quelles choses il fallait pour Fridric. »

Il s’assit et ne bougea plus.

Julien ne tarda pas à revenir accompagné du médecin. M. Georgey le fit entrer de suite chez Frédéric.

M. Boneuil tâta le pouls du malade, examina ses yeux injectés de sang, écouta sa parole brève et saccadée.

« Il doit avoir eu une vive émotion, une grande frayeur. Depuis quand est-il dans cet état ?

madame bonard.

Depuis trois ou quatre heures, Monsieur. »

L’interrogatoire et l’examen continuèrent quelque temps encore ; le résultat de la consultation fut une saignée immédiate, des sinapismes aux pieds, et diverses autres prescriptions, auxquelles se conforma scrupuleusement Mme Bonard.

M. Georgey se retira avec M. Boneuil ; il l’interrogea ; le médecin comprenait mal ses questions, auxquelles il faisait des réponses que M. Georgey ne comprenait pas du tout. La conversation continua ainsi jusqu’à la porte de M. Georgey, qui salua et rentra.

caroline.

Monsieur ne ramène donc pas Julien ?

m. georgey.

No, my dear ; Madme Bonarde elle avait la nécessité de lui.

caroline.

Et quand l’aurons-nous ?

m. georgey.

Jé pas savoir. Physiciène savoir ; moi pas comprendre lé parole sans compréhension de cette mosieur Bonul. Lui parlait, parlait comme un

magpie.
caroline.

Qu’est-ce que c’est, Monsieur, un magpie ?

m. georgey.

Vous pas comprendre ? C’est étonnant ! Vous rien savoir. Un magpie, c’était une grosso oison qui avait des plumets blanc et noir, qui parlait beaucoup toujours. On disait dé femmes : elle parlait comme une magpie.

caroline.

Ah ! Monsieur veut dire une pie !

m. georgey.

Très justement ! Un pie ! C’était ça tout justement ; comme vous, Caroline. »

M. Georgey, fatigué de sa journée de la veille et de sa matinée, voulut rester chez lui pendant quelque temps à travailler à ses plans et à ses modèles de mécaniques. Il alla seulement tous les jours, matin et soir, savoir des nouvelles de Frédéric ; il ne manquait jamais de demander à Julien quand il viendrait.

« Quand Frédéric sera guéri, Monsieur, et quand Mme Bonard n’aura plus besoin de moi », répondait toujours Julien.

La maladie fut longue, la convalescence plus longue encore. La présence de Bonard faisait retomber Frédéric dans un état nerveux qui obligea le médecin à défendre au père de se faire voir jusqu’au rétablissement complet de son fils.

Un jour, deux mois après la foire, Julien entra précipitamment chez Mme Bonard.

« Maîtresse, savez-vous la nouvelle ? Alcide vient de s’engager. C’est son père qui l’y a obligé ; il lui a donné le choix ou d’être soldat ou d’être chassé sans argent, sans asile. Il a mieux aimé partir comme soldat. »

Les yeux de Frédéric s’animèrent.

« Il a bien fait ; je voudrais bien faire comme lui.

madame bonard.

Toi ! Y penses-tu, mon pauvre enfant ? C’est un métier de chien d’être soldat.

frédéric.

Pas déjà si mauvais. On voit du pays ; on a de bons camarades.

madame bonard.

Ne va pas te monter la tête. Je ne veux pas que tu sois soldat, moi. Ton père ne le voudrait pas non plus. Pour te faire tuer dans quelque bataille !

frédéric.

Mon père ! Ça lui est bien égal. Que je vive ou que je meure, que lui importe ? Sans M. Georgey, il y a longtemps que je ne serais plus.

madame bonard.

Frédéric, ne parle pas comme ça. N’oublie pas ce qui s’était passé. »

Frédéric se tut, baissa la tête et resta triste et silencieux. Depuis sa maladie on ne le voyait plus sourire : on entendait à peine sa voix ; il mangeait peu, il dormait mal, il travaillait mollement. Jamais il ne parlait à son père ni de son père. Il évitait de se trouver avec lui et même de le regarder ; il semblait que la vue de Bonard lui causât une sensation pénible, douloureuse même.